Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d'enjeux de pouvoir sur des territoires dans l'Ouest canadien - Corpus UL

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Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d'enjeux de pouvoir sur des territoires dans l'Ouest canadien - Corpus UL
Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d’enjeux de pouvoir sur des
territoires dans l’Ouest canadien.
Oil and gas pipelines : catalysts of territorial power games in Western Canada

Lucie Roudier
Institut Français de Géopolitique
Doctorante en Géographie, mention Géopolitique
lucieroudier@gmail.com

Frédéric Lasserre
Université Laval, Québec, Canada
Directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG), professeur au
département de géographie de l’Université Laval.
Frederic.Lasserre@ggr.ulaval.ca

Pierre-Louis Têtu
Docteur en sciences géographiques de l’Université Laval (Québec, Canada). Après
un postdoctorat à l’Université d’Ottawa (Ontario, Canada), il est maintenant
chercheur à l’Institut Maritime du Québec.

pltetu@imar.ca

Résumé
En Colombie-Britannique (Canada), le projet d’extension de l’oléoduc
TransMountain et le projet de construction du gazoduc Coastal GasLink ont
suscité de vives contestations. Les opposants à ces projets d’aménagement du
territoire sont avant tout des groupes autochtones des Premières Nations. Or, les
Premières Nations bénéficient de lois particulières en matière d’aménagement
d’espaces les concernant. Ces lois obligent le gouvernement du Canada à les
consulter sur certains projets. Aussi depuis quelques années la notion de
consentement a émergé dans le débat. S’il n’existe pas d’obligation de recueillir le
consentement de ces acteurs, à l’exception des projets sur des terres dont les
Autochtones détiennent un titre explicitement reconnu, en Colombie-
Britannique, la majorité du territoire n’est pas couvert par des traités qui auraient
été conclus entre le Canada et les Autochtones, et cela ouvre la voie à des
interprétations juridiques qui alimentent des représentations et diverses
stratégies.

Roudier, L. F. Lasserre et P.-L. Têtu (2021). Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d’enjeux de pouvoir sur
des territoires dans l’Ouest canadien. Cybergéo : European Journal of Geography [En ligne], 971,
http://journals.openedition.org/cybergeo/36393.
Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d'enjeux de pouvoir sur des territoires dans l'Ouest canadien - Corpus UL
L’objectif de l’article est d’explorer la diversité des positions des Premières
Nations dans les conflits portant sur la construction d’oléoducs et de gazoducs, et
d’exposer les jeux de pouvoir qui caractérisent ces projets d’aménagement.
Pour cela, nous nous appuyons à la fois sur la théorie de l’acteur stratégique que
nous enrichissons d’un volet territorial, et sur l’analyse de systèmes géopolitiques
locaux en Colombie-Britannique. Cela permet d’analyser les répercussions de
projets de gazoducs ou oléoducs à l’échelle locale.

Mots-clés : Oléoduc, gazoduc, Canada, Colombie-Britannique, géopolitique,
acteurs, territoires

Summary:
In British Columbia (Canada), the TransMountain pipeline expansion project and
the Coastal GasLink pipeline construction project have been the subject of intense
controversy. Opponents to these land use projects are primarily First Nations
Native groups. In a context of reconciliation between the federal government and
Native peoples, First Nations benefit from specific laws demanding the
Government of Canada to consult them on certain types of projects. The concept
of consent has consequently emerged in the debate. There is currently no legal
requirement to obtain consent, except for projects on land where the Native
peoples have an explicitly recognized title. However, in British Columbia, most of
the provincial territory is not covered by treaties between Canada and First
Nations, and this opens the way to legal interpretations that fuel representations,
sometimes contradictory, and various strategies.
The purpose of this article is to explore the diversity of First Nations’ positions in
conflicts over the construction of oil and gas pipelines in British Columbia, and
to expose the power games that characterize these development projects.
To do this, we rely both on the theory of the strategic actor, which we enrich with
a territorial component, and on the analysis of local geopolitical systems in
British Columbia, in order to analyze the consequences of gas pipeline projects.

Keywords : Oil pipeline, gas pipeline, Canada, British Columbia, geopolitics,
actor, territories.

Roudier, L. F. Lasserre et P.-L. Têtu (2021). Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d’enjeux de pouvoir sur
des territoires dans l’Ouest canadien. Cybergéo : European Journal of Geography [En ligne], 971,
http://journals.openedition.org/cybergeo/36393.
Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d'enjeux de pouvoir sur des territoires dans l'Ouest canadien - Corpus UL
Introduction

Le projet d’extension de l’oléoduc TransMountain — qui relie l’Alberta à Vancouver en
Colombie-Britannique — devrait permettre de tripler (en passant de 300 000 à
890 000 barils par jour) la capacité de l’oléoduc actuel (cf. carte 1). Le projet de
construction du gazoduc Coastal GasLink (670 km) devrait permettre quant à lui
d’acheminer le gaz naturel extrait dans le nord-est de la Colombie-Britannique vers un
terminal portuaire à l’ouest de la Colombie-Britannique (cf. carte 2). Suscitant tous
deux des différends, ces projets peuvent s’envisager comme un problème géopolitique.
Depuis le début des mobilisations, les Premières Nations1 se sont massivement
exprimées et positionnées. Ces dernières sont souveraines sur leurs réserves, mais
considérées comme de simples parties prenantes en dehors de ces dernières. Les
représentations à l’égard des projets TransMountain et Coastal GasLink de certaines
Premières Nations divergent et leurs stratégies sont parfois concurrentes. Dans un
contexte de réconciliation entre le gouvernement fédéral et les Autochtones, les
Premières Nations bénéficient de lois spécifiques obligeant le gouvernement du
Canada à les consulter sur certains types de projets, à tel point que la notion de
consentement a émergé dans le débat. Mais il n’existe pas — à l’heure actuelle —
d’obligation de recueillir le consentement, à l’exception des projets sur des terres dont
les Autochtones détiennent un titre explicitement reconnu. Néanmoins, des groupes
de pression défendent l’idée d’un besoin de reconnaissance systématique de cet accord
préalable. Comment dès lors interpréter l’obligation : s’agit-il de démontrer qu’il y a eu
consultation diligente et de bonne foi ? Ou bien le consentement explicite des
Autochtones est-il indispensable aux projets d’aménagement les concernant ?
L’objectif de l’article est d’explorer la diversité des positions des Premières Nations
dans ces conflits portant sur la construction d’oléoducs et de gazoducs en Colombie-
Britannique, et d’exposer les jeux de pouvoir qui caractérisent ces projets
d’aménagement.
1. Méthodologie
1.1. Une absence d’analyse à l’échelle locale2 de controverses récentes de projets de
tubes

