" Me fui quedando " : le provisoire durable des étudiants colombiens à Paris
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Artículo de investigación Recibido: 15 de mayo de 2020. Aprobado: 18 de julio de 2020. DOI: 10.17151/rasv.2021.23.1.7 « Me fui quedando » : le provisoire durable des étudiants colombiens à Paris “Me fui quedando”: la estadía temporal-duradera de estudiantes colombianos en París “Me fui quedando”: the temporary-prolonged stay of Colombian students in Paris Résumé Marcia Carolina Cet article porte sur la migration étudiante de Ardila Sierra Colombiens à Paris. L’objectif est de reflechir sur Doctora en Estudios Urbanos les processus à travers lesquels une ville considérée de l’EHESS, profesora de la comme un lieu de transit est devenue une ville de Universidad Pedagógica y résidence à plus long terme. L’etude repose sur une Tecnológica de Colombia, enquête ethnographique multi située realisée en UPTC. Investigadora grupos France et en Colombie. Le texte se divise en trois Hisula (UPTC, Tunja) e sections : la première explique le double caracter IRIS (EHESS, Paris). Tunja, transitoire des étudiants migrants, la deuxième Boyacá, Colombia. explore le contexte de départ, et la troisième analyse les conditions d’existence des étudiants marcia.ardila@uptc.edu.co colombiens non boursiers en France. On conlue ORCID: 0000-0001-8722-5496 que pour comprendre les réorientations du projet Google Scholar des étudiants et l’allongement de leurs séjours à Paris, il faut étudier parallèlement le contexte de départ et celui d’arrivée, tant au niveau individuel qu’au niveau social et transnational. Mots-clés : migration colombienne; étudiants étrangers; étudiants travailleurs; provisoire-durable. Cómo citar este artículo: Ardila-Sierra, M. C. (2021). « Me fui quedando » : le provisoire durable des étudiants colombiens à Paris. Revista de Antropología y Sociología: Virajes, 23(1), 155-178. https://doi.org/10.17151/rasv.2021.23.1.7 ISSN 0123-4471 (Impreso) ISSN 2462-9782 (En línea) | 155 |
Marcia Carolina Ardila Sierra Resumen Este artículo aborda la migración de estudiantes colombianos en París. El objetivo es reflexionar sobre los procesos a través de los cuales una ciudad de estadía temporal deviene un lugar de residencia prolongada. La investigación se apoya en una etnografía multisituada y entrevistas en profundidad realizadas en Francia y en Colombia. El texto se divide en tres secciones: la primera explica el doble carácter de transitoriedad de los estudiantes migrantes, la segunda explora el contexto de partida, y la tercera analiza las condiciones de vida de estudiantes colombianos sin beca en Francia. Se concluye que para comprender las reorientaciones del proyecto de los/las estudiantes y el alargamiento de sus estadías en París, es necesario atender de manera paralela el contexto de origen y el de llegada, tanto a nivel individual como a nivel social y transnacional. Palabras clave: migración colombiana; estudiantes extranjeros; estudiantes trabajadores. Abstract This article addresses the migration of Colombian students in Paris. The objective is to reflect about the processes through which a temporary- stay city becomes a place of prolonged residence. The research is based in a multi-sited ethnography and in-depth interviews conducted in France and Colombia. The text is divided into three sections: The first section explains the dual nature of transience of migrant students; the second section explores the context of departure; and the third section analyses the living conditions of Colombian students without scholarships in France. It is concluded that in order to understand the reorientation of the students’ project and the lengthening of their stay in Paris, it is necessary to address the context of origin and arrival in parallel, both at an individual and at a social and transnational level. Keywords: Colombian migration, foreign students, working students. D ans cet article nous anlaysons la « migration étudiante » de Colombiens et Colombiennes à Paris, qui selon Andrea Rea et Frank Caestecker (2012) se caractérise par des établissements durables dans le pays d’accueil1: elle a lieu lorsqu’ « un projet de courte durée 1 Les auteurs différencient la migration étudiante de deux autres types de carrières chez les étudiants étrangers. La «mobilité étudiante» est de courte durée et est encadrée par un programme d’échange ou par une bourse. En raison de sa durée, les étudiants ne tissent pas de liens forts dans le pays d’accueil et l’installation est rarement envisagée. Et la «migralité», terme emprunté par les auteurs à Coulibay-Tandian, fait référence à une situation d’entre deux, entre migration et mobilité. | 156 | RASV. Vol. 23, n.º 1, ene.-jun. 2021. pp. 155-178
« Me fui quedando » : le provisoire durable des étudiants colombiens à Paris se métamorphose dans le temps en un projet de longue durée » (p. 251). Nous nous concentrons sur des projets d’étudiants dont le séjour en France est présumé temporaire et qui, après différentes vicissitudes, se muent en installations prolongées, perdant même de vue un possible retour en Colombie. Avec Abdelmalek Sayad (1999), nous nous interrogeons sur le sentiment de provisoire durable dans la migration, c’est-à-dire sur la contradiction temporelle vécue par l’individu lorsqu’il se sent engagé dans une condition qui peut durer, alors qu’il continue à vivre comme si son émigration n’était que passagère. Cette condition, selon le sociologue algérien, influence les pratiques et les perceptions du monde social et politique des immigrants et, bien évidemment, affecte leur représentation de la temporalité. A partir de ce caractère provisoire, nous analysons les réorientations du projet des