Love&Collect La cuisine du peintre Dorothée Selz (née en 1946) - dorothee-selz.art
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Love&Collect 8, rue des Beaux-Arts Fr-75006 Paris Du lundi au samedi de 10 h à 19 h www.loeveandco.com collect@loveandcollect.com +33 1 42 01 05 70 La cuisine du peintre Dorothée Selz (née en 1946) 11.03.2021 Dorothée Selz Filtre improvisé 1993 Technique mixte sur bois Titrée, signée et datée au dos 47 × 60 cm 1/25
Si le sculpteur Nouveau Réaliste Daniel Spoerri est le «Pape du Eat Art», Dorothée Selz est sa première disciple. 3/20
Love&Collect 8, rue des Beaux-Arts Fr-75006 Paris Du lundi au samedi de 10 h à 19 h www.loeveandco.com collect@loveandcollect.com +33 1 42 01 05 70 La cuisine du peintre Dorothée Selz (née en 1946) 11.03.2021 Si le sculpteur Nouveau Réaliste Daniel Spoerri est le Pape du Eat Art, Dorothée Selz est sa première disciple. Compte tenu de ses engagements constants, notamment féministe, et de son rejet viscéral de toute autorité illégitime, l’expression semble d’abord contre-nature. Invitée, en 2015 à participer à l’exposition The World Goes Pop à la Tate Modern de Londres, elle apparaît soulagée que l’époque soit venue de dépasser une certaine image, parfois figée et superficielle, de l’art des années 1960, dont elle a été pleinement partie prenante: Quelle vision avions- nous à l’époque, nous les artistes, du pop art? Pas seulement le pop art esthétisant, coloré et amusant, mais le pop art plus politique, plus engagé sur, par exemple, le rôle social de la femme? Son irruption dans le Eat Art, par une œuvre collaborative, réalisée avec son mari d’alors, le sculpteur catalan Antoni Miralda, joue indéniablement sur la dimension sacrée qui, traditionnellement, unit art et nourriture. Comme le rappelle en effet l’historienne de l’art Camille Paulhan, spécialiste de l’artiste, le grand début de la carrière artistique de Dorothée Selz, c’est véritablement la constitution en 1967 d’un duo d’artistes avec Antoni Miralda, les Traiteurs coloristes. Tout part d’une fantaisie, pour Noël 1967, lorsque Selz et Miralda envoient à leurs amis le Croque-Jésus, une carte de vœux en trois dimensions fabriquée à partir de produits alimentaires fabriqués en série et achetés dans le commerce: l’assemblage propose un petit enfant Jésus meringué dans sa crèche, entouré d’une mâchoire en sucre, le tout fixé à la colle vinylique dans une petite boîte en rhodoïd circulaire à motifs floraux. Ces dimensions spirituelles, rituelles, anthropologiques, éphémères, critiques, chromatiques, décoratives… ne sont naturellement pas totalement absentes du Eat Art version Daniel Spoerri, mais elles n’en constituent pas le centre, alors qu’elles infusent absolument tout l’art de Dorothée Selz depuis l’origine. Spoerri est arrivé au Eat Art par l’extérieur, par l’objet, en fixant ses reliefs de repas présentés à la verticale en Tableaux-Pièges susceptibles de leurrer le regardeur, tandis que Selz se place à l’intérieur même de la relation, ô combien intime et mystérieuse, entre l’être et ce qui le nourrit. Dans ce sens, le Croque-Jésus de 1967 est absolument programmatique: il donne chair et forme à l’absorption du corps du Christ, la sortant du registre symbolique où elle est traditionnellement cantonnée, mais sous forme d’un ready made, s’emparant d’une confiserie anodine réservée aux enfants. Dès lors, le sucré est devenu le royaume de Dorothée Selz (elle a même été la co-commissaire de l’exposition de référence sur le sujet, Sucre d’art, au Musée des arts décoratifs à Paris en 1978, regroupant des œuvres populaires en sucre du monde entier, 4/25 des pâtisseries, de l’Art Brut et du Eat Art issu de la collection
