Les visages de l'antidépresseur Pathologisation du corps féminin - Érudit
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Document generated on 01/03/2022 1:30 p.m. Frontières Les visages de l’antidépresseur Pathologisation du corps féminin Catherine Mavrikakis Détresse psychique et antidépresseurs Article abstract Volume 21, Number 2, printemps 2009 In analyzing discourses about the death by overdose of the playmate Anna Nicole Smith, I try to think how antidepressants and our collective imaginary URI: https://id.erudit.org/iderudit/039453ar of “beautiful women” suicides are important ingredients in the social DOI: https://doi.org/10.7202/039453ar consitution of female sex appeal. We see a pathologization of the female body (Foucault) that has become the target of pharmaceutical companies offering not only health but beauty. A cursory glance at the links between photographic See table of contents history and mental health (Charcot ; see Didi-Huberman) allows us to see how the images in publicity now continues the work of representation begun by the 19th century invention of the depressive face. But the contemporary face Publisher(s) signaling feminine disturbance represents more than ugliness. That is to say that the images of the feminine breakdown are mingled with the images of Université du Québec à Montréal desire. The antidepressant becomes the product that domesticates the female disorder while, at the same time, rendering this disorder seductive and ISSN harmless for society. 1180-3479 (print) 1916-0976 (digital) Explore this journal Cite this article Mavrikakis, C. (2009). Les visages de l’antidépresseur : pathologisation du corps féminin. Frontières, 21(2), 21–26. https://doi.org/10.7202/039453ar Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2009 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
A r t i c l e s Résumé À travers l’analyse du discours tenu sur la mort par overdose de la playmate Anna Nicole Smith, il est possible de penser quelle place occupent l’antidépresseur et l’imaginaire sur le suicide des « belles femmes » dans la constitution sociale Les visages de l’antidépresseur du sex-appeal féminin. Nous assistons à une pathologisation du corps féminin (Foucault) qui devient à l’heure actuelle la cible des compagnies pharmaceu- tiques promettant non seulement la santé mais aussi la beauté. Grâce à un court retour sur les liens de l’histoire de la photographie et de la santé mentale Pathologisation du corps féminin – on pense à Charcot (voir Didi-Huber- man) –, on voit comment l’image publi- citaire poursuit aujourd’hui le travail de représentation et surtout d’inven- tion du visage de la dépression, travail commencé au xixe siècle. Mais le visage actuel qui incarne le « malaise féminin » n’est pas seulement celui de la laideur. Il est aussi celui de Marylin Monroe ou d’Anna Nicole Smith. C’est-à-dire que les images de la dépression au féminin se les malaises. Or, notre hypothèse de tra- Catherine Mavrikakis, Ph. D., confondent parfois avec celles qui susci- professeure titulaire, Département des littératures vail est la suivante : la pathologisation du tent le désir. Le médicament devient alors de langue française, Université de Montréal. corps féminin s’étend à l’âme et conduit ce qui domestique le mal des femmes en dans les temps modernes à une médicali- rendant celui-ci séduisant et inoffensif Dans une perspective féministe et dans sation de la femme qui se voit vivre alors pour la société. le sillage des théories de la représenta- sous l’influence d’antidépresseurs et de Mots clés : visages – femmes – suicide – tion développées par le philosophe Michel médicaments qui anesthésient les maux médicaments. Foucault sur la pathologisation du corps de la psyché. Cette « toxicomanie » invo- (Foucault, 1994) et tout particulièrement lontaire ou volontaire, puisque les femmes Abstract du corps féminin dans la culture, l’analyse y consentent, donne lieu à des images de In analyzing discourses about the death des images de starlettes mortes d’une over- femmes perçues comme désirables dans by overdose of the playmate Anna Nicole dose nous permet de comprendre comment les représentations sociales et médiatiques. Smith, I try to think how antidepressants l’antidépresseur et le cocktail de médica- Marilyn Monroe ou encore la playmate and our collective imaginary of “beau- Anna Nicole Smith, grandes consomma- ments anesthésiant l’âme et le corps par- tiful women” suicides are important ticipent du désir sexuel pour la playmate trices d’antidépresseurs, mortes toutes ingredients in the social consitution of female sex appeal. We see a pathologiza- tel qu’il est construit socialement et par- deux d’une overdose, nous conduisent à tion of the female body (Foucault) that ticulièrement dans les médias. Reprenant comprendre qu’un certain désir sexuel has become the target of pharmaceuti- ici à notre compte les idées de Susan dans le discours social est construit sur cal companies offering not only health Bordo (2003), Jocelyne Le Blanc (2004), la médicalisation de ces femmes. Les dis- but beauty. A cursory glance at the links Elizabeth Grosz (1994) et de nombreuses cours et images médiatiques produits lors between photographic history and men- féministes sur la pathologisation du corps de la mort d’Anna Nicole Smith en 2007 tal health (Charcot ; see Didi-Huberman) féminin et plus largement sur le concept nous conduisent à penser que le médica- allows us to see how the images in pub- de maladie dans la philosophie et l’histoire ment participe du désir éprouvé pour