étudiants à Paris, à la fois grâce à la consolidation d’un savoir-faire de la ville d’immigration, que du fait de nouvelles configurations familiales, sociales et politiques survenues en Colombie – autrement dit, du fait d’évènements résultant des intentions de l’individu que de ceux qui lui échappent. Actuellement, les étudiants colombiens sont le second groupe d’Amérique Latine en France après les Brésiliens, et avant les Mexicains (Ministère de l’éducation nationale de l’enseignement supérieur et de la recherche, 2019). Bien que les ressortissants colombiens ne représentent qu’une faible proportion des étudiants étrangers en France, majoritairement originaires de l’Afrique francophone2, le pays est l’une des premières destinations de ces jeunes pour continuer leurs études. Les cas qui nourrissent nos analyses sont ceux de Colombiens arrivés à Paris pour suivre des formations de troisième cycle, entre la fin des années 1970 et le début des années 2000. Il s’agit de cinq hommes et de cinq femmes, originaires de Bogotá et de Cali. Nous les avons interviewés au moins deux fois, entre 2009 et 2016, et parfois nous avons pu les rencontrer en Colombie et en France, ce qui a apporté une profondeur temporaire aux analyses, nécessaire pour penser en termes de projets migratoires. Ils sont toutes et tous partis en France par leurs propres moyens, sans aucune bourse ou financement institutionnel, ce qui est une caractéristique importante, car ils avaient une certaine 2 Selon le Ministère de l’éducation nationale de l’enseignement supérieur et de la recherche (2019) «plus d’un étudiant international sur deux est africain. Les continents les plus représentés sont ensuite l’Europe (19,4%), l’Asie (19,1%) et l’Amérique (8,5%)». | 157 |
Marcia Carolina Ardila Sierra liberté quant à la durée du séjour et pour continuer ou arrêter leurs études.3 Ces hommes et femmes n’étaient plus des étudiants lorsque nous les avons rencontrés, ce qui apporte un éclairage nouveau au sujet des migrations étudiantes, puisque la plupart des enquêtes dans le domaine portent sur les étudiants actifs, ou sur ceux qui viennent juste de quitter leur statut d’étudiant. Le fait de parler de ces expériences avec le recul du temps, permet d’identifier les bifurcations ou les ruptures associées au passage d’un projet étudiant à une installation sur le sol français, et les effets de ce choix sur le parcours migratoire de chacun et chacune. Si les données statistiques concernant les étudiants étrangers qui s’installent à la suite de leurs spécialisations ne sont pas d’un accès facile (Pinto, 2015), on peut en dire autant de leurs trajectoires migratoires plusieurs années après leur passage par les institutions éducatives françaises. L’article se divise en trois sections. La première explique le double caracter transitoire des étudiants migrants, la deuxième explore le contexte de départ en Colombie, et la troisième analyse les conditions d’existence des étudiants colombiens à Paris et l’allongement de leur séjour en France. Etre étudiant et immigrant : un double caractère transitoire Les trajectoires des étudiants colombiens à Paris sont traversées par un double état de « transitoire » : d’abord par leur condition d’étudiants, et ensuite par leur statut d’étrangers de passage en France. La question de l’élasticité temporaire et du caractère transitoire implicite de la condition d’étudiant a été soulignée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1964) dans Les héritiers. Dans la parenthèse créée par les études, l’étudiant échappe aux rythmes et aux horaires de la société globale ; ses actions dans le présent prennent sens en fonction de l’avenir professionnel auquel il se prépare. Ainsi, affirment les auteurs, « l’étudiant n’a pas et ne saurait avoir d’autre tâche que de travailler à sa propre disparition en tant qu’étudiant. Ce qui supposerait qu’il s’assume en tant qu’étudiant et en tant qu’étudiant provisoire » (pp. 84-85). Quant aux étudiants étrangers qui s’installent en France, nous considérons que leur migration s’inscrit dans les dynamiques de la 3 Les analyses présentées ici s’inscrivent dans une recherche doctorale, soutenue en 2019 à l’EHESS, intitulée Les paysages de la migration colombienne à Paris : Espaces traversés, espaces d’attente, espaces habités (Ardila, 2019). L’enquête s’est d’éroulée à la fois à Paris et dans des régions colombiennes d’émigration vers la France comme Bogotá, Risaralda (Santuario et Dosquebradas) et le nord du Valle du Cauca (Cartago). | 158 | RASV. Vol. 23, n.º 1, ene.-jun. 2021. pp. 155-178
« Me fui quedando » : le provisoire durable des étudiants colombiens à Paris migration de transit, conçue comme un projet de courte durée, le retour en Colombie étant au cœur de ces projets avant le départ, et durant l’immigration. Parfois l’idée de rentrer s’efface avec le temps, d’autres fois elle reste présente, même après plusieurs années de résidence à Paris. Nous divergeons en ce sens des études sur la migration colombienne qui excluent la population étudiante : On ne considère pas comme des migrations les déplacements touristiques, les voyages d’affaires ou d’études, étant donné leur caractère transitoire et parce qu’ils n’impliquent pas de réorganisations vitales ; ils ne supposent pas un changement d’environnement politique-administratif, et n’entraînent pas l’interruption d’activités précédentes. (Blanco cité par Puyana, Micolta, et Palacio, 2013, p. 18)4 Cette considération peut être faite dans d’autres pays d’accueil où le travail salarié des étudiants est interdit par la loi, ou bien lorsque les étudiants bénéficient davantage de financements institutionnels, ou dans le cas précis de mobilité étudiante telle qu’elle est comprise par Rea