personnelle de Daniel Spoerri). Réalisée en 1993, cette œuvre est la dernière disponible d’une série importante, élaborée par Dorothée Selz à partir des cent trente-sept gravures sur bois et dix planches chromolithographiques réalisées par le dessinateur Étienne Antoine Eugène Ronjat pour le célèbre Livre de Pâtisserie de Jules Gouffé, paru chez Hachette en 1873. Naturellement, cette entreprise porte la trace de l’attirance de Dorothée Selz pour l’imagerie populaire (forgée dès l’enfance, son père, Guy Selz, figure du monde des arts et grand collectionneur, notamment d’art populaire et de chromos), mais aussi de son travail au long cours sur les usages culinaires, de la conception des plats à leur consommation. Élève du grand Antonin Carême, Gouffé est un célèbre cuisinier et pâtissier, que ses contemporains surnommaient précisément l’apôtre de la cuisine décorative. Pourtant, l’illustration choisie par Dorothée Selz comme base de cette œuvre n’est pas l’une de celles – sublimes, exquises de symétrie et de détails décoratifs – d’un plat dressé (comme le fait, à la même époque, Philippe Mayaux, qui s’inspire du même livre pour certains de ses plus célèbres tableaux d’aspics), mais d’un ingénieux ustensile improvisé par système D... En effet, l’image de Ronjat apparaît à la page 379 de l’ouvrage, au chapitre XI Entremets de douceur, dans la partie Gélatine, lorsqu’il s’agit de filtrer cette infusion de couenne indispensable en pâtisserie. En effet, l’usage d’une chausse est alors incontournable… À défaut de disposer de ce filtre conique en feutre ou en tissu épais, de la forme approximative d’un soulier, Gouffé préconise de tendre une serviette à œil de perdrix sur un tabouret renversé, et de la fixer avec de la ficelle aux quatre pieds. Apologie de la débrouille, l’image choisie par Dorothée Selz paraît énigmatique et mystérieuse, son lien avec la nourriture n’apparaissant pas immédiatement. Mais elle témoigne d’une attirance certaine pour le renversement et le passage d’un domaine vers un autre, caractéristique de tout son art, qui invite à questionner ce que l’on voit, et à dépasser les apparences, et les réactions premières qu’elles suscitent en nous. Ce lien à la fois étroit et suspicieux à la vision est à la base même du concept de mimétisme relatif emblématique de son œuvre, par lequel, ainsi que le souligne Camille Paulhan, il n’est pas uniquement question de dénoncer [les] images, mais comme le titre l’indique, d’exprimer la fascination que celles-ci peuvent exercer: le mimétisme peut être perçu comme une contrainte, mais également comme une façon de [se les] approprier. 5/25
Le grand début de la carrière artistique de Dorothée Selz, c’est véritablement la constitution en 1967 d’un duo d’artistes avec Antoni Miralda, les «Traiteurs coloristes». Camille Paulhan 6/25
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L’inspiration se trouvait dans les rues, les affiches, les publicités, la mode. La pop était influencée par des tendances subversives, qui protestaient contre la rigidité des institutions, les traditions conservatrices et le rôle des femmes en tant que femmes au foyer. Dorothée Selz
Love&Collect 8, rue des Beaux-Arts Fr-75006 Paris Du lundi au samedi de 10 h à 19 h www.loeveandco.com collect@loveandcollect.com +33 1 42 01 05 70 La cuisine du peintre Dorothée Selz (née en 1946) Propos recueillis par l’équipe Le terme Pop Art était-il utilisé par vous-même ou par des de la Tate Modern en juillet 2014 artistes autour de vous, ou existait-il une autre terminologie dans le cadre de l’exposition faisant référence à un nouveau mouvement d’art figuratif dans «The World Goes Pop», les années 1960 et au début des années 1970? commissaires Jessica Morgan et Flavia Frigeri Oui, je connaissais le terme Pop Art depuis le début