Pharez Whitted : affaires de famille - Stanley Péan - Érudit

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Pharez Whitted : affaires de famille - Stanley Péan - Érudit
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L'Inconvénient

Pharez Whitted : affaires de famille
Stanley Péan

Le fantasme de la survie
Number 69, Summer 2017

URI: https://id.erudit.org/iderudit/85863ac

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Publisher(s)
L'Inconvénient

ISSN
1492-1197 (print)
2369-2359 (digital)

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Péan, S. (2017). Review of [Pharez Whitted : affaires de famille]. L'Inconvénient,
(69), 73–75.

Tous droits réservés © L’inconvénient, 2017                                          This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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Pharez Whitted : affaires de famille - Stanley Péan - Érudit
Jazz

             PHAREZ WHITTED
        AFFAIRES DE FAMILLE
                                                        Stanley Péan

E
      n réaction à un reportage                gars. Cette fois-ci, au contraire des deux     bop manière Blue Note, d’improvisation
      sensationnaliste sur la criminalité      autres, mon pèlerinage est jalonné de          modale et d’apports multiples : un
      dans les faubourgs noirs du South        rendez-vous précis. En prévision de ce         soupçon de rythme bossa nova ou
Side de Chicago, diffusé au début de           retour dans la ville qui, après la fermeture   reggae par-ci, une touche de funk, de
février à l’émission de Bill O’Reilly, sur     des boîtes de nuit et des bordels du Red       soul ou de gospel par-là.
Fox, le président Trump s’était empressé       Light de New Orleans, fut la deuxième               D’une humilité remarquable,
de twitter qu’il envisageait l’envoi de        capitale historique du jazz, ville où un       Pharez Whitted ne sent aucunement
troupes fédérales pour pacifier ces            siècle plus tôt Louis Armstrong fit            le besoin de cacher l’identité des idoles
quartiers « chauds ». Évidemment, il           ses premiers enregistrements à la tête         de sa jeunesse, dans le sillage desquelles
n’en a rien fait. Du vent pour la ville des    des fameux Hot Fives, j’ai sollicité           il s’est engagé. « J’ai d’abord aimé
vents. De passage dans la métropole de         une rencontre avec Pharez Whitted,             Louis Armstrong, Dizzy Gillespie, et
l’Illinois à la veille de la Saint-Valentin,   qui tient ce week-end-là l’affiche au          Miles bien sûr. Et puis Freddie, Lee
par déformation littéraire, je me laisse       sympathique club Andy’s, sur la rue            Morgan. » À la question de savoir ce
aller à paraphraser l’incipit de Prochain      East Hubbard.                                  que ces modèles lui ont apporté, il
épisode : « Chicago coule en flammes                 Pour tout dire, je n’avais alors         répond en rigolant : « Chacun de ces
au milieu du lac Michigan pendant              entendu qu’un seul album de Whitted,           musiciens avait son individualité. Ce
que j’entreprends, nostalgique, une            ce solide trompettiste né en 1960 à            que je veux, ce que je recherche, ce à
remontée du cours du temps. » Une              Indianapolis, chez qui j’avais décelé          quoi j’aspire, c’est de développer ma
semaine après la sortie du Real Donald,        l’influence de hard blowers tels que Lee       voix propre, influencée par tous ces
aucun carnage, pas même un assassinat          Morgan ou Freddie Hubbard, lesquels            gens mais tout de même mienne. C’est
ne défraie la manchette. Par contre, sur       s’illustraient déjà alors que lui n’était      quelque chose qui a à voir avec le soul,
les berges de la rivière, une poignée de       qu’un bambin. Pour peu qu’ils aient            une chose parfois considérée comme
manifestants brandissent pancartes et          leurs habitudes dans l’une ou l’autre          négative dans certains cercles, disons,
scandent slogans contre les politiques         des boîtes de nuit chicagoaines (le Jazz       sérieux. On ne vous juge pas comme
controversées du nouvel occupant de la         Standard, le Green Mill), les mélomanes        un musicien aguerri quand on vous dit :
Maison-Blanche.                                de cette ville le connaissent comme une        ‘‘Oh, vous, vous jouez de manière très
      J’adore Chicago, où j’ai séjourné        force vive du milieu jazzistique local. Ce     émotionnelle.’’ C’est une façon de vous
à deux reprises ces dernières années :         samedi-là, sur la scène du club, entouré       déprécier, de vous faire sentir que votre
d’abord en quasi-lune de miel avec             des membres de son combo pour le set           approche n’est pas assez intellectuelle. »
une flamme désormais éteinte ; puis en         de fin de soirée, le virtuose propose à             Depuis ses débuts, Whitted s’est
compagnie de mon fils de dix ans pour          son public un jazz enthousiasmant et           produit aux côtés du regretté Lou
une semaine de vacances estivales entre        communicatif, habile mélange de post-          Rawls, l’une des voix les plus illustres

