Littérature étrangère - Nuit blanche

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Littérature étrangère - Nuit blanche
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Nuit blanche

Littérature étrangère

Number 55, March–April–May 1994

URI: https://id.erudit.org/iderudit/19575ac

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Publisher(s)
Nuit blanche, le magazine du livre

ISSN
0823-2490 (print)
1923-3191 (digital)

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(1994). Review of [Littérature étrangère]. Nuit blanche, (55), 17–21.

Tous droits réservés © Nuit blanche, le magazine du livre, 1994         This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
                                                                        (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
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                                                                        This article is disseminated and preserved by Érudit.
                                                                        Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal,
                                                                        Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
                                                                        promote and disseminate research.
                                                                        https://www.erudit.org/en/
Littérature étrangère - Nuit blanche
échos qui se répondent d'un
 E T R A N G E R E                                                            l-ranç l                            chapitre à l'autre, le roman
                                                                            Jpn* °7^lala
                                                                                    ******                        épouse la forme
                                                                                                                  planche contact dont chaque
                                                                                                                                              d'une

                                                                                                                  image révèle un détail, une
                                                                                                                  partie de l'ensemble, mais
                                                                                                                  dont l'ensemble lui-même
                                                                                                                  échappe au regard. Et l'on
                                                                                                                  sent chez Patrick Modiano le
                                                                                                                  même souci de bien cadrer
                                                                                                                  son sujet, de s'en approcher
                                                                                                                  sans le braquer, de le capter
                                                                                                                  tel qu'il est, ou plutôt tel qu'il
LA VUE RETROUVEE                                                                                                  le perçoit : « Il pensait qu'un
Jaan Kross                                                                                                        photographe n'est rien, qu'il
Trad. de l'estonien                                                                                               doit se fondre dans le décor et
par J.-L. Moreau                                                                                                  devenir invisible pour mieux
Robert Laffont. 1993,                                                                                             travailler et capter — comme
299 p.; 37,50$                                                                                                    il disait — la lumière natu-
                                                                                                                  relle.»
L'Estonien Jaan Kross, au-
teur du remarquable Départ                                                                                            Et toujours chez Patrick
du Professeur Martens (Ro-                                                                                        Modiano cette petite mu-
bert Laffont, 1990) — il a ac-                                                                                    sique discrète qui porte à rê-
cédé depuis au statut mérité                                                                                      ver, à s'abandonner au seul
de « nobélisable » —, gardait                                                                                     pouvoir des mots.
en veilleuse ces sept nouvelles                                                        PATRICK MODIANO                      Jean-Paul Beaumier
rédigées entre 1979 et 1982
qu'il ne publia, dans leur ver-                                                       Chien
sion originale, qu'en 1988.                                                        de Printemps
Les textes sont regroupés ici
non pas suivant l'ordre chro-                                                                                     JEAN-JACQUES ET LE PLAISIR
                                                        _...«> vw f ° s l                                         Françoise Lalande
nologique de leur rédaction,
mais selon la progression                                                                                         Belfond, 1993,189 p.; 25,95$