des années 1960; il était utilisé par mes amis artistes. Plus tard, vers 1969, j’ai découvert le Nouveau Réalisme et rencontré le critique et commissaire d’exposition Pierre Restany. Notes sur mes découvertes: Je suis née à Paris en 1946 et j’ai grandi dans cette ville. Dès mon plus jeune âge, j’ai été attirée par les arts visuels et j’ai visité de nombreuses expositions, souvent avec mon père Guy Selz (1901-1976), qui travaillait à l’époque comme journaliste pour le magazine ELLE; il était Secrétaire Général (directeur administratif) et responsable de la section culturelle du magazine. Entre 1964 et 1967, je suis allée à l’école Camondo, une école d’architecture intérieure. L’École des Beaux-Arts de Paris en 1964 semblait ne jamais avoir entendu parler du Pop Art, des performances, de l’art abstrait ou de l’Op Art et je ne voulais pas étudier dans une institution aussi conservatrice. Je suis une autodidacte. En 1965 à Paris, le Pop Art britannique et le Pop Art nord- américain n’étaient pas beaucoup exposés; je ne connaissais que la galerie Alexandre Iolas, qui avait ouvert en 1964. Le Centre Américain avait un excellent programme intégrant les avant-gardes expérimentales américaines, françaises et internationales comme le Festival Fluxus, John Giorno, John Cage, le théâtre de Marc’O, Bernard Heidsieck, la poésie action ou la poésie visuelle, le Living Theatre, Philip Glass. Cela a constitué mon université marginale, où j’ai tout découvert et appris. J’étais fascinée par ces nouveaux modes d’expression, ces œuvres subversives, provocantes, poétiques et dérangeantes. Vous êtes-vous déjà considérée (aujourd’hui ou par le passé) comme une artiste pop? Pas vraiment, mais la culture pop m’a influencée. Aujourd’hui encore, je peux me définir comme influencée par le Pop art, le Eat Art et la performance. Entre 1962 et 1972, je suis souvent allée à Londres. J’étais fascinée par les Beatles, les Rolling Stones, le rock britannique, les concerts au Roundhouse, l’Arts Lab créé par Jim Haynes (1967), le design des pochettes de disques, la mode chez Biba, le style de Twiggy, le style de The Shrimp [Jean Shrimpton], les maquillages de Mary Quant, les artistes pop que j’avais vus dans les galeries – Peter Blake (chez Kasmin), Richard Hamilton – et les événements à l’ICA [Institute of 9/25 Contemporary Arts]. À Londres, ce sont surtout les changements
radicaux de la société, les changements socioculturels, qui étaient les plus visibles et palpables. J’étais fascinée par une partie de la jeunesse britannique. Je vivais et embrassais pleinement la culture pop, je voulais être pop, que je le sois ou non. L’inspiration se trouvait dans les rues, les affiches, les publicités, l’industrialisation de la vie quotidienne, la mode. La pop était influencée par des tendances subversives, qui protestaient contre la rigidité des institutions, les traditions conservatrices et le rôle des femmes en tant que femmes au foyer. J’ai pensé que le statement de Harald Szeemann, When Attitudes Become Form, titre de son exposition, pouvait être appliqué à d’autres pratiques et recherches artistiques que le seul minimalisme. Votre travail était-il lié à l’actualité des années 1960 et du début des années 1970? Oui, mon travail était lié au contexte socioculturel des années 1960 à 1975. La société changeait ainsi que les comportements et je ressentais la nécessité de développer de nouvelles attitudes dans mon travail: - de nouveaux sujets picturaux liés à des questions sociopolitiques d’actualité - de nouveaux modes d’action en dehors des galeries (performances dans la rue pour désacraliser l’art) - de nouvelles approches du public (avec sa participation active) - l’utilisation de nouveaux matériaux (industriels ou