Marianne CARBONNIER-BURKARD 15 mai 2012 : Leçon d'adieu

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Marianne CARBONNIER-BURKARD 15 mai 2012 : Leçon d'adieu
Marianne CARBONNIER-BURKARD
                                15 mai 2012 : Leçon d’adieu

Mes chers collègues, mes chers amis,

       Vraiment, je ne sais plus trop pourquoi j’ai accepté cette épreuve de la leçon d’adieu, plus ou
moins en usage dans notre faculté.
Une épreuve, un dernier examen, et un examen pour rien.
Avec cela, un genre funèbre, entre testament, ultima verba et tombeau.

         Me laissant glisser sur la pente de mes travaux de recherche au long cours, j’ai d’ailleurs eu
la tentation d’un adieu en abîme, sur le thème des « dernières paroles », comme genre littéraire
illustré en particulier par les pasteurs protestants.
         Et puis non ! J’ai choisi de tourner le dos au tombeau, aux « dernières paroles », et de me
retourner vers les premiers mots, ceux que l’on apprend aux enfants à épeler dans des « alphabets ».

     Avec les alphabets, je ne quitte pas les livres, l’encre des livres, portant trace de vies
d’hommes et de femmes, de leurs croyances, de leurs passions, de leurs rêves.

         Et avec les alphabets, je rejoins ma préférence d’enseignante pour les « rudiments », les cours
de première année (mes étudiants de 1e année s’en sont-ils jamais doutés ? je laisse la question en
l’air!).

        Les alphabets me donnent aussi l’occasion d’un retour sur les maîtres dont j’ai été l’écolière,
dans la discipline que j’ai enseignée à mon tour. L’occasion donc d’un témoignage de
reconnaissance, si elliptique soit-il.
   - A Richard Stauffer, mon professeur d’histoire de la Réforme, dans cette Faculté; et à Olivier
Fatio, à la Faculté de théologie de Genève :
Tous deux m’ont appris la lecture des textes et la grammaire de la théologie de la Réformation.
     ‐ A Bernard Roussel aussi, pour ma formation continue, à l’EPHE, au GRHP et jusqu’à
Villiers-le-Bel: ses enquêtes sur les traductions bibliques ou les liturgies, alliant scrupules et audaces,
ont été et restent pour moi des modèles exigeants.
     -    Ma reconnaissance va enfin à mes collègues de la Faculté, anciens et nouveaux, et en
particulier à mes deux collègues les plus réfractaires à l’histoire (du moins à l’histoire « pattes de
mouche » que je pratique) : Olivier Abel et Corina Combet-Galland : ils ont été et sont toujours mes
éclaireurs.

J’en viens à mon sujet, un sujet « pattes de mouche » (on ne se refait pas au dernier moment).

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Marianne CARBONNIER-BURKARD 15 mai 2012 : Leçon d'adieu
Alphabet et salut par la foi
                      Une liaison dangereuse en France au XVIe siècle

       Le 1er juillet 1542, un arrêt du parlement de Paris resserrait le contrôle sur les livres imprimés,
en interdisant entre autres des « alphabetz que l’on imprime pour les enfans, […] contenans aucunes
erreurs de la secte lutherienne » et tendant à « en imbuer dès jeunesse les enfans ».
L’arrêt faisait suite à des censures des théologiens de la Faculté de Paris, la Sorbonne, sur deux
alphabets en français suspects d’hérésie.
        Les alphabets ou abécédaires (« ABC ») (parlons au choix grec ou français) en français
étaient à l’époque une nouveauté (normalement ils étaient en latin, on apprenait à lire en latin). Très
peu ont été conservés. Les petits livres scolaires, pourtant produits en masse, sont en général mal
conservés. Quand il s’agit de livres interdits, le taux de survie est encore plus faible. Il n’empêche :
j’ai recensé une soixantaine d’éditions de ces alphabets en français, entre 1533 et 1600.
        Comment des alphabets ont-ils pu intéresser les théologiens censeurs ? C’est que, depuis des
siècles, l’apprentissage de la lecture faisait bloc avec le condensé de la doctrine chrétienne, disons un
catéchisme de base. Le changement doctrinal porté par la Réforme protestante devait donc avoir un
impact sur les alphabets ; d’autant plus que ce changement a pris pour drapeaux l’Evangile et le
« sola scriptura », l’Ecriture sainte en langue du peuple. La place de la langue, et de la traduction,
dans le programme de la Réforme, conduit à déplacer le centre de gravité du livre à l’acte de lire et
au lecteur. Au fond, le moteur de ces nouveaux alphabets en français si pernicieux pour la jeunesse,
n’est-il pas la découverte luthérienne du sujet croyant, autrement dit le « sola fide », le « salut par la
foi seule », la foi-confiance dans une parole lue dans l’Ecriture ?

        C’est cette hypothèse que je vous propose de tester en deux temps :
   ‐    Une présentation des nouveaux alphabets (avec des images)
   ‐    Une analyse du modèle des nouveaux alphabets : leur profil, leur contexte, leur programme.

