Lost Highway, de David Lynch - Julien Achemchame - Publibook

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Julien Achemchame

Lost Highway, de David Lynch
       Errance dans le labyrinthe
  de la modernité cinématographique

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  Cet ouvrage a fait l’objet d’une première publication aux Éditions Publibook en 2010
Introduction :
                 Le « Labyrinthe » de la Modernité

Définition générale de la notion de modernité
    C’est une notion bien difficile à appréhender malgré son usage courant.
Généralement, est « moderne » ce qui est récent, innovant, contemporain
(moderne vient du bas latin modernus, de modo, récemment.) Ainsi, la mo-
dernité est ce qui est en prise directe avec le présent, elle qualifie donc
quelque chose d’intangible et qui, pourtant, constitue la réalité même de
notre conception du temps : « La modernité est la vie. La faculté de présent.
Ce qui fait des inventions du penser, du sentir, de l’entendre, l’invention de
formes de vie. […]. La modernité est la prévision de ce que c’est qu’être au
présent. […]. La modernité, avenir du présent. »1
    On peut légitimement se poser la question, avec Jacques Aumont :
« Comment donner un sens stable à un terme comme celui-ci qui implique la
différence et le changement ? »2 En effet, le présent n’est pas figé, il est ins-
table, changement perpétuel, remise en cause permanente des certitudes : il
est écartelé entre le passé (à travers la mémoire humaine) et le futur (antici-
pation, projection.) C’est pourquoi j’ai choisi l’image du labyrinthe pour
illustrer cette notion. La modernité se présente comme un labyrinthe dont
l’architecture aléatoire, et c’est la raison pour laquelle il est impossible d’en
établir un tracé d’ensemble, enferme quiconque essaye de le comprendre. Le
but premier et essentiel de la modernité est ainsi révélé : elle veut que nous
nous perdions, nous-mêmes et tout ce que nous savons ; elle veut semer le
doute dans notre esprit, nous emmener en terrain inconnu et exige que nous
nous y abandonnions. Pour arriver à ses fins, elle tend à subvertir tout sys-
tème référentiel préexistant, tout repère familier, toute certitude. La seule
chose dont nous soyons sûrs c’est finalement notre propre solitude face à ce
qu’elle nous montre. La modernité « fait disparaître un cosmos auquel on
ne peut plus se référer, met fin à l’équivoque de schémas devenus inutilisa-

1
     Henri MESCHONNIC, Modernité modernité, Editions Verdier, 1988, p. 13.
2
     Jacques AUMONT, De l’Esthétique au présent, De Boeck Université, collection
    « Arts et Cinéma », 1998, pp. 144-146.

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bles. […] [Elle] nous laisse disponibles et responsables devant la provoca-
tion du chaos et ses possibilités »3 ; permettant qu’ainsi, « l’homme ne se
laisse plus limiter par aucune loi idéale du monde et tend à une découverte,
à un contact toujours renouvelé avec la réalité. »4

   A propos de la modernité en Art, Jacques Aumont précise : « La moder-
nité conçoit l’art (et le nomme) comme une sorte de personne, indépendante
des autres sphères de l’esprit : il [l’art] n’est asservi ni au bien, ni au beau,
ni à la vérité (après l’épisode romantique.) Cette autonomisation va de pair
avec l’affranchissement de la tradition… »5.
   C’est là la caractéristique majeure de naissance de la modernité : elle
surgit pour remettre en cause les modèles dominants existants6 pour propo-
ser autre chose, au risque de devenir à son tour un modèle.
   Ainsi, si « le geste moderne fondamental [est] la rupture innovante »7
alors la modernité comprend en son sein même le paradoxe, et dans la me-
sure où, ce dernier, est « le renversement simultané du bon sens et du sens
commun : il apparaît d’une part comme les deux sens à la fois du devenir-
fou, imprévisible ; d’autre part comme le non-sens de l’identité perdue, ir-
récogniscible (sic). »8 La modernité est écartelée entre deux états, sans
véritable identité reconnaissable. Elle ne se réfère plus aux schémas classi-
ques, mais ne propose pas pour autant de nouveaux modèles qui
permettraient de la nommer. Elle est en perpétuelle transition, quasiment a-
temporelle car, « dans la singularité des paradoxes rien ne commence ou ne
finit, tout va dans le sens du passé et du futur à la fois. »9 Autrement dit, le
temps n’a plus vraiment de prise sur elle : causes et effets peuvent échanger
leurs places sur l’axe chronologique du Temps. C'est pourquoi on peut dire