inhabituels, comme le comestible) - des tentatives de destruction de quelques tabous (à l’instar de nos prédécesseurs dadaïstes). La société française était alors en pleine métamorphose. J’ai vécu les événements de mai 1968 à Paris avec conscience, gravité et euphorie: manifestations étudiantes et ouvrières, mouvements féministes, libération sexuelle, prise de conscience de toute une population. Révolution? plutôt Évolution. L’actualité était aussi à l’origine de peurs ou d’interrogations: - la guerre d’indépendance de l’Algérie contre la France (1954-62) - la dictature du Général Francisco Franco en Espagne - les États-Unis et la guerre du Vietnam - les dictatures en Amérique Latine - le Black Power aux États-Unis - la guerre froide et la course au nucléaire entre les États-Unis et l’Union soviétique (cf. Docteur Folamour film de Kubrick) 10/25
Mais l’actualité était aussi marquée par une certaine utopie et poésie, avec la Beat Génération, le mouvement hippie, la nouvelle littérature et le boom de la musique, avec Woodstock en 1969 et le festival de l’île de Wight, auquel je suis allée. J’étais une fan des Who et de Jimi Hendrix. Les jeunes se sentaient soit en danger, à cause des guerres et de la répression (selon les pays), soit dans un mouvement utopique, aspirant à un nouveau mode de vie (comme les hippies, les beatniks), avec la musique rock et ses immenses rituels collectifs. Je me suis identifiée à cela. En France, le boom économique a permis aux femmes d’être indépendantes financièrement. Il y avait alors peu de chômage et la vie quotidienne ne coûtait pas cher. L’évolution des traditions, des lois et les changements socioculturels ont permis enfin aux femmes d’avoir d’autres rôles dans cette société en mutation. J’étais féministe et je le suis toujours, dans le sens des droits à défendre, du nouveau rôle social des femmes, des hommes, et des changements à construire dans la vie privée, en parallèle avec les changements de la société. Cela impliquait aussi de nouvelles relations sexuelles/érotiques, mais bien sûr avec la complicité des hommes, dans la mesure où une nouvelle femme implique aussi un nouvel homme, non?! En septembre 1969 à Paris, j’ai réalisé ma première performance collective avec mes amis artistes Antoni Miralda, Joan Rabascall et Jaume Xifra au Centre américain – une installation- performance rituelle visuelle et comestible qui recherchait la participation directe du public, avec un esprit pop indirect. Nous avons rencontré Pierre Restany en 1969 et Daniel Spoerri en 1971. Depuis 1973, nous poursuivons nos propres carrières artistiques, influencées - entre autres - par le pop art. Et nous restons des amis très proches. J’étais fascinée par le comestible en tant que nouveau matériau expérimental (j’ai travaillé avec des boulangers et des pâtissiers), et j’ai collaboré avec Miralda sous la bannière Miralda-Selz Traiteurs Coloristes et créé de nombreuses œuvres comestibles. Comment avez-vous choisi le sujet de votre œuvre incluse dans The World Goes Pop? De 1960 à 1975, la femme était représentée dans l’imagerie populaire (calendriers) ou sophistiquée (magazine Playboy ou œuvres d’Allen Jones) comme une séductrice, une femme fatale ou une pseudo prostituée. Ou, à l’inverse, comme une femme au foyer ou une mère de famille. Ces deux clichés étaient les plus courants: mère ou femme fatale. Je pensais que les femmes 11/25 étaient dans une position ambiguë, entre le désir secret de
