Ontologie relationnelle, savoirs locaux et surpêche à Fidji (Pacifique Sud)

La page est créée Jean-Paul Brunet
 
CONTINUER À LIRE
Ontologie relationnelle, savoirs locaux et surpêche à Fidji (Pacifique Sud)
Module Ethnoécologie et Développement Durable

                                   Formations ingénieurs AgroParisTech
                        Master international GEEFT (Gestion Environnementale des
                                     Écosystèmes et Forêts Tropicales)
                             Master B2E (Biodiversité, Ecologie et Evolution)

        Ontologie relationnelle, savoirs locaux et surpêche
                      à Fidji (Pacifique Sud)

Elodie Fache
elodie.fache@ird.fr
Ontologie relationnelle, savoirs locaux et surpêche à Fidji (Pacifique Sud)
Plan du cours

Première partie :
-   Fidji :   Un archipel du Pacifique Sud
-   Pêche     durable : Un enjeu régional majeur
-   Pêche     durable : Situation à Fidji
-   Pêche     durable : Combinaison entre savoirs ‘scientifiques’ et ‘locaux’
Deuxième partie :
-   Notion de ‘savoirs locaux’, en général et à Fidji
-   Le concept fidjien de ‘vanua’, reflet d’une ontologie relationnelle
-   Ontologie relationnelle et (non-)usages de la catégorie ‘surpêche’
-   Implications dans le domaine de la gestion des pêcheries récifales
Ontologie relationnelle, savoirs locaux et surpêche à Fidji (Pacifique Sud)
Fidji : Un archipel du Pacifique Sud

                                       Republic of Fiji

                                       Ancienne colonie britannique
                                       Indépendance en 1970

                                       Fidji = + de 300 îles
                                       (environ un tiers sont habitées)

                                       Surface terrestre ≈ 18 000 km²
                                       ZEE = + de 1,2 millions de km²
                                       Côtes = 1 129 km

                                       Small Island Developing State ?
                                       ou
                                       Large Ocean Island State ?
Fidji : Un archipel du Pacifique Sud

                                                                                        Recensement de 2017 :
                                                                                        Population totale = 884 887
                                                                                        Urbaine = 494 252 (56%)
                                                                                        Rurale = 390 635 (44%)

                                                                                        Fidjiens autochtones - iTaukei
                                                                                        = 57% en 2007
                                                                                        = + de 60% en 2018?

                                                                                        Près de 90% du territoire fidjien =
                                                                                        terres coutumières / autochtones
                                                                                        + de 400 zones coutumières de
                                                                                        pêche (iqoliqoli)
                                                                                        iTaukei: usufruit des terres et des
  Source: CartoGIS Services, College of Asia and the Pacific, The Australian National
  University, http://asiapacific.anu.edu.au/mapsonline/base-maps/fiji-main-islands      iqoliqoli par la naissance
Pêche durable : Un enjeu régional majeur

Bigeye tuna is overfished, and the region’s longline fisheries – although
targeting the highest value tuna species – are barely economic. Despite controls
on fishing effort, purse seine catches continue to increase, driving down the
value of the catch.
Fishing on the high seas is virtually uncontrolled.
Although tuna fisheries are seen as an important opportunity for economic
development, we are still in the situation of allowing two-thirds of our tuna to
be harvested by foreign fishing boats; and nearly 90% is taken out of the region
for processing. Larger and more developed countries are taking our fish to
create their profits, exports and jobs.
Pêche durable : Un enjeu régional majeur

Inshore fisheries resources […] are enormously important for food security and
livelihoods, but are under threat from growing populations and, in the longer
term, from the impacts of climate change.
Finfish resources in many areas are now overfished to meet local demand, while
high value export species like bêche-de-mer have been driven almost to
extinction.
Only a concerted effort to improve the management of coastal fisheries and
provide alternative livelihoods and protein sources can prevent a decline in fish
supplies and further degradation of the coastal environment. […] there is a need
to empower coastal communities to manage and use their fisheries resources
sustainably. […]
Pêche durable : Situation à Fidji