temporelle du récit qu'en-                                                                                        Pourquoi Françoise Lalande
semble ils composent. De l'un                                                                                     s'est-elle attachée à raconter
à l'autre une seule voix se fait   toire est trop forte, l'oppres-                                                l'enfance de Jean-Jacques
entendre, celle de Peeter
Mirk, qui raconte certains
épisodes bouleversants d'une
                                   seur trop vicieux, le destin
                                   inéluctable. Seule la dernière
                                   nouvelle offre un espoir, celui
                                                                                                 I
                                                                                   É D I T I O N S   DU   SEUIL
                                                                                                                  Rousseau, alors que l'écrivain
                                                                                                                  lui-même a retracé cette pé-
                                                                                                                  riode de sa vie dans le Livre I
existence perturbée, depuis        de voir certains individus, un                                                 des Confessions ? Peut-être se
l'enfance jusqu'à l'âge adulte,    peuple tout entier, souffrant                                                  demande-t-elle qui lit encore
par la guerre et l'occupation.     d'un « obscurcissement de la                                                   les Confessions ! On imagine
Peeter Mirk, bien sûr, c'est       vue », recouvrer enfin la vi-                                                  qu'elle a longuement fré-
pour beaucoup Jaan Kross           sion. Alors, tout autant que             lui. » Ainsi s'amorce la lente        quenté les écrits de Jean-
lui-même qui, par son œuvre        son talent, c'est la prescience          remontée dans le temps, l'en-         Jacques Rousseau, qu'elle le
à la fois poétique et roma-        étonnante de Jaan Kross qui              quête, quasi policière par mo-        connaît et l'apprécie. Mais
nesque, qu'il qualifie d'« au-     nous fascine.                            ments, menée par le narra-            elle n'écrit pas une biogra-
tobiographique élargie », té-                                               teur dès lors qu'il entreprend        phie, elle écrit un roman, qui
moigne, à travers le destin                     Catherine Sensal            de nous relater l'histoire de         donne vie aux faits relatés
individuel de ses person-                                                   ce photographe de presse              dans les Confessions, en pre-
nages, du sort infligé à toute                                              rencontré par hasard dans un          nant pour cadre le climat de
une nation au cours de ce                                                   café de la place Denfert-             l'époque, les caractéristiques
siècle.                            CHIEN DE PRINTEMPS                       Rochereau quelque trente              bien particulières de la fa-
    Depuis le grand-père obs-      Patrick Modiano                          ans plus tôt. La photo du nar-        mille d'Isaac Rousseau, le pu-
tiné, en butte à un adminis-       Seuil, 1993,120 p.; 23,95$               rateur prise ce jour-là, accom-       ritanisme de Genève et le
trateur borné, jusqu'aux pri-      D'abord, quel beau titre!                pagné d'une amie, agit                contrôle sévère exercé par le
sonniers des geôles russes, en     Chien de printemps. À la me-             comme détonateur du récit,            Consistoire sur les calvinistes
passant par les camarades qui      sure des fausses promesses               comme prétexte à sonder le            de la ville. À se demander
cherchent à fuir vers la Fin-      des morsures laissées par les            temps dans une ville qui nous         même si elle n'a pas contrôlé
lande pour éviter l'embriga-       souvenirs du passé. Chien de             paraît presque immuable. À            son écriture pour rester dans
dement dans les forces d'oc-       printemps, une expression à              la manière d'un puzzle, les           l'esprit du XVIIL siècle qu'a
cupation, les personnages de       l'image de Francis Jansen                chapitres s'imbriquent les uns        connu Jean-Jacques Rous-
Jaan Kross connaissent tous        dont le narrateur cherchera à            dans les autres, sans nécessai-       seau (1712-1778). Miracle,
une fin tragique. Le jeune         nous restituer l'histoire et, ce         rement respecter une logique          elle nous pousse à fouiller
Mirk, quant à lui, peut-être       faisant, il nous livrera la              d'ensemble, pourcerner ici le         dans de vieux manuels sco-
parce que survivant à tout, est    sienne.                                  visage d'un inconnu et, au-           laires pour retrouver des
tenaillé par la culpabilité,           «J'ai connu Francis Jan-             delà des apparences phy-              textes de l'écrivain!
sentiment qui revient de fa-       sen quand j'avais dix-neuf               siques, d'un homme qui de-                Quels sont les traits les
çon lancinante dans presque        ans, au printemps de 1964, et            meure insaisissable, inacces-         plus frappants de l'enfance de
tous les récits: aurait-il dû?     je veux dire aujourd'hui le              sible. Par son découpage, son         Rousseau? D'abord, la pas-
aurait-il pu? Et si? Mais l'his-   peu de choses que je sais de             rythme et par les multiples           sion de la lecture. Il apprend •