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I. Présentation des nouveaux alphabets
       Dans la soixantaine d’éditions d’alphabets en français du XVIe siècle, on peut distinguer
plusieurs familles, chacune identifiée par son nom, son titre, transmis à la lignée (avec des
variantes) : cinq grandes familles d’une dizaine d’éditions chacune, cinq chefs de famille :
1. [OLIVETAN, Pierre-Robert] Linstruction des enfans, contenant la maniere de prononcer et
escrire en françoys…- Genève, [Pierre de Vingle] 1533

2. Introduction pour les enfans.- [Anvers, Martin Lempereur], [1534 ?]

3. Alphabet ou Instruction chrestienne pour les petis enfans. Nouvellement reveu & augmentée de
plusieurs choses. - Lyon, Pierre Estiard, 1555

4. [HABERT, Pierre] La Première instruction pour les enfans, par laquelle ils peuvent promptement
et facilement aprendre à bien lire, prononcer et escrire…- Paris, Philippe Danfrie et Richard Breton,
1559

5. L’A B C françois. -[Genève, Jean Crespin] 1551

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Avant de présenter ces cinq chefs de famille des nouveaux abécédaires, un coup d’œil sur un
alphabet traditionnel type, du début du XVIe siècle :

[Alphabet sans titre]- Genève, Gabriel Pomar, s.d. [v. 1520/1530]

         L’alphabet, placé en tête d’un livre d’heures, est sans page de titre.
Il est entièrement en latin et comporte trois parties :

1. *Alphabet proprement dit =la suite des lettres) tient sur 1 ou 2 lignes. A a b c d… .
En tête : la croix de Saint André – la « Croix de par Dieu »- indiquant le geste du signe de croix à
faire par l’enfant au début de la leçon de lecture

2. Pater – Salutatio angelica – Duodecim articuli fidei = les trois textes de base
   La suite est très lacunaire dans cet exemplaire
[Souvent les trois textes de base sont suivis par une série de listes : les 10 commandements de Dieu
et les 5 commandements de l’Eglise, les 7 œuvres de miséricorde spirituelle et les 7 œuvres de
miséricorde temporelle, les 7 péchés capitaux et les 7 vertus contraires, les 7 sacrements]
En somme, l’abécédaire fait office de catéchisme (un catéchisme enseigné à l’école).

3. Oraisons extraites de l’office de la Vierge et de la messe
Bénédicité- Grâces…
Souvent ce sont les sept « psaumes de la pénitence » qui ouvrent cette partie de prières, qui sont des
textes plus complexes, pour les élèves sachant déjà lire.

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1. L'instruction des enfans, Genève

[OLIVÉTAN] L'instruction des enfans : contenant la manière de prononcer et escrire en françoys,
l'oraison de Jésu Christ, les articles de la foy, les dix commandemens, la salutation angélicque :
avec la déclaration d'iceux, faicte en manière de recueil des seulles sentences de l'escripture saincte,
item les figures des chiphres, et leurs valeurs. - Genève, [Pierre de Vingle] 1533. Petit in-16, 64 f. (=
128 p.)

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Ce manuel est imprimé à Genève, en 1533.
     Il est anonyme, mais on sait qu’il est l’oeuvre de Pierre Robert dit Olivétan (c. 1506-1538)
Olivétan qui n’est pas encore connu comme le traducteur de la bible en français (publiée deux ans
plus tard) est un humaniste qui a été inquiété pour ses idées évangéliques, réfugié à Neuchâtel où il
est devenu maître d’école, proche de Guillaume Farel, qui l’a envoyé à Genève en 1532 = en terre de
mission (Genève, en ébullition, n’a pas encore adopté la Réforme). Expulsé de Genève, il s’est
réfugié dans les vallées vaudoises du Piémont. Là, il a travaillé à sa traduction de la Bible, tout en
enseignant le français aux « adolescens de son escole ». C’est d’abord pour l’usage des vaudois, des
vallées du Piémont et du Lubéron, qu’il fait imprimer à Genève, par Pierre de Vingle (l’imprimeur de
Farel), un abécédaire en français.

       Comparé aux abécédaires traditionnels, celui d’Olivétan se distingue d’emblée par le passage
au français intégral et par le gonflement du volume (64 ff.).

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- L’alphabet en tête de l’abécédaire (sans croix) est pensé pour la lecture en français (lettres,
consonnes, voyelles, diphtongues, tableau de syllabes (et à la fin, des remarques sur la prononciation
des lettres).
Les exemples de mots sont tous tirés de la bible.
Autre nouveauté, à la fin du manuel : les noms des nombres.
        - Le bloc des textes de base: Notre Pere, Symbole, Décalogue et Salutation angélique

        Chacun des textes est introduit:
-l’oraison dominicale, « laquelle JC a enseignée aux siens… » (Mat. 6)
-les « Articles de nostre foy », « lesquels devons croire de coeur et confesser de bouche »
-les dix commandements : cités en référence à Exode 20 et présentés en deux tables, l’interdiction
des images formant le deuxième commandement: « Tu ne te feras pas d’images taillées »).
- la salutation de l’ange Gabriel dans l’Evangile de Luc (= sans la prière adressée à la Vierge).

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Ces quatre textes sont suivis d’explications (« déclarations »), occupant 100 pages sur 130.
Il s’agit en fait de grappes thématiques de citations bibliques, dûment référencées. La traduction de la
Bible d’Olivétan n’était pas prête en 1533. Olivétan a utilisé la traduction française de Lefèvre
d’Etaples sur la Vulgate (Anvers, 1530). Aucun commentaire propre de l’auteur n’est ajouté : « sola
scriptura ».
Mais le choix des passages de l’Ecriture et leur ordre mettent en évidence l’enchaînement paulinien-
luthérien de la Loi au Christ : les explications du Décalogue sont suivies du « Sommaire de la loi »
(ou le décalogue évangélisé.
Du début à la fin, ce manuel est orienté par une finalité : la lecture de la bible en français, dont
Olivétan préparait la traduction.