- Des mesures gouvernementales de régulation se concentrant jusqu’ici
  principalement sur les zones hauturières

- En ce qui concerne les zones côtières (focus de ce cours) :
   o Manque de données sur la production (vivrière + commerciale)
   o Mais importance locale avérée en termes de nutrition et d’emploi
   o Et constat d’une surexploitation (poissons + invertébrés)
   o Pression démographique, urbanisation croissante et impacts du changement
     climatique comme facteurs risquant d’aggraver encore la situation
     (augmentation de la surexploitation et de la dégradation des habitats)

Voir par exemple :
Gillett R., Lewis A., Cartwright I. 2014. Coastal Fisheries in Fiji: Resources, Issues, and
Enhancing the Role of the Fisheries Department. Suva: David and Lucille Packard Foundation.
Pêche durable : Combinaison entre savoirs ‘scientifiques’ et locaux’

Agenda 21 (plan d'action adopté lors du sommet de la Terre à Rio en 1992)
Chapitre 26 – Reconnaissance et renforcement du rôle des populations autochtones
et de leurs communautés
« Les populations autochtones et leurs communautés représentent un pourcentage
important de la population mondiale. Elles ont développé au cours des générations
une connaissance scientifique traditionnelle et holistique de leurs terres, de
leurs ressources naturelles et de leur environnement. […] Vu les rapports existant
entre l'environnement naturel et son développement durable et le bien-être
culturel, social et physique des populations autochtones, les efforts nationaux et
internationaux déployés en vue d'un développement durable et écologiquement
rationnel devraient reconnaître, intégrer, promouvoir et renforcer le rôle de ces
populations et de leurs communautés. »
En particulier, appel à la « reconnaissance de leurs valeurs, connaissances
traditionnelles et pratiques de gestion des ressources en vue de promouvoir un
développement écologiquement rationnel et durable ».
Pêche durable : Combinaison entre savoirs ‘scientifiques’ et locaux’

Schématiquement…

Alignement entre savoirs ‘scientifiques’ et ‘locaux’ ?
Oui…
   → les savoirs ‘locaux’ sont effectivement mobilisés, mais bien souvent sous une
   forme simplifiée et réinventée…
Non…
   → les savoirs ‘locaux’ sont bien souvent disqualifiés et les savoirs ‘scientifiques’
   sont imposés pour combler un soi-disant déficit…
Pêche durable : Combinaison entre savoirs ‘scientifiques’ et ‘locaux’
                                                       Concept de ‘tabu areas’ : une supposée
                                                       hybridité… et de multiples challenges :
                                                       - Braconnage
                                                       - Pas de consensus local sur leurs impacts
                                                       - Tensions sociopolitiques liées aux décisions
                                                       d’ouverture ponctuelle
                                                       - Etc.
                                                       Voir cas d’étude - Lamiti/Malawai tabu area, Ile
                                                       de Gau, Province de Lomaiviti, Fidji :
                                                       Fache et Breckwoldt. 2018. Small-scale managed
                                                       marine areas over time: Developments and
                                                       challenges in a local Fijian reef fishery, Journal of
                                                       Environmental Management 220, 253-265.

                                                       Tabu areas - quid de la nature des pratiques
Regional Locally Managed Marine Area (LMMA) network:   ‘traditionnelles’ mobilisées :
              http://lmmanetwork.org/
                                                       Rationalité écologique ?
                         ↓
                                                       Fonctions culturelles, sociales, politiques ?
 Fiji Locally Managed Marine Area (FLMMA) network:
              https://www.fijilmma.org/                Voir exposé en fin de cours !
Notion de ‘savoirs locaux’, en général et à Fidji

Différentes catégories utilisées dans la littérature :
-   Savoirs écologiques traditionnels (Traditional Ecological Knowledge ou TEK)
-   Savoirs autochtones (Indigenous Knowledge ou IK) ?
-   Savoirs locaux (Local Knowledge ou LK) ?

