Voyez comme on danse David Dorais - L'Inconvénient - Érudit

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Voyez comme on danse David Dorais - L'Inconvénient - Érudit
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L'Inconvénient

Voyez comme on danse
David Dorais

Numéro 74, automne 2018

URI : https://id.erudit.org/iderudit/89681ac

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Éditeur(s)
L'Inconvénient

ISSN
1492-1197 (imprimé)
2369-2359 (numérique)

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Citer ce compte rendu
Dorais, D. (2018). Compte rendu de [Voyez comme on danse]. L'Inconvénient,
(74), 65–67.

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Ces livres dont on dit du bien

           VOYEZ COMME
             ON DANSE
                                                   David Dorais

D
       ès sa parution en février 2018,       de contentement devant son portrait            qui a raison sur la qualité globale de
       le dernier roman de Jean Teulé,       truculent de l’époque (je me souviens          l’œuvre (est-elle bonne ou mauvaise ?)
       Entrez dans la danse, a obtenu        entre autres de la scène saisissante où,       que d’examiner les arguments utilisés
des chiffres de vente enviables. Tiré à      au matin du 24 août 1572, on découvre          par l’une et par l’autre. Marianne Payot
cent mille exemplaires, il s’est classé en   dans Paris les milliers de cadavres des        a la charge de défendre l’œuvre. Ses
trois jours dans le top 20 GFK/Livres        protestants massacrés) et d’agacement          arguments sont variés : elle apprécie la
Hebdo au onzième rang. Il est vrai que       devant ses pirouettes stylistiques.            vivacité des scènes d’horreur, l’inventi-
les œuvres de l’auteur récoltent souvent           Entrez dans la danse repose de nou-      vité du style (dont les contorsions mi-
la faveur du public. Ce sont des romans      veau sur une bizarrerie historique. Entre      ment l’agitation nerveuse des danseurs),
qui se penchent sur des faits peu connus,    l’été 1518 et l’hiver 1519, une étrange épi-   le côté informatif du récit ou encore
étranges ou macabres de l’Histoire de        démie s’est répandue dans Strasbourg :         la charge satirique anti-ecclésiastique.
France, romans que le site Culture-          pendant une famine, quelque deux mille         Les arguments d’Estelle Lenartowicz
box désigne comme des « biographies          personnes ont été prises d’une frénésie        tournent quant à eux autour de notions
rock’n’roll des marginaux de l’histoire ».   de danse irrépressible. Cet événement          formelles. Elle concède que le sujet est
Ça vous fait grincer des dents comme         est peu documenté, ce qui a laissé à           romanesque à souhait et que l’auteur a
description ? Moi aussi. Teulé veut          Teulé assez de marge de manœuvre pour          su appuyer son imagination fertile sur
rendre l’Histoire « cool » en mélangeant     inventer à loisir. C’est d’abord l’extrava-    un solide savoir historique, mais dé-
à parts égales des faits divers sanglants    gance de l’anecdote qui m’a attiré vers        plore le fait que la langue est alambi-
et une écriture ancrée dans la modernité,    ce roman, couplée au fait que, l’histoire      quée, controuvée, artificielle. Elle blâme
avec des références anachroniques en         se déroulant à la Renaissance, ma fibre        aussi le manque de structure : toutes les
prime. De lui, j’avais lu le livre consa-    d’ancien seiziémiste en était stimulée.        informations sont déversées comme le
cré au massacre de la Saint-Barthélemy,            Mais je suis aussi tombé sur un pas-     contenu d’un tombereau qu’on est pres-
et au rôle qu’y ont joué Catherine de        sionnant débat entre deux membres de           sé de décharger. Qui plus est, les dialo-
Médicis et son fils Charles IX, livre        la rédaction de L’Express qui m’a donné        gues sont invraisemblables et on trouve
intitulé Charly 9. On voit tout de suite,    encore plus envie d’aller jeter un coup        des longueurs « lourdingues ». Bref, il
par le simple titre, le glissement vers la   d’œil à ce roman. Dans cette disputatio        s’agirait d’un fatras sans ordre et sans
contemporanéité qu’opère Jean Teulé          moderne, deux journalistes s’opposent          pensée.
ainsi que son désir de faire jeune. Il       sur les qualités et les ratés du livre de           Après lecture, il me semble que
m’était resté de cette lecture un mélange    Teulé. L’intérêt n’est pas tant de savoir      c’est la défenseuse du roman qui a le