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21 mai 1536 : Genève passe à la Réforme et décrète d’un même souffle l’instruction
obligatoire. Olivétan revient comme enseignant au collège et remanie son manuel, en l’adaptant à la
situation de la nouvelle Eglise réformée de Genève. La nouvelle édition est imprimée en 1537 par
Jean Girard, un vaudois appelé à Genève par Farel : cette fois en caractères romains, avec une
ponctuation et des accents modernisés. Réédité en 1540, le manuel d’Olivétan est l’un des deux
petits livres visés par la censure des théologiens de Paris en mai 1542 : «l’Instruction des enfans :
plutôt destruction des enfants! ».

2. L’Instruction pour les enfans, Anvers , v. 1534

       L’instruction pour les enfans est un petit abécédaire paru pour la 1e fois à Anvers, chez
Martin Lempereur, éditeur de Lefèvre d’Etaples [1534 ?].
        Vers 1540, le texte été repris à Paris par le libraire Arnoul Langelier, de l’entourage du curé
François Landry, lui-même proche de Marguerite de Navarre. Landry eut des ennuis avec la
Sorbonne à cause de cet alphabet qu’il avait distribué à « plusieurs petitz enffans ». Donc en 1542,
Langelier a pris la précaution de corriger légèrement l’abécédaire, et de le placer en appendice à La
Fontaine de vie : ouvrage de piété venu de Flandres, consistant en une collection de citations
scripturaires traduites en français (depuis 1525, l’Ecriture sainte en français était interdite en France).

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L’alphabet lui-même occupe 12 petits feuillets. Comme tout l’ouvrage, il este en caractères romains.
            - L’alphabet proprement dit, précédé du signe de croix traditionnel, est minimal : la liste des
lettres .
            - Les textes de base sont dans un ordre inattendu : la Loi, puis la Salutation angélique, puis la

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Foi, et à la fin l’Oraison dominicale. Ils sont encadrés et articulés sur une trame doctrinale, logique
et pédagogique (n°8) : on passe de la connaissance de Dieu à la connaissance de l’homme pécheur,
donc à la Loi, et de la loi au salut en Jésus Christ : c’est le schéma même de l’épître aux Romains, et
du Petit catéchisme de Luther.
      - A l’oraison dominicale s’enchaîne la confession des péchés : l’enfant se reconnaît « pécheur
devant Dieu ». Cette confession des péchés devant Dieu peut être suivie, « quant le temps et
necessité requiert », d’une confession « au prestre ». Le confesseur lui dit alors: « puis que avez bon
desir, ayez confidence en Jesu Christ : allez en paix et ne pechez plus ». Manière de dire le salut par
la foi seule et de contrarier la doctrine catholique du sacrement de pénitence. Il n’en fallait pas plus à
la Sorbonne pour condamner le livre.
      - Diverses oraisons complètent l’abécédaire, en particulier des oraisons pour la journée - le
matin, avant l’œuvre, avant et après le repas (le bénédicité et les grâces versifiés par Marot).
      En dépit de la censure, cette Instruction des enfans issue du milieu évangélique sera republiée
à la suite de la Fontaine de vie, à plusieurs reprises, mais loin de Paris, entre 1542 et 1560.

3. Alphabet ou Instruction chrestienne pour les petis enfans, Lyon

  Alphabet ou Instruction chrestienne pour les petis enfans. Nouvellement reveu & augmentée de
plusieurs choses.- A Lyon, par Pierre Estiard, 1555.
 in-16, 94 f. (= 188 p.), A-M8, car. rom. et ital., noirs et rouges.

      Cet alphabet, dont on ne connaît pas la 1e édition, a été réédité en 1555, à Lyon, par Pierre
Estiart (†1564 ?), petit imprimeur-libraire spécialiste de livres clandestins (Rabelais entre autres) et
d’éd. pirates, en va et vient entre Genève, Strasbourg et Lyon.
        - Le calendrier des saints placé en tête, inhabituel dans les abécédaires en français (mais
usuel dans les livres d’heures), a sans doute été placé là pour endormir la méfiance des censeurs.
       - L’alphabet proprement dit est sur deux pages.
       - L’Oraison dominicale, le Décalogue suivi du Sommaire de la Loi, et le Symbole des apôtres
(pas de Salutation angélique) sont insérés sur une trame doctrinale, justifiée pédagogiquement (j’y
reviendrai)
       - A la suite: une série d’oraisons, presque toutes de Calvin, venant du Catéchisme de Genève
et de la Forme des prières ecclésiastiques. Le bénédicité et les grâces viennent de Marot. La
confession des péchés (f.C2r) est, elle, tirée de l’abécédaire d’Anvers, 1534.
       - Après ces oraisons, on trouve les Psaumes pénitentiels dans la traduction d’Olivétan.
       - A la fin : la traduction française du catéch. de Berne (1536), par qu. et réponses.