« Si cette dernière dénomination a l’inconvénient d’être si large qu’elle en arrive à signifier tout et son
contraire, elle a au moins l’avantage de n’exclure aucun des détenteurs de ces savoirs, et en
particulier tous ceux qui ne sont pas autochtones ou ne veulent pas être désignés comme tels. »

Roué, M. 2012. « Histoire et épistémologie des savoirs locaux et autochtones : De la tradition à la
mode ». Revue d’ethnoécologie 1: En ligne, https://journals.openedition.org/ethnoecologie/813.

Savoirs locaux (Local Knowledge ou LK)
≠ corpus de connaissances accumulées au fil du temps et transmises de génération en génération
= mode de vie, impliquant des savoir-faire, une représentation du monde, un mode d’être-au-monde et
une éthique spécifiques
Notion de ‘savoirs locaux’, en général et à Fidji

                                             Vanua

                                       Important
                                       knowledge

                               Lotu                  Veiwekani
                            = spiritualité           = relations
                                                                         Gifting

                                                                         Ways of
                                                                         knowing
                                                                Clan
                                                                                   Space
                                                              boundary

                                                                         Silence
Le concept fidjien de ‘vanua’, reflet d’une ontologie relationnelle

“[…] a concept that is loaded with three very broad but interrelated meanings: physical,
referring to actual turf; symbolic, pointing to a definite view of life, of the world, its
meaning and purpose; and structural, illustrating its place within the Fijian social
organization” (Tuwere 1992 : vi)
“[…] the vanua is physical in nature – including the land, sea, river, mountain, forest and
people – and also abstract, a theoretical whole that embraces all people and their
relationships with others and with the land, spirits, resources and environment; the social
spaces between peoples; and the spaces we designate in our minds for certain positions or
roles in society” (Nabobo-Baba 2006 : 77-78)
“[Vanua] does not mean only the land area [and the fishing area or qoliqoli] one is identified
with, and the vegetation, animal life, and other objects on [and in] it, but it also includes
the social and cultural systems – the people, their traditions and customs, beliefs and
values, and the various other institutions established for the sake of achieving harmony,
solidarity and prosperity within a particular social context. […] The vanua contains the
actuality of one’s past and the potentiality of one’s future. It is an extension of the
concept of the self. To most Fijians, the idea of parting with one’s vanua […] is tantamount
to parting with one’s life.” (Ravuvu 1983:70)
Le concept fidjien de ‘vanua’, reflet d’une ontologie relationnelle

Ontologie relationnelle
    → 3 principales dimensions :

- Les non-humains - qu’il s’agisse d’ancêtres, de parents décédés, d’esprits, de
  lieux, d’animaux, de plantes, de traits du paysage, etc. – sont considérés comme
  dotés d’intentions et de moyens d’action.

- Les relations entre humains et non-humains sont donc bilatérales et négociées.

- Ces relations sont constitutives du corps et de l’identité des personnes.

Voir par exemple :
Poirier, Sylvie. 2008. « Reflections on Indigenous Cosmopolitics-Poetics ». Anthropologica 50 (1): 75-85.
Ontologie relationnelle et (non-)usages de la catégorie ‘surpêche’

Tugadra
(Bigeye scad, Selar crumenophthalmus, Carangidae family)
= poisson totem du village de Malawai sur l’île de Gau
→ Autrefois très abondant,
mais rare depuis plusieurs années

                                                              Source: Brad Moore & Boris Colas. 2016. Identification guide to the
                                                              common coastal food fishes of the Pacific Islands region. Noumea: CPS.

