ÉDITO - Fédération des maisons médicales
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ÉDITO Mariannvoe st Un incendie ravage la forêt. Les animaux observent le désastre. Seul un petit colibri Pré s’active, allant chercher quelques gouttes d’eau avec son bec pour les jeter sur le feu. Agacé, le tatou l’apostrophe : « Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! ». « Je sais, répond le colibri, mais je fais ma part1. » L‘incendie gronde tout autour de la planète. Les massacres commis là résonnent aussitôt ici, dans un enchevêtrement de causes et d’effets complexe et souvent illisible. Vers quelles balises se tourner pour dépasser les réactions immédiates, ancrées dans une émotion légitime mais qui peut entraîner bien d’autres drames ? Alain Badiou propose quelques repères fort utiles pour penser les tueries du 13 novembre 2015 à Paris, ainsi que les suivantes, les prochaines – et bien plus : il s’agit de l’ordre du monde aujourd’hui. Notre mal vient de plus loin : c’est le titre de cet essai court et percutant, qui analyse le triomphe et les méfaits du capitalisme mondialisé. Sa grande réussite est d’arriver, depuis des années, à détruire tout ce qui avait été mis en place (dans certaines parties du monde, soyons réalistes) pour réguler la logique du capital – notamment les droits sociaux. Le pire, « c’est que cette destruction s’accompagne d’une victoire subjective : le déracinement total de l’idée même qu’un autre chemin est possible ». Ainsi, la construction d’un système donnant accès à la santé pour tous, entrepris dans les années 70, pourrait être aujourd’hui taxé d’utopie, même à l’échelle d’un tout petit pays comme la Belgique. Ceux qui veulent continuer à y croire sont souvent écartelés entre leur idéal de justice et leur impuissance à agir de manière satisfaisante, sans y perdre leur propre équilibre2. On ne vit pas bien avec une telle contradiction. Le risque serait, pour y échapper, d’adapter insidieusement ses idéaux à la férocité du réel, d’admettre la croissance des injustices comme une fatalité, d’accepter le fait que certains soient mieux soignés que d’autres – les plus responsables, les plus insérés, les plus compliants, les plus activables… qu’un système de santé basé sur les soins de santé primaires, c’est un peu dépassé… Les discours invitant à ces glissements de pensée sont légion, ils viennent de tous bords : les tatous parlent fort dans toutes les langues. Les colibris ne se laissent pas démonter. Ils continuent à faire leur part contre l’incendie, là où ils sont, avec leurs moyens - un petit bec de colibri ou une grande trompe d’éléphant. Ils écrivent des livres, ils font des films (allez voir Merci patron !) éclairants. Ils vont voir si la vieille voisine isolée n’a besoin de rien. Ils prennent du temps pour écouter, pour soigner ceux qui sont fous ou qui parlent une drôle de langue. Ils manifestent. Ils rencontrent d’autres gens, d’autres acteurs, pour porter ensemble la voie de l’humain vers ceux qui n’en ont rien à faire. Fort. Très fort. De plus en plus fort. 1. Cette légende amérindienne a inspiré le doux utopiste Pierre Rhabbi qui a fondé le mouvement Colibris. 2. Démarche d’évaluation qualitative. 1 I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76
RUBRIQUES DOSSIER Politique 16 La couverture sanitaire universelle, définition et origine 4 Gaëlle Chapoix et France Defrenne, chargées de projets pour le Les projets pilotes fédéraux « maladies chroniques » programme Education permanente de la Fédération des maisons Hélène Dispas, médecin généraliste et permanente politique à la médicales Fédération des maisons médicales 20 Derrière la couverture sanitaire universelle : Résonance une idéologie cachée ? Christian Legrève, responsable du programme Education 8 permanente à la Fédération des maisons médicales Clinique du lien Juliette Leconte, psychologue clinicienne à France Terre d’Asile 23 Santé globale et couverture sanitaire universelle : même bateau, même dérive ? Lu pour vous Gaëlle Chapoix, chargée de projets pour le programme Education permanente de la Fédération des maisons médicales 11 Musulmans et non musulmans 30 André Crismer, médecin généraliste au centre de santé Bautista Repenser le financement du système de santé Van Schowen France Defrenne, chargée de projets pour le programme Education permanente de la Fédération des maisons médicales Société 37 13 Lecture critique des accords de gouvernement : Réforme des pensions : ne pas oublier la solidarité un équilibre délicat Jean Van der Vennet, sociologue Christian Legrève, responsable du programme Education permanente de la Fédération des maisons médicales 40 L’impact des traités internationaux sur notre système de santé : l’exemple de l’Accord économique et commercial général Etienne Lebeau, expert de la Centrale nationale des employés sur les affaires européennes 2 I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76
Couverture sanitaire universelle en Belgique 43 72 Intérêts et limites des mécanismes pour tisser la couverture Dépasser les facteurs d’exclusion du soin sanitaire universelle en Belgique De la rue au cabinet médical Hubert Jamart et Pierre Drielsma, médecins généralistes, Pierre Ryckmans, médecin généraliste à Infirmiers de rue permanents politiques à la Fédération des maisons médicales 75 50 Migration et précarité : une couverture mitée ? Des soignants en nombre suffisant et bien dans leur peau Pistes de travail en maisons médicales Hélène Dispas, médecin généraliste et permanente politique de la Stefania Marsella, assistante sociale à la maison médicale Fédération des maisons médicales. Calendula , attachée de projets pour le programme psychosocial Interview réalisée par Marinette Mormont, journaliste à Alter Echo de la Fédération des maisons médicales 55 78 Évaporer la première ligne ? Gare à l’effet de serres ! La part du colibri : Pierre Drielsma, médecin généraliste, permanent politique à la Quelques réflexions sur l’accessibilité des soins et maisons Fédération des maisons médicales médicales Marianne Prévost, sociologue, coordinatrice de Santé conjuguée 59 « Communauté » et solidarités de proximité : 82 prétexte, emplâtre ou levier ? Conclusion Gaëlle Chapoix, chargée de projets pour le programme Education permanente de la Fédération des maisons médicales 65 Accessibilité, qualité et expertise des usagers Le point de vue de la Ligue des usagers des services de santé Micky Fierens, directrice de la Ligue des usagers des services de santé. Interview réalisée par Marinette Mormont, journaliste à Alter Echo. 68 Etendre la couverture universelle et la solidarité Le point de vue des Mutualités chrétiennes Jean Hermesse, secrétaire général de l’Alliance nationale des mutualités chrétiennes. Interview réalisée par Marinette Mormont, journaliste à Alter Echo. I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76 3
