Les visages de l'antidépresseur Pathologisation du corps féminin - Érudit

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Frontières

Les visages de l’antidépresseur
Pathologisation du corps féminin
Catherine Mavrikakis

Détresse psychique et antidépresseurs                                                Article abstract
Volume 21, Number 2, printemps 2009                                                  In analyzing discourses about the death by overdose of the playmate Anna
                                                                                     Nicole Smith, I try to think how antidepressants and our collective imaginary
URI: https://id.erudit.org/iderudit/039453ar                                         of “beautiful women” suicides are important ingredients in the social
DOI: https://doi.org/10.7202/039453ar                                                consitution of female sex appeal. We see a pathologization of the female body
                                                                                     (Foucault) that has become the target of pharmaceutical companies offering
                                                                                     not only health but beauty. A cursory glance at the links between photographic
See table of contents
                                                                                     history and mental health (Charcot ; see Didi-Huberman) allows us to see how
                                                                                     the images in publicity now continues the work of representation begun by the
                                                                                     19th century invention of the depressive face. But the contemporary face
Publisher(s)                                                                         signaling feminine disturbance represents more than ugliness. That is to say
                                                                                     that the images of the feminine breakdown are mingled with the images of
Université du Québec à Montréal
                                                                                     desire. The antidepressant becomes the product that domesticates the female
                                                                                     disorder while, at the same time, rendering this disorder seductive and
ISSN                                                                                 harmless for society.
1180-3479 (print)
1916-0976 (digital)

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Mavrikakis, C. (2009). Les visages de l’antidépresseur : pathologisation du corps
féminin. Frontières, 21(2), 21–26. https://doi.org/10.7202/039453ar

Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2009                        This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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                                                                                    This article is disseminated and preserved by Érudit.
                                                                                    Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal,
                                                                                    Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
                                                                                    promote and disseminate research.
                                                                                    https://www.erudit.org/en/
A       r        t         i        c         l         e    s

Résumé
À travers l’analyse du discours tenu sur la
mort par overdose de la playmate Anna
Nicole Smith, il est possible de penser
quelle place occupent l’antidépresseur
et l’imaginaire sur le suicide des « ­belles
femmes » dans la constitution sociale
                                                             Les visages de
                                                           l’antidépresseur
du sex-appeal féminin. Nous assistons à
une pathologisation du corps féminin
(Foucault) qui devient à l’heure actuelle
la cible des compagnies pharmaceu-
tiques promettant non seulement la
santé mais aussi la beauté. Grâce à un
court retour sur les liens de l’histoire de
la photographie et de la santé mentale
                                                   Pathologisation du corps féminin
– on pense à Charcot (voir Didi-Huber-
man) –, on voit comment l’image publi-
citaire poursuit aujourd’hui le travail
de représentation et surtout d’inven-
tion du visage de la dépression, travail
commencé au xixe siècle. Mais le visage
actuel qui incarne le « malaise féminin »
n’est pas seulement celui de la laideur.
Il est aussi celui de Marylin Monroe ou
d’Anna Nicole Smith. C’est-à-dire que les
images de la dépression au féminin se                                                                       les malaises. Or, notre hypothèse de tra-
                                                             Catherine Mavrikakis, Ph. D.,
confondent parfois avec celles qui susci-             professeure titulaire, Département des littératures   vail est la suivante : la pathologisation du
tent le désir. Le médicament devient alors               de langue française, Université de Montréal.       corps féminin s’étend à l’âme et conduit
ce qui domestique le mal des femmes en                                                                      dans les temps modernes à une médicali-
rendant celui-ci séduisant et inoffensif               Dans une perspective féministe et dans               sation de la femme qui se voit vivre alors
pour la société.
                                                   le sillage des théories de la représenta-                sous l’influence d’antidépresseurs et de
Mots clés : visages – femmes – suicide –           tion développées par le philosophe Michel                médicaments qui anesthésient les maux
médicaments.                                       Foucault sur la pathologisation du corps                 de la psyché. Cette « toxicomanie » invo-
                                                   (Foucault, 1994) et tout particulièrement                lontaire ou volontaire, puisque les femmes
Abstract                                           du corps féminin dans la culture, l’analyse              y consentent, donne lieu à des images de
In analyzing discourses about the death            des images de starlettes mortes d’une over-              femmes perçues comme désirables dans
by overdose of the playmate Anna Nicole            dose nous permet de comprendre comment                   les représentations sociales et médiatiques.
Smith, I try to think how antidepressants          l’antidépresseur et le cocktail de médica-               Marilyn Monroe ou encore la playmate
and our collective imaginary of “beau-                                                                      Anna Nicole Smith, grandes consomma-
                                                   ments anesthésiant l’âme et le corps par-
tiful women” suicides are important
                                                   ticipent du désir sexuel pour la playmate                trices d’antidépresseurs, ­mortes toutes
ingredients in the social consitution of
female sex appeal. We see a pathologiza-           tel qu’il est construit socialement et par-              deux d’une overdose, nous conduisent à
tion of the female body (Foucault) that            ticulièrement dans les médias. Reprenant                 comprendre qu’un certain désir sexuel
has become the target of pharmaceuti-              ici à notre compte les idées de Susan                    dans le discours social est construit sur
cal companies offering not only health             Bordo (2003), Jocelyne Le Blanc (2004),                  la médicalisation de ces femmes. Les dis-
but beauty. A cursory glance at the links          Elizabeth Grosz (1994) et de nombreuses                  cours et images médiatiques produits lors
between photographic history and men-              féministes sur la pathologisation du corps               de la mort d’Anna Nicole Smith en 2007
tal health (Charcot ; see Didi-Huberman)           féminin et plus largement sur le concept                 nous conduisent à penser que le médica-
allows us to see how the images in pub-            de maladie dans la philosophie et l’histoire             ment participe du désir éprouvé pour la
licity now continues the work of rep-                                                                       playmate représentée comme sexuellement
                                                   des idées et nous inspirant des travaux de
resentation begun by the 19th century
                                                   l’historien d’art Georges Didi-Huberman                  désirable.