La construction et le contrôle d’oléoducs et de gazoducs sont abordés dans les
recherches comme un enjeu géopolitique majeur au niveau international depuis

1Depuis la Constitution de 1982, les Autochtones sont officiellement divisés en trois sous-groupes
différents : les Premières Nations (Amérindiens), les Métis et les Inuits. Ces trois groupes sont reconnus
par la Loi constitutionnelle de 1982.
2 Le terme « échelle » s’entend comme un niveau d’analyse territorial donné. (Cf. 1.2. Une analyse
doublement ancrée dans la théorie de l’acteur stratégique et l’analyse des systèmes géopolitiques
locaux)

Roudier, L. F. Lasserre et P.-L. Têtu (2021). Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d’enjeux de pouvoir sur
des territoires dans l’Ouest canadien. Cybergéo : European Journal of Geography [En ligne], 971,
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Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d'enjeux de pouvoir sur des territoires dans l'Ouest canadien - Corpus UL
l’époque de la guerre froide (Overholt 1980). Une abondante littérature rend compte
des enjeux géopolitiques que représente le transport des hydrocarbures le long de
tracés terrestres, tant pour le pays producteur qui souhaite assurer ses débouchés et
utiliser les hydrocarbures comme levier d’influence ou ressource économique
(Richard 2010 ; Hou 2011 ; Mongrenier 2013 ; Heinrich 2014), que pour les pays
consommateurs qui souhaitent sécuriser leur approvisionnement (Masuda 2007 ;
Palle 2017). Certains auteurs soulignent également que la géopolitique des tubes se voit
parfois intégrée à d’autres enjeux de stratégie, à d’autres rivalités de pouvoir
(Baghat 2002 ; Lasserre 2002 ; Simonet 2007 ; Marchand 2014).
Ces études se situent généralement à un degré international. Mais la construction
d’oléoducs ou de gazoducs constitue aussi un enjeu local ou régional important, comme
le soulignent Subra (2016) et Mocavini (2019). La décision de construire de telles
infrastructures suscite en effet fréquemment des réactions locales et met en lumière
des enjeux régionaux concernant le tracé de ces tubes ou sur leur existence même, qui
justifient ainsi le développement d’un raisonnement géopolitique à leur sujet. Au
Canada et aux États-Unis, de nombreux articles explorent les conflits géopolitiques
locaux provoqués par des projets de tubes. Ils soulignent leurs multiples dimensions :
sociales et associées au rejet des élites (Bosworth 2018, 2019), au syndrome NIMBY3
ou de proximité (Gravelle et Lachapelle 2015), ou encore à des enjeux
environnementaux (Avery et McKibben 2013 ; Axsen 2014 ; Ordner 2018), avec parfois
un glissement progressif de l’une des causes à l’autre (Chailleux 2015). Dans ces
mouvements d’opposition aux tracés de tubes, même si le syndrome NIMBY joue un
rôle important, il serait réducteur d’y voir l’unique raison des mobilisations, cet aspect
étant souvent associé à d’autres facteurs de rejet (Tops 2017). De nature politique, elles
peuvent ainsi, dans le cas des Autochtones, traduire leur détermination à contrôler les
grands projets de tubes qui traversent ou affectent leur territoire (Diabo 2017 ;
Diotalevi et Burhoe 2017 ; Planchou 2017 ; Whyte 2017 ; Wood et Rossiter 2017). C’est
une façon parfois de réaffirmer leur autonomie sur celui-ci et de marquer, dans un
contexte de réconciliation et d’affirmation de leur identité, leur volonté d’être consultés
sur les grands projets les concernant, voire de contrôler tout projet impliquant leur
territoire par le biais du consentement (Baker 2012 ; Boutilier 2017). Les divers
mouvements autochtones sont désormais durablement ancrés sur la scène politique
canadienne (Rodon 2019).

Carte 1 Réseau d’oléoducs dans l’Ouest canadien

3   Not In My Back Yard = pas dans mon jardin

Roudier, L. F. Lasserre et P.-L. Têtu (2021). Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d’enjeux de pouvoir sur
des territoires dans l’Ouest canadien. Cybergéo : European Journal of Geography [En ligne], 971,
http://journals.openedition.org/cybergeo/36393.
Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d'enjeux de pouvoir sur des territoires dans l'Ouest canadien - Corpus UL
Sources : carte de synthèse montée par les auteurs d’après les sources suivantes :
– Canadian Energy Pipeline Association ; Projet de pipeline Northern Gateway, Ressources
naturelles Canada, 2017, https://www.rncan.gc.ca/nos-ressources-naturelles/sources-
denergie-reseau-de-distr/combustibles-fossiles/pipelines/projets-de-pipelines-mettre-
nos/projet-de-pipelines-northern-gateway/19185?_ga=2.224917970.95340513.1583182166-
2102594757.1580068318
– Inter Pipeline, http://www.interpipeline.com/operations/operating-areas.cfm
- Crude Oil and Rail Infrastructure, Ressources naturelles Canada,                               2019,
https://www.nrcan.gc.ca/science-data/data-analysis/energy-data-analysis/energy-
facts/crude-oil-facts/20064#L9
– Régie            de         l’Énergie        du           Canada,                          www.cer-
rec.gc.ca/pplctnflng/mjrpp/trnsmntnxpnsn/hrngprcss-fra.html
-    Enbridge,           https://www.enbridge.com/reports/2020-liquids-pipelines-customer-
handbook/maps
- Canada’s Oil & Natural gas Producers, Oil and                           Natural     Gas    Pipelines,
https://www.capp.ca/explore/oil-and-natural-gas-pipelines/
– U.S. Energy Information Administration (EIA). Maps — Layers Information for Interactive
State Maps, https://www.eia.gov/maps/layer_info-m.php