                                                                                               L’INCONVÉNIENT • no 74, automne 2018   65
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marginale ainsi que par son goût pour         ment clair au roman. Entretemps, on
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                                                violence n’est pas typique de Rabelais.       lesques, par exemple celui où des men-
                                                On pense plutôt à la scatologie, et il y      diants se font passer pour des malades.
                                                en a une foison dans ces pages. Tableaux      La raison ? C’est que la municipalité a
                                                dégoûtants où l’on nous décrit le dégât       ordonné de nourrir les danseurs en leur
                                                que font les danseurs sur la plate-forme      faisant avaler des cuillerées de haricots
                                                qui leur a été construite. Incapables de      et des gorgées de bière. Les meurt-de-
                                                s’arrêter, ils sont bien forcés de déféquer   faim grimpent donc sur l’estrade en
                                                sur place, et la surface où ils bondissent    se contorsionnant faussement. On les
                                                devient rapidement une patinoire. L’un        fait manger, puis on marque leur front
                                                des personnages secondaires, affamé           d’un trait de charbon pour signaler que
                                                (rappelons-nous que c’est une période         ceux-ci ont reçu leur part. Les fraudeurs
                                                de famine), ira même jusqu’à récolter         effacent alors la marque et reviennent
                                                quelques échantillons pour s’en nourrir.      quémander une nouvelle portion. Une
                                                Il en attrapera une maladie qui lui fera      fois repus, ils s’en vont en prétendant
                                                perdre des bouts de corps : doigts, joues     qu’ils sont guéris, mais qu’un nouvel
                                                ou narines. On n’est pas loin des « véro-     accès pourrait bien les reprendre le len-
                                                lés très précieux » apostrophés par Al-       demain à la même heure.
                                                cofribas Nasier au début du Gargantua.              Le désir de Teulé de décrire des
                                                     De manière plus large, on voit           réalités au ras des pâquerettes (besoins
                                                s’animer chez Teulé un petit peuple           corporels comme la nutrition et la défé-
mieux cerné la physionomie générale             gouailleur, retors et bon vivant. L’auteur    cation, ou vils intérêts personnels) se
de celui-ci. Il est vrai que l’auteur n’évite   raconte son histoire avec bonhomie,           traduit dans le style familier qu’il em-
pas toujours les maladresses stylistiques.      plein d’une affection marquée mais aus-       ploie. Ça ne se gêne pas pour être trivial.
Tenez, je vous ai réservé cet amusant           si d’un amusement légèrement hautain          Vous aurez ainsi des « putain », des
exemple d’anacoluthe, où la maladresse          devant ces personnages rustauds. Il           « cul », des « chier », des « connasse »,
grammaticale dégénère en excentricité           aime les voir s’agiter et aime décrire        des « miches » (pour les fesses), des
anatomique. Le personnage de l’évêque           leurs petites vies. On pense à Breughel       « dingue », des « merdier » autant que
vient de tomber dans un baquet à                et à ses scènes de la vie paysanne :          vous en voudrez. À propos d’Érasme,
lessive : « D’abord cul au fond de la cuve,     même posture d’intellectuel peignant          qui a naguère vanté la vertu des Stras-
la tête de Honstein réapparaît ensuite          un monde folklorique pour lequel il           bourgeois, le maire déclare : « Putain,
à la surface. » Teulé n’échappe pas non         éprouve un mélange d’amour sincère et         s’il revenait en ville il ferait une drôle de
plus aux grossières erreurs de logique.         de fascination amusée. En contrepartie,       gueule au milieu de ces agités du cul ! »
Strasbourg étant, dit-on, menacée par           les figures d’autorité sont ridiculisées,     Mais une telle vulgarité est compréhen-
l’avancée des Turcs, on a placé dans la         ce qui est le propre du carnavalesque.        sible, elle se justifie par le parti pris de
tour de la cathédrale un guetteur char-         J’ai parlé de l’évêque, grand homme           l’auteur pour la subversion des hiérar-
gé de faire sonner une cloche s’il voit         d’Église prétentieux et profiteur, qui se     chies traditionnelles. Plus agaçants sont
arriver l’armée ennemie. Ce guetteur            retrouve cul par-dessus tête dans le ba-      les croisements forcés qu’il opère entre
est sourd, mais pourtant, quand il fait         quet de lessive. Je pourrais aussi parler     le passé et le présent. Ainsi, l’évêque en
finalement sonner la cloche, il s’aperçoit      du maire, obèse brasseur de bière, dont       chaire est comparé à une « star ». Les
tout de suite qu’elle ne produit aucun          le mandat s’achève et qui se désespère,       paroissiens dansant au son de la mu-
son, donc qu’elle est fendue.                   à coups de jurons, de devoir gérer cette      sique d’orgue sont décrits comme « un
     Pourtant, malgré ces dérapages, le         crise abracadabrante.                         flash mob ». Et le chaos qui en découle
livre s’avère dans son ensemble assez                À ce propos, la construction du ré-      est présenté, tenez-vous bien, comme
réjouissant. On peut relever le côté            cit est bien faite et montre une rigueur      une « ambiance night-clubbing de
rabelaisien ou carnavalesque de l’œuvre.        qui vient réfuter les critiques d’Estelle     trance festival ». Rien de moins !
Elle s’ouvre sur une scène macabre où           Lenartowicz sur le manque de struc-                 On peut bien sûr se désoler d’un
Enneline, femme d’un graveur et pre-            ture du roman. En gros, l’auteur fait         tel désir d’être « dans le vent ». Mais je
mière victime de la maladie dansante,           alterner les scènes où les danseurs, de       crois qu’il révèle, à sa manière, un sens
va se débarrasser de son nouveau-né             plus en plus nombreux, font rebondir          caché du roman de Teulé. Car tout au
en le jetant depuis le pont du Corbeau.         leurs sabots sur le sol et les scènes où      long de ma lecture, je me suis demandé
La mise à mort d’un bébé en ouverture           les magistrats, de plus en plus décon-        si le but de l’auteur n’était pas, plutôt
de récit n’est pas sans rappeler Dieu et        certés, discutent à l’hôtel de ville pour     que de brosser un tableau d’époque, de
nous seuls pouvons de Michel Folco, au-         tâcher de trouver une solution. Celle         faire une vaste allégorie de la France
teur dont Jean Teulé se rapproche par           qu’ils adopteront sera radicale, mais elle    actuelle. Le roman s’ouvre dans une at-
son intérêt pour l’histoire populaire et        aura le mérite de donner un dénoue-           mosphère de fin du monde, où des pré-