et Caestecker. À notre avis, elle n’est pas valable dans le cas qui nous occupe. En premier lieu parce que contrairement au paragraphe cité ci-dessus, au long du séjour en France, les étudiants vivent des transformations vitales qui s’accompagnent de nouvelles configurations identitaires. L’expérience internationale change les perceptions du monde et les relations avec le pays d’origine (Agulhon & de Brito, 2009) et entraîne des transformations importantes, susceptibles de mettre en cause les projets initiaux et les représentations des jeunes étudiants (Ennafaa & Paivandi, 2008). Elle ne nous paraît pas adaptée en second lieu, parce que le voyage éducatif est animé par des intérêts sociaux et culturels, différents des ambitions purement académiques. Connaître d’autres cultures, faire l’expérience de vivre en dehors du pays, acquérir une certaine indépendance familiale, prendre de la distance avec certains espaces et routines sont autant d’arguments également importants dans le projet de départ. Certes, la migration des étudiants présente des différences importantes avec la migration ordinaire : par les origines sociales des intéressés, leur niveau de scolarité, par sa finalité, parce que la durée, en principe, est déterminée par le diplôme visé, par le positionnement de chacun face aux institutions françaises. 4 Traduit de l’espagnol par nos soins. | 159 |
Marcia Carolina Ardila Sierra La mention « étudiant autorisé à travailler à titre accessoire » sur le titre de séjour, contient la liminalité de deux statuts entre lesquels son porteur se partage : celui de l’étudiant et celui du travailleur migrant. L’extrait d’entretien suivant nuance bien cette reflexion : Je pense que nous [les étudiants] avons construit une nouvelle catégorie. Parce que nous, nous ne sommes pas venus pour obtenir de l’argent, mais pour nous confronter à cette société, afin de pouvoir faire nos études supérieures. Et en ce cas, nous nous trouvons dans une situation économique très compliquée. Nous sommes obligés d’aborder le monde du travail à partir du monde académique. Nous n’avons pas de bourse, nous devons travailler tous les jours, nous devons faire notre recherche pendant que nous travaillons. Lorsque nous parlons de l’immigration, nous ne parlons pas des autres, nous parlons de nous-mêmes. [Homme originaire de Bogotá. Arrivé en France en 1997. Il a vécu 12 ans à Paris, où il a complété sa formation supérieure, a exercé des travaux divers et est devenu père d’une fille. En 2019 il vivait en Colombie] Ce « double rôle » est déterminant dans la relation établie avec la ville et ses habitants parisiens. Si l’étudiant est venu pour se former, il est censé fréquenter des établissements éducatifs et des espaces académiques. Or, pour assurer son quotidien, il pourra être amené à réaliser des « petits boulots » qui en général n’ont aucun rapport avec sa formation académique et pour lesquels il est surqualifié. Le travail devient parfois plus permanent qu’« accessoire », et la quantité et la qualité du temps consacré aux études peuvent en être sérieusement affectées. Cet aspect de la vie étudiante ressort souvent comme une des principales difficultés nuisant aux études. Il est fortement présente chez les individus interviewés par Brice Mankou dans son enquête sur les Camerounaises non-boursières du Nord-Pas-de-Calais et les contraintes qui les obligent parfois à choisir entre les études et le travail. En ce sens, les trajectoires reconstituées dans l’enquête montrent l’instabilité et les limites poreuses entre des figures sociaux à partir desquelles on analyse les mobilités humaines. Comme le rappelle Catherine Wihtol de Wenden (2010), au long de son parcours un immigrant peut « glisser » d’un profil à l’autre ou appartenir à plusieurs groupes de manière simultanée. Ainsi, on peut être réfugié et étudiant et, en même temps, travailler pour assurer son quotidien et celui des siens en Colombie. | 160 | RASV. Vol. 23, n.º 1, ene.-jun. 2021. pp. 155-178
« Me fui quedando » : le provisoire durable des étudiants colombiens à Paris Envisager le départ pour étudier en France L’élaboration d’un projet migratoire résulte en effet rarement d’un simple choix personnel. Parce qu’il plonge souvent ses racines dans la longue histoire de l’individu, de son groupe d’appartenance et, plus largement, du type de société dans lequel il se situe. Cette citation au sujet des étudiants algériens en France, empruntée à Constance de Gourcy (2009, p. 97), nous rappelle la complexité des éléments en jeu à l’origine du départ pour études. Comme le montrent Alain Coulon et Saeed Paivandi (2003), pour comprendre pourquoi on choisit la France pour continuer ses études, il faut prendre en compte l’ensemble des acteurs institutionnels et individuels : le contexte d’origine et celui d’accueil, les agents intermédiaires, les réseaux sociaux et les conditions du candidat au départ. Nous restons dans le sillage de ces auteurs pour intégrer différentes conditions structurelles à nos analyses, telles que les différences entre le système éducatif supérieur en France et en Colombie, les rapports académiques et culturels entre la France et l’Amérique Latine, l’influence des institutions intermédiaires en Colombie, le rôle de la famille et l’âge auquel on part, ou encore l’existence des réseaux sociaux d’étudiants colombiens à l’étranger. Les faiblesses de l’enseignement supérieur en Colombie En ce qui concerne l’enseignement supérieur en Colombie, il faut signaler que, malgré l’augmentation massive des programmes universitaires à partir des dernières décennies du XXe siècle, la Colombie a un des taux de couverture les plus bas en éducation supérieure parmi les pays de l’Amérique Latine à PIB similaire. Dans les années 1940 et 1960 « le titre universitaire constituait un mécanisme d’ascension économique et sociale relativement sûr, en étant l’une des voies les plus importantes ouvertes aux secteurs de classe moyenne »5 (Melo, 1985, p. 260). Cette haute valorisation sociale des diplômes a contribué à la croissance chaotique de l’éducation supérieure en Colombie les décennies suivantes. De 190 programmes de licence en 1960, on passe à 471 en 1971, et à près de 8 000 en 1999 (Aldana, 2001). Cette massification, comme dans d’autres pays latino-américains, s’est concentrée dans les principaux centres urbains du pays. En conséquence, une proportion importante 5 Traduit de l’espagnol par nos soins. | 161 |