Explications locales :
- Déplacement et donc perte d’efficacité de la “vatu ni tugadra” qui en assurait l’abondance
- Grossesse cachée de femmes ayant participé à la dernière pêche au tugadra en date
- Compétitions et tensions entre groupes sociaux au sein du village
- Manque de respect envers le chef
- Péchés
Ontologie relationnelle et (non-)usages de la catégorie ‘surpêche’

Deu ou Ki
(Yellowstriped goatfish, Upeneus vittatus, Mullidae family)
Près de Savusavu sur l’île de Vanua Levu
→ Autrefois très abondant,
mais devenu rare

                                                                              © Simonne Pauwels
Explications locales :
- Certains ont vendu leur prise au lieu de la partager avec ceux qui n’ont pas pêché
- Certains n’ont pas respecté la façon appropriée de le tuer et/ou de le consommer (on ne peut pas le
tuer en le mordant ni le vider avant de le consommer)
- Ce poisson est gêné par le reflet d’un nouveau pont sur l’eau, ce qui l’empêche d’atteindre le lieu où
il a l’habitude de se rendre pour frayer
Ontologie relationnelle et (non-)usages de la catégorie ‘surpêche’

Dans ces deux exemples :
-    Les interprétations locales du déclin d’un poisson culturellement important dans les zones de pêche habituelles
     ont trait à :
      o Des transformations du vanua dans sa dimension physique (aménagement de l’espace résidentiel,
        développement d’infrastructures)
      o Le non-respect d’interdits coutumiers et/ou religieux
      o Un manque d’harmonie dans les relations au sein de et/ou entre groupes sociaux
-    Les deux derniers aspects sont doublement sanctionnés :
      o Par les poissons eux-mêmes, qui ne sont pas considérés comme de simples objets de consommation (ou
        comme des “ressources naturelles”), mais comme des sujets dont les comportements sont intrinsèquement
        connectés aux comportements humains ; si les humains ne se comportent pas, individuellement et
        collectivement, comme ils le devraient, ces poissons le savent et se cachent…
      o Par Dieu, qui voit et contrôle tout : abondance comme bénédiction divine vs rareté comme punition divine

Une autre dimension à souligner : Le double acte de donner et de recevoir du poisson constitue une contribution
importante au maintien des relations de parenté entre la capitale fidjienne et les îles périphérique.
Implications dans le domaine de la gestion des pêcheries récifales

- Le concept de ‘surpêche’ n’est peut-être pas le plus approprié dans le contexte fidjien pour
encourager des pratiques de pêche et de gestion des pêcheries plus ‘durables’… En effet, il ne rend pas
compte de la vision holistique du monde inhérente dans le concept de ‘vanua’.

- Les partenaires externes impliqués dans la gestion des pêcheries récifales doivent sérieusement
accepter le fait que le statut de stocks spécifiques de poissons ne dépend pas seulement de la
durabilité des pratiques de pêche, et donc de la situation économique et de la conscientisation
écologique des groupes qui sont associés et ont accès aux récifs concernés. Il dépend également de
l’équilibre culturel, social, spirituel et politique au sein de ces groupes.
Prendre soin des richesses de la mer (‘yaubula’), prendre soin des gens et des relations entre eux, obéir
aussi bien aux instances coutumières qu’aux instances religieuses (intrinsèquement liées les unes aux
autres), et faire preuve de piété, sont des dimensions inséparables de la vie quotidienne du ‘vanua’.
Autrement dit, nécessité de penser la gestion des pêcheries récifales au-delà de l’ontologie naturaliste
(dualisme nature / culture-société), dans les termes de l’ontologie relationnelle fidjienne.

- Hypothèse : Les rôles des leaders traditionnels et des leaders religieux doivent être centraux et
complémentaires dans la définition et l’application des plans de gestion des pêcheries récifales.
Module Ethnoécologie et Développement Durable

                                   Formations ingénieurs AgroParisTech
                        Master international GEEFT (Gestion Environnementale des
                                     Écosystèmes et Forêts Tropicales)
                             Master B2E (Biodiversité, Ecologie et Evolution)

        Ontologie relationnelle, savoirs locaux et surpêche
                      à Fidji (Pacifique Sud)

Elodie Fache
elodie.fache@ird.fr
Vous pouvez aussi lire