invention of the depressive face. But the
contemporary face signaling feminine               (1982), qui ont permis l’étude systématique
disturbance represents more than ugli-             de la place de la photographie dans l’inven-                 LA PATHOLOGISATION
ness. That is to say that the images of the        tion de l’hystérie et dans la construction                   ET LA MÉDICALISATION DU CORPS
feminine breakdown are mingled with                moderne de la femme comme sujet patho-                       FÉMININ : CONTEXTUALISATIONS
the images of desire. The antidepressant           logique, le but de cet article est de voir                   Les femmes ont été l’objet dans le dis-
becomes the product that domesticates              comment la femme est pensée à l’heure                    cours social occidental et dans la philoso-
the female disorder while, at the same             actuelle comme potentiellement malade,                   phie d’un imaginaire qui fait du féminin
time, rendering this disorder seductive            tout comme elle l’a été dès Hippocrate.                  l’espace de la maladie. C’est ce qu’ex­plique
and harmless for society.
                                                   « Hystérique » disait-on de la femme chez                Michel Foucault dans Dits et écrits (1994)
Keywords : faces – women – suicide –               les Grecs anciens où l’on croyait que l’uté-             où le théoricien parle d’une accélération de
drugs.                                             rus se baladait à travers le corps et causait            la pathologisation du corps de la femme
                                                   les excès féminins, les débordements et                  à partir du xviiie siècle : « le corps de la

                                                                              21                                                  FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009
femme devient chose médicale par excel-        anesthésiants puisque ceux-ci s’inscrivent       permettre à la femme de développer un
lence » (Foucault, 1994, p. 261). À la suite   dans une logique où un éventail de pro-          nouveau mode de vie, basé sur les médi-
de Foucault, les travaux de Jocelyne Le        duits se prennent simultanémenent pour           caments et surtout sur l’antidépresseur qui
Blanc dans L’archéologie du savoir de          calmer un mal. Or, contre ce pathologique        permet d’arracher la psyché féminine à
Michel Foucault pour penser le corps           ou encore ce sexuel contaminant, fou,            sa propension mélancolique, hystérique
sexué autrement nous montrent comment          désorganisé que constitue le corps féminin       (comme le pensait Aristote), à ce que l’on
la médecine actuelle conserve les traces de    « malade », les hommes dans l’histoire et        appelle désormais dans la modernité la
la pathologisation du corps des femmes.        particulièrement dans la pensée philoso-         dépression.
« Nous pouvons les déceler dans les repré-     phique ont su se protéger. L’on pense, sans          Dans cet espace biopolitique, les liens
sentations qu’ont les professionnels de la     trop de difficultés, à tout le discours sur      entre la féminité, les règles et la dépression
santé, et les femmes elles-mêmes, du corps     l’hystérie déjà en cours au temps d’Aris-        sont devenus le lieu d’un investissement
féminin » (Le Blanc, 2004, p. 13), celui-ci    tote et puis, bien sûr, au travail de patho-     financier qui va de pair avec la recherche
mettant en scène les rapports du pouvoir,      logisation de la psyché du « sexe faible »       médicale. Les études montrent que Zoloft®,
du savoir et du désir.                         qu’ont commencé Freud et Breuer et qui           l’antidépresseur, aide les femmes souffrant
   Comme le démontrent les actes du col-       fut poursuivi avec enthousiasme et rigueur       de syndrome prémenstruel. La compagnie
loque organisé par Annie Hubert-Baré en        par la psychanalyse, la psychiatrie et la        pharmaceutique Pfizer qui commercialise
2003, les femmes sont encore de nos jours      pharmacologie modernes. Cette médica-            Zoloft® a financé une étude qui a prouvé
le lieu fantasmatique du pathologique et       lisation du corps féminin va jusqu’à faire       cette hypothèse et l’on peut voir sur le
deviennent donc la cible privilégiée des       de la femme le lieu d’une petite patholo-        site Internet officiel du médicament que
compagnies d’antidépresseurs, d’anxioly-       gie chronique. Les discours actuels sur le       la compagnie Pfizer annonce les vertus du
tiques, d’analgésiques et de somnifères. Si    syndrome prémenstruel, le SPM comme              médicament non seulement pour la dépres-
l’antidépresseur est le médicament prin-       on le dit banalement, tenus par diverses         sion mais aussi pour le syndrome prémens-
cipal demandé par les femmes ou prescrit       instances du biopolitique veulent mettre         truel. La dépression féminine serait alors
par les médecins à celles-ci pour soigner      en évidence, souvent malgré eux, un corps        perçue comme peut-être liée aux hormones
un mal de vivre perçu comme plus parti-        féminin près d’une nature malade, fragile,       et l’antidépresseur, qui se trouve au centre
culièrement féminin, ainsi que le soutient     faite de débordements et pensent la femme        des médicaments pris par les femmes, gué-
Susan Dunlap dans Counseling Depressed         comme le lieu d’un mal à circonscrire qui        rirait un mal de plus en plus flou, de plus
Women (1997), la prise d’antidouleurs et       ne s’exprimerait pas seulement durant les        en plus large. Ce qui n’est pas sans nous
de somnifères de diverses sortes parti-        menstrues, mais durant toute l’existence.        renvoyer à une pensée primitive d’un fémi-
cipent aussi du mode de vie de nombreuses      La femme serait, par sa « matrice », sujette     nin généralement et vaguement malade et
femmes qui tentent ainsi de faire taire leur   à une faiblesse psychique et corporelle.         donc pathologique dans son essence et son
malaise face à la vie. Le corps de la femme    Or, bien loin de détruire cette idée, notre      fonctionnement. Une pilule contraceptive
est donc continuellement sous anesthésie       conception actuelle du temps des règles          destinée à être prise 365 jours par année
psychique et physique, et les antidépres-      s’étend dans un « pré- » ou un « post- »         sans placebo libère les femmes de leurs
seurs ici fonctionnent, comme c’est sou-       menstruel qui finit par durer tout le mois.      règles. Seasonique®, ainsi appelé dans le
                                                                                                monde anglophone, qui a été introduit sur
LES FEMMES DÉPRESSIVES SOUS ANTIDÉPRESSEUR N’ONT PAS, POUR                                      le marché en 2003 et dont on peut consul-