Marcia Carolina Ardila Sierra des personnes provenant des régions pauvres et des secteurs ruraux du pays est empêchée d’accéder à l’éducation universitaire (Melo, 1985; Gomez, 2000; Aldana, 2001). La couverture est encore plus limitée dans les formations de troisième cycle. En dépit d’une hausse des programmes et des effectifs à partir des années 2000, la Colombie est loin d’autres pays latinoaméricains comme l’Argentine, le Chili, Cuba, l’Uruguay ou Puerto Rico (Melo, Ramos & Hernández, 2014). Ces restrictions sont liées surtout aux prix élevés des droits d’inscription, à l’absence d’allocations et de bourses, aux difficultés d’autofinancement, au nombre réduit des programmes, et au fait qu’ils n’existent que dans les grandes villes. Bien que dans les dernières années les modalités de financement et les crédits éducatifs aient augmenté pour des études post-graduées en Colombie et à l’étranger, ceux-ci sont encore largement insuffisants. Dans ces circonstances, on comprend mieux que les candidats regardent à l’étranger, vers des destinations où la qualité de l’enseignement est reconnue, et les coûts d’inscription plus bas. Les étudiants colombiens qui suivent des études de troisième cycle à l’étranger font partie de cette proportion du pays qui a eu accès à l’éducation universitaire. Sans être forcément issus d’une élite sociale et économique, ces jeunes appartiennent à un milieu cultivé et disposent d’un capital culturel élevé. Même si leurs profils sociaux et leurs trajectoires de vie sont divergentes, ils et elles partagent certaines conditions : ce sont de jeunes adultes des classes moyennes et supérieures, issus des milieux urbains, diplômés des universités publiques et privées de longue tradition en Colombie. Les liens académiques et culturelles entre la France et l’Amérique Latine La longue tradition d’accueil d’étudiants internationaux dans les universités françaises est bien connue. Actuellement, la France est le quatrième pays d’accueil des étudiants internationaux derrière les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie (Ministère de l’éducation nationale de l’enseignement supérieur et de la recherche, 2019). Dans notre enquête, les avantages de la France et plus particulièrement de Paris, comme pays d’accueil d’étudiants de tous les coins de la planète, font mention de la concentration et de la qualité de l’enseignement français, du prestige des universités, des frais d’inscription peu élevés, de la grande diversité de centres de recherche. Et puisque les étudiants colombiens en France sont majoritairement financés par des ressources personnelles, le choix dans leur cas est | 162 | RASV. Vol. 23, n.º 1, ene.-jun. 2021. pp. 155-178
« Me fui quedando » : le provisoire durable des étudiants colombiens à Paris également influencé par l’autorisation accordée aux étudiants étrangers de travailler à temps partiel. Néanmoins, à l’heure où notre enquête s’est achevée, ces conditions ont commencé à subir des mutations substantielles, notamment en ce qui concerne la forte augmentations des frais d’inscription pour les élèves étrangers non-européens.6 Dans leur recherche sur les étudiants étrangers en France, Ridha Ennafaa et Saeed Pavandi (2008) identifient quatre grandes caractéristiques des étrangers inscrits dans des universités françaises : leur rapport à la langue française ; le fait que la France constitue leur premier choix ; le projet de compléter leurs études, après avoir obtenu un premier diplôme supérieur dans leur pays ; le départ dans le cadre d’une initiative individuelle, sans financements institutionnels. Le profil des étudiants colombiens en France correspond à ces observations, sauf en ce qui concerne le premier aspect. En effet, malgré les limitations susceptibles d’entraîner la méconnaissance plus ou moins élevée du français, chez les étudiants et les intellectuels de l’Amérique Latine, l’attirance pour la France s’explique par les rapports historiques entre les deux régions, particulièrement renforcés au long du XXe siècle. Denis Rolland et Maire Touzalin (1994) abordent l’évolution des liens entre la France et le sous-continent à partir de la fin des années 1930. Pendant la guerre, la création des instituts français en Amérique Latine, marque l’intérêt de préserver l’affinité culturelle et de favoriser la francophilie. L’Alliance Française de Bogotá, par exemple, est fondée dans ce cadre en 1944. Ensuite, après la Libération, cet objectif se prolonge par la multiplication des lieux de rencontre à Paris à l’enseigne de l’Amérique Latine (tels que la Maison de l’Amérique Latine en 1945, ou le groupe d’amitié France Amérique Latine en 1947), une relance qui, selon les auteurs, semble s’achever avec l’inauguration en 1954 de l’Institut des Hautes Études de l’Amérique Latine. Au cœur de ces relances, les artistes, étudiants et réfugiés venus à Paris entre les années 1950 et 1980 – parmi eux notamment les écrivains du boom latino-américain, enrichissent les imaginaires sur la figure de l’intellectuel latino-américain à Paris. Ils sèment les bases d’une migration plus récente, capable d’accueillir et orienter une affluence étudiante ultérieure, incluant désormais les classes moyennes et non seulement 6 A la fin 2018, le gouvernement a annoncé une augmentation des frais d’inscription pour les étudiants étrangers non éuropeens, de seize fois plus que pour les étudiants français et européens. Cette annonce a été contesté au sein de la communauté universitaire et a donné lieu à des mouvements de mobilisation, car elle remet en question le principe d’égalité propre au système éducatif français. Le 1er juillet 2020, le Conseil d’État a validé cette hausse controversée (Le Monde, 2020). | 163 |