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L’Alphabet d’Estiard a été réemployé à Lyon par le célèbre imprimeur Robert Granjon, et par
d’autres à Paris et à Toulouse. Plusieurs éditions, signalées aux théologiens de Paris, en mai 1558,
ont fait en effet l’objet de censures de la Sorbonne.

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4. L’abécédaire d’Habert, Paris
La Première instruction pour les enfans, par laquelle ils peuvent promptement et facilement
aprendre à bien lire, prononcer et escrire. Ensemble la manière de prier Dieu en toutes necessitez. -
Paris, Philippe Danfrie et Richard Breton, 1559 . 8°, 32 ff. (= 64 p.)

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Plusieurs particularités :

      - Ce livre n’est pas à proprement parler un abécédaire, mais un livre pour des enfants sachant
déjà lire, pour le degré supérieur : « bien lire, prononcer et escrire » (à l’époque, l’apprentissage de
l’écriture succédait à celui de la lecture). Le livre est signé d’un professionnel, un maître écrivain,
Pierre Habert, humaniste et réformé sans trop le dire, dans la proximité de la cour (frère d’un poète
introduit à la cour de Henri II, ami de Ronsard).

      - Pour imprimer son alphabet, Habert a recherché des caractères d’avant-garde : les
« caractères de civilité », appelés alors « lettres françoise d'art de main », inspirées de l’écriture
cursive. C’est le graveur Robert Granjon qui venait d’inventer à Lyon ces nouveaus caractères,
signant l’élégance française et facilitant l’apprentissage de l’écriture, des lettres liées entre elles.
Sitôt créés, les caractères de Granjon ont été copiés à Paris par un autre graveur, Danfrie, associé à
l’imprimeur Richard Breton.

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On reconnaît le maître écrivain à la place importante donnée aux différentes polices de
caractères, à la prononciation, à la ponctuation, aux accents.

         - Textes de base : Oraison dominicale / Salutation angélique / Symbole des apôtres, suivi d’un
article sur Jesus Christ « seul médiateur » entre nous et le Pere tout puissant (formule qui sentait
l’hérésie et fut repérée comme telle par La Sorbonne).

/ A la suite, on trouve les dix commandements, chacun développé par des versets bibliques
appropriés.

         - La moitié de l’abécédaire est occupée par « la manière de prier Dieu en toutes necessitez » :
il s’agit d’un ensemble de prières tirées d’un recueil composite imprimé à Genève. Où l’on retrouve,
comme dans l’Alphabet lyonnais de 1555, les prières de la journée de Calvin et Marot, et celles de la
Forme des prières ecclésiastiques de Genève.

5. L’ A B C françois, Genève

La 1e édition connue de L’ A B C françois est de Genève, Jean Crespin, 15511.
Cet ABC est à l’origine de toute une lignée d’alphabets imprimés à Genève et dans les Eglises
réformées françaises, quand celles-ci ont commencé à avoir droit de cité (ainsi L’ABC ci-dessous, de
Lyon, v. 1563). En multiples variantes, on le retrouve au XVIIe siècle, et jusqu’au XIXe siècle.

1
    Rodolphe PETER, « L’abécédaire genevois ou catéchisme élémentaire de Calvin », RHPR, 1965, 1, p. 11-45.
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L’A B C, ou l’instruction des chrestiens pour bien tost apprendre à lire & former les lettres, tant
pour les grans que pour les petis: avec la figure & noms des lettres grecques à la fin. - [Genève,
Jean Crespin], 1568. 8°, [16] ff. (= 32 p.).

       - En tête de l’alphabet: “Notre aide soit au nom de Dieu…”: l’introït du prêche remplace le
signe de croix traditionnel. Répartition des lettres sur une semaine (antérieur à Habert)

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- Les trois textes de l’Oraison, du Symbole des apôtres et des Dix commandements, avec le
Sommaire de la loi, forment un bloc, d’où est éliminée la Salutation angélique.
      - Les prières de la journée sont celles du Catéchisme de Genève (souvent appelées « L’exercice
du père de famille »): donc les prières de Calvin avec des extraits de psaumes de Marot .
      - A la suite: un ensemble catéchétique à usage scolaire, comprenant un résumé du Catéchisme
de Calvin, et “La manière d’interroguer les enfans qu’on veut recevoir à la cène”.
En outre: une série de citations scripturaires, en forme de sentences, de morale et de doctrine
(élection, néant des oeuvres, salut par grâce seule), des petites prières des écoliers de Maturin
Cordier.
       - A la fin: les chiffres.

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II. Le modèle des nouveaux alphabets
       Partant à la recherche d’un modèle des « nouveaux alphabets », je rassemblerai d’abord les
éléments constitutifs d’un profil, j’examinerai ensuite le contexte de production, pour revenir aux
textes, au programme des nouveaux alphabets.
       1. Profil
       Les cinq nouveaux abécédaires présentés gardent une proximité avec les abécédaires
traditionnels : petit format, même structure (alphabet/ textes catéchétiques de base / oraisons de la
journée et de l’office l’église).
       Leur nouveauté se situe sur plusieurs plans.
1- D’abord celui de la langue : non plus le latin, mais le français seul.
2- Puis celui de la typographie : si l’on met à part les premières éditions d’Olivétan et d’Anvers,
toutes les autres abandonnent les caractères gothiques (germaniques), traditionnels, pour des
caractères modernes, dits « humanistiques », venus d’Italie (romains et italiques) ; certaines même
(celles de Habert), participent à la création des caractères de civilité.
3- La nouveauté commune est enfin dans des déplacements, des formulations et des silences, notés
comme hérétiques par les théologiens censeurs.
       - Les déplacements concernent les textes supports de la lecture.
Apparemment, la tradition des alphabets est suivie. Le Notre Père est toujours en tête (sauf Anvers),
puis le Credo (et éventuellement la Salutation angélique, ramenée au texte de Luc, sans prière
adressée à la Vierge).
Mais le Décalogue fait son entrée dans les textes de base, suivant le Petit catéchisme de Luther
(Luther parle des trois « points fondamentaux »). Le Décalogue comme citation de l’Exode, dans la
nouvelle traduction de Lefèvre d’Etaples ou celle d’Olivétan
       - Les silences = la disparition de toutes les listes (commandements de l’Eglise, péchés,
œuvres, sacrements).
       - Elle est enfin dans l’introduction d’oraisons nouvelles pour la journée.