politique / les projets pilotes fédéraux « maladies chroniques » / En octobre 2015, l’ensemble des ministres membres de la Conférence interministérielle Santé publique (donc fédéral - Maggy De Block à l’initiative du projet - régions et communautés) ont approuvé un plan intitulé : Des soins intégrés pour une meilleure santé. Hélène Dispas, médecin généraliste et permanente politique à la Fédération des maisons médicales. Qu’est-ce que le plan « maladies chroniques » C’est dans ce cadre qu’en février dernier un appel à pro- (ou chroniccare) ? jets-pilotes visant le développement de soins intégrés en faveur des malades chroniques a été officiellement lancé. Au terme d’un processus de sélection, seize pro- Ce plan se base sur le principe du « Triple Aim » : jets ont été choisis sur toute la Belgique, et quatre pro- • Améliorer l’état de santé de la population, et des jets ont été acceptés en procédure de « repêchage » . malades chroniques en particulier (niveau collectif) ; • Améliorer la qualité des soins au niveau du patient Concrètement, on demande au terrain d’être innovant, (niveau individuel) ; et de montrer que nous pouvons « faire mieux » sans • Accroître l’efficience des moyens alloués (ratio effi- dépenses supplémentaires (idéalement, à moindre cacité/coût). coût, bref d’être efficient) pour soigner les « malades Les « soins intégrés » sont définis selon 14 composantes, reprises dans le tableau ci-dessous : 14 composantes Patients Intervenants Système Empowerment Prévention Culture qualité Adaptation des systèmes de Soutien des aidants-proches Concertation et coordination financement Continuité des soins extra-, intra- et Stratification des risques et Case-management transmurale cartographie des ressources Maintien au travail, réintégration Organisations de patients, de familles Gestion du changement socioprofessionnelle et et des mutuelles (change management) socioéducative Dossier patient intégré (DPI) Guidelines multidisciplinaires 4 I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76
chroniques ». Nous ne devons pas nous centrer sur une Nous sommes donc en début de phase de conceptuali- seule maladie (deux minimum), mais il faut définir un sation. Les projets retenus seront soutenus par un coach public cible. pour une période de sept mois, ensuite ils entreront en phase d’exécution (quatre ans) après deuxième Nous sommes encouragés à créer des consortiums sélection. de partenaires qui doivent s’organiser par territoires définis d’environ 150.000 habitants. Les partenaires Il n’y aura pas de financement, sauf pour la coordination doivent obligatoirement être d’origines diverses, avec (et c’est là que le bât blesse, cf. enjeux). au minimum : • des acteurs de première ligne (au minimum médecins A terme, les projets qui fonctionneront le mieux ser- généralistes et infirmiers à domicile avec possibilité viront de modèles à généraliser pour réorganiser la d’étendre aux pharmaciens, kinésithérapeutes, den- prise en charge des malades chroniques, et in fine de tistes,…) ; toute la population et donc du système de santé (c’est • des acteurs de seconde ligne : au minimum un hôpital, ambitieux). au moins deux spécialités différentes ; • des acteurs de l’aide à domicile ; Quels sont les enjeux pour la Fédération des mai- • une association de patients, d’aidants-proches et de sons médicales, les intergroupes et les maisons familles ; médicales ? • une structure de concertation. Depuis le lancement du plan, les permanents poli- tiques et certains mandataires de la Fédération des Un calendrier bien précis a été défini, en plusieurs maisons médicales suivent attentivement ce dossier, phases, sur une période de quatre ans : en collaboration avec les intergroupes, certains man- dataires de la Fédération des maisons médicales et les maisons médicales qui y sont déjà impliquées. Nous nous sommes répartis par régions, avons participé aux réunions générales d’information, aux premières concertations, et enfin au développement des projets plus concrets. Nous avons échangé nos informations afin de peu à peu construire notre position et garder un œil sur l’évolution générale du plan. C’est avec cette petite expérience que nous venons aujourd’hui vers vous. Nous avons longuement discuté des enjeux et avons établi entre nous un recensement des « menaces et opportunités » de ce projet. Notre conclusion, c’est qu’il semble important d’y être pré- sent, sans toutefois s’y épuiser... Pourquoi ? Opportunité de démontrer la qualité du travail des maisons médicales Les 14 composantes proposées par ce plan sont des axes presque tous présents dans notre travail au quo- tidien (continuité, intégration, transversalité, accessi- bilité, prévention, promotion à la santé…). A la lecture du texte, on peut penser que ce qu’ils souhaitent est finalement très proche du modèle que nous proposons et expérimentons depuis toujours. Il y a là donc une opportunité de le montrer. Mettre en évidence la qualité du travail des maisons médicales, faire remonter « nos » pratiques (interdisciplinarité, modèle de financement, expérience en santé communautaire, prévention, I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76 5