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http://journals.openedition.org/cybergeo/36393.
Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d'enjeux de pouvoir sur des territoires dans l'Ouest canadien - Corpus UL
Réalisation : Louise Marcoux, Université Laval et Pierre-Louis Têtu

Carte 2 Réseau de gazoducs et enjeux locaux

Sources : carte de synthèse montée par les auteurs d’après les sources suivantes :
– West Pacific Marine, http://westpacificmarine.ca/2018/04/eagle-spirit/
– Coastal GasLink, https://www.coastalgaslink.com/about/
– Prince Rupert Gas Transmission, https://www.bcogc.ca/public-zone/major-projects-
centre/prince-rupert-gas-transmission
– Canadian Energy Pipeline Association, https://memberprojects.aboutpipelines.com/
– Natural      Gas       Infrastructure,     Ressources     naturelles                  Canada,
2019, https://www.nrcan.gc.ca/science-data/data-analysis/energy-data-
analysis/energy-facts/natural-gas-facts/20067#L8
- Natural gas pipelines in B.C., Ministry Energy, Mines and Petroleum Resources,
2019, https://www2.gov.bc.ca/assets/gov/farming-natural-resources-and-
industry/natural-gas-oil/liquified-natural-
gas/export_facilities_and_pipelines_map_april_2019.pdf.
Réalisation : Louise Marcoux, Université Laval et Pierre-Louis Têtu
Roudier, L. F. Lasserre et P.-L. Têtu (2021). Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d’enjeux de pouvoir sur
des territoires dans l’Ouest canadien. Cybergéo : European Journal of Geography [En ligne], 971,
http://journals.openedition.org/cybergeo/36393.
Si des analyses des projets d’oléoducs de Keystone XL (en cours de construction) ou de
Northern Gateway (annulé) (cf. figure 1) figurent dans la littérature, ceux faisant
l’objet des controverses récentes étudiées dans cet article n’y apparaissent pas encore.
La recherche a été menée au plus fort de la controverse entre les pouvoirs publics, les
responsables des Wet’suwet’en, les groupes de soutien autochtones et les entreprises
pétrolières ; ainsi la plupart de nos demandes d’entretiens ont été refusées. Nous avons
mobilisé ceux que nous avons pu effectuer afin de structurer une enquête exploratoire
fondée sur l’analyse de sources secondaires : articles de presse, documents juridiques,
jugements de tribunaux, avis de cabinets d’avocat et rapports de recherche. Elle repose
sur la recherche extensive de sources documentaires, et sur la triangulation en sciences
humaines permettant l’intégration de documents de natures différentes (Denzin 1973 ;
Rothbauer 2008 ; Heath 2011 ; Carter et al. 2014).
La recherche systématique de sources à travers plusieurs moteurs de recherche a été
enrichie au fur et à mesure par l’identification des mots-clés fondamentaux
(Pochet 2005 ; Paillé et Mucchielli 2016) selon l’approche de l’analyse de contenu
(Negura 2006).

1.2. Une analyse doublement ancrée dans la théorie de l’acteur stratégique et
l’analyse des systèmes géopolitiques locaux

Les acteurs que nous observons ne sont pas dissociés les uns des autres et ne peuvent
être étudiés indépendamment. Ils forment, ensemble, un système d’acteurs. Depuis les
années 1970, plusieurs sciences sociales ont tenté d’expliquer les rapports
qu’entretiennent les acteurs entre eux en les schématisant. Mais au lieu de rendre
lisible une situation complexe, elles ont souvent réduit ces relations à un modèle. Afin
d’éviter cette réduction et son caractère prescriptif, c’est dans la théorie de l’acteur
stratégique4 de M. Crozier et E. Friedberg (1992), et plus récemment dans la démarche
de géopolitique locale engagée par P. Subra (2016), que nous souhaitons placer nos
propos. En complément, nous définirons le cadre des représentations auquel nous
nous référons, en nous appuyant sur Y. Lacoste (2003).
– La théorie développée par Crozier et Friedberg opère dans cette étude, car elle
permet de comprendre les comportements des différentes parties prenantes dans leur
diversité : organisation, acteurs individuels ou groupés, qui possèdent une capacité
d’action collective. Même si cette théorie trouve son origine dans la sociologie des
organisations et s’intéresse de fait aux acteurs en tant que membres d’une
organisation, elle permet avant tout d’étudier les comportements des acteurs dans les
stratégies qu’ils élaborent. Or ce sont précisément ces stratégies que nous cherchons à

4Crozier M. & Friedberg E., 1992, L’acteur et le système, les contraintes de l’action collective. Paris,
Éditions du Seuil