ressembler aux mannequins sexy et le rejet de ces modèles. C’est dans cet esprit que j’ai conçu cette série où je me suis mise en scène comme un mannequin, en soulignant avec humour l’ambivalence de l’image féminine dans les photos sexy. En posant comme un modèle – à imiter ou à rejeter? – je devenais moi-même le modèle de ce sujet délicat. Quel genre de femme vais-je devenir? A quelle femme voudrais-je ressembler? Quelle femme suis-je? Je ne voulais pas me dépeindre, mais je ne voyais personne d’autre que moi pour illustrer mon intention. En fait, je dirais qu’en présentant le modèle et moi-même, le sujet est double, c’est un duo complexe: le modèle et son imitation, le modèle et son imitation ironique, le modèle anonyme et moi-même. Au fil des années, je me suis interrogée sur la vie de cette femme anonyme - quelle était la vie réelle du modèle? Notes sur les processus de création des diptyques: 1. Choisir une image parmi des centaines. 2. Je me fais photographier nue (ou pas) sur un fond blanc. Je prends la même pose. 3. Imprimer les photos en noir et blanc. 4. Dessiner sur ces photos, à l’encre de Chine, les accessoires du modèle féminin, ou son environnement (bottes en cuir, lampe, etc.). 5. Imprimer une deuxième fois en noir et blanc la photographie avec les dessins ajoutés. 6. Créer le diptyque avec les deux images des deux femmes dans le même format. 7. Encadrer le duo comme une pâtisserie: la peinture et le ciment sont appliqués avec la poche à douille d’un pâtissier, le modèle et moi-même devenons maintenant comestibles, des femmes offertes à l’œil et au goût. Le cadre de type comestible est un cadre délibérément absurde, avec des couleurs de pâtisserie pop: à partir de 1967, je me suis beaucoup intéressée au comestible en tant que sujet, objet de partage et matériau de la vie quotidienne. J’ai réalisé de nombreuses œuvres comestibles accompagnées des indications Touche-moi ou Mange-moi. Avec aussi cette idée de partage. Le sexe est tabou mais le comestible l’est aussi s’il est sorti de son contexte habituel et de sa fonction originelle, qui est de nourrir. J’ai eu le désir de provoquer de nouveaux comportements, depuis 1967 jusqu’à aujourd’hui. Mimétisme relatif, avec son apparence faussement comestible, posait la question suivante: comment parler avec humour des femmes stéréotypées? 12/25
Où avez-vous puisé votre imagerie (quelles sources avez-vous utilisées, le cas échéant)? De diverses sources industrielles et populaires produites en grande quantité, comme des calendriers, des cartes postales, des magazines tels que Lui ou Playboy. Elles provenaient toutes de France, d’Espagne, d’Italie, de Turquie et des États-Unis. Connaissiez-vous le Pop art dans d’autres parties du monde? J’avais quelques informations sur le Pop Art en Angleterre et aux États-Unis. Je connaissais les œuvres du groupe Equipo Crónica en Espagne, j’ai rencontré le Brésilien Antonio Dias à Paris ainsi que Lourdes Castro et René Bertholo, du Portugal, Erró, qui est Islandais, et les Nouveaux Réalistes. Mais je ne savais rien du Pop Art dans le reste du monde. L’information ne circulait que par le bouche-à-oreille, qui était plus efficace que la presse. L’art commercial a-t-il eu une influence sur votre travail ou sur la manière dont il a été réalisé? Oui, j’étais très intéressée par l’industrialisation de l’image, à travers la publicité, les emballages, les photographies de presse/mode/alimentation, les pochettes de disques, les affiches de films, les vitrines de magasins, les grands étalages alimentaires industriels, les nouvelles techniques architecturales, les formes, les couleurs, les textures: tout dans l’environnement urbain quotidien m’inspirait. Pour gagner ma vie, je travaillais pour le quotidien France-Soir, où je retouchais des photos de presse, et pour divers magazines de mode. J’essayais de décrypter les messages des produits et de les déformer. J’ai été très influencée et inspirée par les dessins de Saul Steinberg. Aviez-vous le sentiment, à l’époque, de faire quelque chose