                                                                                                                               NUIT BLANCHE 17
Littérature étrangère - Nuit blanche
toire de l'Inde du XX e siècle
 E T R A N G E R E                                                                               qui fait ici office de fil con-
                                                                                                 ducteur. C'est donc l'Histoire
                                                                                                 de la domination anglaise,
                                                                                                 des actions non violentes de
                                                                                                 désobéissance civile inspirées
                                                                                                 et animées par Gandhi, de la
                                                                                                 partition de territoires entre
                                                                                                 l'Inde et le Pakistan qui sera
                                                                                                 un état musulman, de P Indé-
                                                                                                 pendance et de l'arrivée au
                                                                                                 pouvoir de Nehru en 1947 et,
                                                                                                 plus tard, de sa fille Indira
                                                                                                 Gandhi. Il est d'ailleurs rela-
                                                                                                 tivement aisé d'identifier les
à lire en jouant avec des                                                                        personnalités indiennes que
plaques de bois sur lesquelles                                                                   l'auteur fait évoluer sous
des lettres sont dessinées. Il y                                                                 d'autres noms. Le texte s'ins-
a beaucoup de livres dans la                                                                     pire aussi de récits plus an-
maison! Sa mère lisait tous                                                                      ciens, du Mahabharata, vaste
les jours, à voix haute, dans                                                                    poème épique qui sert encore
l'atelier d'horloger où travail-                                                                 de référence à la pensée in-
lait son époux; elle partageait                                                                  dienne contemporaine. Le
aussi ses lectures avec ses                                                                      roman lui-même est découpé
amies. Est-ce en souvenir de                                                                     à la manière du poème, et
Suzanne qu'Isaac Rousseau                                                                        une trentaine de pages sont
lira à haute voix pour meubler                                             SHASHI THAROOR        écrites en vers! Par ailleurs,
les soirées familiales, passant                                                                  toute l'atmosphère est mani-
même la nuit avec Jean-                                                Le Grand Roman            festement romanesque. Le
Jacques pour terminer un                                                      indien             narrateur de quatre-vingt-
livre? Ils aiment les histoires                                                                  huit ans a vécu de près les
d'amour aussi bien que les                                                                       événements, a même accom-
écrits de Plutarque! Quand                                                                       pli certaines tâches ministé-
Isaac quitte Genève, il confie                                                                   rielles; il dicte ses mémoires à
l'enfant de dix ans à l'oncle                                                                    un scribe silencieux, mais on
Gabriel qui le met en pen- CHARLES                                                               hésite à croire tout ce qu'il
sion, ainsi que son propre fils, Jean-Michel Béquié                                              dit! Les personnages cen-
à Bossey, chez le pasteur Minuit, 1993,133 p.; 13,95$                         R O M A N          traux sont rattachés à la
Lambercier et sa sœur Ga-                                                                        même famille, celle de Gan-
brielle. Les deux cousins y dé- Quel beau livre ! C'est le récit                                 dhi et du narrateur; d'où une
couvrent le calme de la cam- d'un vieil homme qui vit seul               ÉDITIONS   DU    SEUIL
                                                                                                 certaine     gêne, l'impression
pagne, les merveilles de la avec ses souvenirs. Cet                                              que    l'Histoire   de l'Inde est
nature, la « libre joie de homme, François, ne s'est ja-                                         presque     une    histoire fami-
vivre », les longs moments de mais remis de la mort de son                                       liale.   Les  événements     poli-
rêverie couchés dans l'herbe. fils aîné, Charles, il y a plus de                                 tiques relatés sont vérifiables,
Une amitié sincère se déve-      cinquante   ans. Ni sa femme  ni
                                                                                                 mais on est tenté de réserver
loppe entre eux, au grand ses enfants n'ont réussi à le ti- l'amoindrissement, est im- son jugement sur les intrigues
plaisir de Jean-Jacques qui a rer du lieu où il s'est retiré pressionnante : on croirait de palais, les caractéristiques
toujours ressenti le besoin de après le drame pour s'évader l'auteur très vieux et faisant prêtées aux protagonistes, et
plaire et d'être aimé. Il dé- des vivants.                        lui-même face à ces pro- autres détails anecdotiques.
couvre de plus le plaisir dans      Dans son univers, presque
                                                                  blèmes. On ne peut qu'être Par ailleurs, sont très éclai-
son corps le jour où Gabrielle tout s'est arrêté; l'homme se étonné d'apprendre que c'est rants les commentaires, an-
lui administre les fessées mé- contente de regarder par la son premier ouvrage... et qu'il noncés par les mots : « Nous
ritées après une bataille entre fenêtre les enfants autour de a trente-cinq ans à peine ! Le les Indiens... ». Ils dessinent
garçons à coups de pêches l'école maternelle voisine et bonheur pour nous est de sa- peu à peu, à larges traits, une
bien mûres! Quand son cou- de vaquer à de menues tâches voir qu'il y aura sans doute un image de la vie dans ce pays;
sin entame des études plus sé- ménagères, qui l'horripilent prochain roman qu'on atten- s'y révèle l'empreinte du fa-
rieuses à Genève, Jean- de plus en plus.                          dra avec impatience.           talisme hindou pour lequel
Jacques est placé en appren-        Son fils Frédéric tente de
tissage chez un graveur; il en communiquer avec lui, en                    Francine B. Pelletier certains problèmes ne peu-
                                                                                                 vent être résolus et dont il
est très humilié. Il apprend le vain : il n'a plus rien à donner.                                faut s'accommoder, en leur
mensonge, la fainéantise, le Sa fille l'a compris et                                             donnant d'autres noms; y ap-
vol, et mérite souvent le n'éprouve plus pour son père LE GRAND ROMAN INDIEN                     paraît cette facilité qu'a l'In-
fouet. C'est dans l'histoire de qu'un sentiment tenant da- Shashi Tharoor                        dien de découvrir plusieurs
 Robinson Crusoé, où il croit vantage du devoir filial que Trad. de l'anglais                    facettes à chaque question,
lire sa propre histoire, qu'il de l'émotion.                      par Christiane Besse           une conscience instinctive de
puise le courage de quitter         L'écriture de Jean-Michel                                    la subjectivité, de la relativité
                                                                  Seuil, 1993, 520 p.; 39,95$
Genève. Finie l'enfance! Il Béquié est dépouillée et bel-                                        du jugement et de l'impossi-
est seul, sans ressources, il a le. On est touché par le récit Ce livre tient à la fois de bilité           de l'action. Ces
seize ans!                       sans complaisance de ce vieil- l'Histoire, de la légende et du commentaires permettent de
                                 lard encore très lucide. La roman ! L'auteur respecte, comprendre le genre de
             Monique Grégoire description de la vieillesse, de dans ses grandes lignes, l'His-