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mettre en lumière. Les deux auteurs avancent que les acteurs d’une organisation, d’une
action collective, disposent d’une liberté qui prend la forme de choix orientés selon les
opportunités qui s’offrent à eux, mais aussi des contraintes qui leur imposent des
limites (Crozier et Friedberg 1992 : 45-46).
– Les Autochtones s’efforcent d’afficher leurs revendications sous un front uni et de se
positionner comme tels dans leurs demandes. Cette unité peut également être affichée
au niveau pancanadien. Pourtant au-delà des discours, les composantes des sociétés
des Premières nations poursuivent des objectifs et représentations parfois
contradictoires. C’est seulement en enrichissant la théorie de l’acteur stratégique d’un
volet territorial que nous pourrons analyser de telles dissensions internes et, au-delà,
comprendre les répercussions de projets de gazoducs ou oléoducs sur les systèmes
géopolitiques locaux. Un système géopolitique local peut être défini comme « un
dispositif plus ou moins élaboré, qui assure à un acteur politique un contrôle dominant,
stable et durable sur un territoire donné d’échelle locale 5» (Subra 2016 : 261). Pour y
parvenir, nous nous appuierons sur une analyse de géopolitique locale. Cette méthode
permet d’étudier les rivalités de pouvoir sur des territoires, à grande échelle (sur un
territoire circonscrit). Ces rivalités portent sur des enjeux territoriaux (économiques,
politiques, défense du cadre de vie, défense de l’environnement) et mobilisent
principalement des acteurs locaux. La méthode d’analyse géopolitique repose par
ailleurs sur une analyse critique des enjeux de pouvoir sur des territoires appréhendés
à différentes échelles, locale, régionale, nationale et internationale (Lasserre, Gonon et
Mottet, 2020). Elle s’avère pertinente dans notre étude, car elle permet également
d’analyser les représentations contradictoires des acteurs. Dans son dictionnaire de
géographie, Lacoste les définit comme « la façon dont chacun d’eux [les acteurs] se
raconte l’histoire et se représente à tort ou à raison ses adversaires et les enjeux de la
situation 6» (Lacoste 2003). Ainsi, une approche géopolitique — qui analyse les
rapports de force entre acteurs et leurs représentations contradictoires quant à l’usage
du territoire — peut nous aider à appréhender cette situation.

1.3. Projets étudiés
Le projet TransMountain
L’actuel oléoduc était jusqu’en août 2018 la propriété de la filiale canadienne de Kinder
Morgan, une entreprise américaine basée au Texas. Le « projet TransMountain » dont
nous parlons est un projet d’extension déposé par Kinder Morgan le 16 décembre 2013
auprès de l’Office national de l’énergie (ONÉ)7 du Canada. Il vise à dédoubler l’oléoduc
actuel en bâtissant ex nihilo une portion enfouie de 991 kilomètres (Régie de l’énergie

5   Subra, P., 2016, Géopolitique locale. Territoires, acteurs, conflits, Paris, Armand Colin
6Lacoste, Y., 2003, De la géopolitique aux paysages, dictionnaire de la géographie. Paris, Armand
Colin
7   Devenue la Régie de l’énergie du Canada le 28 août 2019

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du Canada 2019). La plus grande partie du projet devait adjoindre l’oléoduc existant
ou suivre des corridors déjà en place (Ibid.).
Le projet Coastal GasLink
Le projet Coastal Gas Link a été lancé en 2012 et vise à exporter le gaz naturel du nord-
est de la Colombie-Britannique. Il a connu une évolution sans heurt jusqu’en 2019. Il
avait obtenu l’approbation du Bureau de l’évaluation environnementale de Colombie-
Britannique (BC environmental assessment office) en octobre 2018. L’entreprise avait
alors obtenu l’accord des Conseils de bande8 des vingt communautés autochtones
situées le long de l’itinéraire prévu pour le gazoduc, ainsi que de la nation Haisha pour
le terminal gazier de Kitimat. Les travaux ont débuté en 2019.

2. Contextes politique et juridique : une pluralité d’acteurs et de dimensions
2.1. TransMountain : la bataille politique interprovinciale a davantage influé que
l’opposition des Autochtones
Le 30 août 2018, la cour d’appel fédérale rendait un arrêt9 reconnaissant les arguments
avancés dans la plainte formulée par plusieurs Nations autochtones contre le projet
TransMountain. Le projet est dès lors bloqué et de nouvelles consultations exigées par
la cour. Ce projet avait pourtant été autorisé par un décret fédéral de 2016 faisant suite
au rapport favorable de l’ONÉ de mai 2016 détaillant les mesures prises par le
promoteur pour atténuer les impacts du projet. Selon ces groupes autochtones, le
promoteur n’aurait pas adéquatement consulté les groupes potentiellement affectés
par le tracé et les impacts environnementaux de l’exploitation de l’oléoduc une fois sa
capacité significativement augmentée. La cour reconnaissait ainsi que le processus de
consultation n’avait pas été adéquat et annulait le décret autorisant le début des
travaux (Bergner 2016).
Mais cette bataille juridique entre la compagnie Kinder Morgan et les groupes
autochtones — centrée sur les enjeux de consultation — n’était pas le seul obstacle à la
mise en œuvre du projet. En effet, une profonde mésentente opposait les
gouvernements des provinces d’Alberta et de Colombie-Britannique. Pourtant dirigés
par le même parti (nouveau Parti démocratique, NPD, gauche), les deux
gouvernements s’opposaient sur la légitimité du projet. En Colombie-Britannique, le
Premier ministre John Horgan, minoritaire et au pouvoir grâce à une coalition avec les
Verts, refusait l’idée de l’expansion de l’oléoduc. Il a ainsi a multiplié les obstacles
réglementaires au chantier, allant jusqu’à le contester en cour fédérale au motif que la
Couronne provinciale avait compétence sur l’utilisation de son territoire et sur la
protection de l’environnement (Chan 2019). La compagnie Kinder Morgan avait alors
estimé que si elle pensait pouvoir parvenir à des accords avec les Premières Nations,

8   Instance de gouvernement local élu institué par la loi sur les Indiens (1876, 1951, 1985)
9  Tsleil-Waututh Nation c. Canada (Procureur général), 30 août 2018, 2018 CAF 153,
https://decisia.lexum.com/fca-
caf/decisions/fr/item/343511/index.do?r=AAAAAQAMMjAxOCBmY2EgMTUzAQ.