la licity now continues the work of rep- playmate représentée comme sexuellement des idées et nous inspirant des travaux de resentation begun by the 19th century l’historien d’art Georges Didi-Huberman désirable. invention of the depressive face. But the contemporary face signaling feminine (1982), qui ont permis l’étude systématique disturbance represents more than ugli- de la place de la photographie dans l’inven- LA PATHOLOGISATION ness. That is to say that the images of the tion de l’hystérie et dans la construction ET LA MÉDICALISATION DU CORPS feminine breakdown are mingled with moderne de la femme comme sujet patho- FÉMININ : CONTEXTUALISATIONS the images of desire. The antidepressant logique, le but de cet article est de voir Les femmes ont été l’objet dans le dis- becomes the product that domesticates comment la femme est pensée à l’heure cours social occidental et dans la philoso- the female disorder while, at the same actuelle comme potentiellement malade, phie d’un imaginaire qui fait du féminin time, rendering this disorder seductive tout comme elle l’a été dès Hippocrate. l’espace de la maladie. C’est ce qu’explique and harmless for society. « Hystérique » disait-on de la femme chez Michel Foucault dans Dits et écrits (1994) Keywords : faces – women – suicide – les Grecs anciens où l’on croyait que l’uté- où le théoricien parle d’une accélération de drugs. rus se baladait à travers le corps et causait la pathologisation du corps de la femme les excès féminins, les débordements et à partir du xviiie siècle : « le corps de la 21 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009
femme devient chose médicale par excel- anesthésiants puisque ceux-ci s’inscrivent permettre à la femme de développer un lence » (Foucault, 1994, p. 261). À la suite dans une logique où un éventail de pro- nouveau mode de vie, basé sur les médi- de Foucault, les travaux de Jocelyne Le duits se prennent simultanémenent pour caments et surtout sur l’antidépresseur qui Blanc dans L’archéologie du savoir de calmer un mal. Or, contre ce pathologique permet d’arracher la psyché féminine à Michel Foucault pour penser le corps ou encore ce sexuel contaminant, fou, sa propension mélancolique, hystérique sexué autrement nous montrent comment désorganisé que constitue le corps féminin (comme le pensait Aristote), à ce que l’on la médecine actuelle conserve les traces de « malade », les hommes dans l’histoire et appelle désormais dans la modernité la la pathologisation du corps des femmes. particulièrement dans la pensée philoso- dépression. « Nous pouvons les déceler dans les repré- phique ont su se protéger. L’on pense, sans Dans cet espace biopolitique, les liens sentations qu’ont les professionnels de la trop de difficultés, à tout le discours sur entre la féminité, les règles et la dépression santé, et les femmes elles-mêmes, du corps l’hystérie déjà en cours au temps d’Aris- sont devenus le lieu d’un investissement féminin » (Le Blanc, 2004, p. 13), celui-ci tote et puis, bien sûr, au travail de patho- financier qui va de pair avec la recherche mettant en scène les rapports du pouvoir, logisation de la psyché du « sexe faible » médicale. Les études montrent que Zoloft®, du savoir et du désir. qu’ont commencé Freud et Breuer et qui l’antidépresseur, aide les femmes souffrant Comme le démontrent les actes du col- fut poursuivi avec enthousiasme et rigueur de syndrome prémenstruel. La compagnie loque organisé par Annie Hubert-Baré en par la psychanalyse, la psychiatrie et la pharmaceutique Pfizer qui commercialise 2003, les femmes sont encore de nos jours pharmacologie modernes. Cette médica- Zoloft® a financé une étude qui a prouvé le lieu fantasmatique du pathologique et lisation du corps féminin va jusqu’à faire cette hypothèse et l’on peut voir sur le deviennent donc la cible privilégiée des de la femme le lieu d’une petite patholo- site Internet officiel du médicament que compagnies d’antidépresseurs, d’anxioly- gie chronique. Les discours actuels sur le la compagnie Pfizer annonce les vertus du tiques, d’analgésiques et de somnifères. Si syndrome prémenstruel, le SPM comme médicament non seulement pour la dépres- l’antidépresseur est le médicament prin- on le dit banalement, tenus par diverses sion mais aussi pour le syndrome prémens- cipal demandé par les femmes ou prescrit instances du biopolitique veulent mettre truel. La dépression féminine serait alors par les médecins à celles-ci pour soigner en évidence, souvent malgré eux, un corps perçue comme peut-être liée aux hormones un mal de vivre perçu comme plus parti- féminin près d’une nature malade, fragile, et l’antidépresseur, qui se trouve au centre culièrement féminin, ainsi que le soutient faite de débordements et pensent la femme des médicaments pris par les femmes, gué- Susan Dunlap dans Counseling Depressed comme le lieu d’un mal à circonscrire qui rirait un mal de plus en plus flou, de plus Women (1997), la prise d’antidouleurs et ne s’exprimerait pas seulement durant les en plus large. Ce qui n’est pas sans nous de somnifères de diverses sortes parti- menstrues, mais durant toute l’existence. renvoyer à une pensée primitive d’un fémi- cipent aussi du mode de vie de nombreuses La femme serait, par sa « matrice », sujette nin généralement et vaguement malade et femmes qui tentent ainsi de faire taire leur à une faiblesse psychique et corporelle. donc pathologique dans son essence et son malaise face à la vie. Le corps de la femme Or, bien loin de détruire cette idée, notre fonctionnement. Une pilule contraceptive est donc