66     L’INCONVÉNIENT • no 74, automne 2018
47          e
sages annoncent le malheur : une météorite est tombée
sur la ville et plusieurs enfants monstrueux sont nés. Une
fois l’épidémie éclose, on évoque l’influence maligne des
astres et on cite l’exemple des plaies d’Égypte. Cette
apocalypse qui couve ne servirait-elle pas à symboliser le

                                                                         l
« déclin » de la France décrié par certains penseurs, pour

                                                                 festiva
qui le pays serait au bord du gouffre ? D’autant plus que,
tout au long du roman, les autorités brandissent comme
un épouvantail la présence des Turcs, supposément sur le
point de fondre sur la cité. Cette menace étrangère me
semble servir à parler de l’immigration musulmane, sou-
vent présentée par ces mêmes « déclinistes » comme une
pression intolérable exercée sur l’identité et la cohésion
de la France.
      À ce propos, Teulé énonce, toujours de manière
déguisée, sa position. À un moment, le capitaine des
gardes s’exclame : « Ah, les Turcs peuvent rester chez
eux. Strasbourg se débrouille très bien toute seule pour
faire crever ses habitants ! » Manière de dire que, si
la France se meurt, ce n’est pas du fait des adorateurs
d’Allah, mais par l’action des Français eux-mêmes. En
effet, Strasbourg est décrite comme une ville ruinée,
décimée, réduite à rien. La famine la ronge, et les rem-
parts protecteurs se fissurent et s’affaissent. La maladie
apparaît comme une métaphore servant à exprimer le
martyre de la population. Un médecin, s’interrogeant sur
la nature du mal, commente : « Ce serait donc l’extrême
détresse qui serait responsable en prenant la forme sau-
grenue d’une épidémie de danse, dernier moyen de fuir

                                                               du
l’intolérable réalité d’une ville gorgée de souffrance. » La
danse serait une éruption violente, symptomatique d’un
malaise profond. Les gens ayant perdu tout espoir, ils se
lancent dans une farandole sans lendemain, incapables
de voir comment ils pourront réchapper du malheur. Et

                                                                           u
qu’est-ce qui, précisément, met cette société en péril ?

                                                                 nou v e a
Ce sont les divisions internes. La Strasbourg de 1518 est
exposée aux premiers vents de la Réforme, qui va bientôt
diviser la chrétienté, en particulier la France. En ce sens,
à quels déchirements actuels Teulé pourrait-il faire réfé-
rence ? Peut-être aux tensions entre l’extrême-gauche et
l’extrême-droite ? Toujours est-il que le dernier chapitre
du roman vient confirmer cette lecture catastrophiste. Il

                                                                       a
consiste en une seule phrase courte : « Cinquante-quatre

                                                                i né m
ans plus tard, c’était la Saint-Barthélemy. » La peste

                                                               c
dansante n’était donc qu’une manifestation imagée de
la Réforme et des guerres civiles qui allaient suivre. Par
son roman, de façon allégorique, Jean Teulé veut ainsi
mettre en garde ses lecteurs contre les troubles à venir
qu’il pressent ou qu’il redoute. g
                                                                présenté par
ENTREZ DANS LA DANSE
Jean Teulé
Julliard, 2018, 158 p.
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