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cela serait impossible dans le cadre du conflit politique entre les deux provinces. C’est
face à ce conflit politique interprovincial que Kinder Morgan a décidé d’abandonner le
projet le 8 avril 2018. Le gouvernement fédéral craignant alors les conséquences
politiques d’un tel échec sur l’opinion de l’Ouest canadien a décidé le 29 mai 2018 de
racheter le projet au coût de 4,5 milliards de dollars canadiens afin de créer une
entreprise d’État, TransMountain Corporation, pour mener à bien ce projet.
Le 24 mai 2019, un an après le rachat par le gouvernement fédéral, la cour d’appel de
Colombie-Britannique a débouté le gouvernement de la province. Ce jugement a été
confirmé le 15 janvier 2020 par la Cour suprême (Shields 2019 ; Rabson 2020) : une
province n’a pas compétence sur des projets de transport interprovinciaux et ne peut
donc bloquer ceux-ci.
Les travaux pour la construction de TransMountain ont commencé en décembre 2019,
même si celui-ci reste contesté par quatre groupes autochtones (cf. partie 3.1.)
2.2. La Déclaration sur les droits des peuples autochtones est-elle contraignante ?
Ce jugement laissait entière la question de la prise en compte de l’opposition des
groupes autochtones. Dans le jugement de la cour d’appel fédérale d’août 2018, il était
reproché au promoteur d’avoir insuffisamment consulté et cherché à prendre en
compte les critiques exprimées à l’endroit du projet et ses impacts négatifs possibles.
Mais le débat public prit alors une tournure qui inquiétait fortement nombre
d’investisseurs : plusieurs groupes de pression autochtones estimaient que la
Couronne n’avait pas seulement une obligation de consultation et d’accommodement,
mais devait obtenir le consentement des groupes autochtones.
Ce concept découlait de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples
autochtones de 2007. Celle-ci énonce que, dès que des projets impliquent « la mise en
valeur et l’utilisation de leurs terres ou territoires et autres ressources », « les États
consultent les peuples autochtones concernés et coopèrent avec eux de bonne foi par
l’intermédiaire de leurs propres institutions représentatives, en vue d’obtenir leur
consentement, donné librement et en connaissance de cause, avant l’approbation de
tout projet ayant des incidences sur leurs terres » (art. 32) (Nations unies 2007). Il y a
donc explicitement dans cette Déclaration l’obligation d’obtenir le consentement
préalable des communautés autochtones à compter du moment où elles sont
« concernées » et quel que soit le statut du territoire en question, sans quoi les projets
ne peuvent se poursuivre. La Déclaration précisait aussi que les États doivent obtenir
le consentement libre, préalable et informé pour toute mesure législative qui pourrait
les affecter (art. 19). Mais cette Déclaration n’astreint pas les justices nationales, et le
droit canadien ne reconnaît pas l’obligation de consentement (cf. partie 2.3.) énoncée
dans la Déclaration.
2.3. Le droit canadien ne reconnaît pas l’obligation de consentement
La réalité du droit canadien est subtile : le Canada a signé la Déclaration sur les droits
des peuples autochtones — après s’y être opposé — mais ne l’a pas transposée en droit
canadien. La ministre des Affaires autochtones et du Nord s’est limitée à annoncer en
2016, que le Canada appuyait maintenant la déclaration « pleinement, et sans réserve »

Roudier, L. F. Lasserre et P.-L. Têtu (2021). Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d’enjeux de pouvoir sur
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(Gouvernement du Canada, 2016) sans pour autant annoncer de modifications du
corpus légal.
Le droit applicable vient en réalité essentiellement de l’article 35 de la Constitution de
1982 et de l’arrêt de la Cour suprême de 2004. L’article 35 (1) précise que « Les droits
existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont
reconnus et confirmés. » Comment ces droits, explicitement reconnus, doivent-ils être
interprétés ? Dans le jugement 2004 CSC 73 du 18 novembre 200410, la Cour suprême
a précisé que la Couronne, légataire des droits des autochtones, devait assurer, pour
tout projet affectant leurs communautés, un devoir de consultation et
d’accommodement. Mais il n’est pas question de droit de veto, ou d’obligation
d’obtenir le consentement sine qua non des communautés autochtones (Imai 2016)
sauf si le projet concerne directement les réserves de communautés signataires d’un
traité, antérieur à la Confédération, numéroté ou moderne11, puisque les terres
autochtones reconnues à travers ces traités leur sont cédées en toute autorité12. C’est
donc davantage d’une obligation de discussion et d’effort honnête (Bourgault-
Côté 2016 ; Barrera 2018) dont il est question.

Carte 3 En Colombie-Britannique, la faible part de territoires couverts par des
traités alimente les revendications territoriales de certaines Premières nations

10Nation Haïda c. Colombie-Britannique (ministre des Forêts), Cour suprême du Canada, 2004 CSC 73,
https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/2189/index.do.
11La Cour suprême a estimé que les traités signés aux XVIIIe et XIXe siècles sont toujours valides. Les
traités numérotés ont été signés de 1871 à 1921. L’ère des traités modernes a commencé en 1973 qui a
reconnu les droits ancestraux pour la première fois. Cette décision a mené à l’élaboration de la Politique
sur les revendications territoriales globales et au premier traité dit moderne : la Convention de la Baie-
James et du Nord québécois de 1975.
12Le jugement de la Cour suprême du 26 juin 2014 Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, 2014
CSC 44, confirme que l’approbation de la communauté est nécessaire dès que celle-ci détient un titre
sur un territoire. Cour suprême du Canada, https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-
csc/fr/item/14246/index.do. La limite de ce territoire doit cependant être définie. Par ailleurs, certaines
nations amérindiennes détiennent des réserves même si elles n’ont pas signé de traité, comme en
Colombie-Britannique.