continuellement sous anesthésie conception actuelle du temps des règles destinée à être prise 365 jours par année psychique et physique, et les antidépres- s’étend dans un « pré- » ou un « post- » sans placebo libère les femmes de leurs seurs ici fonctionnent, comme c’est sou- menstruel qui finit par durer tout le mois. règles. Seasonique®, ainsi appelé dans le monde anglophone, qui a été introduit sur LES FEMMES DÉPRESSIVES SOUS ANTIDÉPRESSEUR N’ONT PAS, POUR le marché en 2003 et dont on peut consul- ter le site Internet, permet des règles tous LA PLUPART, DE MALADIE CHRONIQUE, MAIS UNE INCAPACITÉ PLUS les 84 jours, ce qui constituerait une amé- lioration de la vie des femmes. Les athlètes OU MOINS GRANDE À AFFRONTER LES DIFFICULTÉS DE LA VIE QUE avaient déjà ouvert la voie en vantant les vertus de l’aménorrhée. Une autre pilule LA PRISE D’ANTIDÉPRESSEURS COMBINÉE À CELLE D’ANTIDOULEURS veut conquérir le marché et faire de tous les utérus des organes sans fonction quand ET DE SOMNIFÈRES ANNIHILE EN PLONGEANT L’ESPRIT SOUS INFLUENCE. ils ne sont pas la matrice d’un fœtus. On peut désormais imaginer que les règles disparaîtront complètement et sont déjà, vent le cas à notre époque, en continuité De même on parle de préménopause et de selon beaucoup de gynécologues, obso- avec un large spectre de médicaments postménopause afin de pathologiser le plus lètes. Elles ne doivent apparaître que dans dont la principale fonction est d’empêcher longtemps possible le corps des femmes l’éventualité de la reproduction. La femme toutes sortes de douleurs et de peines de et de vendre des produits et des médica- aurait le droit de ne pas en avoir et elle l’âme. Les femmes dépressives sous anti- ments qui le soulageront de sa condition. s’en porterait mieux en décidant ainsi de dépresseur n’ont pas, pour la plupart, de Cela n’est pas sans rappeler la place que ses humeurs et en contrôlant celles-ci qui maladie chronique, mais une incapacité beaucoup de religions font au corps de seraient à la source de ses dépressions. Il plus ou moins grande à affronter les diffi- la femme. La médicalisation du féminin suffit que la femme soit toute sa vie sous cultés de la vie que la prise d’antidépres- ainsi que Foucault l’a pensée a remplacé médicament, sous antidépresseur ou sous seurs combinée à celle d’antidouleurs et de l’idée de la « femme-tabou ». Entre la pilule, pilule contraceptive. Or, dans cette pers- somnifères annihile en plongeant l’esprit l’antidépresseur, la gym, les vitamines, pective, le genre féminin relèverait, qu’on sous influence. En ce sens, c’est bien une le maquillage et le parfum, la femme se le veuille ou non, d’une pathologie essen- même logique d’anesthésie de soi et de trouve dans un continuum de soins qui tielle de la femme et d’une norme artifi- sa douleur de vivre qui préside à la prise lui permettraient de dépasser sa condition cielle (un corps sans règle) qu’il faut créer d’antidépresseurs par les femmes. Il est ici imaginaire et sociale de malade chronique grâce aux médicaments ou aux produits impossible, et il est important de le noter, et de participer de façon plus efficace à culturels qui vont permettre aux filles, dès de distinguer d’un point de vue imaginaire la société. Il faut sortir le corps féminin leur plus jeune âge, de sortir de leur état l’antidépresseur des autres médicaments de sa nature malheureuse, dépressive et naturel morbide. L’antidépresseur dans la FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009 22
panoplie médicale qui se donne pour objet mardi », on découvre la théâtralité ainsi aux écrivains pour décrire leur person- le corps féminin est le médicament le plus que Charcot la met en scène, du corps nage, mais l’on peut pourtant affirmer que prescrit. Il permet à la femme de faire taire féminin hystérique, pathologique. Les la publicité actuelle joue à Charcot, bien son mal de vivre qui serait inscrit dans la images photographiques de la Salpêtrière qu’elle ne se permette pas de montrer des fragilité biologique relevée par Hippocrate, qui nous sont restées témoignent surtout femmes vraiment malades, pour vendre un père de la médecine, qui a fondé scienti- du processus de pathologisation et de produit. L’éthique et la peur de poursuites fiquement pour l’époque la faiblesse du médicalisation du corps. Les psychiatres judiciaires ne seraient pas seules en cause, corps féminin. Sous cette nouvelle nor- de l’époque cherchaient dans l’image mais il est peut-être impossible de saisir malité féminine construite par le médi- des femmes les symptômes corporels de le visage des femmes ayant des troubles cament et tout particulièrement par les la maladie mentale. Ils voyaient dans le mentaux, le visage des dépressives ne dif- hormones et l’antidépresseur, serait effacée corps hystérique une surface de lecture et férant souvent en rien de celui des autres la nature malade de la femme et, bien qu’il d’interprétation du pathologique et l’oppo- femmes. Or, la publicité doit créer le visage y ait toujours à craindre au sein du corps saient au corps construit à l’époque comme de la détresse psychique, elle doit, comme féminin l’impossible régulation du morbide normal. Il s’agissait de saisir par l’objectif, Charcot a inventé l’hystérie par la photo, et du pathologique, le processus de sou- et donc l’objectivité, les manifestations de dessiner photographiquement le visage qui mission de la « malade » semble assez bien la maladie sur le visage et le corps des souffre, le visage féminin anormal qui s’op- fonctionner. Il y aurait dans la femme la hystériques. Charcot