                                                                                                ter le site Internet, permet des règles tous
LA PLUPART, DE MALADIE CHRONIQUE, MAIS UNE INCAPACITÉ PLUS                                      les 84 jours, ce qui constituerait une amé-
                                                                                                lioration de la vie des femmes. Les athlètes
OU MOINS GRANDE À AFFRONTER LES DIFFICULTÉS DE LA VIE QUE                                       avaient déjà ouvert la voie en vantant les
                                                                                                vertus de l’aménorrhée. Une autre pilule
LA PRISE D’ANTIDÉPRESSEURS COMBINÉE À CELLE D’ANTIDOULEURS                                      veut conquérir le marché et faire de tous
                                                                                                les utérus des organes sans fonction quand
ET DE SOMNIFÈRES ANNIHILE EN PLONGEANT L’ESPRIT SOUS INFLUENCE.                                 ils ne sont pas la matrice d’un fœtus. On
                                                                                                peut désormais imaginer que les règles
                                                                                                disparaîtront complètement et sont déjà,
vent le cas à notre époque, en continuité      De même on parle de pré­ménopause et de          selon beaucoup de gynéco­logues, obso-
avec un large spectre de médicaments           postménopause afin de pathologiser le plus       lètes. Elles ne doivent apparaître que dans
dont la principale fonction est d’empêcher     longtemps possible le corps des femmes           l’éventualité de la reproduction. La femme
toutes sortes de douleurs et de peines de      et de vendre des produits et des médica-         aurait le droit de ne pas en avoir et elle
l’âme. Les femmes dépressives sous anti-       ments qui le soulageront de sa condition.        s’en porterait mieux en décidant ainsi de
dépresseur n’ont pas, pour la plupart, de      Cela n’est pas sans rappeler la place que        ses humeurs et en contrôlant celles-ci qui
maladie chronique, mais une incapacité         beaucoup de religions font au corps de           seraient à la source de ses dépressions. Il
plus ou moins grande à affronter les diffi-    la femme. La médicalisation du féminin           suffit que la femme soit toute sa vie sous
cultés de la vie que la prise d’antidépres-    ainsi que Foucault l’a pensée a remplacé         médicament, sous antidépresseur ou sous
seurs combinée à celle d’antidouleurs et de    l’idée de la « femme-tabou ». Entre la pilule,   pilule contraceptive. Or, dans cette pers-
somnifères annihile en plongeant l’esprit      l’antidépresseur, la gym, les vitamines,         pective, le genre féminin relèverait, qu’on
sous influence. En ce sens, c’est bien une     le maquillage et le parfum, la femme se          le veuille ou non, d’une pathologie essen-
même logique d’anesthésie de soi et de         trouve dans un continuum de soins qui            tielle de la femme et d’une norme artifi-
sa douleur de vivre qui préside à la prise     lui permettraient de dépasser sa condition       cielle (un corps sans règle) qu’il faut créer
d’antidépresseurs par les femmes. Il est ici   imaginaire et sociale de malade chronique        grâce aux médicaments ou aux produits
impossible, et il est important de le noter,   et de participer de façon plus efficace à        culturels qui vont permettre aux filles, dès
de distinguer d’un point de vue imaginaire     la société. Il faut sortir le corps féminin      leur plus jeune âge, de sortir de leur état
l’antidépresseur des autres médicaments        de sa nature malheureuse, dépressive et          naturel morbide. L’antidépresseur dans la

FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009                                         22
panoplie médicale qui se donne pour objet        mardi », on découvre la théâtralité ainsi         aux écrivains pour décrire leur person-
le corps féminin est le médicament le plus       que Charcot la met en scène, du corps             nage, mais l’on peut pourtant affirmer que
prescrit. Il permet à la femme de faire taire    féminin hystérique, pathologique. Les             la publicité actuelle joue à Charcot, bien
son mal de vivre qui serait inscrit dans la      images photographiques de la Salpêtrière          qu’elle ne se permette pas de montrer des
fragilité biologique relevée par Hippocrate,     qui nous sont restées témoignent surtout          femmes vraiment malades, pour vendre un
père de la médecine, qui a fondé scienti-        du processus de pathologisation et de             produit. L’éthique et la peur de poursuites
fiquement pour l’époque la faiblesse du          médicalisation du corps. Les psychiatres          judiciaires ne seraient pas seules en cause,
corps féminin. Sous cette nouvelle nor-          de l’époque cherchaient dans l’image              mais il est peut-être impossible de saisir
malité féminine construite par le médi-          des femmes les symptômes corporels de             le visage des femmes ayant des troubles
cament et tout particulièrement par les          la maladie mentale. Ils voyaient dans le          mentaux, le visage des dépressives ne dif-
hormones et l’antidépresseur, serait effacée     corps hystérique une surface de lecture et        férant souvent en rien de celui des autres
la nature malade de la femme et, bien qu’il      d’interprétation du pathologique et l’oppo-       femmes. Or, la publicité doit créer le visage
y ait toujours à craindre au sein du corps       saient au corps construit à l’époque comme        de la détresse psychique, elle doit, comme
féminin l’impossible régulation du morbide       normal. Il s’agissait de saisir par l’objectif,   Charcot a inventé l’hystérie par la photo,
et du pathologique, le processus de sou-         et donc l’objectivité, les manifestations de      dessiner photographiquement le visage qui
mission de la « malade » semble assez bien       la maladie sur le visage et le corps des          souffre, le visage féminin anormal qui s’op-
fonctionner. Il y aurait dans la femme la        hystériques. Charcot photographia des             pose à celui qui serait perçu comme normal
possibilité d’un excès, d’un débordement,        centaines de femmes et tenta, comme               socialement. Le photographique doit nous
de sautes d’humeur et de nombreuses ins-         Lombroso le fit à l’époque pour les crimi-        donner l’illusion qu’il est dans un rapport
tabilités que l’on doit canaliser, dompter       nels, de définir le corps de l’hystérique qu’il   de présentation fidèle aux symptômes et
par l’antidépresseur qui permet de réguler       opposait au corps normal, sain dans une           qu’il n’est pas représentation, art et artifice.