d’important et de nouveau, d’apporter un changement...? Non, je n’en étais pas consciente, mais je pensais être dans l’esprit de l’époque, et que le sujet était important. La société française des années 1960 était très conservatrice et vivre un autre mode de vie demandait beaucoup d’énergie. Ce qui était important pour moi, c’était ce qui était vécu, et plus que d’opérer un changement, c’était moi qui changeais. Je n’avais pas assez de recul pour juger mon travail. Je pensais que les artistes avaient un rôle à jouer dans la société et devaient s’exprimer autant que possible. Mais je n’avais pas de plan de carrière et je ne pensais même pas à photographier le travail que je faisais. C’est pourquoi il existe très peu de documentation sur mes œuvres de 1967 à 1975. J’étais motivée par le fait d’expérimenter, de découvrir, de sentir et de réagir aux choses. 13/25
Y avait-il un public pour votre travail à l’époque – et si oui, quelle a été sa réaction? Oui, il y avait un public intéressé par mon travail, positif et surpris par son caractère humoristique. En 1975, Fernando Amat m’a invité à la Sala Vinçon à Barcelone, une galerie expérimentale située dans le premier magasin de vente d’objets de design. Un endroit très visité. Puis en 1976 à la Galerie Contrejour du photographe Claude Nori, un espace expérimental exposant de la photographie. Les deux galeries avaient un public plutôt jeune. En regardant ces œuvres, que pensez-vous d’elles aujourd’hui? Aujourd’hui, je pense que le concept et la réalisation de ces œuvres sont bons, mais je remarque que leur sujet est toujours d’actualité, et que je pourrais produire plus d’œuvres de cette série aujourd’hui. En 1970, je pensais que l’imagerie des pin-up allait disparaître, comme j’étais naïve! Le corps masculin est aussi devenu une sorte de pin-up dans tous les médias visuels. En 2014, à travers les publicités, les corps de femmes et d’hommes sexy (entre autres) sont exposés, offerts à la consommation de masse par l’imaginaire sexuel collectif. L’industrie, à coup d’images et de slogans provocateurs, tente de vendre tout et n’importe quoi. L’art a aussi ses codes provocateurs, comme Allen Jones en 1970. Apprendre à décrypter les images trompeuses devrait être enseigné dans les écoles. La lutte contre les stéréotypes féminins et masculins est toujours d’actualité. Je suis optimiste et je vois que la nature multiple de l’identité érotique de l’individu est de mieux en mieux acceptée dans certaines parties du monde. Le dialogue entre l’homme et la femme a beaucoup changé, dans notre vie privée et dans la société. Le monde devient pop? Je dirais, en tant que rêveuse utopique, The World Goes Sexy. 14/25
J’ai réalisé de nombreuses œuvres comestibles accompagnées des indications «Touche-moi» ou «Mange-moi». Le sexe est tabou mais le comestible l’est aussi s’il est sorti de son contexte habituel et de sa fonction originelle, qui est de nourrir. Dorothée Selz 15/25
Pour deux peintres, «parler cuisine» signifie s’échanger des recettes picturales, parler métier, en somme. Pour naturelle qu’elle paraisse, cette analogie entre peinture et cuisine est plus profonde qu’on pourrait le croire. 17/25
Daniel Spoerri réalisait des éditions d’œuvres d’artistes comestibles. Je me souviens qu’il avait fait un Pouce de César en bonbon. Cela nous a forcés à reconsidérer ce que nous appelions les arts visuels. Les œuvres d’art sont-elles vouées à vivre indéfiniment? Dorothée Selz 19/25