photographia des pose à celui qui serait perçu comme normal possibilité d’un excès, d’un débordement, centaines de femmes et tenta, comme socialement. Le photographique doit nous de sautes d’humeur et de nombreuses ins- Lombroso le fit à l’époque pour les crimi- donner l’illusion qu’il est dans un rapport tabilités que l’on doit canaliser, dompter nels, de définir le corps de l’hystérique qu’il de présentation fidèle aux symptômes et par l’antidépresseur qui permet de réguler opposait au corps normal, sain dans une qu’il n’est pas représentation, art et artifice. l’esprit. pensée physiognomoniste. Comme on peut Pour la publicité, il s’agit de mettre en scène voir photographiés dans les dictionnaires une séquence temporelle, deux visages, un LA PHOTO ET L’INVENTION médicaux et sur Internet une tumeur ou « avant » et un « après », deux images où les DE LA MALADIE un foie d’alcoolique, le corps des hysté signes de la normalité et de la maladie se Or, lorsqu’il s’agit de campagne de publi- riques devait rendre compte de la maladie. feront écho dans leur différence. cité pour les médicaments, il faut dissocier On imaginait distinguer une femme saine très clairement la maladie de la norma- d’une femme malade en la regardant sur MADAME PATHOLOGIE lité et surtout donner un corps, c’est-à- une photographie, comme on fait pour un ET MADEMOISELLE LA NORME : dire mettre en scène deux imaginaires poumon, dans les radiographies ou écho- L’IMAGE PUBLICITAIRE (l’un sur la maladie mentale et l’autre sur graphies. Charcot ne voyait pas son travail DE LA DÉPRESSION la santé) très distincts et pourtant com- comme artistique. Il écrivait ces mots pour Imaginons donc ici, comme on le voit plémentaires. Il s’agit d’être capable de le moins troublants : souvent dans les publicités d’antidépres- figurer ces deux concepts du normal et Il semble que l’hystéro-épilepsie seurs, deux photos, deux visages de femmes, du pathologique de telle sorte que ceux-ci n’existe qu’en France et je pourrais qui ne font pas partie d’une séquence réelle soient parfaitement clairs et opposés dans même dire et on l’a dit quelquefois, « avant-après » et que le lecteur ici a vues des images. Comme le pensait le philo- qu’à la Salpêtrière, comme si je l’avais d’une façon ou d’une autre même s’il ne sophe Canguilhem (2005), la santé reste forgée par la puissance de ma volonté. les a pas remarquées. Il s’agit des arché- un concept normatif et de portée propre- Ce serait chose vraiment merveilleuse types féminins dans la représentation de ment philosophique, qui est donc construit que je puisse ainsi créer des maladies la maladie et de la santé. Le visage de la par le discours social, comme le sont les au gré de mon caprice et de ma fantai- maladie, « Madame Pathologie », de toute notions de normal et de pathologique qui sie. Mais à la vérité, je ne suis absolu- dame dépressive que l’on peut retrouver ne peuvent s’appréhender sans une idéolo- ment là que le photographe ; j’inscris dans les annonces publicitaires pour les gie. Or, la publicité des médicaments doit ce que je vois… (Didi-Huberman, antidépresseurs ne peut être perçu comme présenter une image du pathologique et la 1982, p. 32) malade que parce qu’il vient défaire une construire selon des règles sociales. Dans Cette étonnante déclaration renvoie à norme qui le définit et qui, pour nous, la publicité, on n’est pas dans la simple des- ce que pourrait être « l’invention » d’une s’incarne dans le visage de celle que nous cription de symptômes à travers laquelle maladie et elle pose le rapport intime appellerons « Mademoiselle la Norme » une patiente pourrait se reconnaître : perte et fort de cette maladie à l’image. Didi- que l’on pourrait retrouver dans la publi- d’appétit, tristesse, idées suicidaires, etc. Huberman fait prendre conscience de la cité de beaucoup de produits de beauté. (si l’on suit le DSM-IV). En fait, l’histoire véritable systématisation de l’application Dans le cas de Mademoiselle la Norme, ce de la photographie dans la pensée de la de ce nouveau médium qu’est la photo- ne sont certainement pas les statistiques santé mentale aurait beaucoup à nous graphie et la mise en place d’une réelle qui rendent ce visage conforme à la nor- apporter ici dans notre compréhension volonté de penser une méthode : « Mais malité qu’il propose, mais c’est bien plutôt de l’invention du visage de la dépres- la grande manufacture d’images, ce fut l’idéal de beauté occidentale, jeune, lisse, sion par les compagnies publicitaires. encore la Salpêtrière. La fabrication y blanc et sans marque de sa propre histoire. Georges Didi-Huberman, historien d’art, fut méthodique et presque théorisée […]. La norme idéale ici est amnésie, efface- dans son livre L’invention de l’hystérie C’est ainsi que la pratique photographique ment du temps sur le visage lisse, trop lisse, (1982), raconte et interroge les pratiques accéda tout à fait à la dignité d’un service sur le corps qui a effacé le poids de son qui eurent lieu à la Salpêtrière, du temps d’hôpital » (Didi-Huberman, 1982, p. 47). existence, qui est décorporalisé comme de Charcot au xix e siècle, à la naissance Puisqu’il ne semble pas y avoir d’études sur le suggère Elizabeth Grosz (1994) dans de la psychiatrie moderne. À travers les le sujet, il est difficile de savoir combien son analyse des représentations dans la « présentations » de malades, de femmes en la psychiatrie actuelle doit encore ou non pensée philosophique et sociale du corps crise que Charcot montre à ses étudiants à la physiognomonie ou à la morphopsy- des femmes qui est, selon elle, trop souvent en médecine lors des célèbres « leçons du chologie des xviiie et xix e siècles si chères montré comme désincarné, sans texture. 23 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009