promotion à la santé, etc.) qui souffrent parfois d’un des mêmes tables. Des enjeux de pouvoir, financiers, manque de connaissance de la part de la population et des chocs de culture s’y déroulent donc clairement. et des autorités. En bref : • C’est une richesse d’y être pour rencontrer toutes ces Adhésion avec le principe du plan personnes et participer aux discussions ; • C’est peut-être une nécessité de défendre notre vision Structurer le système de santé au départ du terrain, du système de santé, basée sur des soins primaires forts, améliorer la qualité des soins aux malades chroniques, accessibles et humains (contre hospitalo-centrisme améliorer la communication entre les lignes de soins (prises en charges au départ des hôpitaux), commercia- et l’échelonnement, proposer de nouveaux modèles lisation des soins, fragmentation des prises en charges, de financement, sont in fine nos buts à nous aussi. multiplication des intervenants,..) ; Attention toutefois à ce que ça pourrait « cacher » : le • C’est une occasion de défendre la médecine générale Gouvernement pourrait être plus intéressé par l’aspect et les maisons médicales. Sur papier les médecins gain économique que par un réel gain qualitatif. généralistes sont obligatoirement dans les projets. Dans le concret, les médecins solistes fréquentent peu Etre dans le train de la transformation de notre sys- les réunions et les maisons médicales sont encore peu tème de santé représentées. A terme, la menace est une réorganisation du système sans la médecine générale, qui deviendrait Il est probable que ce plan soit une manière de trans- de la « bobologie » et sans les maisons médicales qui former le système dans sa globalité. Tous les acteurs seraient des structures de soins « pour les pauvres », de terrain semblent l’avoir compris. Les hôpitaux ont ce que nous essayons d’éviter. manifesté leur intérêt en masse, de même qu’à peu près tous les acteurs de l’ambulatoire. Des sociétés A nuancer toutefois : il reste une énorme inconnue privées à but lucratif tournent également autour des sur l’évolution de ce plan « titanic » : financement consortiums… (et on ne peut refuser personne !). Pour plus qu’incertain, complexité et flou de la demande, la première fois, des acteurs très différents qui ont pour superposition de projets dans tous les sens (107, hos- habitude de ne pas communiquer se retrouvent autour pitalisation à domicile, retour précoce,…)…il n’est pas exclu que tout ça finisse simplement par échouer. Ou être abandonné à la prochaine législature. C’est pour ça qu’il ne faut pas non plus s’y épuiser. Nos patients seront peut-être concernés Si nos patients appartiennent au groupe cible du projet de la zone ou de l’hôpital concerné, ils vont peut-être se retrouver intégrés dans ces projets « malgré nous », et nous serons donc concernés « par défaut »… Comment ? Nous encourageons les maisons médicales à s’intéres- ser aux projets qui touchent leurs zones. Concrètement, différents niveaux d’implication sont possibles : • Participation au groupe de réflexion (implication faible) ; • Participation au Comité de pilotage ; • Participation au groupe de projet ; • Participation aux groupes de travail (implication maximale). 6 I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76
Voici la liste des projets francophone sélectionnés Région de Bruxelles-Capitale Région : ville de Bruxelles, Saint-Gilles, Saint-Josse- ten-Noode Titre projet : Better Offer and Organization thanks to the Support of a Tripod model (BOOST) Région : Anderlecht, Molenbeek-Saint-Jean, Forest Titre projet : Keep Moving Wallonie Si vous souhaitez plus d’informations concernant Région : Ottignies, Court-Saint-Étienne, Wavre, Ge- un ou plusieurs projets de votre région, vous nappe, Mont-Saint-Guibert pouvez vous adresser aux responsables de votre Titre projet : Développement et implémentation d’une intergroupe, à savoir : politique de soins intégrés dans le Brabant wallon centre, à partir de la prise en charge des patients souf- Liège frants de dépendance au sens large avec pathologies ff frederic.palermini@fmm.be induites et/ou de comorbidités importantes Charleroi et Brabant wallon Région : Liège, Seraing ff benoit.gerard@fmm.be Titre projet : Réseau liégeois intégré pour une nouvelle autonomie Hainaut ff virginie.couvreur@fmm.be Région : Dinant, Beauraing, Ciney, Rochefort, Yvoir, Hamois Bruxelles Titre projet : Projet « Soins intégrés maladies chro- ff yaelle.vanheuverzwijn@fmm.be niques – zone Dinant/Beauraing » Ou au bureau stratégique de la Fédération des Région : province de Luxembourg maisons médicale : helene.dispas@fmm.be Titre projet : Chronilux – Prise en charge globale des personnes présentant un syndrome métabolique et Vous pourrez y obtenir, dans la mesure des ses conséquences disponibilités, des descriptifs plus précis pour chaque projet. Région : La Louvière, Morlanwelz, Binche Titre projet : Dispositif interdisciplinaire de prise en D’autres infos sont disponibles charge des patients souffrant d’un handicap neurolo- via le site officiel fédéral : gique dans la région du Centre www.chroniccare.be Région : Namur, Profondeville, Assesse, Andenne, Voir aussi l’article d’Olivier Mariage paru dans Gesves, Ohey, Floreffe, Gembloux, Éghezée, Fernelmont le Santé conjuguée 74 « Transdisciplinarité » : Titre projet : Projet « Soins intégrés maladies chro- http ://www.maisonmedicale.org/Maladies-chro- niques – zone Grand Namur » niques-le-grand-chambardement.html “Chronic care and Cure for Health - 3C4H”: Huy, Wa- remme et Verviers , Liège. I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76 7