Roudier, L. F. Lasserre et P.-L. Têtu (2021). Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d’enjeux de pouvoir sur
des territoires dans l’Ouest canadien. Cybergéo : European Journal of Geography [En ligne], 971,
http://journals.openedition.org/cybergeo/36393.
Conception et réalisation : Lucie Roudier

Contre ce qui ne serait qu’une obligation de moyens, bon nombre de groupes
autochtones estiment à l’inverse que leur consentement est nécessaire aux projets
d’exploitation des ressources, considérant qu’ils détiennent un titre ancestral et que,
faute d’y avoir renoncé avec un traité moderne, ils demeurent souverains sur ces
territoires (Eyford 2015). Ces groupes s’appuient sur un jugement de 1997
reconnaissant le titre autochtone sur les terres non soumises à des traités13, la Cour
suprême du Canada ayant alors confirmé le 26 juin 2014 que la nation Tsilhqot'in de
la Colombie-Britannique détenait un titre ancestral sur plus de 1 750 km2 de terres
dans cette province14.

13En 1997, un jugement de la Cour suprême du Canada a reconnu l’existence d’un titre des Premières
nations sur les territoires ancestraux, puisque celles-ci, en Colombie-Britannique, n’ont souvent pas
signé de traité avec la Couronne. (Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010,
https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/1569/index.do).
14Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, 2014 CSC 44, Cour Suprême du Canada, https://scc-
csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/14246/index.do.

Roudier, L. F. Lasserre et P.-L. Têtu (2021). Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d’enjeux de pouvoir sur
des territoires dans l’Ouest canadien. Cybergéo : European Journal of Geography [En ligne], 971,
http://journals.openedition.org/cybergeo/36393.
3. Des enjeux de pouvoir complexes et à plusieurs échelles
3.1. TransMountain : des conflits qui traduisent de profondes divisions
intercommunautaires
Cette exigence de consentement masque néanmoins des divergences de
positionnement des communautés autochtones vis-à-vis du projet TransMountain.
C’est le cycle de consultations et de négociations diligenté par le gouvernement fédéral
d’août 2018 et juin 2019 qui l’a notamment révélé (une fois la propriété de
TransMountain acquise en mai 2018 et afin de compléter les consultations menées de
2014 à 2016 par Kinder Morgan). Trois points importants ont plus particulièrement
été soulignés dans le débat public :
1. Tout d’abord, il n’y a aucune unanimité du côté des Premières Nations. Alors qu’elles
sont souvent dépeintes comme présentant un front commun pro-environnemental
(Hopper 2018), des clivages politiques traversent leurs sociétés sur ce sujet comme sur
d’autres. Certaines communautés appuient TransMoutain (Bourgault-Côté 2016), et
plusieurs communautés amérindiennes ont signé des ententes avec des compagnies
pétrolières pour l’exploitation des sables bitumineux en Alberta (Krol 2020a).
2. Par ailleurs, si de nombreux groupes de Premières Nations de Colombie-Britannique
se sont opposés au projet d’expansion de l’oléoduc, dans cette province on observe
paradoxalement une grande déception autochtone quant au gaz naturel liquéfié
(G.N.L.) qui ne serait pas assez exploité. Le projet de gazoduc Coastal GasLink a
d’ailleurs rapidement obtenu l’assentiment des Conseils de bande des communautés
autochtones le long de son tracé (Leibel 2018). Certes, une certaine opposition
autochtone aux projets de G.N.L. existe, mais elle est moins importante que pour les
projets d’oléoducs. Le handicap majeur des projets d’oléoducs tient au fait que la
plupart des retombées économiques vont en Alberta, où le pétrole est produit et non
en Colombie-Britannique. En revanche, les gisements de gaz se trouvent en Colombie-
Britannique (Hopper 2018). Ainsi, les oléoducs en provenance de l’Alberta sont plus
fortement combattus que les gazoducs qui viennent de la Colombie-Britannique…
jusqu’à l’éclatement du conflit chez les Wet’suwet’en dans le cadre du projet Coastal
GasLink (cf. partie 3.3.).
3. Enfin, nombre de ces communautés, dans leur appui au projet TransMountain, ont
souhaité en devenir l’actionnaire majoritaire, notamment depuis que le ministre
fédéral des Finances, Bill Morneau, a souligné en mars 2019 qu’Ottawa n’entendait pas
demeurer propriétaire de TransMountain (Finley 2019). Pour ces communautés
partisanes du projet, celui-ci offre un important levier de développement à travers les
retombées financières qu’il permet d’envisager, et être propriétaire permettrait de
contrôler sa gestion et ainsi limiter le risque d’impact environnemental négatif (Bakx
et Normand 2019).

Roudier, L. F. Lasserre et P.-L. Têtu (2021). Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d’enjeux de pouvoir sur
des territoires dans l’Ouest canadien. Cybergéo : European Journal of Geography [En ligne], 971,
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Schéma 1 Schéma d’acteurs illustrant les relations entre les différents acteurs
autochtones dans le cadre du projet TransMountain