S’il est vrai qu’une anomalie, « variation a rien d’inscrit, où aucune histoire ne s’est Or, le pathologique ici n’est pas montré, individuelle sur un thème spécifique », ne déposée et où la lumière est omniprésente, comme c’est le cas dans les annonces devient pathologique que dans un rapport surtout si on oppose cet éclat à l’obscurité publicitaires, comme nous venons de le avec un genre de vie, le problème du patho- de la photo de Madame Pathologie. Le montrer, par une mise en scène du vieillis- logique chez l’humain ne peut pas rester sourire respire la blancheur, la clarté des sement et par une théâtralisation d’un mal strictement biologique. Comme l’a montré yeux perce l’image, le blanc et la propreté qui renvoie à un imaginaire christique ou Canguilhem et à sa suite Foucault, le nor- de la face joyeuse sont là pour nous ren- encore à une imagerie de la détérioration mal et le pathologique sont deux construc- voyer à une image de bonheur normal, du corps. Ici, le pathologique est inscrit tions idéologiques qui n’existent que dans sans tâche. Rien ne vient marquer cet dans la beauté même, dans l’attrait sexuel le rapport de l’une à l’autre. Or ce que esprit ni ce corps. La photo de la norme, que constitue le corps de la starlette et c’est la publicité fait croire, c’est que l’anoma- de la beauté est minimaliste, propre alors en cela qu’il nous semble intéressant de lie est simplement biologique, et que le que celle de Madame Pathologie était l’étudier afin de voir comment s’articule le biologique s’appréhende directement par encombrée de motifs, d’un « trop-à-voir » pathologique dans un corps qui représente l’image, que l’anomalie mentale est appa- qui donne une impression de chaos. Alors le sexuel et la vigueur du désir. rente, manifeste qu’elle est, en quelque sorte une anomalie esthétique, une prise L’IMAGE DE LA PLAYMATE EST CONSTRUITE COMME ÉTANT À LA FOIS en charge inadéquate de son corps, une faute de goût à laquelle l’antidépresseur, CELLE D’UNE BELLE FILLE SAINE ET CELLE, PLUS TROUBLANTE, designer de l’âme, peut remédier. Sur le corps de celle qui incarnerait D’UNE GRANDE DÉPRESSIVE, CONSOMMATRICE D’ANTIDÉPRESSEURS. pour la société Madame Pathologie et que l’on retrouve dans certaines publicités d’antidépresseurs, il n’y a que des traces, que Madame Pathologie est accablée par le Le 8 février 2007, lorsque la chaîne de des marques, une surenchère de lignes poids de la vie et que ses yeux s’affaissent, télévision américaine CNN, en la per- qui font référence à un passage du temps Mademoiselle la Norme, elle, a les yeux sonne du journaliste Wolf Blitzer, annonce qui n’arrive pas à être discret. La maladie qui regardent en l’air, les coins des lèvres qu’Anna Nicole Smith a été retrouvée mentale est représentée par des signes de qui remontent dans un large sourire et morte dans la chambre 607 du Seminole vieillissement. Les troubles et pathologies tout son visage est déjà un facelift, au sens Hard Rock Hotel and Casino à Hollywood de l’âme deviennent ici synonymes d’avan- premier du terme. Rien ne vient ternir le en Floride, il est évident pour tous que la cée en âge, d’histoire personnelle lisible à léché du visage et le glacis de l’image. Si la cause du décès de l’ex-playmate ne peut même la peau. Les rides, les pattes d’oie, santé a pu être construite et comprise par être que l’overdose. L’autopsie confirmera les yeux tombants, les cheveux emmêlés et Canguilhem comme innocence organique, que le corps de la jeune femme de trente- mal coiffés de la dame sont là pour garantir comme silence des organes, le visage de neuf ans contenait neuf types de médica- que la maladie est avant tout une marque Mademoiselle la Norme est là pour témoi- ments, dont plusieurs antidépresseurs que sur le corps. Le pathologique pourrait gner du silence de l’image qui n’a rien à différents médecins auraient prescrits à alors se confondre avec un vieillissement montrer que le blanc et la lumière qu’elle Anna Nicole Smith ou encore à son com- prématuré et une mauvaise hydratation capte. En d’autres termes, par la photo- pagnon et avocat Howard K. Stern. Si cer- de la peau. La couronne d’épines que graphie de Madame Pathologie, il serait tains journalistes ont tenté d’alimenter la l’on peut voir esquissée sur la tête de la suggéré que le visage féminin malade est rumeur du suicide ou encore du meurtre, dépressive dans une publicité récente de le visage du vieillissement, de l’histoire le coroner dissipera vite les soupçons à médicaments contre la dépression relève auquel le médicament, tout comme un l’égard des intéressés dans l’éventuel héri- de l’imaginaire catholique du Christ qui produit de beauté, peut remédier. L’image tage de Smith et conclura à l’accident. porte sa croix, tandis que les abeilles qui doit en quelque sorte venir condenser les Depuis de nombreuses années, Anna entourent le visage de la dame en détresse symptômes, leur donner vie dans un corps Nicole Smith prenait des antidépresseurs fonctionnent sur un mode métaphorique qui parle la dépression. L’image doit tenir et des médicaments de toutes sortes pour qui permet de penser à des araignées au lieu de discours sur la maladie et donner soigner son malaise profond face à la vie. plafond, ou encore à des bourdonnements envie de se sortir de ce corps malade, de De ce désir d’anesthésie de soi, Smith ne dans la tête. Le