                                                                                                     L’INCONVÉNIENT • no 69, été 2017   73
éponyme trouve des échos dans un             plus. « Slide avait des frères extrêmement
                                              thème aux accents latins intitulé « Keep     talentueux et disait toujours qu’il était
                                              the Faith », ainsi que dans l’intense        le maillon faible de cette chaîne. Mes
                                              « The Unbroken Promise » et dans             autres oncles lui étaient vraiment
                                              « Hope Springs Eternal », qui évoque         supérieurs, mais ils sont entrés à l’Église
                                              l’incandescence de Lee Morgan, et enfin      et ont abandonné leur carrière. Ils étaient
                                              dans cette « Freedom Song » imprégnée        puissants. D’ailleurs, quand j’étudiais à
                                              de mysticisme coltranien. Enfin, le titre    l’école de musique Jacobs de l’Université
                                              de son plus récent album, The Tree of Life   d’Indiana, j’ai eu un professeur, David
                                              (2014), est un programme esthétique en       Baker, qui utilisait dans ses cours des
                                              lui-même.                                    enregistrements de mes oncles comme
                                                   Quand on lui demande ce qui             exemples de musiciens exceptionnels
                                              l’inspire, il répond candidement que le      qui n’avaient jamais été découverts. »
                                              monde a soif de beauté et d’espoir, que           Même en grandissant dans un
                                              sa musique s’adresse à la communauté,        terreau aussi fertile, le jeune Pharez
du jazz, du blues et de la soul issues de     qu’il veut répandre de belles pensées        Whitted ne s’est jamais senti obligé de
sa ville d’adoption, et aussi au sein de      et une vibration harmonieuse à travers       s’engager sur ce sentier. « Mes parents
l’orchestre Jazz at the Lincoln Center        l’univers. Selon l’une de ses formules,      ne m’ont jamais poussé dans le dos, mais
animé par le trompettiste Wynton              maintes fois reprise dans la presse, « la    je tournais en orbite autour d’eux et la
Marsalis, de même qu’avec son frère           musique a pour fonction d’élever les         musique était le corps qui exerçait sur
saxophoniste Branford Marsalis, les           gens, de leur donner l’envie de poser des    moi la force gravitationnelle la plus
pianistes et claviéristes Ramsey Lewis        gestes positifs, qu’il s’agisse d’enlacer    grande. J’avais huit, neuf ans quand j’ai
et George Duke, son ex-condisciple le         leurs enfants, de céder un espace de         trouvé dans un placard une trompette
contrebassiste Robert Hurst et même           stationnement à un parfait inconnu ou        qui traînait là, que j’ai portée à mes
en compagnie de son illustre oncle            simplement d’accueillir le soleil avec un    lèvres par simple curiosité. Elle avait
Slide Hampton. Dans le domaine de             sourire ».                                   probablement appartenu à Leo, l’un de
la musique soul, on a également pu                                                         mes frères aînés, qui m’a appris à jouer la
l’entendre avec les formations The                                •                        gamme de do concert, les rudiments, et
Temptations et The O’Jays. « Je ne me                                                      m’a lancé sur cette voie. » Un autre frère,
suis jamais soucié de cette notion de              La voie était sans doute tracée         Tommy, à qui il a vraisemblablement
genres musicaux ; en tout cas pas avant       d’avance pour Pharez Whitted : neveu         dédié la pièce « Brother Thomas » (sur
d’arriver à l’université, où un tas de gens   du tromboniste Slide Hampton, il             Transient Journey), était tromboniste et
autour de moi ne pouvaient s’empêcher         a eu pour parents la chanteuse et            a passé plus de temps avec lui. « Il m’a
de catégoriser et de hiérarchiser. Moi,       bassiste Virtue Hampton Whitted (de          enseigné des mélodies, m’a inculqué
j’ai toujours aimé, j’aime toujours jouer,    la formation The Hampton Sisters,            le plaisir de jouer. Ce n’était pas un
tout simplement. »                            intronisée au temple de la renommée du       grand improvisateur, mais il jouait
      Une décennie et demie de silence        jazz de l’Indiana en 1999) et le batteur     superbement dans l’ensemble de son
phonographique s’est écoulée entre la         Thomas Whitted Sr., qui fut autrefois        école secondaire. »
parution sous étiquette Motown de ses         le compagnon d’armes du guitariste                À l’instar de ses oncles, Tommy a
premiers disques (un album éponyme            Wes Montgomery et… du trompettiste           renoncé à des études collégiales et à la
en 1994, Mysterious Cargo en 1996) et         Freddie Hubbard, lequel considérait          musique au profit de l’Église. « Vous
le retour sur disque relativement récent      le père de Pharez comme « le plus            comprenez, je viens d’une famille
de Pharez Whitted. Entretemps, ses            redoutable batteur de bebop de tout          très religieuse, chez qui l’Église avait
compositions originales ont pris le pas       Indianapolis ». « Indianapolis, c’était      préséance sur tout. Pour nous, les services
sur les standards et les relectures de        vraiment le territoire de Freddie et de      avaient lieu le samedi, le même jour
chansons pop contemporaines. Leurs            Wes. Mon père a joué avec eux, avec tout     que les auditions, les compétitions, les
titres témoignent de préoccupations           le monde en ville, à vrai dire. » Comment    concerts et tout ça. Notre mère ne nous
sociales et spirituelles. Sur Transient       expliquer qu’un accompagnateur aussi         accordait aucun passe-droit. » Pourtant,
Journey (2010), le morceau « Yes, We          apprécié par ses pairs n’ait jamais connu    les règlements familiaux étaient appelés
Can », par exemple, rappelle un autre         qu’une gloire locale ? « Comme de            à changer avec le temps, ce qui a permis
Chicagoain d’adoption, qui en 2008 a          nombreux musiciens, mon père buvait          à Pharez Whitted de rompre avec la
mené une campagne électorale sur le           beaucoup », d’expliquer le trompettiste,     religion institutionnalisée et, surtout,
thème de l’espoir, et qui est d’ailleurs      la gorge un peu serrée. « Ce qui l’a plus    d’épouser la vocation de son choix. Ou
identifié nommément sur une autre             ou moins empêché de tourner avec eux,        faudrait-il plutôt parler des vocations
plage du même CD, « Our Man                   qui l’aimaient pourtant vraiment. »          de son choix, compte tenu de son
Barack ». Sur l’album For the People               Du côté maternel de la famille, le      travail admirable dans le domaine de
(2012), la très emblématique plage            talent musical ne faisait pas défaut non     l’éducation musicale ?