       Ces traits communs étant posés, on distingue bien plusieurs familles dans la grande famille
des nouveaux alphabets.

D’abord deux générations :
1) Les deux pionniers, autour de 1533 : Olivétan et Anvers = deux versions de la réforme
évangélique française, l’une type Farel, l’autre type Lefèvre d’Etaples.
       a- Chez Olivétan , on a noté :
- l’absence du signe de croix
                                                                                                        18
- la place donnée à l’alphabet (et le « livret d’arithmétique »)
- des traits doctrinaux proprement « réformés », au sens du modèle suisse :
       - le décalogue, suivi du Sommaire de la Loi ; l’interdit des images comme 2e commandement
du Décalogue,
       - surtout le rapport à la bible : place et le nombre des versets de l’Ecriture (regroupés par
thèmes catéchétiques), avec leurs références.

       b- Dans le type d’Anvers :
- pas d’innovation sur l’alphabet proprement dit
- présence de Marot
- faible marquage scripturaire et dogmatique : alphabet « évangélique »

2) Les autres alphabets, des années 1550 :
  - héritiers du manuel d’Olivétan sur le plan de l’alphabet proprement dit et sur le plan doctrinal
réformé (en particulier le rapport à l’Ecriture) + le livret d’arithmétique (les enfants protestants
doivent savoir compter (pour faire plaisir à Max Weber)
  - héritiers aussi, dans une moindre mesure, de l’alphabet d’Anvers : entre autres, par les prières de
Marot avant et après le repas.
  - impact de Calvin : les prières du Catéchisme et celles de la liturgie de Genève ; des textes
catéchétiques de marque calvinienne sous forme de résumés et de questions et réponses, préalables à
la cène.
   Selon les lieux d’édition, le caractère réformé de ces alphabets en français des années 1550 est
tantôt affiché (ceux de Genève), tantôt plus ou moins camouflé (éditions lyonnaises ou parisiennes).

Ces variations entre les textes imposent, avant d’entrer plus au fond, un détour par le contexte de la
production et de la diffusion des alphabets.

       2. Le contexte de production et de diffusion
       La période de la production et de la première diffusion des nouveaux alphabets est comprise
entre 1533 et 1560 (je laisse de côté la période suivante qui est celle de nouvelles éditions à partir des
matrices précédentes). Notons tout de suite que cette période coïncide avec celle de la répression
antihérétique en France, avant les guerres et les paix de religion. Les alphabets ont été eux-mêmes au
cœur d’un affrontement à la fois religieux, culturel et politique.
- Les milieux de production

                                                                                                       19
Même s’ils sont presque tous anonymes, les alphabets en français portent la trace de milieux
de production bien identifiés : qu’il s’agisse d’auteurs, actifs ou passifs (Olivétan, Lefèvre d’Etaples,
Marot, Pierre Habert, Calvin, Maturin Cordier) ou d’imprimeurs-libraires (Vingle et Crespin à
Genève, Lempereur à Anvers, Langelier, Danfrie et Breton à Paris, Estiard et Granjon à Lyon).
          Ces producteurs des nouveaux alphabets se rattachent au mouvement humaniste-
évangélique, glissant autour de 1550 vers les nouvelles Eglises réformées clandestines sen France.
Ce sont des maîtres d’école et des prédicateurs, en lien avec des imprimeurs. Ils sont alliés sur des
programmes de réforme touchant la pédagogie, la langue française, la réforme évangélique.
          Ces maîtres d’école sont des humanistes, des pédagogues, attentifs au développement de l’enfant,
à son intelligence ; ils sont dans la mouvance des humanistes critiques à l’égard du latin d’Eglise,
patriotes de la langue française, la langue du roi et de la nation. Ils misent sur l’apprentissage de la
lecture par la compréhension des mots, ceux de la langue commune, « vulgaire »2.
          Il faut dire qu’au XVIe siècle, le choix d’enseigner à lire en français – sans passer par le
latin- pouvait paraître paradoxal. En effet, le français était encore une langue orale plutôt qu’écrite.
Le français écrit, portant la trace de l’héritage latin, était hérissé de lettres muettes, autant d’obstacles
à la lecture. C’est pourquoi autour de 1530 et plus tard, plusieurs de ces pédagogues humanistes
militent pour une réforme de l’orthographe » française, pour sa simplification, en rapprochant la
graphie de la prononciation.
         Orthographe moderne // typographie moderne : avec les caractères « humanistique », substitués
aux gothiques difficiles à lire (ou les caractères de civilité), avec la standardisation de la ponctuation et
des accents, c’est le même programme d’aide à l’alphabétisation qu’ont développé les imprimeurs,
l’idéal réformateur se combinant avec leur intérêt bien compris, la conquête d’un marché de nouveaux
lecteurs.
          Orthographe moderne, typographie moderne // idées évangéliques : comme l’a montré Susan
Baddeley3, les pédagogues du français écrit appartenaient au réseau évangélique des années 1530-1540,
autour de Marguerite de Navarre, ou autour de Farel (cas d’Olivétan) ; et dans les années 1550 encore les
connexions demeurent entre les pédagogues humanistes, des écrivains, des gens de cour et des réformés
plus ou moins cachés (cas des frères Habert).
            D’autres connexions apparaissent entre ces pédagogues humanistes et le refuge suisse et
genevois (cas de Cordier). A partir de 1550, à Genève et à Lyon, des régents ou des imprimeurs ont écrit
ou traduit de nouveaux textes à glisser dans des alphabets, et y ont associé des ensembles de prières, des
catéchismes à l’usage des enfants, « textes courts et simples », par questions et réponses (donc pas le