résonance / Clinique du lien / Nombres de mineurs isolés étrangers sont très déconstruits lorsque je les rencontre, à Paris, très peu de temps après leur arrivée en France. Les symptômes, jusque-là contenus, jaillissent sans qu’ils ne puissent les retenir. Ils sortent alors de l’état de survie dans lesquels ils ont été plongés durant les évènements traumatiques qui les ont conduits à fuir leur pays ou durant le trajet d’exil. Juliette Leconte, psychologue clinicienne à France Terre d’Asile. Article paru dans la revue du Centre bruxellois d’action interculturelle « Les MENA et l’intérêt supérieur de l’enfant : un lien sous tension ? », Décembre 2015, n° 328. Bien que les fragilités et le vécu de chaque jeune soient Enfin, les événements traumatiques peuvent exister bien particuliers, les symptômes développés appa- durant le voyage d’exil : voyage souvent long et dé- raissent en majorité suite à des deuils ou des traumas. structurant. Ils connaissent alors des situations déshu- manisantes, et côtoient la mort de près. Ces événements traumatiques ont parfois eu lieu durant l’enfance ou la petite enfance du jeune (un deuil, de la La culture comme levier thérapeutique maltraitance, un abandon, etc.). Au pays, c’est contenu par l’environnement social et la culture. Mais l’exil crée Les nationalités des jeunes sont multiples, et il me un déséquilibre parce qu’il rompt l’homologie entre semble majeur de tenir compte des spécificités cultu- le cadre culturel externe (la culture et les représenta- relles des jeunes rencontrés. Comme l’a développé tions culturelles du pays) et le cadre culturel interne Georges Devereux, la psychologie transculturelle re- intériorisé (les représentations de l’individu). Comme pose sur deux principes. D’une part, l’universalité l’explique l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, auparavant, psychique : ce qui définit l’être humain, son fonction- le cadre interne et externe était en harmonie alors que nement psychique est le même pour tous. Il s’agit lorsque l’individu arrive dans un autre pays, il n’est plus d’une universalité de fonctionnement, de processus. Et homogène. Cela crée un traumatisme. La fragilité psy- d’autre part sur la particularité de sa culture d’appar- chique n’est alors plus contenue, le jeune se retrouve tenance : la culture permet à chacun de lire le monde sans contenant. Les symptômes apparaissent alors. d’une certaine manière. Ainsi, il s’agit de faire cohabi- Les évènements traumatiques peuvent précéder le ter ces deux positions très importantes : l’universalité départ du pays. Je pense aux demandeurs d’asile qui psychique et le codage culturel. n’ont pas d’autre choix que de fuir. Ce départ n’est pré- cédé d’aucune élaboration. La rupture est précipitée. Pour ce faire, il est nécessaire de se décentrer, de Le traumatisme psychique peut être gelé et émerger prendre de la distance face à nos propres repères afin seulement à l’arrivée en France, lorsqu’ils ont « posé de mieux comprendre ces jeunes. Ce matériel culturel leur valise ». est un véritable levier thérapeutique potentiel. 8 I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76
Nous sommes des êtres culturels. Il est nécessaire de tenir compte de l’identité culturelle du jeune. Nous avons besoin d’être à l’écoute de comment il se définit, comment il se projette, afin de co-construire avec lui. Il est souvent important d’avoir recours à des inter- prètes, pour plusieurs raisons : d’une part, le traducteur traduit mot à mot, mais aussi reconstitue le contexte des mots, les représentations sous-jacentes, les mondes qui donnent sens aux mots, et ses propres associations sous-jacentes. D’autre part, l’interprète en situation clinique est un médiateur. C’est aussi un informateur au sens anthropologique, il permet d’amener des connais- sances culturelles. De plus, la présence d’un interprète permet de faire des allers-retours entre les langues. La possibilité de passer d’une langue à l’autre est aussi importante. C’est le lien entre les langues qui est recher- ché. Enfin, le fait d’être trois crée un groupe. Le groupe permet d’aborder certaines étiologies traditionnelles, notamment ce qui a trait au magico-religieux (les djins, la sorcellerie, les ancêtres qui reviennent la nuit, etc.). Ce sont des leviers thérapeutiques essentiels. Du lien aux parents Lorsque c’est possible, nous faisons le pont entre le pays d’origine et ici. Je recherche les ressources familiales à travers les souvenirs, les liens sécurisants qui ont existé. discours des adultes en France est diamétralement Je cherche à replacer le jeune dans une histoire et une opposé au discours des parents) où cliver va être la identité familiales. J’essaie qu’il garde ou retrouve une seule solution. Là où ils ont une responsabilité familiale, place dans sa famille (même sans contact, même par nous allons les ancrer dans une place d’enfant. Là où l’absence). ils ont de grands projets d’avenir, nous leur proposons une formation qualifiante courte. Là où il y a urgence De plus, la remise en sens de la décision des parents de d’aider financièrement la famille ou de rembourser les faire émigrer leur enfant (lorsque ce sont les parents qui dettes du voyage, nous leur disons qu’il leur est interdit sont à l’initiative du départ) est importante. La majorité de travailler avant leur majorité, etc. Comment trouver des jeunes ressentent beaucoup d’affection pour leurs un sens entre celui donné par la famille et la réalité parents mais également de la colère. Cette colère est française ? L’espace thérapeutique va devenir un espace légitime et il est nécessaire de lui faire une place dans où nous allons faire des ponts entre ici et là-bas afin l’espace thérapeutique. Ce projet d’exil fut-il construit que le jeune négocie entre ces deux facettes de son pour protéger le jeune ? Ou pour l’abandonner et identité tellement différentes. l’exclure de la famille ? Pourquoi lui et pas son frère ? Pourquoi lui faire vivre tant de moments si difficiles s’il Le lien à la famille, lorsqu’il est possible, est primor- a l’affection de ses parents ? dial. Il est souvent central dans les entretiens. D’une part, ce lien est à reconstruire, à réorganiser. Comment Les dernières paroles des parents avant la séparation expliquer toutes leurs démarches administratives, les vont être déterminantes dans la manière de gérer les lieux où ils sont hébergés, les choix (ou non choix) de difficultés. Les jeunes se rattachent à ces paroles qui scolarité, etc. ? Comment les informer de démarches qui sont comme des repères quant à leur conduite à tenir. dépendent d’une logique qu’eux-mêmes découvrent mais que les parents ne connaissent pas (et du coup Par contre, souvent, les projets familiaux ne concordent ne comprennent pas) ? Ce travail de lien est également pas avec la réalité française. Le jeune va devoir gérer parasité par les demandes que les jeunes sont obligés cette sorte d’injonction paradoxale des adultes (le de faire : à peine ont-ils repris contact avec leur famille, I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76 9