18 NUIT BLANCHE
Littérature étrangère - Nuit blanche
démocratie mis en place dans         teur que le titre annonce sans
le pays et ses difficultés à con-    ambages : il s'agit bien de
naître les besoins du peuple.        « corps célestes ». Nicolas
   «Cela est mon histoire à          Bréhal a avant tout voulu
moi de l'Inde que je connais,        échapper au prosaïsme de la
avec ses préjugés, choix,            condition humaine comme le
omissions, déformations, tous        laisse entendre cette réflexion
miens. Mais on ne peut pas ti-       de Baptiste : « S'il n'y avait
rer sa cosmogonie d'une seule        pas le ciel au-dessus de nous,
naissance, Ganapathi. Cha-           qui nous appelle sans cesse
que Indien doit porter à ja-         vers l'infini, nous nous con-
mais avec lui, dans sa tête et       tenterions sans ennui des ron-
son cœur, sa propre histoire         deurs de la terre. Hélas, nous
de l'Inde. »                         subissons sans cesse la tenta-
   Comment fait-on la part           tion de l'au-delà, et celle d'es-
des choses quand on vit à            sayer d'être parfois ce que
l'autre bout du monde?               nous ne sommes pas. [...]
                                     C'est contre l'état de pous-
            Monique Grégoire         sière qu'il nous arrive parfois
                                     de nous opposer au destin. »