Love&Collect 8, rue des Beaux-Arts Fr-75006 Paris Du lundi au samedi de 10 h à 19 h www.loeveandco.com collect@loveandcollect.com +33 1 42 01 05 70 La cuisine du peintre Quarante-huitième semaine Quarante-huitième semaine Pour deux peintres, parler cuisine signifie s’échanger des Chaque jour à 10 heures, recettes picturales, parler métier, en somme. Pour naturelle du lundi au vendredi, qu’elle paraisse, cette analogie entre peinture et cuisine est une œuvre à collectionner plus profonde qu’on pourrait le croire. Il y aurait tout à chapitre à prix d’ami, disponible à ouvrir sur les liens entre art et cuisine – on y croiserait, pour uniquement pendant l’époque contemporaine, le Nouveau Réaliste Daniel Spoerri, 24 heures. qui a tant œuvré dans et pour le Eat Art, parfois en invitant l’artiste Dorothée Selz à officier. Celle-ci se remémore: À l’époque, peu de revues ou de critiques d’art s’intéressaient aux liens entre l’art et la nourriture, à part Pierre Restany qui fut l’un des premiers à écrire sur le sujet. Daniel Spoerri réalisait des éditions d’œuvres d’artistes comestibles. Je me souviens qu’il avait fait un Pouce de César en bonbon. Cela nous a forcés à reconsidérer ce que nous appelions les arts visuels. Les œuvres d’art sont-elles vouées à vivre indéfiniment? Comme avec le happening, l’avènement du Eat Art a bousculé cette idée pour mettre en avant celle de l’éphémère et du geste quotidien. C’est bien cette question du geste qui est au centre de cette nouvelle semaine, et plus précisément l’analogie entre le geste du peintre et celui du cuisinier, dans l’idée d’une transmission exigeante, d’un champ créatif où l’apprentissage de la tradition est indissociable de la transgression et de la novation. Dans ses Mémoires, le peintre Giorgio De Chirico livre une anecdote éclairante, sur laquelle ce tenant du métier traditionnel est souvent revenu. Elle concerne ses débuts de peintre, encore enfant, en Grèce, où il découvre cette fameuse cuisine... J’avais décidé de peindre une nature morte, j’avais choisi trois citrons, raconte-t-il. J’avais entendu parler de peinture à l’huile et je pensais que cette peinture se faisait avec de l’huile. Alors j’ai pris de l’huile d’olive qu’il y avait dans la salle à manger. Mais l’huile d’olive a cette propriété: elle ne sèche jamais. Au bout de trois mois, le jaune de ces citrons restait sur les doigts quand on touchait la toile. Alors j’ai demandé à un peintre, un vieux monsieur spécialiste de peinture de marine, qui enseignait quelquefois, et qui m’a parlé de l’huile de lin. La dimension alchimique de la peinture est consubstantielle à sa naissance; en effet, les pigments ne sont pas applicables directement sur un support (même si Yves Klein s’en est approché). Aussi, pour assurer son adhérence, ils doivent au préalable être dispersés dans une substance (le liant) afin de maintenir en suspension les particules en évitant toute agglomération. À l’ère paléolithique, les liants employés pouvaient être de l’huile végétale, déjà, mais plus couramment de la graisse animale, du sang, de l’urine, du crachat… Le portrait du peintre en alchimiste parcourt toute l’histoire de l’art. Ainsi, Giorgio Vasari écrit-il en 1550, à propos du créateur 20/25 de la peinture à l’huile Jan Van Eyck: Ce fut une belle invention
et une grande commodité pour l’art de la peinture d’avoir découvert le coloris à l’huile. Le premier inventeur en fut Jean de Bruges... Il chercha diverses sortes de couleurs, étant très amateur d’alchimie et distillant continuellement des huiles pour composer des vernis et différentes sortes de choses, comme cela arrive fréquemment aux personnes imaginatives. Dans une conversation avec le conservateur Didier Ottinger, spécialiste du Surréalisme, et notamment de Chirico, Magritte et Picabia, l’artiste Philippe Mayaux établit un parallèle direct entre les trois disciplines: Un élément connu plus un élément connu égale un élément inconnu, c’est la base de la cuisine, mais aussi une métaphore de l’art. Alchimie, cuisine et