Marcia Carolina Ardila Sierra les élites, comme cela avait été le cas dans les décennies précédentes. Pour eux, l’idée d’être de passage prédomine ; l’Europe n’est pas pensée comme terre d’installation définitive (Yépez & Herrera, 2007). Cette ouverture vers les classes moins aisées s’explique également par la mondialisation du marché de la formation, par l’essor mondial du transport et par l’augmentation d’une migration colombienne de travail en Europe, facteurs qui ont contribué à baisser les coûts associés au voyage et à étendre les réseaux sociaux. Les processus à travers lesquels s’affirme l’intention de se rendre en France pour étudier, doivent être compris dans la continuité de cet intérêt pour maintenir actives les relations culturelles et académiques entre les deux rives de l’Atlantique. Ces processus sont mijotés dans les institutions françaises présentes en Colombie, dans d’autres institutions locales cultivant des liens avec la culture française et dans le milieu universitaire colombien. Au même titre, la famille et les proches du candidat (parents et amis) sont déterminants dans l’accumulation des différentes ressources favorisant une ouverture sur le monde. Ces espaces intermédiaires, font l’écho à des représentations plus vastes de Paris en tant que ville accueillant des étudiants du monde entier en opposition avec un contexte local où le système éducatif présente de grandes faiblesses et inégalités par rapport à l’accès et aux opportunités. Le fait d’être familier de la mobilité, de cultures et de langues étrangères, de voyages longs ou courts à l’étranger augmente les possibilités de projeter un départ pour études, et atténue les difficultés dérivées d’un tel programme lorsque l’étudiant arrive à sa destination. Dans ce sens intervient la notion de « capital international » proposée par Anne Catherine Wagner (2011) : un capital « indissociablement culturel, linguistique, et social, en grande partie hérité, renforcé par des cursus scolaires internationaux et des expériences professionnelles dans plusieurs pays » (p. 6). Ce capital est plus ou moins affermi selon le candidat et son milieu social de départ. En fonction des instances intermédiaires qu’il a intégrées au long de sa vie, l’individu aura un rapport plus faible ou plus solide avec la dimension internationale. Par structures intermédiaires nous entendons les institutions ou les personnes, françaises ou colombiennes, qui se trouvent en Colombie et qui établissent des ponts avec la France par le biais de la culture, de l’art, de la langue, ou par l’étude d’une discipline précise. Par exemple les universités, les institutions éducatives et culturelles françaises, les écoles de langue française, ou encore les migrants français en Colombie ou les Colombiens revenus au pays depuis la France. En fait, à de rares exceptions près, tous | 164 | RASV. Vol. 23, n.º 1, ene.-jun. 2021. pp. 155-178
« Me fui quedando » : le provisoire durable des étudiants colombiens à Paris les étudiants que nous avons rencontrés comptaient sur des amis ou des proches à Paris, ayant un profil similaire au leur, qui confirment, par leur expérience, la faisabilité du projet de réaliser des études de troisième cycle en France. Ces intermédiaires peuvent intervenir dans la vie des individus bien longtemps avant que le projet international soit effectif, comme quoi, et comme constaté chez les étudiants brésiliens non-boursiers en France (Xavier de Brito, 2009), ce sont des projets dont l’implantation est ancienne. Voyons de plus près les institutions éducatives en Colombie (les universités colombiennes et les lycées bilangues français-espagnol). En effet, le fait de privilégier la France sur d’autres destinations est en rapport avec l’influence de l’Académie française dans le développement des nombreuses disciplines, notamment dans le domaine des lettres et des sciences humaines. Dans les salles de cours universitaires, on construit un capital intellectuel et symbolique nourri d’écoles de pensée et de référents théoriques français, entre autres. En outre, dans ces espaces, on est en contact avec des enseignants d’origine française, des enseignants colombiens formés en France, des camarades qui ont déjà visité la France et, ces dernières années, des étudiants français en Colombie, profitant des échanges entre des établissements d’enseignement supérieur des deux pays. Tout cela constitue un substrat riche qui n’est pas forcément mobilisé durant la licence, ou juste après le diplôme, mais qui peut rester en repos et resurgir lors de moments critiques de réorientation de la vie. Nous rejoignons des enquetes précedents qui ont souligné l’importance de la période universitaire comme l’occasion d’acquérir des ressources qui favorisent le projet de départ pour études dans le futur (Agulhon & de Brito, 2009; Pinto, 2013). Ceux qui ont eu des dispositions favorables à l’international consolident leur savoir, et ceux qui ont été exposés à une faible influence internationale gagnent de nouvelles compétences. On fait mention à la découverte des auteurs et des travaux étrangers, à l’exposition aux langues étrangères, aux séjours à l’étranger dans le cadre d’échanges universitaires, ou à l’influence de certains professeurs qui motivent l’étudiant à faire des études à l’étranger. Les extraits d’entretien suivants placent bien l’articulation des différents facteurs mentionnés jusqu’ici, individuels, sociaux et contextuels, dans la matérialisation d’un voyage d’études : des interactions avec des référents et avec des enseignants français dans les universités colombiennes ; les réseaux sociaux transnationaux constitués d’étudiants de troisième cycle ; les cours de langue française ; les états d’âme et la situation émotionnelle et affective ; et les coûts d’inscription, largement inférieurs par rapport à la Colombie. Ils ont tous un rôle déclencheur | 165 |