LES CORPS CÉLESTES                             Jean-Paul Beaumier
Nicolas Bréhal
Gallimard, 1993, 233 p.; 19,95$
 Prix Renaudot 1993, Les corps
célestes nous plonge au cœur         UNE PLACE AU SOLEIL
 de l'amitié qui lie deux            Driss Chraïbi
 hommes, Baptiste et Vincent,        Denoël, 1993,143 p.; 23,30$
 autour de qui gravitent deux        Driss Chraïbi est, avec Ah-
 femmes : Mathilde, l'épouse         mad Sefrioui, l'écrivain maro-
de Vincent, et Constance, sa         cain de langue française qui a
maîtresse. La texture même           su le mieux sonder la nature
des personnages mis ici en           du processus d'acculturation
scène relève du romanesque           à l'œuvre dans son pays. Sa
 (comme on dirait du théâtral,       perspicacité lui a d'ailleurs at-
du cinématographique), en ce         tiré les foudres des traditio-
 sens qu'ils sont investis d'une     nalistes, car elle lui a permis,
 mission, qu'ils évoluent avant      dans La Civilisation, ma
 tout pour traduire la pensée        mère!... par exemple, de
de l'auteur sur l'amitié entre       mettre en lumière plusieurs
deux hommes, sur la vie, l'a-        contradictions         flagrantes
mour et la mort. Méditation          dans les structures de la so-
romancée, superbement, cer-          ciété marocaine. Certaines de
tes, mais qui ne manque pas          ces contradictions ont eu
d'agacer par moments tant la         d'ailleurs des effets non négli-
mise en scène est parfaite,          geables sur le célèbre conflit
trop, justement, d'autant qu'il      au Sahara. Aussi étonnantes
manque aux personnages un            et divertissantes         qu'elles
caractère propre qui nous eût        soient, les aventures de l'ins-
fait croire davantage à leurs        pecteur Ali, personnage ro-
sentiments, à leur quête per-        cambolesque s'il en est, ne
sonnelle, à leur destinée.           mettent toutefois nullement
Nulle place ici pour l'humour        dans l'ombre la critique poli-
qui permet souvent une saine         tique. Aucun dérapage n'est
distanciation. Les person-           ici gratuit. Les noms de Clin-
nages trahissent leur enve-          ton Bill, Marchais Georges,                       présenté par Robert Laffont
loppe romanesque, leur eva-          Arafat & Rabin, Fafka ou                                          •
nescence. Ils appartiennent à        Kissinger Henry renforcent la
un autre monde, celui de la          chaîne de valeur ajoutée, car        "J'ai rencontré Laurence Ink au cours d'un voyage de pêche
fiction, et ce n'est absolument      ils projettent les enquêtes de       au Québec... Je ne pensais pas, au soir d'une longue carrière
pas ce qui gêne — bien au            notre agent très spécial sur la
contraire —, mais tant d'in-         scène mondiale de l'exploita-        d'éditeur, que j'aurais encore l'occasion de m'émerveiller de
sistance de la part de l'auteur      tion.                                la façon dont les destins se croisent. C'est un grand mystère
à les enfermer dans le rôle              Comme il se doit, Driss            qu'une promenade en bateau aboutisse à l'éclosion d'un
qu'il leur a assigné a pour ef-      Chraïbi fait du détective le                                talent véritable."
fet de les apparenter à des          personnage central de son
stéréotypes romanesques et           polar. Plus proche toutefois
c'est peut-être là le hic : l'aura   du Nestor Burma de Léo
du panthéon plane au-dessus
de Baptiste et de Vincent.
                                     Mallet que des Dupin, Sher-
                                     lock Holmes, John Thorndy-
                                                                                            Robert Laffont
Mais c'est là un choix d'au-         ke, Maigret ou Sam Spade, ».