vêtement noir de la malade faire quelque chose et surtout de prendre pouvait se cacher. Souvent elle était appa- tient autant de la tunique du pénitent du des antidépresseurs. rue dans divers shows télévisés à travers Moyen-Âge que de la camisole de force. le monde, sous l’influence d’une combinai- Le visage ici est un jardin où tout pousse LE CAS ANNA NICOLE SMITH : son de médicaments, ayant du mal à termi- sans contrôle, les cheveux, les rides. Une L’OVERDOSE DE LA BELLE FILLE ner ses phrases ou même à se tenir debout, nature rebelle, pléthorique. La photo ici Il sera ici question d’analyser un visage, tout en parvenant pourtant à caresser n’est en rien réaliste : elle est représenta- celui d’une starlette américaine, qui a pu son corps dans des gestes provocateurs, tion du secret de l’âme. La maladie, l’état récemment incarner le pathologique fémi- machinaux. Sa dépression et sa toxico- pathologique est la perte d’une norme dans nin dans les médias, puisque cette jeune manie étaient pour tous recouvertes par la mesure où elle a quelque chose d’une femme est morte involontairement d’une une nymphomanie que Smith visiblement vie réglée par des normes inférieures ou overdose de médicaments et d’abus de ne contrôlait plus. En février 2007, Smith dépréciées du fait qu’elles interdisent à consommation d’antidépresseurs. Il s’agit souffrait d’un abcès à l’arrière-train qu’elle la dame la participation active et aisée, à travers cette analyse de comprendre ce soignait avec des antidépresseurs, des génératrice de confiance et d’assurance, qu’il en est de la construction du normal et analgésiques et des somnifères. Depuis la à un quotidien qui était antérieurement du pathologique dans l’image d’une femme mort de son fils, en septembre 2006, Smith le sien et qui reste permis à d’autres, à sous médicament, censée réveiller le désir était encore plus dépressive qu’à l’ordi- Mademoiselle la Norme, par exemple. sexuel puisqu’elle fut playmate et vécut de naire. Elle venait de donner naissance à Celle-ci a un visage lisse, sur lequel il n’y l’exposition de son corps dans les médias. une petite fille dans une clinique privée des FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009 24
Bahamas. C’est lors de la visite à sa mère et par la prise incontrôlée d’antidépresseurs dans le secret de polichinelle que consti- à sa petite sœur, bébé naissant, que le fils et par la possibilité de mourir sur une table tuent leurs dépressions respectives, leurs d’Anna Nicole, Daniel Wayne Smith, âgé d’opération, pour doter leur corps de gros ingurgitations quotidiennes de substances de 20 ans et né d’un premier mariage de seins. Il est donc possible d’affirmer que le chimiques ou encore dans les abus psycho- Smith, s’est assoupi dans un fauteuil et est médicament et l’overdose participent dans logiques ou physiques qu’elles subissent de mort d’une overdose de Zoloft®, Lexapro® les images de ces femmes au désir construit toutes parts. et de méthadone, préfigurant ainsi la mort par les médias et le discours social pour Comme l’a montré Beth Ann Bassein de sa propre mère, quelques mois plus tard. les pin-up, ainsi que Marilyn Monroe et (1984), la femme dans la culture occi- Comme Marilyn Monroe, à qui elle Anna Nicole Smith les ont incarnées. Le dentale est liée à la mort et le désir que avouait vouloir ressembler, Smith don- médicament fait partie intégrante de la ses représentations provoquent est sou- nait l’image de la blonde décolorée, pul- nature de la pulsion éprouvée pour ces vent fondé dans cette association entre la peuse et jouissive, de la grande Américaine femmes, il participe à ce qui attire chez sexualité féminine et la capacité de (se) sortie de son bled du Sud, qui arrive à celles-ci, dépossédées du contrôle de leur donner la mort. L’image de la playmate réussir dans la vie en jouant de son phy- corps et vivant sous influence. C’est tout est construite comme étant à la fois celle sique extraordinaire et en commençant aussi bien l’anesthésie que la surexcita- d’une une belle fille saine et celle, plus par poser nue. Pourtant ce corps de rêve, tion du corps féminin, que le médicament troublante, d’une grande dépressive, porteur de grands fantasmes, de promesses consommatrice d’antidépresseurs. La de plaisir et de performances sexuelles, playmate, dans son corps et son visage L’ANTIDÉPRESSEUR, DESTINÉ ne pouvait dans l’imaginaire collectif sous influence, renvoie donc à cet imagi- qu’être gonflé au silicone ou contrôlé et naire de la mort analysé par Bassein. Mais PLUS PARTICULIÈREMENT mû par les médicaments : somnifères, tout en promettant une pulsion érotique de anxiolytiques et antidépresseurs. Sous la mort, la playmate affiche dans son image AUX FEMMES, LUI, FONCTIONNE chair blanche abondante, saine, texane de femme pulpeuse une pulsion de vie, de celle qui fut la playmate de 1993 et une sexualité tout à fait vivante. Il faut DANS NOTRE IMAGINAIRE l’égérie pulpeuse des jeans Guess, l’idée ici penser en quoi le fantasme sexuel le d’une féminité sous influence, totalement plus commun, celui sur la playmate, est SUR LE SEX-SYMBOL COMME reconstruite par diverses chirurgies et sur- soutenu par la pulsion de la voir mourir tout mortifère, donnait vraisemblablement en direct ou presque (comme c’est le cas UNE SOUMISSION DU CORPS à l’attrait sexuel d’Anna Smith un « je-ne- dans les snuff movies, ces films clandes- sais-quoi » de bien honteux, de fragile qui tins contenant les images de sévices et de À UNE SUBSTANCE QUI REND galvanisait les foules et les rendait folles meurtres qui se prétendent