peinture sont intimement liées par une notion centrale: la transmutation, ce changement spontané ou provoqué d’une substance en une autre. Quel cuisinier, ou quel peintre, ne se reconnaîtrait dans l’axiome énoncé par Paul Valéry, en 1936 dans Variété: Ainsi, des affections de l’âme, des loisirs et des rêves, l’esprit fait des valeurs supérieures; il est une véritable pierre philosophale, un agent de transmutation de toutes choses matérielles ou mentales. Comme le cuisinier, le peintre apprend à utiliser tous les outils, avant de les détourner, d’en découvrir de nouveaux usages, parfois grâce à l’intervention du hasard, voire est contraint d’en inventer d’inédits, afin d’accompagner sa quête d’un art réellement neuf: Max Ernst ou Jackson Pollock peignent directement avec la pâte sortie du tube, ce dernier substitue au pinceau une simple baguette de bois, ou laisse la peinture couler d’un seau dont le fond est percé, Yves Klein peint au lance-flammes, ou par anthropométrie, avec des femmes- pinceaux, Brice Marden peint avec des branches d’arbre, Jean Tinguely invente des machines à peindre, Niki de Saint Phalle perce des poches de peinture à la carabine, Olivier Debré détourne le balai en un gigantesque pinceau, et Hans Hartung la sulfateuse… L’atelier est une cuisine, les pinceaux des ustensiles, la peinture un appareil… cette semaine nous visitons la cuisine du peintre, pour en percer à jour les tours-de-mains! 21/25
J’avais décidé de peindre une nature morte, j’avais choisi trois citrons. J’avais entendu parler de peinture à l’huile et je pensais que cette peinture se faisait avec de l’huile. Alors j’ai pris de l’huile d’olive qu’il y avait dans la salle à manger. Giorgio De Chirico 23/25
Love&Collect 8, rue des Beaux-Arts Fr-75006 Paris Du lundi au samedi de 10 h à 19 h www.loeveandco.com collect@loveandcollect.com +33 1 42 01 05 70 Actuellement 08.03 12.03.2021 En ligne Love&Collect: La cuisine du peintre Gérard Schlosser, Dorothée Selz, Roy Adzak, Philippe Mayaux et Malcolm Morley. Inscription sur notre site et suivez ce projet en temps réel sur Instagram et Twitter @loveandcollect 04.03 30.04.2021 À la galerie : 15, rue des Beaux-Arts Milan Kunc & Philippe Mayaux Pop & Surréalistes Depuis qu’il était étudiant à la Villa Arson à Nice, à la fin des années 1980, le peintre Philippe Mayaux (lauréat du Prix Marcel Duchamp en 2006) ne cesse de clamer sa dette à l’égard de la peinture de Milan Kunc. De 17 ans son aîné, celui-ci est né à Prague, en République tchèque, où il a étudié dans les années 1960 à l’Académie des Beaux-Arts de Prague. Malgré une carrière internationale bien remplie, Kunc demeure quasiment inconnu en France, où il n’a exposé que sporadiquement. Dans la lignée de nos relectures historiques, toujours effectuées depuis un point de vue contemporain, nous avons décidé de permettre à ces deux artistes que tout oppose, mais que tout rapproche, d’enfin pouvoir partager les mêmes cimaises. Depuis décembre 2020 Nouvel espace : 8, rue des Beaux-Arts Ouverture de Love&Collect Stéphane Corréard et Hervé Loevenbruck annoncent l’ouverture de Love&Collect, « magasin d’histoires de l’art », en ligne et à Saint-Germain-des-Prés. Expérimenté depuis huit mois, le projet en ligne Loeve&Co-llect a été plébiscité quotidiennement par plusieurs milliers d’abonnés, et a engendré la vente de près de cent-cinquante œuvres. Ses initiateurs décident de le pérenniser et de le développer, en le rendant autonome, et de lui consacrer un espace physique, au 8 rue des Beaux-Arts à Paris. 25/25
Robert Robert et SpMillot ont dessiné cette Fiche pour Love&Collect Écrans imprimables Format 21 × 29,7 cm 28.02.2021 Crédit photographique Fabrice Gousset
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