                                                                                                                       NUIT BLANCHE 19
Littérature étrangère - Nuit blanche
• I1IM'7UT!
                                                                                                           verdeur, les personnages ju-
  E T R A N G E                                                                                            teux, leur présence déborde
                                                                                                           tous les cadres, envahit l'es-
                                                                                                           pace, nous contraint à en
                                                                                                           faire le tour pour continuer la
                                                                                                           lecture. Le contexte, la lan-
                                                                                                           gue, l'imaginaire, tout pour-
                                                                                                           rait nous perdre en chemin,
                                                                                                           mais non. Les mots, parfois
                                                                                                           inconnus, souvent insolites,
                                                                                                           sont tellement portés par
Ali nous plonge, humour                                                                                    l'ensemble que le sens nous
caustique aidant, dans l'évi-                                                                              en arrive sans effort ; ils véhi-
dente et complexe réalité du                                                                               culent une vie intense malgré
Maghreb. « Je ne suis pas un                                                                               les situations parfois tragi-
détective de roman policier,                                                                               ques qu'ils décrivent. Gisèle
explique-t-il au PDG d'une                                                                                 Pineau réussit à nous entraî-
certaine Banque centrale,                                                                                  ner de notre plein gré et en
mais un inspecteur de police                                                                               tout contentement dans sa
dans la vie réelle, ici et main-                                                                           « drive », cette histoire d'une
tenant. » Cette vie, c'est celle                                                                           famille guadeloupéenne, il-
du XX e siècle déclinant, où                                                                               lustrée par l'ancêtre baiseur
même l'éthique (ou les dis-                                                                                devant l'Éternel qu'il appelle
cours qui en tiennent lieu) est                                                                            à son secours, le fils boiteux et
devenue une arme secrète du                                                                                ses dons qu'il perdra dans le
pouvoir. Ali, c'est sa force,                                                                              rhum, sa femme aux deux
jouit donc de l'impunité la                                                                                mères, ses enfants héritiers
plus sûre, l'absurde ayant                                                                                 d'une malédiction, et les com-
force de loi. Dans ce contexte,                                                                            parses de Haute-Terre ou de
ce sont toutefois moins ses                                                                                Pointe-à-Pitre. Ce parcours
enquêtes dans les bouges les                                                                               poétique devient pour nous
plus horribles et les clubs les                                                                            une initiation à une culture
plus cotés qui le mettent sur                                                                              qui s'enracine en pleine na-
les dents que ses investiga-                                                                               ture.
tions sur lui-même. « J'ai drô-
lement lutté pour ne pas être      chirurgicale, la relation qui                                                        Blanche Beaulieu