3
     Umberto ECO, L’Œuvre ouverte (1962), Editions du Seuil, collection « Essais »,
    1965, p. 293.
4
     Ibid., p. 30.
5
     Jacques AUMONT, ibidem., je souligne.
6
     Gilles DELEUZE, Logique du sens, Les Editions de Minuit, collection « Critique »,
    1969, pp. 306-307 : « On définit la modernité par la puissance du simulacre.[…]. Le
    factice et le simulacre s’opposent au cœur de la modernité, au point où celle-ci règle
    tous ses comptes, comme s’opposent deux modes de destruction : les deux nihilismes.
    Car il y a une grande différence entre détruire pour conserver et perpétuer l’ordre établi
    des représentations, des modèles et des copies, et détruire les modèles et les copies pour
    instaurer le chaos qui crée, qui fait marcher les simulacres et lever un phantasme – la
    plus innocente de toutes les destructions, celle du platonisme. »
7
     Jacques AUMONT, ibidem.
8
     Gilles DELEUZE, ibid., p. 96.
9
     Ibid., p. 98.

                                             10
que la modernité est intemporelle et ne peut être associée à des périodes
historiques : elle est trans-historique10. Si elle s’inscrit dans le temps, ce
dernier ne peut pourtant pas la figer.

    A l’intérieur du paradoxe se trouve un autre symptôme caractéristique de
la modernité : la crise du sens.11 Pour Henri Meschonnic : « La crise est la
condition même du sens en train de se faire, subjectivement, collective-
ment. »12 C’est le statut flou, paradoxal du présent qui est, une fois encore,
le lieu de la remise en cause des certitudes, dont le sens fait partie.
« L’indiscernable, caractère chronique du présent, résout sans cesse
l’invention et la tradition dans un bougé perpétuel du sens. Il n’y a plus
d’un côté le sens certain du passé et l’incertitude du présent à venir. Puis-
que c’est le « temps de maintenant », comme dit Walter Benjamin, qui refait
continuellement le passé, l’oublie et le redécouvre selon ce que cherche un
sujet. Le thème de la crise du sens est donc bien moderne. »13

    Mais alors si le sens est en crise, sur quelle base commune de référence
pouvons-nous communiquer ? Comment se rapprocher d’autrui ? Cela de-
vient problématique, car pour la modernité, il n’y a pas d’absolu. La vérité
est éclatée, elle est éparpillée, morcelée : elle est multiple, relative, expéri-
mentale, voire contradictoire.14 Il n’est plus question de se référer à une
unité, car au contraire, « la modernité fait apparaître la non-unité de
l’unité. »15 Il s’agit, ici, d’une caractéristique fondamentale de la moderni-
té : elle s’efforce de montrer l’hétérogénéité irréductible, l’impossibilité à
assembler deux éléments distincts dans un quelconque système. En Art, la
modernité se révèle par la pratique du collage, le montage d’éléments hété-

10
      Lorsque la modernité apparaît de manière identifiable dans l’Histoire d’un Art, elle
     s’octroie même le droit, par effet de contamination paradoxale, de choisir les artistes
     classiques qui ont permis son apparition, et de les nommer modernes. Elle est semblable
     à un nouvel éclairage permettant de relire le passé.
11
      Ibid., p. 34 : « Inséparablement le sens est l’exprimable ou l’exprimé de la proposition,
     et l’attribut de l’état des choses. Il tend une face vers les choses, une face vers les pro-
     positions. Mais il ne se confond pas plus avec la proposition qu’avec l’état de choses ou
     la qualité que la proposition désigne. Il est exactement la frontière des propositions et
     des choses. »
12
      Henri MESCHONNIC, ibid., p. 36.
13
      Ibidem., je souligne.
14
      Umberto ECO, ibid., p. 30 : « Ne peut-on dire pour ces œuvres d’art [« ouvertes »,
     modernes], comme le fait le savant pour la situation expérimentale, que la connaissance
     incomplète d’un système est une composante essentielle de sa formulation ? »
15
      Henri MESCHONNIC, ibid., p. 100.

                                               11
rogènes.16 Cela est primordial pour un art comme le Cinéma qui utilise le
montage. Nous verrons ultérieurement comment va se caractériser le mon-
tage dans le cinéma moderne.