l’esprit.                                        pensée physiognomoniste. Comme on peut            Pour la publicité, il s’agit de mettre en scène
                                                 voir photographiés dans les dictionnaires         une séquence temporelle, deux visages, un
   LA PHOTO ET L’INVENTION                       médicaux et sur Internet une tumeur ou            « avant » et un « après », deux images où les
   DE LA MALADIE                                 un foie d’alcoolique, le corps des hysté­         signes de la normalité et de la maladie se
    Or, lorsqu’il s’agit de campagne de publi-   riques devait rendre compte de la maladie.        feront écho dans leur différence.
cité pour les médicaments, il faut dissocier     On imaginait distinguer une femme saine
très clairement la maladie de la norma-          d’une femme malade en la regardant sur               MADAME PATHOLOGIE
lité et surtout donner un corps, c’est-à-        une photographie, comme on fait pour un              ET MADEMOISELLE LA NORME :
dire mettre en scène deux imaginaires            poumon, dans les radiographies ou écho-              L’IMAGE PUBLICITAIRE
(l’un sur la maladie mentale et l’autre sur      graphies. Charcot ne voyait pas son travail          DE LA DÉPRESSION
la santé) très distincts et pourtant com-        comme artistique. Il écrivait ces mots pour           Imaginons donc ici, comme on le voit
plémentaires. Il s’agit d’être capable de        le moins troublants :                             souvent dans les publicités d’antidépres-
figurer ces deux concepts du normal et              Il semble que l’hystéro-épilepsie              seurs, deux photos, deux visages de femmes,
du pathologique de telle sorte que ceux-ci          n’existe qu’en France et je pourrais           qui ne font pas partie d’une séquence réelle
soient parfaitement clairs et opposés dans          même dire et on l’a dit quelquefois,           « avant-après » et que le lecteur ici a vues
des images. Comme le pensait le philo-              qu’à la Salpêtrière, comme si je l’avais       d’une façon ou d’une autre même s’il ne
sophe Canguilhem (2005), la santé reste             forgée par la puissance de ma volonté.         les a pas remarquées. Il s’agit des arché-
un concept normatif et de portée propre-            Ce serait chose vraiment merveilleuse          types féminins dans la représentation de
ment philosophique, qui est donc construit          que je puisse ainsi créer des maladies         la maladie et de la santé. Le visage de la
par le discours social, comme le sont les           au gré de mon caprice et de ma fantai-         maladie, « Madame Pathologie », de toute
notions de normal et de pathologique qui            sie. Mais à la vérité, je ne suis absolu-      dame dépressive que l’on peut retrouver
ne peuvent s’appréhender sans une idéolo-           ment là que le photographe ; j’inscris         dans les annonces publicitaires pour les
gie. Or, la publicité des médicaments doit          ce que je vois… (Didi-Huberman,                antidépresseurs ne peut être perçu comme
présenter une image du pathologique et la           1982, p. 32)                                   malade que parce qu’il vient défaire une
construire selon des règles sociales. Dans          Cette étonnante déclaration renvoie à          norme qui le définit et qui, pour nous,
la publicité, on n’est pas dans la simple des-   ce que pourrait être « l’invention » d’une        s’incarne dans le visage de celle que nous
cription de symptômes à travers laquelle         maladie et elle pose le rapport intime            appellerons « Mademoiselle la Norme »
une patiente pourrait se reconnaître : perte     et fort de cette maladie à l’image. Didi-         que l’on pourrait retrouver dans la publi-
d’appétit, tristesse, idées suicidaires, etc.    Huberman fait prendre conscience de la            cité de beaucoup de produits de beauté.
(si l’on suit le DSM-IV). En fait, l’histoire    véritable systématisation de l’application        Dans le cas de Mademoiselle la Norme, ce
de la photographie dans la pensée de la          de ce nouveau médium qu’est la photo-             ne sont certainement pas les statistiques
santé mentale aurait beaucoup à nous             graphie et la mise en place d’une réelle          qui rendent ce visage conforme à la nor-
apporter ici dans notre compréhension            volonté de penser une méthode : « Mais            malité qu’il propose, mais c’est bien plutôt
de l’invention du visage de la dépres-           la grande manufacture d’images, ce fut            l’idéal de beauté occidentale, jeune, lisse,
sion par les compagnies publicitaires.           encore la Salpêtrière. La fabrication y           blanc et sans marque de sa propre histoire.
Georges Didi-Huberman, historien d’art,          fut méthodique et presque théorisée […].          La norme idéale ici est amnésie, efface-
dans son livre L’invention de l’hystérie         C’est ainsi que la pratique photographique        ment du temps sur le visage lisse, trop lisse,
(1982), raconte et interroge les pratiques       accéda tout à fait à la dignité d’un service      sur le corps qui a effacé le poids de son
qui eurent lieu à la Salpêtrière, du temps       d’hôpital » (Didi-Huberman, 1982, p. 47).         existence, qui est décorporalisé comme
de Charcot au xix e siècle, à la naissance       Puisqu’il ne semble pas y avoir d’études sur      le suggère Elizabeth Grosz (1994) dans
de la psychiatrie moderne. À travers les         le sujet, il est difficile de savoir combien      son analyse des représentations dans la
« présentations » de malades, de femmes en       la psychiatrie actuelle doit encore ou non        pensée philosophique et sociale du corps
crise que Charcot montre à ses étudiants         à la physiognomonie ou à la morphopsy-            des femmes qui est, selon elle, trop souvent
en médecine lors des célèbres « leçons du        chologie des xviiie et xix e siècles si chères    montré comme désincarné, sans texture.