2Sur le français comme langue courante commune dans les villes du royaume, au XVIe siècle, voir Natalie Zemon
Davis, L’imprimé et le peuple, in : Les cultures du peuple. Rituels, savoirs et résistances au 16e siècle, Paris, Aubier,
1979, p. 332.
3
    L'orthographe française au temps de la Réforme, Genève, Droz, 1993.
                                                                                                                     20
catéchisme de Calvin, trop complexe).
       Reste qu’en France la production des nouveaux alphabets a subi la pression des anti-réformateurs,
des gardiens de la tradition doctrinale de l’Eglise.

- Les adversaires: la censure doctrinale
       En principe, les abécédaires n’étaient pas concernés par le contrôle des livres religieux en
vigueur en France depuis 1525, renforcé à partir de 1551, pour faire barrage à l’hérésie de Luther et
de Calvin.
       Mais assez vite, en France comme aux Pays-Bas, les censeurs théologiens de Paris ont repéré
ces alphabets, pointé les propositions hérétiques (sur les images en particulier) et les silences non
moins hérétiques, et sonné l’alerte : les nouveaux alphabets, écrivaient-ils, sont d’autant plus
« pernicieux » qu’ils peuvent « séduire la jeunesse », par leurs références à l’Ecriture seule, en
français. Les alphabets en français ont alors été mis dans le même sac suspect. J’ai cité déjà l’arrêt du
parlement de Paris de 1542, visant les alphabets.
Dans le 1er Index de la Faculté de théologie de Paris, de 1544, figuraient 4 ou 5 titres d’abécédaires.
Et jusqu’en 1559 au moins, la Sorbonne n’a pas relâché la censure des abécédaires saisis.
       Après la mise à l’Index d’un livre par la Sorbonne, nul ne pouvait plus ni le vendre ni le
détenir ni le réimprimer sous de lourdes peines. A Genève, les imprimeurs d’alphabets ne risquaient
rien (ils étaient chez eux). A Anvers et à Lyon, davantage, selon les moments. A Paris, il a fallu à
Langelier et à Breton des protections pour échapper à la prison. Quant à Pierre Habert, il a dû
disparaître pendant 10 ans après la censure de son alphabet. Ceux qui prenaient le plus de risques
étaient les colporteurs (= les passeurs des livres imprimés à Anvers ou à Genève) et aussi les régents
utilisateurs de ces petits livres hérétiques. Entre 1535 et la fin des années 1560 au moins, colporteurs
et régents sont surreprésentés dans les archives judiciaires.

       Aux yeux des autorités du royaume, ces manuels scolaires n’étaient que masques de la
propagande hérétique, pour tenter d’échapper à la censure. C’est la doctrine véhiculée par ces livres
pour enfants qui seule intéressait les censeurs. Comme si le support était neutre. Comme si la liaison
entre l’alphabet et la doctrine était circonstancielle.
Si cela avait été le cas, passé le danger, les nouveaux alphabets auraient disparu, ou bien au contraire
tous les alphabets auraient basculé en français, du côté du roi. Mais ce n’est pas ce qu’on constate.
       Certes, les alphabets du modèle d’Anvers, et aussi ceux de Lyon et de Habert – dissimulant
plus ou moins leur doctrine hétérodoxe) ont fait long feu, disparaissant presque tous après 1560.
Mais ceux qui ont survécu, et longtemps, sont les ABC en français imprimés à Genève, destinés en
priorité aux enfants des petites écoles genevoises ; et copiés à Lyon, à Metz, à La Rochelle, dans les
                                                                                                     21
intermittences des guerres de religion. On objectera avec raison que dans ce temps de
confessionnalisation, les alphabets catéchétiques étaient pour les autorités politiques et
ecclésiastiques, de part et d’autre du clivage confessionnel, un utile instrument de discipline des
jeunes générations.
       Mais précisément, ce qui peut éclairer le lien entre alphabet en français et doctrine
réformatrice, c’est la comparaison de ces alphabets avec des alphabets catholiques (c’est-à-dire les
alphabets de tous les Français, hormis ceux « de la RPR »).
       Voici un abécédaire, imprimé à Troyes en 1584 :
       Heures à l’usage de Rome, Troyes, Jean du Ruau, v. 1584
Entre le calendrier et les heures (extraits des Evangiles et des psaumes en latin), un abécédaire
intitulé Instruction des chrestiens.