qu’ils doivent leur formuler des demandes. Car ils ont s’appuyer sur la connaissance des aînés (des anciens !), l souvent besoin d’obtenir des documents d’identité cet isolement va faire face au manque. Il s’agira donc de pour justifier de leur âge ou d’éléments de l’histoire les ancrer à nouveau dans les compétences qu’ils ont familiale pour les démarches de demande d’asile. tout de même acquises antérieurement et de leur per- mettre de trouver les réponses à leurs questions, soit Par ailleurs, les jeunes ont besoin d’avoir l’aval de la par un contact téléphonique au pays, soit par d’autres famille pour pouvoir construire un projet en France. moyens qu’ils trouveront eux-mêmes. Je pense à une jeune congolaise incapable de choisir son orientation scolaire, de prendre une décision, Je conclurai sur l’étonnante capacité de résilience de ces de donner son opinion ou d’être partie prenante des jeunes. Il n’est, en effet, pas rare de les voir rapidement solutions qui la concernaient. Après en avoir discuté en évoluer, apaiser leur trauma, soulager leurs maux de équipe et après avoir eu l’accord de la jeune fille, les tête, diminuer la fréquence des cauchemars, etc. Ces éducateurs se sont mis en lien avec les parents afin de adolescents sont, malgré tout, dans la vie ! Leur désir transmettre des nouvelles de leur fille et de les informer d’apprendre et de vivre comme tous les jeunes français des démarches entreprises. Le plus important fut le va devenir moteur et leur permettre de construire des contact. Mettre du lien, aux yeux de la jeune, entre sa projets professionnels et personnels ! famille là-bas et sa vie ici, lui a ainsi permis de s’inscrire dans un projet scolaire. La culture à petites doses Enfin, je vais « amener la culture à petites doses », expression de Marine Pouthier qui fait référence au concept de Winnicott lorsqu’il explique que la mère fait découvrir, à son enfant, le monde à petites doses. Prenons un exemple sur le travail social en France. Ici, nous donnons le choix au jeune. C’est un grand principe du travail social, afin que la personne « soit acteur ». Mais beaucoup de jeunes, habitués à ce que les adultes décident pour eux, ressentent cette attitude comme une marque de désintérêt à leur égard. Comme s’il n’avait pas d’importance aux yeux du travailleur social. C’est donc très insécurisant et angoissant. De même, concernant la parole : nous travaillons beaucoup en individuel. Nous leur demandons de dire « je » (concernant le suivi social, la demande d’asile, etc.), alors que ces enfants ont appris à dire « nous », une parole collective. A l’évidence, la représentation culturelle de la parole est différente. Ainsi, le travail auprès des mineurs isolés demande des outils spécifiques. Outre la nécessité de tenir compte du contexte de départ et des circonstances du voyage, outre l’importance de travailler à partir de la culture et des représentations du patient, une clinique du lien va se créer. Un nécessaire travail de remise en sens sera réalisé auprès de ces jeunes dont le choc de l’exil peut créer un trauma. Il sera également fondamental de les ancrer à nouveau dans leur histoire, pour éviter qu’un clivage entre l’avant et l’après exil, entre ici et là-bas ne s’installe. Pour ces jeunes qui n’ont pas encore acquis toute la connaissance culturelle, et qui devraient encore 10 I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76
lu pour vous / Musulmans et non musulmans / Nous sommes toujours sous le choc de la violence qui a frappé Paris et Bruxelles, cette violence qui est quasi quotidienne en Irak, en Syrie et dans d’autres pays orientaux, nous sommes inquiets et nous voudrions mieux comprendre. De l’Afghanistan au Nigéria en passant par nos cités, le monde musulman va mal, pour des raisons internes et pour des raisons externes. André Crismer, médecin généralistes au centre de santé Bautista Van Schowen. Une lecture d’Eric Zemmour1 m’avait poussé à voir Du- naire d’études de l’Islam dans le monde contemporain pont Lajoie, un film d‘Yves Boisset de 1975, facilement (CISMOC). Une étude précédente de ce centre4 avait accessible via internet. On y voit un groupe de Français révélé quelques constats, comme l’augmentation du moyens en vacances sur la côte d’Azur, agresser un poids du religieux, les tensions autour de sujets sen- groupe de travailleurs d’Afrique du Nord, engagés par sibles, les malaises réciproques qui pèsent sur le vivre des promoteurs immobiliers (« ils sont payés comme ensemble, surtout dans les grands centres urbains. les Français, mais les Français ne veulent plus faire Cette nouvelle étude visait à répertorier, à Bruxelles et ce travail-là ») : le racisme quotidien, l’hostilité et le en Belgique, les pratiques et les projets qui favorisent rejet de l’étranger débouchent sur de la violence qui le dialogue et améliorent les relations interculturelles deviendra meurtrière… Bien sûr, il n’y a pas que cela, il entre musulmans et non musulmans. y a la faiblesse des politiques d’intégration, la diffusion du salafisme radical, financé par l’argent du pétrole, Différents domaines ont été explorés : bien décrit par Alaa El Aswany2, mais on sait comme • le monde de l’éducation, des établissements sco- des traumatismes peuvent se manifester parfois après laires ; deux générations… • le monde de la jeunesse, de la culture, des maisons de jeunes, des maisons de quartier, des espaces Eric Zemmour est nostalgique du passé et a choisi, récréatifs, des centres sportifs ; comme l’extrême droite, une démarche qui divise. Heu- • les lieux de travail ; reusement, d’autres regardent vers l’avenir et essaient • le monde de la santé : on y parle surtout des hôpitaux, de favoriser la construction d’un « Nous » plus global, mais il y a matière à réflexion pour les travailleurs des qui recouvre la vision étroite de « eux » et « nous ». centres de santé ; • le monde des médias ; Une publication récente de la Fondation Roi Baudouin3, • des initiatives interconvictionnelles. facilement téléchargeable, présente les résultats d’une étude menée par une équipe du Centre interdiscipli- Pour les différents projets, ont été analysés les types de pratiques, les destinataires et les conditions de succès d’une démarche. 