Marcia Carolina Ardila Sierra dans le départ. A la question « comment avez-vous décidé de venir en France? », on répond : Parce qu’il y avait un programme entre l’Université des Andes… Je ne sais plus si c’était Paris 1 ou Paris 2. Je voulais faire économie du développement. En fin de compte, je suis allé à l’IEDES [Institut d’étude du développement économique et social]. À l’époque ça coûtait 800 francs, soit 120 euros. L’équivalence de ce que j’allais faire à l’IEDES, aux États-Unis coûtait 5 000 dollars. Pareil en Angleterre. Ici [à Paris] ça ne coûtait rien. […] Je suis arrivé en juin, et en septembre j’étais dans un amphithéâtre avec un professeur que je lisais en Colombie. Pierre Salama. Je me rappelle très bien!. [Homme originarie de Cali. Arrivé en France en 1983. Il a vécu 30 ans à Paris, où il a fait un DEA, a travillé, s’est marié et est devenu père de deux filles. En 2019 il vivait en France]. À l’université [en Colombie] il y avait des professeurs venus de France, du Mexique, d’Espagne. Et avec le professeur français nous nous sommes mis à travailler et il insistait : « va continuer tes études en France ». C’est lui qui m’a semé l’envie. Mais quand j’ai terminé la formation, je n’ai pas voulu venir parce que j’avais mon couple, et parce que pour moi l’Europe n’était rien d’extraordinaire. J’étais un peu hautaine à l’époque. Mais après, les choses ont commencé à aller mal, très mal dans ma vie sentimentale. Je me sentais très triste, j’avais envie de changer. Alors, mes deux meilleures copines de l’université, elles étaient déjà ici [à Paris]. J’avais appris le français, à l’école et à l’Alliance. Alors je suis venue faire un DEA. [Femme originaire de Bogota. Arrivée en France en 1999. Elle a abandonné son DEA à Paris. En 2019 elle vivait et travaillait en France, avait divorcé de son mari et était mère de deux enfants]. Quant aux lycées français en Colombie, c’est peut-être au sein des ces espaces qui s’ancrent le plus fermement les systèmes de représentation de la culture française, dans le sens énoncé par Hall (1997), c’est-à-dire comme le partage d’une série de cartes conceptuelles, traduites dans un langage commun, au sens large du terme : langage sonore, oral, écrit, corporel, etc. Wagner (2011) affirme que ces écoles bilingues consolident des habitus cosmopolites, de manière que la mobilité internationale, le passage d’une langue à l’autre, et les relations avec les étrangers s’intériorisent depuis l’enfance, et se considèrent comme naturels chez les élèves (cité par Pinto 2013). Cette ancienne élève du Lycée Louis Pasteur à Bogotá le décrit très bien : | 166 | RASV. Vol. 23, n.º 1, ene.-jun. 2021. pp. 155-178
« Me fui quedando » : le provisoire durable des étudiants colombiens à Paris J’avais eu toute ma vie des professeurs français, j’avais appris à parler français dès l’âge de quatre ans, et ça faisait une influence culturelle très forte. La pensée aussi. J’ai eu des professeurs colombiens aussi bien évidemment. Mais la façon d’interagir avec la connaissance, la manière de penser, de chercher certaines choses, elles étaient toutes marquées par la culture française. J’ai eu des professeurs qui m’ont beaucoup touchée, spécifiquement durant le baccalauréat. Pendant ma formation en médecine à Bogotá, j’ai compris que j’étais très marquée par l’éducation française, dans la manière de penser, de concevoir la connaissance, de l’appliquer. [Femme originaire de Bogota. Arrivée en France en 2001, où elle s’est spécialisée en pédopsychiatrie. En 2018 elle travaillait à Paris dans son domaine d’études]. L’interaction quotidienne, et depuis le plus jeune âge avec des savoirs, des narrations, des référents culturels français a bien entendu des conséquences importantes sur les projections d’un avenir en France à la fin des études secondaires. Le voyage d’études apparaît comme la suite naturelle du parcours scolaire et le lycée comme une première étape de préparation. Comme Carolina Pinto l’a constaté (2013), ces jeunes ne rencontrent pas les mêmes difficultés pour intégrer le système éducatif français car ils possèdent un capital culturel et international qui les rend capables d’installer une communication plus efficace avec l’administration. Partir dans un moment de redéfinition subjective Nous suivons Rea et Caestecker (2012) lorsqu’ils affirment que l’élaboration et la matérialisation du projet d’études varient selon l’âge des candidats et le niveau d’études visé, en particulier par rapport à l’implication de la famille. Les auteurs montrent que la participation de la famille est plus forte chez les candidats plus jeunes, qui vont plutôt commencer une licence, alors que les plus âgés prennent leurs décisions individuellement ou avec leur conjoint. C’est le cas des étudiants colombiens qui partent pour des études de master ou doctorat : leur choix de migrer est plus le résultat des décisions individuelles que la conclusion d’un projet familial. Leurs parents interviennent peu dans le choix de telle ou une telle formation ou établissement, et la relation d’engagement de retourner au pays une fois la formation conclue est faible, contrairement à ce qui a été constaté chez d’autres jeunes étrangers profitant de l’éducation supérieure en France. Les jeunes colombiens envisageant un départ pour études de troisième cycle en France ont souvent un âge avancé par rapport aux | 167 |