                                                                       23                                                 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009
S’il est vrai qu’une anomalie, « variation   a rien d’inscrit, où aucune histoire ne s’est    Or, le pathologique ici n’est pas montré,
individuelle sur un thème spécifique », ne       déposée et où la lumière est omniprésente,       comme c’est le cas dans les annonces
devient pathologique que dans un rapport         surtout si on oppose cet éclat à l’obscurité     publicitaires, comme nous venons de le
avec un genre de vie, le problème du patho-      de la photo de Madame Pathologie. Le             montrer, par une mise en scène du vieillis-
logique chez l’humain ne peut pas rester         sourire respire la blancheur, la clarté des      sement et par une théâtralisation d’un mal
strictement biologique. Comme l’a montré         yeux perce l’image, le blanc et la propreté      qui renvoie à un imaginaire christique ou
Canguilhem et à sa suite Foucault, le nor-       de la face joyeuse sont là pour nous ren-        encore à une imagerie de la détérioration
mal et le pathologique sont deux construc-       voyer à une image de bonheur normal,             du corps. Ici, le pathologique est inscrit
tions idéologiques qui n’existent que dans       sans tâche. Rien ne vient marquer cet            dans la beauté même, dans l’attrait sexuel
le rapport de l’une à l’autre. Or ce que         esprit ni ce corps. La photo de la norme,        que constitue le corps de la starlette et c’est
la publicité fait croire, c’est que l’anoma-     de la beauté est minimaliste, propre alors       en cela qu’il nous semble intéressant de
lie est simplement biologique, et que le         que celle de Madame Pathologie était             l’étudier afin de voir comment s’articule le
biologique s’appréhende directement par          encombrée de motifs, d’un « trop-à-voir »        pathologique dans un corps qui représente
l’image, que l’anomalie mentale est appa-        qui donne une impression de chaos. Alors         le sexuel et la vigueur du désir.
rente, manifeste qu’elle est, en quelque
sorte une anomalie esthétique, une prise
                                                  L’IMAGE DE LA PLAYMATE EST CONSTRUITE COMME ÉTANT À LA FOIS
en charge inadéquate de son corps, une
faute de goût à laquelle l’antidépresseur,
                                                             CELLE D’UNE BELLE FILLE SAINE ET CELLE, PLUS TROUBLANTE,
designer de l’âme, peut remédier.
    Sur le corps de celle qui incarnerait
                                                  D’UNE GRANDE DÉPRESSIVE, CONSOMMATRICE D’ANTIDÉPRESSEURS.
pour la société Madame Pathologie et que
l’on retrouve dans certaines publicités
d’antidépresseurs, il n’y a que des traces,      que Madame Pathologie est accablée par le            Le 8 février 2007, lorsque la chaîne de
des marques, une surenchère de lignes            poids de la vie et que ses yeux ­s’affaissent,   télévision américaine CNN, en la per-
qui font référence à un passage du temps         Mademoiselle la Norme, elle, a les yeux          sonne du journaliste Wolf Blitzer, annonce
qui n’arrive pas à être discret. La maladie      qui regardent en l’air, les coins des lèvres     qu’Anna Nicole Smith a été retrouvée
mentale est représentée par des signes de        qui remontent dans un large sourire et           morte dans la chambre 607 du Seminole
vieillissement. Les troubles et pathologies      tout son visage est déjà un facelift, au sens    Hard Rock Hotel and Casino à Hollywood
de l’âme deviennent ici synonymes d’avan-        premier du terme. Rien ne vient ternir le        en Floride, il est évident pour tous que la
cée en âge, d’histoire personnelle lisible à     léché du visage et le glacis de l’image. Si la   cause du décès de l’ex-playmate ne peut
même la peau. Les rides, les pattes d’oie,       santé a pu être construite et comprise par       être que l’overdose. L’autopsie confirmera
les yeux tombants, les cheveux emmêlés et        Canguilhem comme innocence organique,            que le corps de la jeune femme de trente-
mal coiffés de la dame sont là pour garantir     comme silence des organes, le visage de          neuf ans contenait neuf types de médica-
que la maladie est avant tout une marque         Mademoiselle la Norme est là pour témoi-         ments, dont plusieurs antidépresseurs que
sur le corps. Le pathologique pourrait           gner du silence de l’image qui n’a rien à        différents médecins auraient prescrits à
alors se confondre avec un vieillissement        montrer que le blanc et la lumière qu’elle       Anna Nicole Smith ou encore à son com-
prématuré et une mauvaise hydratation            capte. En d’autres termes, par la photo-         pagnon et avocat Howard K. Stern. Si cer-
de la peau. La couronne d’épines que             graphie de Madame Pathologie, il serait          tains journalistes ont tenté d’alimenter la
l’on peut voir esquissée sur la tête de la       suggéré que le visage féminin malade est         rumeur du suicide ou encore du meurtre,
dépressive dans une publicité récente de         le visage du vieillissement, de l’histoire       le coroner dissipera vite les soupçons à
médicaments contre la dépression relève          auquel le médicament, tout comme un              l’égard des intéressés dans l’éventuel héri-
de l’imaginaire catholique du Christ qui         produit de beauté, peut remédier. L’image        tage de Smith et conclura à l’accident.
porte sa croix, tandis que les abeilles qui      doit en quelque sorte venir condenser les            Depuis de nombreuses années, Anna
entourent le visage de la dame en détresse       symptômes, leur donner vie dans un corps         Nicole Smith prenait des antidépresseurs
fonctionnent sur un mode métaphorique            qui parle la dépression. L’image doit tenir      et des médicaments de toutes sortes pour
qui permet de penser à des araignées au          lieu de discours sur la maladie et donner        soigner son malaise profond face à la vie.