1. Eric Zemmour, Le Suicide français, Albin Michel, 2014. 2. Alaa El Aswany, Extrémisme religieux et dictature. Actes Sud, 2014. 4. Bocquet C, Dassetto F, Maréchal B., Musulmans et non musulmans 3. Bocquet C, Marechal B, Van den Abbeele, Musulmans et non- à Bruxelles, entre tensions et ajustements réciproques – Synthèse de musulmans en Belgique : des pratiques prometteuses favorisent le l’étude scientifique « Regards et relations entre musulmans et non vivre-ensemble, Fondation Roi Baudouin, 2015 ; accessible à www. musulmans à Bruxelles : entre tensions, (imaginaires) de phobies et kbs-frb.be/fr/Activities/Publications/2015/20151123_AD ajustements réciproques ». Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2014. I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76 11
Trois grands types de pratiques ont été répertoriés : manes en Belgique, on a vu une explosion du chômage • celles qui contribuent à accroître la connaissance et le développement de visions radicales de l’Islam. réciproque ; Ces deux tendances, socio-économiques et religieux- • celles qui se rapportent à des habitudes de vie com- culturelle ne favorisent pas la rencontre entre les mune : où il ressort la nécessité d’expliciter les modes populations musulmanes et non musulmanes. de fonctionnement des institutions, ce qui permet parfois des négociations et des accommodements Malgré ces constats, la majorité des populations ou des ajustements ; musulmanes a réussi à trouver un chemin dans le • Celles qui visent à promouvoir des actions com- processus d’insertion. munes. Nos centres de santé sont souvent implantés dans Les destinataires sont souvent des jeunes. Ce sont des quartiers plus défavorisés et sont des lieux où aussi des adultes. se côtoient des populations d’origines variées. Nous pouvons contribuer, à notre niveau, plus ou moins acti- Des conditions de succès ont pu être explicitées : vement, à l’amélioration du vivre ensemble, dans nos • une approche empathique, combinée à une connais- murs et dans des partenariats avec d’autres acteurs sance du terrain, du contexte, du public ; du réseau associatif. • une confiance réciproque ; • une certaine durée dans l’action ; Ce travail ne fournit pas de clef sur porte, mais • un cadre et des objectifs clairs. quelques balises pour favoriser des politiques d’ou- verture. Il ne s’agit pas nécessairement de mettre en Le contexte est difficile. Depuis qu’on a mis en place œuvre de nouveaux projets, mais parfois de modifier des politiques de regroupement familial qui ont consa- ou d’adapter des pratiques existantes ou de mieux cré l’insertion à long terme de populations musul- faire circuler des informations et des réflexions. 12 I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76
société / Réforme des pensions : ne pas oublier la solidarité / Jean Van der Vennet, sociologue. Notre système obligatoire d’assurance vieillesse est Par ailleurs, nous ne devons pas oublier que les per- basé sur le principe de l’assurance sociale. Personne sonnes ne sont pas égales face à la maladie et à la mort : ne peut en être exclu, le risque que représente l’assuré toute les données sur l’espérance de vie en fonction n’est pas pris en compte dans le montant de la coti- du revenu indiquent que les personnes les plus défa- sation qui représente un pourcentage identique des vorisées ont une espérance de vie à 65 ans nettement revenus pour chaque assuré : le financement de cette plus réduite que les personnes favorisées. couverture est dit « proportionnel ». Quant aux béné- fices, ils sont avant tout basés sur la durée de cotisation Dès lors, relever le plafond maximum de la pension (ou de périodes assimilées) et sont fonction du salaire favoriserait doublement les plus favorisés qui dispo- perçu au cours de la carrière. Il existe cependant un seraient d’un meilleur revenu et pour plus longtemps. mécanisme pour limiter le montant des allocations de Nous n’osons pas imaginer non plus comment cette retraite à un certain plafond : cette manière de faire mesure serait financée alors qu’en pleine période de introduit une dose de « progressivité » dans le système. resserrement des dépenses publiques, chaque dépense En effet les salariés dépassant le plafond de revenus supplémentaire est supposée engendrer une économie ne verront jamais ce surcroît de cotisation se traduire équivalente ailleurs ! Veillons à ne pas faire payer par par une allocation plus élevée. Nous pouvons dès lors les plus pauvres une soi-disant injustice envers les considérer qu’ils cotisent proportionnellement plus personnes aisées. que les personnes aux revenus ne dépassant pas le plafond : c’est un des fondements de notre système de solidarité qui assurent une redistribution plus équitable des revenus. L’argument mis sur la table par le Gouvernement pour réformer le système des pensions en augmentant ce plafond est que les cotisants aux salaires les plus élevés ne recevraient pas leur dû. Or dans un système d’assurance sociale il n’y a pas de lien entre la masse des cotisations versées tout au long de la carrière et le total des allocations reçues par une personne. Et ce pour la bonne et simple raison qu’il ne s’agit pas d’un capital individuel accumulé au cours des ans mais d’une contribution à un système de redistribution des revenus qui sert une rente garantie jusqu’au décès de de la personne et le cas échéant de son ayant droit. L’idée que les plus hauts revenus ne percevraient pas leur dû naît d’une confusion avec le deuxième pilier des pensions basé sur la capitalisation des apports de l’assuré qui y adhère. Dans ce cas de figure l’assuré est en droit de recevoir son capital, augmenté des intérêts, au moment où il prend sa pension. I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76 13