réels), de la de convoitise. Anna Nicole Smith n’était sentir perdre le contrôle d’elle-même, ce PARADOXALEMENT LE DÉSIR qu’un corps, qu’une bombe sexuelle, une qui la conduirait à s’éteindre devant son bombe à retardement pour elle-même. Son public, paralysée ou surexcitée, incarnant FÉMININ, DÉJÀ SI PEU MAÎTRISÉ, aspect pathologique de fille hystérique, ainsi tous les fantasmes sexuels à la fois. dépressive, suicidaire participait au désir Il y aurait en la playmate sous influence TOTALEMENT FOU. éprouvé pour elle, comme si pour plaire la représentation d’un « mourir-de-plaisir » à tous, Smith devait être au plus proche involontaire, vécu sous la forme la plus de l’overdose, de la mort sur une table procure fantasmatiquement à ces femmes mensongère. Le désir voyeur social est ici d’opération pour une centième chirurgie privées d’un contrôle sur leur corps et sur entretenu par le médicament qui devient le plastique, ou encore dans un processus leur âme, qui échaufferaient les esprits symbole de ce qui permettra au fantasme extrêmement morbide. et les sens. Il faut noter ici que d’autres de mort de s’accomplir jusqu’au bout. Il En nous appuyant sur cette idée, déve- playmates succombèrent à une overdose : s’agira de voir la playmate s’abîmer dans loppée par Foucault, de pathologisation Willy Rey qui fut la playmate du mois de son overdose, dans sa « jouissance » qui la du corps féminin, objet du regard médical février en 1971, Lisa Bridges sur laquelle conduira à la mort… Le médicament est et du biopolitique, il est possible d’affir- nombre d’acheteurs du magazine Playboy en quelque sorte ce que la sex symbol a mer que ce qui plaisait dans le visage et purent fantasmer durant le mois de sep- et ce que les autres femmes n’ont pas : la tout le corps d’Anna Nicole Smith (et plus tembre 1996 ou encore Paige Young, objet capacité d’être vivante et morte, toujours largement dans l’image de tout sex sym- des rêves du mois de novembre 1968, sous la menace fabuleusement excitante bol féminin), c’était son lien à sa maladie connurent le même sort qu’Anna Nicole. pour les autres de sa fin. psychique et à sa mort possible, toujours Or, on a tendance à penser que c’est la vie Pour le corps des hommes à l’heure imminente. En effet, tout se passe comme de ces femmes qui les aurait conduites à actuelle, l’imaginaire du médicament et la si ce que Foucault et Didi-Huberman avan- la mort. Celle-ci serait accidentelle, mais recherche dans les compagnies pharma- çaient sur la construction de la maladie banalisée dans un parcours, somme toute, ceutiques laisse plus de place au Viagra® féminine permet de penser que le regard dangereux. qu’à l’antidépresseur ou à l’analgésique, médical et plus largement le regard social comme si la psyché et le corps masculins trouvent dans la maladie le lieu même de LE MÉDICAMENT ET LE DÉSIR n’avaient pas de problème autre que dans l’ancrage non seulement du savoir ou de Il semble important de penser la nature le fonctionnement de l’organe sexuel, la pulsion scopique mais aussi du désir. même du désir que la société éprouve pour comme si la recherche pharmaceutique Ce n’est pas la santé ou l’énergie sexuelles ces filles sexualisées à outrance. Il faut voir ne pouvait se débarrasser de l’imaginaire proposées dans les images qui garantissent que dans le sexuel ici, c’est bien la mort qui social qu’elle reprend à son compte tout ici l’efficacité du fantasme que déclenchent attire ou encore l’hébétement d’un corps en le fondant. Or, ce médicament, s’il met les playmates, mais bien la représentation qui ne s’appartient pas et d’un esprit sous sous influence, garantit pourtant une maî- d’un rapport à la maladie, à la dépression influence. Or cette mort, ces femmes de trise des fonctions érectiles de 24 heures et au suicide que ces femmes entretiennent rêve la portent de façon un peu cryptée et donne aux hommes un pouvoir de 25 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009
contrôle sur leur sexualité. Le Viagra® ne plus dangereuses pour les hommes et ne « malades », des dépressives nymphomanes fonctionne pas comme une dépossession deviendraient qu’une menace pour elles- que l’on peut regarder sans danger parce du corps, mais bien comme une (re)prise mêmes, dans l’overdose ou le suicide. qu’elles ne feront du mal qu’à elles-mêmes. en charge de sa propre libido (on pourra Le visage et le corps de Marilyn Monroe, Et là-dessus, sur ce suicide possible des avoir une érection quand on le voudra). Il tels qu’ils sont passés à l’histoire, doivent plus belles filles, l’antidépresseur veille. est construit et vendu comme un pouvoir présenter une domestication de la pulsion et donnerait à l’homme ce qui lui revient sexuelle brute que les soins du corps, qui BIBLIOGRAPHIE de droit. L’antidépresseur, destiné plus vont de la décoloration des cheveux au BASSEIN, B.A. (1984). « Women and death : particulièrement aux femmes, lui, fonc- maquillage, symbolisent. Rappelons que Linkages in Western thought and litera- tionne dans notre imaginaire sur le sex- Marilyn Monroe, si elle dormait nue, dans ture », Contributions in Women’s Studies, symbol comme une soumission du corps un état de nature, était toujours couverte, no 44, Greenwood Press. à une substance qui rend paradoxalement publicité oblige, de son parfum Chanel BORDO, S. (2003). Unbearable Weight : le désir féminin, déjà si peu maîtrisé, tota- numéro 5. La nature féminine sexuelle, Feminism, Western Culture and the Body, lement fou. Comme le montre Nicoletta euphorique et dépressive à la fois, doit University of California