suspect à mes propres yeux,        s'amorce entre Claire et Tho-
comprenez-vous ? » Bien sûr !      mas nous est livrée. Les arri-                          Giséle Pineau
Quand le langage n'a plus          vées et les départs. Les atten-
                                                                                   LA GRANDE DRIVE
d'alibi à invoquer, toutes les     tes. Les interrogations de                           DES ESPRITS
improvisations sont permises.      Claire sur « sa femme », ses                                            ADIÔS A MAMÂ
                                   enfants, sa vie. La description                                         Reinaldo Arenas
              Michel Peterson      ne laisse ici place qu'à l'essen-                                       Trad, de l'espagnol (Cuba)
                                   tiel. L'épuration frôle par                                             par Liliane Hasson
                                   moments le synopsis : phrases                                           Le Serpent à plumes, 1993,
                                                                                                           151 p.; 24,95$
SA FEMME                           courtes, rythme saccadé,
                                   choix du détail. Puis la révéla-                                        Depuis que la fille de Fidel
Emmanuèle Bernheim                                                                                         Castro, Alina Fernandez Re-
                                   tion : Thomas n'a ni femme ni
Gallimard, 1993,113 p.; 15,85$                                                                             vuelta, a « secrètement » fui
                                   enfants. Il ne peut plus se pas-
Claire est une jeune médecin.      ser de Claire, voudrait qu'elle     vraiment! Non, ce n'est pas         l'île de son enfance avec un
Elle vit seule. Par choix. De      devienne « sa femme ». La           un pays de rêve, la vie qu'on       passeport espagnol en lais-
temps à autre, Michel, avec        chute relève ici davantage de       nous décrit est dure, nous          sant derrière elle sa fille de
qui elle vivait auparavant, lui    la nouvelle que du roman. Et        n'en supporterions pas le           seize ans, les élucubrations
rend visite. Il a un double de     fait immanquablement sou-           quart. Non, l'auteure ne dé-        les plus saugrenues sont per-
ses clés, se sent chez lui chez    rire.                               crit pas des paysages fabu-         mises sur le sort qui attend
elle. Il se croit toujours                                             leux, des fêtes spectaculaires.     Cuba. En décembre dernier,
l'homme de sa vie, la pré-                   Jean-Paul Beaumier        Il semble pourtant que le           le Time titrait : « Le Cuba de
sence rassurante dont Claire                                           plaisir, une sorte de délecta-      Castro, La fin du rêve. » Il y a
a besoin. Jusqu'au jour où                                             tion, naisse de tout : du bon-      pourtant plusieurs années
Claire se fait voler son sac et,                                       heur, mais aussi du malheur,        que le rêve n'est plus de mise
par sécurité, fait changer la      LA GRANDE DRIVE                     de la morale des uns comme          et Reinaldo Arenas avait été,
serrure de son appartement.        DES ESPRITS                         de la licence des autres, de        avec quelques rares intellec-
Exit Michel. Entrée en scène       Gisèle Pineau                       l'innocence autant que de la        tuels cubains (dont Jorge
de Thomas, l'homme qui lui a       Le Serpent à plumes, 1993,          fourberie, de la Bible antido-      Valls, emprisonné durant
ramené son sac, sa liberté.        226 p.; 24,95$                      te ou de la sorcellerie rassu-      vingt ans), l'un des premiers à
Thomas est marié, père de          La Guadeloupe,          l'image     rante. Et le triomphe de ce ré-     dénoncer le régime.
deux enfants. Il est entrepre-     qu'on en avait — à moins d'y        cit, c'est la fête du langage           Dans « Traître », texte
neur. Il met toujours trois        être allé, les références n'a-      qu'il nous offre une page           écrit en 1974 et qui ouvre
sucres dans son café, ne reste     bondent pas — ne sera plus          après l'autre. Les images sont      Adiôs a mamâ, nous sommes
jamais plus qu'une heure et        jamais la même après cette          là, d'une richesse, d'une sur-      déjà dans l'après-Castro :
quart chez Claire. Par petites     Grande drive des esprits de Gi-     abondance confondantes, les         « Le système a changé de
tranches, de façon presque         sèle Pineau. Le ravissement         descriptions sont pleines de        nouveau. Ah, maintenant,