plafond, ou encore à des bourdonnements          envie de se sortir de ce corps malade, de        De ce désir d’anesthésie de soi, Smith ne
dans la tête. Le vêtement noir de la malade      faire quelque chose et surtout de prendre        pouvait se cacher. Souvent elle était appa-
tient autant de la tunique du pénitent du        des antidépresseurs.                             rue dans divers shows télévisés à travers
Moyen-Âge que de la camisole de force.                                                            le monde, sous l’influence d’une combinai-
Le visage ici est un jardin où tout pousse          LE CAS ANNA NICOLE SMITH :                    son de médicaments, ayant du mal à termi-
sans contrôle, les cheveux, les rides. Une          L’OVERDOSE DE LA BELLE FILLE                  ner ses phrases ou même à se tenir debout,
nature rebelle, pléthorique. La photo ici            Il sera ici question d’analyser un visage,   tout en parvenant pourtant à caresser
n’est en rien réaliste : elle est représenta-    celui d’une starlette américaine, qui a pu       son corps dans des gestes provocateurs,
tion du secret de l’âme. La maladie, l’état      récemment incarner le pathologique fémi-         machinaux. Sa dépression et sa toxico-
pathologique est la perte d’une norme dans       nin dans les médias, puisque cette jeune         manie étaient pour tous recouvertes par
la mesure où elle a quelque chose d’une          femme est morte involontairement d’une           une nymphomanie que Smith visiblement
vie réglée par des normes inférieures ou         overdose de médicaments et d’abus de             ne contrôlait plus. En février 2007, Smith
dépréciées du fait qu’elles interdisent à        consommation d’antidépresseurs. Il s’agit        souffrait d’un abcès à l’arrière-train qu’elle
la dame la participation active et aisée,        à travers cette analyse de comprendre ce         soignait avec des antidépresseurs, des
génératrice de confiance et d’assurance,         qu’il en est de la construction du normal et     analgésiques et des somnifères. Depuis la
à un quotidien qui était antérieurement          du pathologique dans l’image d’une femme         mort de son fils, en septembre 2006, Smith
le sien et qui reste permis à d’autres, à        sous médicament, censée réveiller le désir       était encore plus dépressive qu’à l’ordi-
Mademoiselle la Norme, par exemple.              sexuel puisqu’elle fut playmate et vécut de      naire. Elle venait de donner naissance à
Celle-ci a un visage lisse, sur lequel il n’y    l’exposition de son corps dans les médias.       une petite fille dans une clinique privée des

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Bahamas. C’est lors de la visite à sa mère et   par la prise incontrôlée d’antidépresseurs        dans le secret de polichinelle que consti-
à sa petite sœur, bébé naissant, que le fils    et par la possibilité de mourir sur une table     tuent leurs dépressions respectives, leurs
d’Anna Nicole, Daniel Wayne Smith, âgé          d’opération, pour doter leur corps de gros        ingurgitations quotidiennes de substances
de 20 ans et né d’un premier mariage de         seins. Il est donc possible d’affirmer que le     chimiques ou encore dans les abus psycho-
Smith, s’est assoupi dans un fauteuil et est    médicament et l’overdose participent dans         logiques ou physiques qu’elles subissent de
mort d’une overdose de Zoloft®, Lexapro®        les images de ces femmes au désir construit       toutes parts.
et de méthadone, préfigurant ainsi la mort      par les médias et le discours social pour             Comme l’a montré Beth Ann Bassein
de sa propre mère, quelques mois plus tard.     les pin-up, ainsi que Marilyn Monroe et           (1984), la femme dans la culture occi-
    Comme Marilyn Monroe, à qui elle            Anna Nicole Smith les ont incarnées. Le           dentale est liée à la mort et le désir que
avouait vouloir ressembler, Smith don-          médicament fait partie intégrante de la           ses représentations provoquent est sou-
nait l’image de la blonde décolorée, pul-       nature de la pulsion éprouvée pour ces            vent fondé dans cette association entre la
peuse et jouissive, de la grande Américaine     femmes, il participe à ce qui attire chez         sexualité féminine et la capacité de (se)
sortie de son bled du Sud, qui arrive à         celles-ci, dépossédées du contrôle de leur        donner la mort. L’image de la playmate
réussir dans la vie en jouant de son phy-       corps et vivant sous influence. C’est tout        est construite comme étant à la fois celle
sique extraordinaire et en commençant           aussi bien l’anesthésie que la surexcita-         d’une une belle fille saine et celle, plus
par poser nue. Pourtant ce corps de rêve,       tion du corps féminin, que le médicament          troublante, d’une grande dépressive,
porteur de grands fantasmes, de promesses                                                         consommatrice d’antidépresseurs. La
de plaisir et de performances sexuelles,                                                          playmate, dans son corps et son visage
                                                   L’ANTIDÉPRESSEUR, DESTINÉ
ne pouvait dans l’imaginaire collectif                                                            sous influence, renvoie donc à cet imagi-
qu’être gonflé au silicone ou contrôlé et                                                         naire de la mort analysé par Bassein. Mais
                                                     PLUS PARTICULIÈREMENT
mû par les médicaments : somnifères,                                                              tout en promettant une pulsion érotique de
anxiolytiques et antidépresseurs. Sous la                                                         mort, la playmate affiche dans son image
                                                 AUX FEMMES, LUI, FONCTIONNE
chair blanche abondante, saine, texane                                                            de femme pulpeuse une pulsion de vie,
de celle qui fut la playmate de 1993 et                                                           une sexualité tout à fait vivante. Il faut
                                                     DANS NOTRE IMAGINAIRE
l’égérie pulpeuse des jeans Guess, l’idée                                                         ici penser en quoi le fantasme sexuel le
d’une féminité sous influence, totalement                                                         plus commun, celui sur la playmate, est
                                                   SUR LE SEX-SYMBOL COMME
reconstruite par diverses chirurgies et sur-                                                      soutenu par la pulsion de la voir mourir
tout mortifère, donnait vraisemblablement                                                         en direct ou presque (comme c’est le cas
                                                   UNE SOUMISSION DU CORPS
à l’attrait sexuel d’Anna Smith un « je-ne-                                                       dans les snuff movies, ces films clandes-
sais-quoi » de bien honteux, de fragile qui                                                       tins contenant les images de sévices et de
                                                   À UNE SUBSTANCE QUI REND
galvanisait les foules et les rendait folles                                                      meurtres qui se prétendent réels), de la
de convoitise. Anna Nicole Smith n’était                                                          sentir perdre le contrôle d’elle-même, ce
                                                   PARADOXALEMENT LE DÉSIR
qu’un corps, qu’une bombe sexuelle, une                                                           qui la conduirait à s’éteindre devant son
bombe à retardement pour elle-même. Son                                                           public, paralysée ou surexcitée, incarnant
                                                 FÉMININ, DÉJÀ SI PEU MAÎTRISÉ,
aspect pathologique de fille hystérique,                                                          ainsi tous les fantasmes sexuels à la fois.
dépressive, suicidaire participait au désir                                                       Il y aurait en la playmate sous influence
                                                          TOTALEMENT FOU.