Conception : Lucie Roudier
Réalisation : Louise Marcoux, Université Laval

Du côté des partisans, à l’échelle fédérale, des leaders autochtones se sont mobilisés
aux côtés d’acteurs non autochtones : dirigeants d’entreprise, d’associations ou de
syndicats. À l’échelle provinciale, un consortium industriel autochtone albertain a
également vu le jour et s’est exprimé en faveur de ce projet d’agrandissement. Ce
consortium s’était formé pour défendre l’oléoduc, considéré comme une aubaine
capable de stimuler l’économie locale (la Croix, 2018). Si l’on regarde à l’échelle nord-
américaine, certaines Premières Nations au Canada et des tribus amérindiennes aux
États-Unis ont signé symboliquement en 2016 un traité qui annonçait l’interdiction
d’utiliser leurs terres pour des projets facilitant le développement de la production de
pétrole issue des sables bitumineux d’Alberta et de Saskatchewan, incluant le transport
par oléoduc, par train ou par bateau (le Monde, 2016). Ce groupe d’acteurs a apporté
son soutien aux Premières Nations s’opposant à TransMountain. Ce regroupement
d’acteurs canadiens et américains s’oppose au consortium albertain, avec le soutien de
l’Assemblée des Premières Nations (APN) du Québec-Labrador (chargée de protéger
les droits des Premières Nations et de faire valoir les droits ancestraux et ceux issus de
traités). Cette dernière soutient par ailleurs à l’échelle locale, les six nations
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des territoires dans l’Ouest canadien. Cybergéo : European Journal of Geography [En ligne], 971,
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autochtones qui ont porté leur combat jusque devant les tribunaux, notamment la
nation autochtone Tsleil-Wautuh (Sud-Ouest de la Colombie-Britannique) qui est
alliée et adhère au Camp Cloud. Le Camp Cloud est un camp semi-permanent qui avait
été installé sur le territoire de la municipalité de Burnaby pour protester contre le
projet de doublement de l’oléoduc. Il a été occupé pendant une année et a été évacué
en août 2018. Le schéma d’acteurs permet de comprendre en définitive qu’il n’existe
pas une réalité autochtone, mais bien des réalités, des positions et des enjeux
différenciés, voire divergents. Nous verrons en outre avec le second schéma que si
certains des acteurs autochtones ont décidé de mener une opposition ferme au projet,
du territoire jusqu’aux tribunaux, d’autres se sont montrés au contraire intéressés par
TransMountain.
Après le nouveau cycle de discussions et de négociations, l’ONÉ a approuvé le projet le
21 février 2019 et le gouvernement fédéral a de nouveau autorisé la construction de
l’oléoduc le 18 juin 2019. Plusieurs groupes ont cependant immédiatement annoncé
leur intention de contester le décret. Des Premières Nations, des groupes
environnementaux et la Ville de Vancouver ont rapidement déposé un recours devant
la cour d’appel. La Cour n’a autorisé que six contestations judiciaires (sur douze) et a
ordonné leur traitement rapide, axé sur la consultation des communautés autochtones
entre août 2018 et juin 2019. Deux Premières nations ont finalement interrompu leurs
démarches après avoir signé des ententes avec TransMountain Corporation. Les
quatre groupes autochtones restants allèguent que le gouvernement a entamé la plus
récente vague de consultations « en ayant déterminé son résultat à l’avance » (La
Presse 2019). Le 4 février 2020, la cour d’appel fédérale déboutait ces quatre groupes,
soulignant que le gouvernement fédéral avait diligenté des négociations de bonne foi
et qu’un effort réel d’adaptation du projet avait été fourni (La Presse 2020).

3.2. Coastal GasLink : représentations contradictoires et enjeux de pouvoir entre les
instances traditionnelles et les instances élues

À l’instar du projet TransMountain, des divergences de positionnement entre les
communautés autochtones existent dans le projet Coastal GasLink. Elles se doublent
d’une rivalité entre les instances de pouvoir traditionnelles et les instances élues,
qu’illustre le cas des Wet’suwet’en.
Le gouvernement de la communauté des Wet’suwet’en s’organise autour des chefs
héréditaires, qui incarnent la structure traditionnelle de gouvernement, et les Conseils
de bande, qui sont des instances élues, instaurées par le Canada depuis 1876. Dans le
cas du projet Coastal GasLink, les Conseils de bande ont approuvé le projet, alors que
les chefs héréditaires avaient récusé le gazoduc dès la fin 2018, puis fin 2019 en
bloquant l’accès aux chantiers, un geste qui suscite la solidarité à travers le Canada de
nombreux militants autochtones, lesquels érigent des barrages sur des voies ferrées,
paralysant ainsi l’activité ferroviaire en de nombreux points du pays. Depuis que la
Gendarmerie royale du Canada a fait exécuter, le 7 janvier 2020, une injonction de la
Cour suprême de la Colombie-Britannique contre les opposants au gazoduc Coastal

Roudier, L. F. Lasserre et P.-L. Têtu (2021). Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d’enjeux de pouvoir sur
des territoires dans l’Ouest canadien. Cybergéo : European Journal of Geography [En ligne], 971,
http://journals.openedition.org/cybergeo/36393.
GasLink, des manifestations ont causé une perturbation du réseau ferroviaire du
Canadien National dans l’est du Canada, une suspension de services de train de
passagers et une perturbation temporaire de la circulation dans plusieurs villes. La
tension est rapidement montée, car les blocus paralysent les transports.
C’est par solidarité, et afin de rendre visible l’opposition de certains membres des
Wet’suwet’en, en Colombie-Britannique, que d’autres Premières Nations au Canada
(Ontario, Québec ou Manitoba) ont décidé de bloquer les axes stratégiques du pays,
notamment le système ferroviaire. Ces Premières Nations ont par ailleurs reçu le
soutien d’organisations politiques comme l’APN Québec-Labrador, ou bien du
Commissaire des droits humains de Colombie-Britannique, affirmant ainsi son
opposition au Gouvernement provincial, qui souhaite que le projet Coastal GasLink
aboutisse.
Alors que les manifestations pancanadiennes semblent consolider l’idée d’une
opposition des Autochtones contre le gouvernement provincial de Colombie-
Britannique, cette image souffre d’une approche très réductrice qui masque mal la
profonde division qui fracture la société de Wet’suwet’en. Aussi, le schéma suivant
souhaite illustrer les systèmes géopolitiques locaux à l’œuvre et expliciter la nature des
liens qui ont pu s’établir entre les différents acteurs. Il est multiscalaire, car les acteurs
font partie d’un système qui se développe à plusieurs échelles.