Marcia Carolina Ardila Sierra étudiants nationaux. Dans notre étude, nos interlocuteurs ont 26 ans en moyenne à leur arrivée à Paris pour y commencer leurs spécialisations. Or, nonobstant leur âge « mûr », la plupart des Colombiens cohabitent avec leurs parents, sont dans une relation de dépendance économique partielle ou totale vis-à-vis d’eux. En effet, en Colombie 84 % des jeunes entre 15 et 29 ans résident dans leur famille d’origine (CEPAL, 2014, p. 83). Ici, comme dans d’autres pays de l’Amérique Latine, des facteurs économiques, sociaux et culturels retardent la sortie des jeunes adultes du domicile parental. Dans ce cadre, le passage à l’âge adulte, associé dans une perspective sociologique à l’insertion dans le monde du travail, à la fondation de nouvelles cellules familiales et à l’indépendance économique et résidentielle de l’individu, se cristallise pour beaucoup au cours du processus éducatif et migratoire en France. En ce sens, le voyage éducatif représente souvent une possibilité d’émancipation et de prise de distance. Dans nos entretiens, lorsqu’on parlait des circonstances personnelles entourant le départ, ressortaient des questions sur la trajectoire vitale de l’intéressé, qui allaient au-delà des études : le sentiment, par exemple, de vivre la fermeture d’un cycle, de passer par un moment de redéfinition, d’éprouver une inadaptation au contexte local ; l’envie également de prendre de la distance avec sa famille et de devenir plus indépendant tout en profitant de sa liberté de choix et de mouvement. Cette position sociale de départ permet de mieux comprendre la suite de la trajectoire des étudiants immigrants, et la bifurcation chez certains vers une installation durable en France. Le provisoire durable des étudiants Coulon et Paivandi (2003) signalent deux aspects de l’augmentation des taux d’échec des étudiants en France : l’ajournement ou la prolongation des études et les abandons. Bien que les questions du retard et de l’échec ne soient pas propres aux étrangers, ces auteurs notent qu’à la différence des nationaux, les étudiants non français ont une double affiliation à accomplir : « l’une parce qu’ils sont souvent de nouveaux étudiants, l’autre parce qu’ils sont étrangers » (p. 35). Nous regroupons en trois catégories les obstacles qui marquent le séjour de nos interlocuteurs durant leur période d’études : celles dérivées des conditions matérielles d’existence ; celles proprement scolaires, associées à l’apprentissage de la culture académique française ; et enfin celles de type administratif, relatives aux contrôles imposés aux étudiants ressortissants de pays tiers. Ces difficultés, de pair avec des | 168 | RASV. Vol. 23, n.º 1, ene.-jun. 2021. pp. 155-178
« Me fui quedando » : le provisoire durable des étudiants colombiens à Paris transformations subjectives et des nouvelles configurations familiales prenant place en France comme en Colombie, affectent les parcours des jeunes colombiens. Les conditions d’existence Une série de contraintes dérive directement du fait d’être originaire d’un pays tiers non francophone et d’une région plus pauvre que l’Europe. Ces contraintes se manifestent dans la difficulté d’assurer certains besoins, tels que la recherche d’un hébergement ou d’un travail rémunéré, et sont plus importantes durant les premiers mois. À la suite d’Élie Cohen (2001), Coulon et Paivandi (2003) ont signalé l’absence d’une politique d’accueil dans les universités françaises pour les étudiants étrangers. Les différents documents analysés par ces auteurs mettent en évidence « un environnement géographique et social de l’université très peu accueillant » (p. 28), qui manque de moyens matériels et humains, de structures spécialisées pour accueillir et aider les étudiants étrangers dans leurs démarches, et les guider face au « problème de la lisibilité de l’offre éducative ». Le rapport de Cohen signale la question du logement comme un des problèmes majeurs dans le déroulement de la « chaîne d’accueil » des étudiants étrangers. Cette difficulté affecte également les étudiants français mais, comme nous explique l’auteur évoquant le cas de la région Ile-de-France, les étudiants étrangers « l’éprouvent plus encore que leurs camarades compte tenu de l’éloignement de leurs appuis familiaux, de leur isolement relatif et des délais dont ils disposent pour préparer la recherche d’une solution de logement » (p. 80). Les étudiants colombiens, à différence d’autres étudiants latino-américains comme les Brésiliens, les Mexicains, ou les Argentins, ne comptent pas sur des « maisons » ou des résidences universitaires pouvant les accueillir à Paris7. Ils logent principalement dans le secteur privé. À l’arrivée à Paris, les personnes que nous avons interviewées ont toutes été hébergées par quelqu’un. Face à l’impossibilité de se procurer un logement individuel, soit pour des raisons financières, soit du fait de la difficulté de fournir toutes les garanties nécessaires à la signature d’un bail (notamment un garant de nationalité française), elles ont eu recours à des solutions intermédiaires. Ces solutions, souvent temporaires, passent par la cohabitation avec des amis, par les sous-locations, par l’improvisation et l’adaptation d’espaces 7 En 2011, lors d’une visite officielle en France, le président colombien Juan Manuel Santos, a annoncé qu’une résidence colombienne serait ouverte à la cité internationale en 2016. En 2020 ce n’est pas encore fait. | 169 |