20 NUIT BLANCHE
tous les gens sont des héros.       pays » (il s'agit bien de          MEXIQUE                                     ficelles. On évite à peine l'é-
Maintenant tous les gens,           Cuba...) ou « La fin d'un          James A. Michener                           parpillement.
paraît-il, étaient contre. »        conte ». Dans « La comète de       Presses de la Cité, 1993,                       Beaucoup, à l'opposé,
Arenas était-il cynique, ou vi-     Haley », Reinaldo Arenas re-       555 p.; 29,95$                              s'étonneront que James A.
sionnaire? Ni l'un ni l'autre.      joue cette fois le mystère tra-                                                Michener fasse de la tauro-
Il était simplement réaliste :      gique de La maison de Bemar-       Même s'il dorlote un peu trop               machie son fil conducteur. De
« J'entends parler de nouveau       da Alba du grand Garcia            son public américain et même                fait, tout autre que Michener
de liberté. À grands cris. C'est    Lorca, non sans faire déraper      s'il sépare ici avec plus que sa            se serait cassé le cou à pré-
mauvais signe. Quand on crie        le texte original en y ajoutant    prudence coutumière la réali-               tendre résumer dans l'affron-
de cette manière: 'Liberté!'        des touches comiques qui           té et la fiction, James A. Mi-              tement entre deux toreros,
en général, ce que l'on sou-        confinent au fantastique ou,       chener porte néanmoins sur                  l'un indien, l'autre de type es-
haite, c'est l'inverse », ra-       ce qui revient au même, au         l'histoire et la culture mexi-              pagnol, le caractère hybride
conte une vieille femme au          délire, les femmes et les          caines un regard chaleureux,                du Mexique. Si James A. Mi-
narrateur, un homme parti à         étoiles se liant sous les yeux     crédible et pénétrant. Pudeur               chener réussit sa fascinante
la recherche de son père, bio-      de « La Grande Force » (c'est      ou habileté, il évite d'accor-              parabole, c'est qu'il a saisi,
graphe des hauts dirigeants         le titre de l'autre nouvelle),     der à une ethnie identifiable               par-delà le rituel faussement
du parti. Une fois dissipées        qui constate avec dégoût que       l'honneur       de constituer               sportif de la corrida, la place
les illusions, restent l'attente,   le genre humain n'est qu'une       l'épine dorsale de son récit,               que le Mexique, d'accord sur
la mort et les « mémoires »,         monstruosité, inutile à l'uni-    mais il en profite pour puiser              ce point avec l'Espagne, ac-
lesquelles s'expriment à tra-       vers.                              largement dans la diversité                 corde à la mort. À travers la
vers le réalisme merveilleux           Oui, comme on s'y attend        qu'affichait le Mexique avant               tauromachie, James A. Mi-
ou les hallucinations, comme        depuis au moins vingt ans, les     le déferlement européen. Il                 chener rappelle que l'Espa-
c'est le cas tout autant dans la    grands quotidiens et les           pousse l'ambition jusqu'à in-               gne de Lorca et de Sénèque,
superbe et faulknérienne            grands magazines titreront         corporer à son récit des frag-              de Vélasquez et du Greco a
nouvelle éponyme que dans           bientôt: «Cuba coule en            ments de l'histoire espagnole               transmis au Mexique une
« Il se passe quelque chose         flamme au milieu du lac Lé-        et américaine. Il en paiera le              double certitude : la mort
sur le dernier balcon », « La       man ! ». On pourra enfin dé-       prix, car il lui faudra déployer            nous frôle sans cesse; tôt ou
tour de verre », les quatre ta-     noncer...                          tout son art pour voiler le ca-             tard, sa corne frappera.
bleaux des « Mémoires du                                               ractère artificiel de certaines
                                                  Michel Peterson                                                                 Laurent Laplante

                                        Prix Fémina 1993
                                                                                «Marc Lambron signe un roman dense et emporté, un des
                        MARC LAMBRON                                            ouvrages les plus remarquables de la rentrée littéraire. (...)
                                                                                Au-delà d'une biographie romancée, Marc Lambron a signé
                                                                                un roman d'amour à une belle absente, et il a fabriqué un
                   L'œil du silence                                             roman d'évasion pour tenter de la rejoindre.»
                                                                                 Robert Lévesque, Le Devoir

                                                             «Marc Lambron réincarne Lee Miller tout autant qu'il la change, bref: il revit cette
                                                             femme, se glisse en elle et nous entraîne avec lui. Je suis séduit, très séduit
                                                             par ce livre. (...) C'est le roman d'un écrivain séducteur, séduit par la plus
                                                             séduisante des statues vivantes de l'élégance et de la beauté.
                                                             Chapeau.»
                                                             Jacques Folch-Ribas, La Presse

                 FEMINA                                      «Un roman d'évasion... Tumultueux à souhait, brillant, enlevé... construit et
                                                             écrit avec talent et savoir-faire...»

                          1993                               Patrick Kéchichian, Le Monde

                           Flammarion

                                           Flammarion
                                                                                                                                  NUIT BLANCHE 21
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