   - caractères gothiques, lettrines, images, rouge et noir, caractéristiques des livres d’heures
   - alphabet minimal signalé toujours par la croix de par Dieu : trois lignes de lettres
   - en latin:
       - les prières de base : L’Oraison de Jèsus Christ,
                               La salutation angélique,
                                                                                                      22
Le Symbole des apostres

         - les autres prières de la table et de la messe:
         [La bénédiction de la table /-Les grâces
         -L’absolution (Misereatur)/ - La confession générale (Confiteor…)
         -Quand on lève le corps de Nostre Seigneur /-Quand on lève le calice]

     - en français: la doctrine sous forme de listes : Les 7 péchez mortels / -Les 7 vertus contraires
 audicts péchez / -Les 7 oeuvres de miséricorde spirituelle /-Les 7 oeuvres de miséricorde corporelle/
 -Les 7 sacremens de saincte Eglise / -les 5 sens de nature / -Les 3 vertus théologales / -Les 4 vertus
 cardinales

         La typographie, la « croix de par Dieu », les textes des prières en latin4, la doctrine sous
forme de listes : c’est le modèle traditionnel inchangé. Tout se passe comme si le contenu doctrinal
traditionnel, confirmé par le Concile de Trente, était inséparable d’un modèle d’alphabet (une langue
et même une typographie).
         Reste à creuser le lien entre la doctrine « évangélique » ou « réformée » et les alphabets en
 français.

         3. Le programme réformateur des nouveaux alphabets
             Le programme de ces petits livres, c’est à la fois une réforme de la lecture et une
 réforme doctrinale.
 1. Réforme de la lecture : c’est un programme d’aide à la lecture
         Dans les nouveaux alphabets, le programme d’aide à la lecture est à la fois dans le choix de la
 langue, les choix typographiques du livre-alphabet, et dans la place accordée à l’alphabet proprement
 dit dans la majorité des alphabets. Olivétan, Estiard et Habert ofrent même une véritable didactique
 de la lecture.
         Ainsi Olivétan sur la prononciation des lettres : «premièrement [les enfants]
 doivent apprendre à sonner les letres, que les nommer. J’appelle le son b, f, sans e ; le mot be, ef […]
 Comme quand tu voudras prononcer la letre s, tu pourras ensuivir le son […] du serpent ou oye, mais
 courte et subite, sans queue. Pour r la voix du chien rechignant. Pour q la voix de l’anette ou canne.
 Pour z le son et bruit de la guespe… ».
 Il s’agit de faciliter la lecture, à l’usage des petits enfants, en associant lettres et animaux familiers,
 par le son.

 4 Jusqu’au début du XIXe siècle, l’apprentissage de la lecture dans la France catholique se faisait toujours en latin, dans
 les « Croix de par Dieu » (voir Dominique Julia, Livres de classe et usages pédagogiques, in : Henri-Jean Martin et
 Roger Chartier, Histoire de l’édition française, t.II, Le livre triomphant, 1660-1830, Promodis, 1984, p. 468-473).

                                                                                                                        23
La ponctuation et les accents font l’objet d’une rubrique spéciale dans la 2e édition du manuel
d’Olivétan (1537). Ce que développe vingt ans plus tard Pierre Habert, expliquant l’intérêt de
ponctuer les phrases et de placer des accents sur certaines voyelles, pour résoudre les ambiguïtés des
mots et découper des unités de sens dans la page.
        Toutes ces techniques, comme aussi la modernisation de l’orthographe, vont dans le sens
d’aides à la lecture en tant qu’opération de compréhension par l’enfant du sens du texte.
Le texte du livre-alphabet et bien au-delà. La finalité de tous les alphabets en français, y compris
l’alphabet d’Anvers, muet sur la didactique de la lecture en français: mettre le lecteur de plein pied
dans l’Ecriture traduite en français, fût-elle en morceaux choisis comme dans la Fontaine de vie.
        En ce sens déjà, la réforme de la lecture fait cause commune avec la Réforme. Allons plus
loin.

        2. Apprentissage de la réforme doctrinale
        Pour l’apprentissage des textes de base, les nouveaux abécédaires cassent la mécanique de la
répétition, en les articulant entre eux et en les présentant dans une dynamique avec le sujet lecteur –
l’enfant qui saisit ces paroles. Ils introduisent l’enfant dans le tableau.
        L’Alphabet d’Estiard 1555 justifie une progression correspondant au développement de
l’enfant depuis ses premiers balbutiements. Il fait le lien entre les premiers mots prononcés par le
petit enfant, dans la langue maternelle, et la première prière, le « notre Père », placé au début de
l’abécédaire :
        Pour ce que l’une des premières voix articulées qu’aprent le jeune enfant en ce monde cest Papa, qui
        signifie père : par laquelle il appele son père ayant son recours à luy et luy demandant ce, dequoy il se
        sent avoir besoing. Laquelle voix est plaine de douceur et amour et qui transperce le cœur du père,
        jusques à le contraindre par une douce violence et amoureuse affection, à luy donner ce qu’il voit luy
        estre bon […] C’est bien raison […] que […] le jeune enfant soit aprins .. des le commencement à
        avoir recours et fiance en son vray Papa qui est Dieu le créateur. Pour ce, la première leçon qu’il
        apprendra sachant parler, sera l’Oraison dominicale qui s’ensuit […].