    Ainsi, si chaque élément est irréductible, impossible à assembler à un au-
tre, s’il vaut pour lui-même, alors les signes de la représentation deviennent
instables. « Les signes flottent et ne se raccordent plus les uns aux au-
tres. »17 Pourtant, ils doivent être reliés, car l’homme, avec l’aide de sa
raison, cherche ce qui fait leur unité ; mais si « la raison est le désir de
l’unité, la modernité est sa déception. »18 Et si la raison est déçue, c’est im-
manquablement une victoire pour la déraison, pour le non-sens,
l’irrationnel. Autrement dit, « la sortie hors du signe » nous fait atteindre la
folie.19 Par l’utilisation de la maladie mentale, la modernité trouve un thème
qui lui permet de remettre en cause la réalité, de s’en écarter, de l’interroger.
La folie, l’irrationnel, et l’arbitraire qui en découle, autorisent une représen-
tation insensée, hétérogène du monde. Un pan du cinéma moderne utilisera,
d’ailleurs, ce thème de façon récurrente (je pense à Ingmar Bergman, no-
tamment.) Elle pousse finalement l’individu à se questionner sur son rapport
au réel : que perçoit-il vraiment par l’intermédiaire de ses sens ? Et que per-
çoivent les autres ?

   La modernité, à travers la folie ou par d’autres procédés, cherche à nous
faire sentir le paradoxe de la conscience humaine : « La contradiction que
nous trouvons entre la réalité du monde et son inachèvement, c’est la
contradiction entre l’ubiquité de la conscience et son engagement dans un
champ de présence (…). Cette ambiguïté n’est pas une imperfection de la
conscience, elle en est la définition (…). La conscience qui passe pour lieu
de clarté est, au contraire, le lieu même de l’équivoque. »20 Autrement dit,
la modernité (en Art, en général, et au Cinéma, en particulier) nous fait sen-

16
      Ibidem.
17
      Thierry JOUSSE, « L’Isolation sensorielle selon David Lynch », Cahiers du Cinéma,
     nº 511, mars 1997, p. 57.
18
      Henri MESCHONNIC, ibid., p. 135. On peut rapprocher cette « déception » de la mo-
     dernité du concept de « décept » avancé par Anne CAUQUELIN sur l’Art du XXe
     siècle et l’art contemporain dans : Petit traité d’art contemporain, Editions du Seuil,
     collection « La couleur des idées », 1996, notamment le chapitre II « Des objets décep-
     tifs. »
19
      Ibid., p. 252.
20
      Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard / Tel,
     1945, pp. 381-383, cité par Umberto ECO, ibid., p. 32.

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tir que « le monde n’est ni fini ni infini, comme dans la représentation : il
est achevé [mise en forme d’un espace] et illimité [éternité (?) du temps de
la vision]. »21 L’œuvre d’art moderne se laisse ainsi entrevoir comme ina-
chevée, non finie22 donc, paradoxalement, infinie.

    Elle atteint son infinitude parce qu’elle comprend dans son système la
place du sujet, elle n’est pas close, mais, au contraire, ouverte. « La moder-
nité […] est une trans-historicité, un indicateur de subjectivité. Sa force est
de ne pas être lié à un référent fixe. D’être un mot vide23plein seulement de
sujet. »24 C’est pourquoi l’on peut dire que « la subjectivité et la modernité
sont solidaires. Une même aventure. La modernité est par là une faculté de
présent. De transformation du présent. C’est-à-dire, en art, un avenir de
l’œuvre. Un futur du sujet. Seul celui qui a l’avenir a le présent. Et le passé.
[…]. Mais la modernité n’est pas linéaire. Pas progressive. On ne l’enferme
pas dans un temps donné. Elle ne se dépasse pas. Puisque c’est elle qui se
déplace avec le sujet. »25 La modernité permet donc a priori une plus
grande liberté du sujet, c’est-à-dire que l’œuvre d’art moderne se caractérise
par une grande liberté pour son spectateur. Il est libre et responsable devant
la représentation artistique. Aucun point de vue ne semble imposé par
l’artiste, libre de provoquer, de jouer avec les limites, l’aléatoire, le non-sens
et c’est au spectateur qu’il revient de créer sa propre approche de l’œuvre, sa
propre grille de lecture. « Pour commencer à voir, à savoir quoi regarder et
comment il convient de l’appréhender, il faut accepter d’apprendre, même
s’il n’y a rien à « comprendre ». »26 Il faut donc, pour le spectateur « mo-
derne », accepter de s’abandonner dans le labyrinthe.