Schéma 2 Schéma d’acteurs illustrant les relations entre acteurs autochtones et
non autochtones dans le cadre du projet Coastal GasLink

Roudier, L. F. Lasserre et P.-L. Têtu (2021). Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d’enjeux de pouvoir sur
des territoires dans l’Ouest canadien. Cybergéo : European Journal of Geography [En ligne], 971,
http://journals.openedition.org/cybergeo/36393.
Conception : Lucie Roudier
Réalisation : Louise Marcoux, Université Laval

Loin d’afficher un front commun contre le projet de gazoduc, ce sont donc des
communautés divisées sur sa pertinence qui ne parviennent pas à trouver de consensus
sur la question, comme le rapportent les médias autochtones eux-mêmes (Hamelin et
Pimentel 2020). Le refus de principe des chefs héréditaires semblerait accréditer l’idée
d’une crise délibérée dont l’objectif serait une rivalité de pouvoir sur les communautés,
dans une crise politique entre le pouvoir traditionnel, héritier de l’époque précoloniale,
et les Conseils de bandes, certes élus, mais institués par la Loi sur les Indiens du
gouvernement fédéral (Perreault 2020 ; Stueck et Jang 2020). Un autre élément vient
renforcer cette idée : les Wet’suwet’en et le gouvernement de Colombie-Britannique
avaient entamé des négociations visant à définir l’autonomie gouvernementale de cette
nation amérindienne sur le territoire traditionnel (cf. carte 4 : territoire ancestral)
revendiqué de 22 000 km2, dont le principe a été reconnu par la Cour suprême en 1997

Roudier, L. F. Lasserre et P.-L. Têtu (2021). Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d’enjeux de pouvoir sur
des territoires dans l’Ouest canadien. Cybergéo : European Journal of Geography [En ligne], 971,
http://journals.openedition.org/cybergeo/36393.
(Lasserre, Roudier et Têtu, 2020). Mais dans cette perspective, qui des chefs de bande
ou des chefs traditionnels auraient alors endossé cette autonomie ?
A contrario, l’opposition des chefs traditionnels n’est pas récente. Alors que le projet
était encore en développement dans les bureaux de l’entreprise LNG Canada en
avril 2010, les chefs traditionnels en dénonçaient déjà le tracé, au point d’y établir un
campement de fortune pour signifier leur désaccord. Quand le gouvernement de la
Colombie-Britannique a donné son approbation pour la première fois au projet de
construction du gazoduc en 2014, la contestation s’est renforcée (Bellavance 2020a).
Il y a donc un litige ancien, qui se cristallise aujourd’hui autour de rivalités de pouvoir
intercommunautaires.
Avec la carte 4, l’on constate que la Nation Wet’suwet’en est largement concernée par
le tracé de Coastal GasLink, et vit sur l’un des rares territoires de Colombie-
Britannique à ne pas être encadré par un traité signé entre le Canada, les Autochtones,
et les gouvernements provinciaux et territoriaux. Elle y revendique ainsi un droit
ancestral. C’est la reconnaissance de ce droit coutumier quant à l’usage et
l’administration du territoire qui justifie qu’une partie des chefs héréditaires s’oppose
au projet de gazoduc.
Aucun traité historique n’avait été conclu entre la Couronne britannique et les
Wet’suwet’en. En fait, il y a une présomption de titre ancestral des Wet’suwet’en sur
leur territoire traditionnel, mais c’est là le nœud du problème. En effet, cette
supposition de titre devrait être négociée soit dans le cadre d’un traité moderne, soit
devant la justice.
Les chefs héréditaires s’opposent au projet en soulignant que, selon eux, ils sont les
dépositaires de l’autorité autochtone sur les terres indigènes, jamais cédées par traité
au Canada, et non pas les Conseils de bande créés par la loi sur les Indiens. Ils devraient
ainsi donner le consentement autochtone pour que le projet de gazoduc puisse
traverser leur territoire. Il y a donc un conflit de légitimité entre des instances de
gouvernement : les chefs héréditaires se réclament d’un pouvoir sur des terres qui
n’ont jamais été cédées au gouvernement canadien, tandis que les partisans du projet
invoquent la légitimité de gouvernements locaux élus qui ont été dûment consultés par
l’entreprise.

Roudier, L. F. Lasserre et P.-L. Têtu (2021). Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d’enjeux de pouvoir sur
des territoires dans l’Ouest canadien. Cybergéo : European Journal of Geography [En ligne], 971,
http://journals.openedition.org/cybergeo/36393.
Carte 4 En Colombie-Britannique, des enjeux de pouvoir dans des territoires non
administrés par des traités

Conception et réalisation : Lucie Roudier

Cette situation dans laquelle les acteurs entretiennent des rivalités de pouvoir autour
du projet d’oléoduc illustre les théories de la géopolitique locale de Subra. De plus, ces
rivalités s’inscrivent, dans le cas des Autochtones, dans des luttes politiques à
différentes échelles : locale au sein de la communauté des Wet’suwet’en pour la
prééminence politique ; régionale et nationale pour la reconnaissance du droit des
autochtones sur les terres dites traditionnelles. La controverse entourant
TransMountain et Coastal GasLink peut ainsi être analysée comme un levier politique
mobilisé dans le cadre des rivalités internes aux Wet’suwet’en, au prisme de la théorie
de l’acteur stratégique de Crozier et Friedberg. La théorie offre également un éclairage
utile pour interpréter les prises de position variables des acteurs autochtones
concernant les oléoducs ou les gazoducs.
Afin de mieux cerner les différentes prises de position des acteurs et les enjeux, nous
avons recensé dans le tableau récapitulatif suivant les différents éléments qui peuvent
éclairer ces prises de position ainsi que les différentes stratégies à l’œuvre.

Roudier, L. F. Lasserre et P.-L. Têtu (2021). Oléoducs et gazoducs : catalyseurs d’enjeux de pouvoir sur
des territoires dans l’Ouest canadien. Cybergéo : European Journal of Geography [En ligne], 971,
http://journals.openedition.org/cybergeo/36393.
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