Press. Diasio dans Figures du dédoublement et être domptée par la culture, par la marque CANGUILHEM, G. (2005). Le normal et sexualité de l’homme en Italie (Méchin sociale que constituent entre autres le par- le pathologique, augmenté de Nouvelles et al., 2001, p. 87-104), l’apparition du fum et, bien sûr, l’antidépresseur. réflexions concernant le normal et le patho- logique, PUF/Quadrige. Viagra® souligne une différence sexuelle Or, c’est au pathologique ou au nor- dans l’imaginaire sur la médication des mal féminins qu’en appellent le corps DIASIO, N. (2000). « Figures du dédouble- corps et sur la construction des genres, d’Anna Nicole Smith ou encore celui des ment et sexualité de l’homme en Italie », dans C. MÉCHIN, I. BIANQUIS-GASSER de la sexualité et du mal de vivre. La prise playmates. Les femmes, qui posent nues et D. LE BRETON (dir.), Le corps, son de médicaments chez les hommes et les et qui exhibent une féminité exacerbée, ombre et son double : Nouvelles études femmes renvoie à des imaginaires sexuels parviennent à brouiller dans le fantasme anthropologiques, Éditions L’Harmattan. et identitaires très constrastés. social sur elles les termes de normal et DIDI-HUBERMAN, G. (1982). Invention Or, grâce à l’antidépresseur, le dan- de pathologique. Ce qui est en jeu avec de l’hystérie, Éditions Macula. ger que constituerait la sexualité anar les images de ces filles pulpeuses du Sud DUNLAP, S. (1997). Counseling Depressed chique des filles des rêves n’existe plus des États-Unis que sont Anna Nicole Women, Westminster, John Knox Press. que pour elles-mêmes. La nymphomanie Smith ou Marilyn Monroe, c’est que la FOUCAULT, M. (1994). Dits et écrits, vol. 2, qui réveillerait des fantasmes de femme girl next door, la fille la plus commune, la Gallimard. prédatrice, de vagina dentata menaçants, plus normale peut aussi être le lieu d’un GROSZ, E. (1994). Volatile Bodies : Toward est ainsi domestiquée. La femme sous érotisme et d’une sexualité débridés que a Corporeal Feminism. Theories of Repre- influence est sexuelle, mais sa libido est le médicament exacerbe et calme d’un sentation and Difference, Allen & Unwin. sous le contrôle des médicaments. C’est même mouvement. Si, pour le commun HOFFMAN, P. (1995). La femme dans la le fantasme d’un « viol doux » (si une telle des femmes, l’antidépresseur endormirait pensée des lumières, Slatkine. chose existe…) qui devient alors très puis- la pulsion sexuelle et destructrice de soi, sant. La playmate crée une image où elle pour la playmate, ce médicament parvient HUBERT-BARÉ, A. (2004). Corps de femmes sous influence : questionner les peut être violée sans résistance, puisque à avoir un double effet, celui d’anesthésier normes. Actes du symposium organisé par de toute façon elle ne sera pas totalement le sexuel et celui de le réveiller, de le por- l’Observatoire Cidil des habitudes alimen- présente à elle-même. Elle resterait pour- ter à son paroxysme. Dans ce paradoxe taires, le 4 novembre 2003 au Palais de la tant complètement participante au rapport que constitue le médicament pour la play- Découverte à Paris, vol. 10, Les cahiers de et au plaisir. mate, ce sont une docilité et une pulsion l’Ocha. Or, ce fantasme d’un « viol consenti », folles qui s’exerceraient simultanément. LE BLANC, J. (2004). L’archéologie du fantasme basé sur un désir contradictoire, On peut alors rêver au « viol doux » de savoir de Michel Foucault pour penser le on le retrouve encore dans l’utilisation la tigresse, à des ébats avec une fille à la corps sexué autrement, Editions L’Harmat- des date rape drugs, qui permettent à cer- fois extrêmement nymphonane et pour- tan. tains criminels d’utiliser le corps plus ou tant totalement absente à soi. En ce sens, SEASONIQUE (2009). Site Internet, moins consentant de filles dont l’esprit est l’image des grandes déprimées et utilisa- , consulté pour un temps anéanti. Le drug facilita- trices d’antidépresseurs que furent Monroe le 2009-11-17. ted sexual assault permet de penser que ou Smith sont à l’opposé des figures du SULEIMAN, S. (1986). The Female Body in le corps féminin sous influence retrouve monde de la publicité des médicaments Western Culture : Contemporary Perspecti- ves, Harvard University Press. une sexualité docile à laquelle le mauvais puisque leur image et leur corps parfaits ne esprit des femmes ou encore le féminisme peuvent constituer la séquence d’un récit ZOLOFT (2009). Site Internet, , consulté le 2009-11-17. fantasme de meurtre qui s’exerce là dans féminine. Le corps de Marilyn ou de Smith ce viol pernicieux. Il y a là une mise à mort est beau parce qu’il est, dans un certain de l’autre, de la femme que l’on possède type d’imaginaire social, bourré de médi- en son absence, sans qu’elle y soit vrai- caments, sous influence d’antidépresseurs, ment présente, comme si elle était à la fois donc sans maîtrise et parce que le normal morte et vivante. De la même façon, dans et le pathologique s’y recoupent, s’y che- un certain imaginaire social, les médica- vauchent, tout comme la fougue et la honte ments neutraliseraient une sexualité fémi- du désir que ces femmes inspirent. nine menaçante, débordante, insatisfaite Or ce qui compte ici, c’est que ce désir et permettraient une domestication de la menaçant qui vient chercher celui du spec- libido d’Anna Nicole Smith et de toutes tateur ne soit jamais qu’autodestructeur. les autres. Ainsi, ces femmes ne seraient On sait bien que les playmates sont des FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009 26
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