éprouvé pour elle, comme si pour plaire                                                           la représentation d’un « mourir-de-plaisir »
à tous, Smith devait être au plus proche                                                          involontaire, vécu sous la forme la plus
de l’overdose, de la mort sur une table          procure fantasmatiquement à ces femmes           mensongère. Le désir voyeur social est ici
d’opération pour une centième chirurgie          privées d’un contrôle sur leur corps et sur      entretenu par le médicament qui devient le
plastique, ou encore dans un processus           leur âme, qui échaufferaient les esprits         symbole de ce qui permettra au fantasme
extrêmement morbide.                             et les sens. Il faut noter ici que d’autres      de mort de s’accomplir jusqu’au bout. Il
    En nous appuyant sur cette idée, déve-       playmates succombèrent à une overdose :          s’agira de voir la playmate s’abîmer dans
loppée par Foucault, de pathologisation         Willy Rey qui fut la playmate du mois de          son overdose, dans sa « jouissance » qui la
du corps féminin, objet du regard médical       février en 1971, Lisa Bridges sur laquelle        conduira à la mort… Le médicament est
et du biopolitique, il est possible d’affir-    nombre d’acheteurs du magazine Playboy            en quelque sorte ce que la sex symbol a
mer que ce qui plaisait dans le visage et       purent fantasmer durant le mois de sep-           et ce que les autres femmes n’ont pas : la
tout le corps d’Anna Nicole Smith (et plus      tembre 1996 ou encore Paige Young, objet          capacité d’être vivante et morte, toujours
largement dans l’image de tout sex sym-         des rêves du mois de novembre 1968,               sous la menace fabuleusement excitante
bol féminin), c’était son lien à sa maladie     connurent le même sort qu’Anna Nicole.            pour les autres de sa fin.
psychique et à sa mort possible, toujours       Or, on a tendance à penser que c’est la vie           Pour le corps des hommes à l’heure
imminente. En effet, tout se passe comme        de ces femmes qui les aurait conduites à          actuelle, l’imaginaire du médicament et la
si ce que Foucault et Didi-Huberman avan-       la mort. Celle-ci serait accidentelle, mais       recherche dans les compagnies pharma-
çaient sur la construction de la maladie        banalisée dans un parcours, somme toute,          ceutiques laisse plus de place au Viagra®
féminine permet de penser que le regard         ­dangereux.                                       qu’à l’antidépresseur ou à l’analgésique,
médical et plus largement le regard social                                                        comme si la psyché et le corps masculins
trouvent dans la maladie le lieu même de           LE MÉDICAMENT ET LE DÉSIR                      n’avaient pas de problème autre que dans
l’ancrage non seulement du savoir ou de            Il semble important de penser la nature        le fonctionnement de l’organe sexuel,
la pulsion scopique mais aussi du désir.        même du désir que la société éprouve pour         comme si la recherche pharmaceutique
Ce n’est pas la santé ou l’énergie sexuelles    ces filles sexualisées à outrance. Il faut voir   ne pouvait se débarrasser de l’imaginaire
proposées dans les images qui garantissent      que dans le sexuel ici, c’est bien la mort qui    social qu’elle reprend à son compte tout
ici l’efficacité du fantasme que déclenchent    attire ou encore l’hébétement d’un corps          en le fondant. Or, ce médicament, s’il met
les playmates, mais bien la représentation      qui ne s’appartient pas et d’un esprit sous       sous influence, garantit pourtant une maî-
d’un rapport à la maladie, à la dépression      influence. Or cette mort, ces femmes de           trise des fonctions érectiles de 24 heures
et au suicide que ces femmes entretiennent      rêve la portent de façon un peu cryptée           et donne aux hommes un pouvoir de

                                                                      25                                               FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009
contrôle sur leur sexualité. Le Viagra® ne      plus dangereuses pour les hommes et ne           « malades », des dépressives nymphomanes
fonctionne pas comme une dépossession           deviendraient qu’une menace pour elles-          que l’on peut regarder sans danger parce
du corps, mais bien comme une (re)prise         mêmes, dans l’overdose ou le suicide.            qu’elles ne feront du mal qu’à elles-mêmes.
en charge de sa propre libido (on pourra            Le visage et le corps de Marilyn Monroe,        Et là-dessus, sur ce suicide possible des
avoir une érection quand on le voudra). Il      tels qu’ils sont passés à l’histoire, doivent    plus belles filles, l’antidépresseur veille.
est construit et vendu comme un pouvoir         présenter une domestication de la pulsion
et donnerait à l’homme ce qui lui revient       sexuelle brute que les soins du corps, qui          BIBLIOGRAPHIE
de droit. L’antidépresseur, destiné plus        vont de la décoloration des cheveux au              BASSEIN, B.A. (1984). « Women and death :
particulièrement aux femmes, lui, fonc-         maquillage, symbolisent. Rappelons que              Linkages in Western thought and litera-
tionne dans notre imaginaire sur le sex-        Marilyn Monroe, si elle dormait nue, dans           ture », Contributions in Women’s Studies,
symbol comme une soumission du corps            un état de nature, était toujours couverte,         no 44, Greenwood Press.
à une substance qui rend paradoxalement         publicité oblige, de son parfum Chanel              BORDO, S. (2003). Unbearable Weight :
le désir féminin, déjà si peu maîtrisé, tota-   numéro 5. La nature féminine sexuelle,              Feminism, Western Culture and the Body,
lement fou. Comme le montre Nicoletta           euphorique et dépressive à la fois, doit            University of California Press.
Diasio dans Figures du dédoublement et          être domptée par la culture, par la marque          CANGUILHEM, G. (2005). Le normal et
sexualité de l’homme en Italie (Méchin          sociale que constituent entre autres le par-        le pathologique, augmenté de Nouvelles
et al., 2001, p. 87-104), l’apparition du       fum et, bien sûr, l’antidépresseur.                 réflexions concernant le normal et le patho-
                                                                                                    logique, PUF/Quadrige.