   Pour Jacques Aumont : « La rupture essentielle introduite par l’art mo-
derne est donc en fin de compte celle-ci : ce dont parle l’art moderne […],
ce n’est pas le monde, mais une vision foncièrement opaque du monde et du
réel. Le monde tel que le moderne le glose est insensé, littéralement, à

21
      Gilles DELEUZE, Différence et répétition, Presses universitaires de France, 1969, p.
     80.
22
      Cf. Antoine COMPAGNON, Les cinq Paradoxes de la modernité, Editions du Seuil,
     1990, pp. 34-36 : le « non-fini » est la première caractéristique de la modernité.
23
      Cf. la notion de « mot-valise » développé par Gilles DELEUZE dans Logique du sens,
     ibid.
24
      Henri MESCHONNIC, ibid., p. 227.
25
      Ibid., p. 295, je souligne.
26
      Denis RIOUT, Qu’est-ce que l’art moderne ?, Gallimard / Folio, collection « Essais »,
     2000, p. 22.

                                            13
moins qu’il ne soit inaccessible à la pénétration des sens à force d’opacité :
dans tous les cas, le moderne bute sur une impossibilité de donner du
monde, une représentation qui puisse s’avancer comme adéquate. »27
L’auteur moderne est dans l’incapacité d’avoir, et de donner, un point de
vue d’ensemble sur sa propre œuvre. Il est dépassé. Il n’est plus le démiurge
créateur classique, qui pouvait séparer la lumière des ténèbres. Toute sépa-
ration, pour lui, est arbitraire, impossible. Sa seule solution pour représenter
le monde : « Il faut que chaque point de vue soit lui-même la chose, ou que
la chose appartienne au point de vue. Il faut donc que la chose ne soit en
rien identique, mais soit écartelée dans une différence où s’évanouit
l’identité de l’objet vu comme du sujet voyant. […]. On sait que l’œuvre
d’art moderne tend à réaliser ces conditions : elle devient en ce sens un
véritable théâtre, fait de métamorphoses et de permutations. Théâtre sans
rien de fixe, ou labyrinthe sans fil (Ariane s’est pendue.) L’œuvre d’art
quitte le domaine de la représentation pour devenir « expérience », empi-
risme transcendantal ou science du sensible. »28

   En ce qui concerne le cinéma, les films modernes vont tendre à s’éloigner
des modèles hérités d’autres arts (théâtre, littérature, par exemple), pour
expérimenter les spécificités du medium29. De même, ils s’écartent des
schémas traditionnels de la représentation de la réalité, c’est-à-dire du ré-
alisme ; ils cherchent à atteindre autre chose. « Il y a toujours, plus ou moins
visible, plus ou moins assumé, un débordement du narratif, la volonté de
créer autre chose qu’une histoire (un sens et de l’émotion), l’envie de tou-
cher au corps, à des états peu évidents du corps ou de la conscience. Il
s’agit encore de penser le film comme un lieu, c’est-à-dire comme espace où
le spectateur doit aussi inventer du moins en partie, sa place et ses che-
mins. »30 Autrement dit, le film se présente comme un labyrinthe… et nous
n’avons pas avancé d’un pouce.

27
      Jacques AUMONT, ibidem., je souligne.
28
      Gilles DELEUZE, Différence et répétition, ibid., p. 79.
29
      Ainsi, on peut retrouver des traces de la modernité dans tous les films dits « expéri-
     mentaux » ou d’avant-garde, qui systématisent cette approche du Cinématographe.
30
      Stéphane BOUQUET, « De sorte que tout communique », Cahiers du Cinéma, n° 527,
     septembre 1998, in Théories du Cinéma, Petite anthologie des Cahiers du Cinéma, VII,
     2001, p. 206.

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La modernité au Cinéma
   On fait remonter, historiquement, la modernité au cinéma à deux films
principalement, véritables « ruptures innovantes » : Citizen Kane d’Orson
Welles (1941) et à Rome ville ouverte de Roberto Rossellini (1945) qui fit
connaître au monde entier le néo-réalisme italien31. La modernité cinémato-
graphique a ensuite trouvé des porte-voix de choix dans les cinéastes de la
Nouvelle Vague française dès la fin des années cinquante, comme le montre
la citation qui suit, signée par Jacques Rivette et tirée des Cahiers du Ciné-
ma paru en janvier 1954 : « Le metteur en scène apprendra à revendiquer
parfois toute la surface de l’écran, la mobiliser de sa verve, y jouer un jeu
multiple et serré – ou à espacer au contraire les pôles du drame, et créer
des zones de silence, des surfaces de repos ou des hiatus provocants, des
ruptures savantes ; vite las des chandeliers et des vases introduits aux côtés
de l’image pour l’« équilibre » des plans rapprochés, il découvrira la beau-
té des vides, des espaces ouverts où passe le vent, il saura désencombrer
l’image, n’avoir plus peur des trous ni des déséquilibres et multiplier les
fautes contre la plastique pour obéir aux vérités du cinéma. »32