Marcia Carolina Ardila Sierra qui n’ont pas vocation à l’hébergement. À cela s’ajoutent la précarité économique et des emplois disponibles pour financer le séjour à Paris, peu qualifiés et mal rémunérés. La méconnaissance plus ou moins importante de la langue française aggrave les circonstances, tant pour les discriminations que les accents étrangers sont susceptibles d’entraîner de la part de certains propriétaires et agences immobilières ou chez certains employeurs, que pour les limitations dues aux incompréhensions. D’autre part, comme nous l’avons mentionné plus haut, le fait d’être salarié apporte un regard tout à fait particulier de la société d’accueil, différent de celui d’un étudiant étranger non travailleur. Bien que tous les étudiants interviewés regrettent le fait d’avoir dû travailler en menant leurs études, nous voulons souligner que ces travaux précaires assurant le quotidien leur ont donné accès à des facettes de la société parisienne et de la ville qui autrement resteraient inaccessibles. Les baby-sitters connaissent ainsi l’intérieur domestique des classes hautes et moyennes résidant à Paris, les relations de la vie privée, les manières d’habiter et d’aménager les espaces, les habitudes de consommation, les pratiques culinaires. Les assistants scolaires (surveillants, assistants d’espagnol, assistants d’élèves handicapés, assistants de vie) sont au cœur du fonctionnement de l’enseignement primaire et secondaire de certains quartiers parisiens. Ceux qui s’emploient dans le tourisme ou dans la restauration découvrent deux secteurs économiques majeurs en France. Aussi, ces activités rémunérées peuvent être à l’origine de rencontres importantes, d’amitiés, parfois des personnes susceptibles de placer les étudiants à de meilleurs postes. Dans certains cas, ces travaux peu qualifiés, déclarés ou « au noir », en principe destinés à assurer le quotidien, prennent une place centrale dans la vie du travailleur étudiant et peuvent susciter des réorientations importantes dans leurs parcours. Ainsi, par le biais de ces « petits boulots » émergent des formes importantes de connaissance et d’appropriation de la ville et des installations plus durables sont favorisées. L’apprentissage d’un habitus académique Un des grands désavantages de la condition d’étudiant étranger est lié au fait de ne pas partager les codes de la culture scolaire française. Selon Coulon et Paivandi (2003), en dehors de son pays l’individu doit « réapprendre son métier d’étudiant » (p. 32). Il doit se familiariser avec les méthodes de travail et les modes d’enseignement français, le type de relations avec les autres étudiants et les professeurs, le système d’évaluation et l’organisation pédagogique, entre autres. Les auteurs | 170 | RASV. Vol. 23, n.º 1, ene.-jun. 2021. pp. 155-178
« Me fui quedando » : le provisoire durable des étudiants colombiens à Paris affirment que ces connaissances limitées du système éducatif et de ses astuces peuvent entraîner des inégalités entre les habitués, qui évoluent dans un système de plus en plus complexe, et ceux qui sont contraints de subir le processus d’orientation. Cette situation a bien évidemment des effets sur le parcours universitaire des étudiants étrangers. Elle représente une cause importante d’échec scolaire, ou de réorientations radicales comme dans l’extrait suivant : Je voulais étudier vétérinaire mais là-bas [à Paris], ça c’est très difficile. C’est en Grande École, il faut faire un an préparatoire, et je n’ai pas pu le faire puisqu’on n’acceptait que ceux qui venaient de terminer le bac dans les lycées publics. […] Je suis arrivé là-bas sans parler un seul mot de français. Je suis allé à l’école de vétérinaire pour expliquer que je voulais y étudier. Et je me souviens que la dame me regardait avec un air de… « Comment je lui dis ? Comment je lui explique que c’est comme ça… ». […] Alors, j’ai commencé à étudier l’Histoire parce que vétérinaire c’était évident que je ne pourrais pas. [Homme originaire de Zipaquirá. Arrivé en France en 1979. Il a vécu 30 ans à Paris, où il a fait une licence et un DEA, a travaillé et est devenu père d’une fille. En 2019 il vivait en Colombie]. L’apprentissage d’un habitus académique universitaire est un processus complexe au long duquel l’étudiant étranger est censé intérioriser les normes et les pratiques de l’environnement universitaire français. Ce processus, souvent accompagné de tensions et de frustrations est entravé par les barrières relatives à la langue française, dont on ne peut prendre conscience que lorsqu’on est en France. D’autre part, nous coïncidons avec Pinto (2013) pour constater que « le décalage entre la position sociale d’origine et celle d’arrivée joue fortement sur la perception de sentir classifié ou infériorisé dans le pays hôte » (p. 378). Dans nos entretiens, nos interlocuteurs ont parlé d’un sentiment de malaise provenant de cette distance. Autre décalage, le constat qu’en Colombie ils comptaient sur une culture scolaire solide, qui leur fait défaut en France. Ces constatations ressortent à plusieurs reprises comme un élément important pour expliquer un premier moment de repli sur soi ou vis-à-vis d’autres étudiants étrangers, notamment latino- américains. Dans des situations plus difficiles, elle est signalée comme cause de démotivation, d’affectation de l’estime de soi, d’absentéisme ou de désertion : La première année a été super dure, parce que de toute manière on n’appartient pas à cette culture. Il y a eu des choses qui m’ont | 171 |
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