        Mais c’est l’enfant « parvenu à discrétion » (l’âge de raison) auquel s’adressent
principalement les abécédaires. L’alphabet d’Anvers introduit le Décalogue (le 1er des textes) en
indiquant une progression dans la connaissance de l’enfant : Qu’est-ce que Dieu, puis Qu’est-ce que
l’homme : l’homme, créé à l’image de Dieu, se reconnaît pécheur, au miroir de la Loi (Rom. 1 et 7).
         Après [la Loi], luy fault apprendre comment il pourra parvenir a salut, a scavoir par croire de cueur
        et confesser de bouche .
        Je crois en Dieu le Pere…

Le Symbole des apôtres est conclu par une déclaration d’appropriation personnelle du Symbole :
        Je croy à tous ces articles, non pas seulement que ainsi est et a esté faict, mais aussi que pour moy il
        est ainsi, et que ainsi a esté faict pour mon salut.

                                                                                                                   24
En reprenant la distinction luthérienne entre la foi « historique » (un savoir) et la foi « vive » ou foi-
confiance, l’abécédaire d’Anvers exprime discrètement le thème du salut par la foi seule.
Il poursuit le parcours catéchétique en introduisant ainsi l’Oraison dominicale:

       Et pour avoir grace de ce faire [ = déclarer sa foi], fault que [l’enfant] la demande par l’oraison que J
       C enseigna a ses disciples , delaquelle […] soy confiant en l’habondante misericorde de Dieu, doibt
       ainsi prier : Notre pere qui es aux cieux…

       Suivant Luther, l’abécédaire d’Anvers repense toute la doctrine à partir du « sujet croyant »,
qui là est un enfant. Ce n’est plus la répétition des textes de base, des mots écrits dans l’alphabet, qui
sauve, mais la foi-confiance dans la promesse de vie.

       Dans leur examen des livres suspects, les théologiens censeurs ont d’ailleurs eux-mêmes
remarqué ce changement de paradigme théologique, pour s’en inquiéter. Epluchant le manuel de
Habert, ils relèvent en tête des propositions hérétiques l’affirmation du salut par la seule
connaissance de Dieu dans l’Ecriture, traduite en français « pour le profit de chacun desirant y
comprendre », avec pour conséquence implicite « d’exclure la pratique des préceptes de l'église, les
bonnes œuvres, l'intercession des saints, la vertu & l'efficace des sacremens ». Le « profit de chacun
désirant comprendre » la parole de Dieu, la promesse de salut, c’est bien ce qu’offrent les alphabets
en français avec l’outillage pour lire l’Ecriture, ce livre fait pour la lecture, en version complète ou
même en morceaux choisis. « Cherchez les Escritures », cette citation de Jean 5 figure en tête de
l’ABC de Genève 1568.

       Lire en vulgaire, croire en vulgaire, de là aussi prier en vulgaire : un nouveau mode de prier,
avec l’intelligence et le cœur. A l’arrière-fond, la critique de Luther, et d’Erasme, aux prières
multipliées marmottées dans une langue morte étrangère ; et l’exaltation par Luther d’une prière
toute simple, celle de la foi- confiance, dite dans les mots de la bible en langue de tous les jours. La
langue vulgaire pour la prière abolit les frontières entre l’Eglise, l’école et la maison. Après la
première prière, le Notre Père, les nouveaux alphabets présentent des prières pour la journée, dont
plusieurs de Calvin, pour le matin au lever, avant et après le repas, le soir avant de se coucher. Ces
prières à lire ou à réciter devaient rythmer la vie quotidienne de l’enfant à l’école ou à la maison.
       Il faut citer ici la prière « pour dire devant qu’estudier sa leçon à l’eschole », extraite du
psaume 119:
       Seigneur,
       Ouvre mes yeux / Et je considereray les merveilles de ta Loy. /Donne moy entendement et je garderay
       ta Loy/ Et la garderay en tout mon cœur.

                                                                                                             25
Cette prière recréée par Calvin à partir du psaume associe les yeux, l’entendement et le coeur dans
l’appropriation par l’écolier de la parole de Dieu. Elle me semble résumer les modalités et les
finalités de l’apprentissage d’une doctrine du salut par la foi, par la lecture.
                                                    ***

       De l’alphabet aux textes catéchétiques, aux extraits bibliques et aux modèles de prières, les
différentes pièces composant les nouveaux alphabets du XVIe siècle se soutiennent réciproquement.
La cohérence est complète entre l’apprentissage de la lecture en vulgaire et le nouveau modèle de
croire mis au jour par Luther, revendiquant pour seule autorité normative l’Ecriture, ouverte aux laïcs
par la traduction.
       Alphabet et salut par la foi ont partie liée. C’est pour l’avoir compris que, parmi bien
d’autres, Loys Le Boullanger, normand, prit le risque d’enseigner à Paris l’ABC en français « à
petitz enfans » : dénoncé comme hérétique par un voisin, il fut incarcéré à la Conciergerie en mars
1568. Enfermé pour avoir appelé à l’ouverture des yeux, de l’esprit et du cœur des enfants.

                                                    ***

                                                                                                       26
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