   On peut remarquer le niveau de conscience de ces jeunes critiques qui al-
laient, en devenant cinéastes, bouleverser les règles du cinéma. Il transparaît
là un désir évident de liberté, de s’émanciper du poids arbitraire d’une tradi-
tion esthétique, souvent venu d’autres arts dits plus « nobles », de
s’affranchir d’une grammaire cinématographique sclérosée par le formatage
industriel, pour finalement atteindre les vérités spécifiques du medium ci-
néma. Il est intéressant de noter que cette notion de « vérité »
cinématographique se retrouve chez Alain Bergala lorsqu’il définit la mo-
dernité au cinéma, en général, et chez Roberto Rossellini, en particulier :
« Pour la première fois, avec la modernité, le cinéma prend conscience
qu’il n’est pas condamné à traduire une vérité qui lui serait extérieure
[contenu dans le scénario, par exemple] mais qu’il peut être l’instrument de

31
      Néanmoins, certains artistes d’avant-garde, notamment dans les années vingt, témoi-
     gnent déjà de préoccupations plastiques modernes : en s’éloignant du réalisme et en
     s’intéressant aux spécificités du medium cinéma…C’est le cas de Jean Epstein ou de
     Jean Cocteau, par exemple.
32
      Jacques RIVETTE, « L’Age des metteurs en scène », Cahiers du Cinéma, nº 31, jan-
     vier 1954, in Théories du cinéma, op. cité, p. 29.

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révélation ou de capture d’une vérité qu’il n’appartenait qu’à lui de mettre
à jour. »33

    Par la modernité, le cinéma s’émancipe définitivement de la tutelle des
autres arts, théâtre et littérature en tête, pour prendre en compte sa spécifici-
té : agencement d’images et de sons, expérimentations hors des sentiers
battus de la seule narration. Il faut faire « parler » les plans, il faut donner à
voir des images sur lesquelles la parole butera, inadaptée. Atteindre un lan-
gage spécifique au Cinématographe, qui ne serait influencé par aucun autre
moyen d’expression, artistique ou autre.

   Pour Gilles Deleuze, « le cinéma moderne pose la question : quelles sont
les nouvelles forces qui travaillent l’image, et les nouveaux signes qui enva-
hissent l’écran ? »34 La modernité interroge le pouvoir des images tout en
essayant de rappeler justement que ce ne sont que des images, « juste des
images » dirait Jean-Luc Godard. C’est pourquoi, dans nombre de films
modernes, il y aura une mise en abyme et les héros seront des artistes (ci-
néastes, peintres, écrivains, musiciens…) se questionnant sur leur art de
manière plus ou moins explicite. De même, ces films convoqueront sans
cesse des images, de Cinéma ou autres, les renvoyant ainsi à leurs statuts de
simples signifiants, afin de les interroger. Les modèles seront immanqua-
blement détruits/reconstruits, questionnés eux aussi, laissant un spectateur
totalement désorienté.

    Pour Luc Moullet, le spectateur devient un pôle qui complète le film :
« Je dirais que le film s’offre en holocauste au spectateur pour pouvoir
donner l’œuvre d’art. Le film ne constitue donc qu’une première ébauche de
l’opération, et la réussite de cette opération est constituée par le film plus le
spectateur… Quant au film lui-même, dans lequel on voyait autrefois une
fin, et qui constituait la totalité de l’œuvre d’art, il n’est plus désormais
qu’un moyen. »35 Le film de cinéma, boiteux, inachevé devient quasiment
conceptuel, comme les œuvres de Joseph Kosuth. Désormais, la vérité « ne
pourra être opérée que par le spectateur, dans l’expérience nécessairement
solitaire de sa traversée du film. »36
33
      Alain BERGALA, « Roberto Rossellini et l’invention du cinéma moderne », préface de
     Le Cinéma révélé, Cahiers du Cinéma / Editions de l’étoile, 1984, p. 6.
34
      Gilles DELEUZE, L’Image-temps, Les Editions de Minuit, collection « Critique »,
     1985, p. 356.
35
      Luc MOULLET, Cahiers du Cinéma, nº 216, cité par Alain BERGALA, ibid., p. 8.
36
      Alain BERGALA, ibidem.

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