La couverture sanitaire universelle, qu’est-ce que c’est, juste un concept ? Et pourquoi lui consacrer un dossier aujourd’hui ? Le contexte sociopolitique belge francophone est celui d’un changement de régime. Les gouvernements européens, dont le belge, exploitent les conséquences des crises financière et économique pour instaurer un régime structurel d’austérité, d’insécurité sociale et de recul systématique des acquis sociaux. Dans Le Soir du 19 septembre 20131, dans une carte blanche rédigée par le Réseau belge de lutte contre la pauvreté et Oxfam, on peut lire : « D’ici 2018 au Royaume-Uni, 1,1 million d’emplois disparaîtront dans le secteur public. La Grèce, la Lettonie, le Portugal et la Roumanie ont diminué le budget de la sécurité sociale de plus de 5%. L’an dernier, pour la première fois depuis des dizaines d’années, le budget de la santé a diminué en Europe, tout comme les salaires réels, et le chômage a atteint son taux le plus haut depuis 10 ans. Près d’un ménage actif sur dix vit dans la pauvreté ». La Belgique n’est pas en reste. En matière de sécurité sociale, la 6ème réforme de l’Etat avec ses transferts de compétences vers les entités fédérées, et la réduction des solidarités qui en découle, fonde un modèle à plusieurs vitesses en matière de santé. Modèle qui renforce les problèmes de santé car il touchera proba- blement à l’accès aux soins (mécanismes et niveaux de remboursement) en dégradant les conditions socio- économiques et environnementales qui détermine la santé. L’ajustement budgétaire pour cette année prévoit des économies drastiques en matière de soins de santé. Quel est le sens de ces choix politiques dans un environnement marqué par plus de pauvreté, plus d’inégalités et donc plus de maladies ? 1. « Austérité : L’Europe s’enfonce dans la pauvreté », Le Soir, 2013. 14 I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76
Couverture sanitaire universelle en Belgique Dossier Il nous semble essentiel d’assurer aux populations les « cadre commun » pour « suivre les progrès accomplis plus vulnérables en particulier, dans et hors système, vers la couverture universelle » aux deux échelons d’être en meilleure santé sans s’appauvrir. Pas seule- national et mondial. Pour l’Organisation mondiale ment de donner la possibilité aux citoyens d’aller voir un de la santé, la couverture universelle est un élément médecin mais aussi de pouvoir assumer financièrement clef de la lutte contre la pauvreté et de réduction des les traitements proposés (médicaments, autres actes inégalités sociales. médicaux). Sans oublier le développement et l’accès des personnes à des programmes de prévention et de Dans cette étude, nous commencerons, dans les quatre promotion de la santé. premiers articles par clarifier le concept de couverture sanitaire universelle, éclairer ses ambigüités et ses Le concept de couverture sanitaire universelle pourrait- enjeux politiques. il nous aider à tendre vers la santé pour tous, que la Déclaration d’Alma Ata rêvait à l’« horizon 2000 » main- Nous nous centrerons ensuite sur l’accès aux ser- tenant derrière nous ? N’y-a-t-il pas contradiction dans vices de santé en Belgique dans la perspective de le chef des gouvernements à brandir simultanément la couverture sanitaire universelle. Enjeux, écueils, l’étendard de la couverture sanitaire universelle (voir contradictions, outils et pistes seront abordés à partir l’article page 37) et celui de l’austérité ? Cette dernière de différents aspects et points de vue, sans chercher induit à la fois une réduction des moyens alloués à la l’exhaustivité. Nous regarderons aussi d’un peu plus politique de soins de santé et une augmentation des près la contribution des maisons médicales en matière besoins, par ses effets néfastes sur la santé physique et d’accessibilité. psychique des citoyens. En effet, dans ce contexte de détricotage de la sécurité sociale et d’augmentation des Ce parcours sera ponctué de spots sur ce qui existe pressions sociétales sur les individus, depuis quelques ailleurs dans le monde en matière de chemin vers années, les soignants ont pu constater l’augmentation la couverture sanitaire universelle pour soutenir un en nombre, en gravité et en complexité des difficultés regard critique sur ce qui se passe chez nous. psychosociales dans la population. Et cette aggrava- tion est telle qu’elle constitue, aujourd’hui, un frein à Du plus conceptuel au plus pratique, nous espérons l’accès effectif aux soins, y compris dans nos maisons ainsi ouvrir et soutenir la voie (des voies !) vers plus médicales. d’équité et de solidarité, valeurs fondamentales du mouvement des maisons médicales. Alors pourquoi revenir aujourd’hui avec le concept de couverture sanitaire universelle qui n’est pourtant pas neuf (voir l’article page 16) ? Au cours des dernières années, le mouvement mondial en faveur de la couverture sanitaire universelle (uni- versal health coverage) a pris de l’ampleur. En témoigne l’appel lancé en décembre 2012 par l’A ssemblée géné- rale des Nations-Unies, qui exhorte les gouvernements à « intensifier rapidement et considérablement leurs efforts pour accélérer la transition vers l’accès universel France Defrenne, à des services de santé de qualité et abordables ». Mai chargée de projets 2014, le Groupe de la Banque mondiale et l’Organisa- pour le programme Education permanente, tion mondiale de la santé annoncent la création d’un Fédération des maisons médicales. SantéSanté Santé conjuguée conjuguée II conjuguéeI septembre mars 2015 I2016 décembre n° 70I I n° 76 2014 n° 69 15 15