Viagra® souligne une différence sexuelle            Or, c’est au pathologique ou au nor-
dans l’imaginaire sur la médication des         mal féminins qu’en appellent le corps               DIASIO, N. (2000). « Figures du dédouble-
corps et sur la construction des genres,        d’Anna Nicole Smith ou encore celui des             ment et sexualité de l’homme en Italie »,
                                                                                                    dans C. MÉCHIN, I. BIANQUIS-GASSER
de la sexualité et du mal de vivre. La prise    playmates. Les femmes, qui posent nues
                                                                                                    et D. LE BRETON (dir.), Le corps, son
de médicaments chez les hommes et les           et qui exhibent une féminité exacerbée,             ombre et son double : Nouvelles études
femmes renvoie à des imaginaires sexuels        parviennent à brouiller dans le fantasme            anthropologiques, Éditions L’Harmattan.
et identitaires très constrastés.               social sur elles les termes de normal et            DIDI-HUBERMAN, G. (1982). Invention
    Or, grâce à l’antidépresseur, le dan-       de pathologique. Ce qui est en jeu avec             de l’hystérie, Éditions Macula.
ger que constituerait la sexualité anar­        les images de ces filles pulpeuses du Sud
                                                                                                    DUNLAP, S. (1997). Counseling Depressed
chique des filles des rêves n’existe plus       des États-Unis que sont Anna Nicole                 Women, Westminster, John Knox Press.
que pour elles-mêmes. La nymphomanie            Smith ou Marilyn Monroe, c’est que la
                                                                                                    FOUCAULT, M. (1994). Dits et écrits, vol. 2,
qui réveillerait des fantasmes de femme         girl next door, la fille la plus commune, la        Gallimard.
prédatrice, de vagina dentata menaçants,        plus normale peut aussi être le lieu d’un
                                                                                                    GROSZ, E. (1994). Volatile Bodies : Toward
est ainsi domestiquée. La femme sous            érotisme et d’une sexualité débridés que
                                                                                                    a Corporeal Feminism. Theories of Repre-
influence est sexuelle, mais sa libido est      le médicament exacerbe et calme d’un                sentation and Difference, Allen & Unwin.
sous le contrôle des médicaments. C’est         même mouvement. Si, pour le commun
                                                                                                    HOFFMAN, P. (1995). La femme dans la
le fantasme d’un « viol doux » (si une telle    des femmes, l’antidépresseur endormirait
                                                                                                    pensée des lumières, Slatkine.
chose existe…) qui devient alors très puis-     la pulsion sexuelle et destructrice de soi,
sant. La playmate crée une image où elle        pour la playmate, ce médicament parvient            HUBERT-BARÉ, A. (2004). Corps de
                                                                                                    femmes sous influence : questionner les
peut être violée sans résistance, puisque       à avoir un double effet, celui d’anesthésier
                                                                                                    normes. Actes du symposium organisé par
de toute façon elle ne sera pas totalement      le sexuel et celui de le réveiller, de le por-      l’Observatoire Cidil des habitudes alimen-
présente à elle-même. Elle resterait pour-      ter à son paroxysme. Dans ce paradoxe               taires, le 4 novembre 2003 au Palais de la
tant complètement participante au rapport       que constitue le médicament pour la play-           Découverte à Paris, vol. 10, Les cahiers de
et au plaisir.                                  mate, ce sont une docilité et une pulsion           l’Ocha.
    Or, ce fantasme d’un « viol consenti »,     folles qui s’exerceraient simultanément.            LE BLANC, J. (2004). L’archéologie du
fantasme basé sur un désir contradictoire,      On peut alors rêver au « viol doux » de             savoir de Michel Foucault pour penser le
on le retrouve encore dans l’utilisation        la tigresse, à des ébats avec une fille à la        corps sexué autrement, Editions L’Harmat-
des date rape drugs, qui permettent à cer-      fois extrêmement nymphonane et pour-                tan.
tains criminels d’utiliser le corps plus ou     tant totalement absente à soi. En ce sens,          SEASONIQUE (2009). Site Internet,
moins consentant de filles dont l’esprit est    l’image des grandes déprimées et utilisa-           , consulté
pour un temps anéanti. Le drug facilita-        trices d’antidépresseurs que furent Monroe          le 2009-11-17.
ted sexual assault permet de penser que         ou Smith sont à l’opposé des figures du             SULEIMAN, S. (1986). The Female Body in
le corps féminin sous influence retrouve        monde de la publicité des médicaments               Western Culture : Contemporary Perspecti-
                                                                                                    ves, Harvard University Press.
une sexualité docile à laquelle le mauvais      puisque leur image et leur corps parfaits ne
esprit des femmes ou encore le féminisme        peuvent constituer la séquence d’un récit           ZOLOFT (2009). Site Internet, , consulté le 2009-11-17.
fantasme de meurtre qui s’exerce là dans        féminine. Le corps de Marilyn ou de Smith
ce viol pernicieux. Il y a là une mise à mort   est beau parce qu’il est, dans un certain
de l’autre, de la femme que l’on possède        type d’imaginaire social, bourré de médi-
en son absence, sans qu’elle y soit vrai-       caments, sous influence d’antidépresseurs,
ment présente, comme si elle était à la fois    donc sans maîtrise et parce que le normal
morte et vivante. De la même façon, dans        et le pathologique s’y recoupent, s’y che-
un certain imaginaire social, les médica-       vauchent, tout comme la fougue et la honte
ments neutraliseraient une sexualité fémi-      du désir que ces femmes inspirent.
nine menaçante, débordante, insatisfaite            Or ce qui compte ici, c’est que ce désir
et permettraient une domestication de la        menaçant qui vient chercher celui du spec-
libido d’Anna Nicole Smith et de toutes         tateur ne soit jamais qu’autodestructeur.
les autres. Ainsi, ces femmes ne seraient       On sait bien que les playmates sont des

FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009                                          26
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