74     L’INCONVÉNIENT • no 69, été 2017
À ce chapitre, 2016 s’est avérée         dans les quartiers noirs du South Side       de mentorat Ravinia Jazz. Pas étonnant
une année charnière pour Whitted,              contribue à perpétuer l’image d’une          qu’il ait été désigné en 2016 parmi les
qui a abandonné au printemps dernier           communauté incapable de fonctionner          « Chicagoans of the Year », titre attribué
sa fonction de directeur de la faculté         dans une Amérique « civilisée ». « Tout le   par la rédaction du Chicago Tribune aux
de jazz de la Chicago State University.        monde sait pourtant que les armes à feu,     citoyens qui font une réelle différence
« Je suis parti à cause des compressions       la drogue qui circulent chez nos jeunes      dans leurs domaines respectifs.
budgétaires. Chicago State dépend              ne viennent pas de la communauté. »               En somme, il faut voir cet
davantage du financement public que            Depuis très longtemps aux États-Unis,        engagement, ce sens du don, cette
la plupart des institutions de l’État.         estime-t-il, un certain pouvoir blanc        générosité dont fait preuve Pharez
Pourquoi ? Parce que l’université est située   et raciste donne aux jeunes Noirs la         Whitted, sur scène ou dans un local
dans le South Side et que ses diplômés         corde avec laquelle se pendre. En cela,      de répétition avec ses protégés, comme
n’ont hélas jamais suivi la tradition qui      le point de vue de Whitted rejoint celui     de parfaites illustrations de son propos
consiste à soutenir leur alma mater. Le        qu’exprime l’essayiste Ta-Nehisi Coates      dans « The Unbroken Promise ». « Ce
gouverneur a sabré sauvagement dans            dans un brillant essai sur la question       morceau, je l’ai dédié à tous les parents
les budgets : on a fermé des facultés,         raciale aux États-Unis, Between the          qui font cette promesse à leurs enfants,
bousillé l’administration, licencié du         World and Me1 (2015).                        explique le trompettiste, la gorge nouée
personnel, ce qui a forcément entraîné              Depuis sa démission de l’université,    par l’émotion. C’est une promesse
une diminution des inscriptions. Et            Whitted multiplie les initiatives de tout    que bien des parents n’arrivent plus à
puis, l’université a nommé un recteur          acabit visant surtout l’éveil musical        tenir, à cause de l’état du monde. Mais,
médiocre et incompétent. Vous savez            des jeunes, avec la volonté de leur          ensemble, nous allons y remédier. »
quoi, je ne me gênerai pas pour le dire,       donner les moyens de rêver d’un avenir            Yes, we can. g
c’est exactement comme avec Trump.             différent de ce que leur réservent les
Les gens qui siègent au conseil de             gangs de rue. Recruté par le Chicago
l’université ne sont pas stupides, ce          Youth Symphony Orchestra, il s’est           1. En français, Une colère noire. Lettre à
sont des entrepreneurs, des hommes             notamment vu confier la tâche de fonder      mon fils, Autrement, 2016.
d’affaires : ils savent qu’on ne confie        et de diriger le CYSO Jazz Orchestra,
pas la direction d’une école à quelqu’un       formation qui réunit une vingtaine
d’aussi bête. C’est comme s’ils voulaient      d’élèves issus des écoles secondaires de
voir échouer Chicago State. »                  la cité. Parallèlement, le trompettiste
      Aux dires de Pharez Whitted, toute       poursuit sa mission d’éducateur et de
l’attention médiatique sur la violence         communicateur grâce au programme

                                                                                                   L’INCONVÉNIENT • no 69, été 2017   75
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