DOSSIER La couverture sanitaire universelle, définition et origine Couverture universelle, couverture santé universelle, couverture sanitaire universelle, couverture maladie universelle... Diverses terminologies cir- Gaëlle Chapoix et France Defrenne, culent pour parler de ce concept que nous cherchons à cerner. Certains chargées de projets pour semblent manquer de précision, comme le premier ; d’autres paraissent le programme Education trop restrictifs, comme le dernier qui se centre sur la maladie plutôt que permanente de la sur la santé. Fédération des maisons médicales. Nous garderons ici le terme de couverture sanitaire universelle, même si, à travers ce dossier, d’autres expressions seront parfois utilisées. Regardons maintenant ce que l’on met derrière ces mots et d’où vient le concept. Et si on commençait par un dessin ? Cette couverture qui nous occupe est représentée par « Sanitaire ». La deuxième dimension, un accès à tous un cube. Trois dimensions qui correspondent chacune les services de santé, de qualité équivalente pour à un des termes de son nom. Michel Roland1 nous l’a tous, et exercés par des professionnels compétents. décrite de droite à gauche. Par services de santé, on entend aussi bien les services préventifs, curatifs, de réadaptation, de « Universelle ». La première dimension, la population promotion de la santé, ainsi que l’accès aux médi- couverte. Elle doit être la plus large possible, bref, caments, aux technologies dont chacun a besoin. concerner tout le monde. « Ce qui nécessite de légiférer sur les différentes 1. Michel Roland, président de Médecins du monde, interviewé par Santé conjuguée en 2016. Réduire la Coûts participation directs : aux coûts et proportion Inclure aux frais des coûts d’autres couverts services Étendre aux personnes Fonds actuellement non couvertes mis en commun Services : quels services sont couverts ? Population : qui est couvert ? 16 I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76
professions pour voir ce qu’est un soin. Un soin doit être reconnu et validé scientifiquement. » Même en chirurgie par exemple, cela implique de différencier « Un système de santé englobe l’ensemble des des soins de confort de ceux qui sont nécessaires organisations, des institutions et des ressources (par exemple une plastie pour raison esthétique ou dont le but est d’améliorer la santé. une reconstruction mammaire suite à une ablation). La plupart des systèmes de santé nationaux sont composés d’un secteur public, d’un secteur « Couverture ». La troisième dimension indique la pro- privé, d’un secteur traditionnel et d’un secteur portion des coûts couverts. Pour assurer l’accessibilité informel. Les systèmes de santé remplissent financière à tous, elle doit donc être la plus étendue principalement quatre fonctions essentielles : la possible. Notamment en veillant au fait que « les sys- prestation de services, la création de ressources, tèmes de financement de la santé évoluent de telle le financement et la gestion administrative. » sorte qu’ils permettent d’éviter les paiements directs importants au moment de la prestation et comportent Source : une méthode de prépaiement des cotisations pour les http ://www.who.int/topics/health_systems/fr/ soins et services de santé, ainsi qu’un mécanisme de répartition des risques sur l’ensemble de la population afin d’éviter les dépenses de santé catastrophiques et l’appauvrissement des personnes ayant nécessité des soins » précise la résolution des Nations-Unies sur la De la santé internationale à la santé globale couverture sanitaire universelle (2012). Tiers-payant obligatoire, diminution du ticket modérateur, voire On parle de la couverture sanitaire universelle dans suppression de ce dernier en première ligne, autant les instances internationales un peu comme d’une de manières d’élargir progressivement l’accessibilité nouveauté en santé publique, et cela depuis plus de aux soins de base en Belgique (voir l’article page 43). dix ans, et plus particulièrement depuis la publication Nous y reviendrons, de même que sur l’importance du rapport de l’Organisation mondiale de la santé sur d’organiser la solidarité sur une large échelle pour la santé dans le monde de 2010. Elle est même pré- répartir les risques (voir l’article page 30). sentée « comme un nouvel outil de lutte contre la pau- vreté »2. Certains analystes la verraient même comme « Dans la définition qu’en donne l’Organisation mon- « la troisième grande transition dans le domaine de la diale de la santé, « la couverture sanitaire universelle santé » [F p4] . Mais d’où émerge-t-elle et dans quel consiste à veiller à ce que l’ensemble de la population contexte ? ait accès aux services préventifs, curatifs, de réadap- tation et de promotion de la santé dont elle a besoin « La santé publique s’est progressivement internatio- et à ce que ces services soient de qualité suffisante nalisée au cours du XXème siècle grâce à la création de pour être efficaces, sans que leur coût n’entraîne des conférences sanitaires internationales, puis d’offices difficultés financières pour les usagers ». spécialisés en santé, et enfin, de façon plus institution- Dans une perspective de sociologie de l’action pu- nalisée, via la création de l’Organisation mondiale de la blique, la couverture sanitaire universelle se définit santé en 1948. Une nouvelle discipline, appelée santé alors comme un référentiel de politique publique, un internationale ou « santé et développement », a vu le référentiel d’objectif. » [D, p129] jour et s’est d’abord intéressée aux problèmes de santé spécifiques aux pays du Sud. » [D, p132] Comme on peut le lire dans la définition ci-dessus avec des termes tels que « qualité suffisante » ou même Le concept de couverture universelle trouve ainsi son ori- « difficultés financières », nous pouvons entrevoir gine dans la Constitution de l’Organisation mondiale de d’emblée des zones de flou laissant la place à l’inter- la santé (1948) qui proclame que « la possession du meil- prétation. Flou qui s’ajoute à l’absence de cadre quant leure état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue aux moyens à mettre en œuvre, puisque la couverture l’un des droits fondamentaux de tout être humain […] », sanitaire universelle fixe uniquement des objectifs, et que « les gouvernements ont la responsabilité de la sans baliser le chemin. Elle proposerait ainsi une base conceptuelle plutôt orientée sur le financement que sur les mécanismes de prestations ou la nature de 2. Selon la résolution « Santé globale et politique étrangère » adoptée systèmes de santé [F] . par l’Assemblée générale des Nations-Unies le 6 décembre 2012 [F p 131]. I I Santé conjuguée septembre 2016 n° 76 17
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