Voyez comme on danse David Dorais - L'Inconvénient - Érudit
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Document généré le 14 nov. 2022 21:42 L'Inconvénient Voyez comme on danse David Dorais Numéro 74, automne 2018 URI : https://id.erudit.org/iderudit/89681ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) L'Inconvénient ISSN 1492-1197 (imprimé) 2369-2359 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu Dorais, D. (2018). Compte rendu de [Voyez comme on danse]. L'Inconvénient, (74), 65–67. Tous droits réservés © L’inconvénient, 2018 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/
Ces livres dont on dit du bien VOYEZ COMME ON DANSE David Dorais D ès sa parution en février 2018, de contentement devant son portrait qui a raison sur la qualité globale de le dernier roman de Jean Teulé, truculent de l’époque (je me souviens l’œuvre (est-elle bonne ou mauvaise ?) Entrez dans la danse, a obtenu entre autres de la scène saisissante où, que d’examiner les arguments utilisés des chiffres de vente enviables. Tiré à au matin du 24 août 1572, on découvre par l’une et par l’autre. Marianne Payot cent mille exemplaires, il s’est classé en dans Paris les milliers de cadavres des a la charge de défendre l’œuvre. Ses trois jours dans le top 20 GFK/Livres protestants massacrés) et d’agacement arguments sont variés : elle apprécie la Hebdo au onzième rang. Il est vrai que devant ses pirouettes stylistiques. vivacité des scènes d’horreur, l’inventi- les œuvres de l’auteur récoltent souvent Entrez dans la danse repose de nou- vité du style (dont les contorsions mi- la faveur du public. Ce sont des romans veau sur une bizarrerie historique. Entre ment l’agitation nerveuse des danseurs), qui se penchent sur des faits peu connus, l’été 1518 et l’hiver 1519, une étrange épi- le côté informatif du récit ou encore étranges ou macabres de l’Histoire de démie s’est répandue dans Strasbourg : la charge satirique anti-ecclésiastique. France, romans que le site Culture- pendant une famine, quelque deux mille Les arguments d’Estelle Lenartowicz box désigne comme des « biographies personnes ont été prises d’une frénésie tournent quant à eux autour de notions rock’n’roll des marginaux de l’histoire ». de danse irrépressible. Cet événement formelles. Elle concède que le sujet est Ça vous fait grincer des dents comme est peu documenté, ce qui a laissé à romanesque à souhait et que l’auteur a description ? Moi aussi. Teulé veut Teulé assez de marge de manœuvre pour su appuyer son imagination fertile sur rendre l’Histoire « cool » en mélangeant inventer à loisir. C’est d’abord l’extrava- un solide savoir historique, mais dé- à parts égales des faits divers sanglants gance de l’anecdote qui m’a attiré vers plore le fait que la langue est alambi- et une écriture ancrée dans la modernité, ce roman, couplée au fait que, l’histoire quée, controuvée, artificielle. Elle blâme avec des références anachroniques en se déroulant à la Renaissance, ma fibre aussi le manque de structure : toutes les prime. De lui, j’avais lu le livre consa- d’ancien seiziémiste en était stimulée. informations sont déversées comme le cré au massacre de la Saint-Barthélemy, Mais je suis aussi tombé sur un pas- contenu d’un tombereau qu’on est pres- et au rôle qu’y ont joué Catherine de sionnant débat entre deux membres de sé de décharger. Qui plus est, les dialo- Médicis et son fils Charles IX, livre la rédaction de L’Express qui m’a donné gues sont invraisemblables et on trouve intitulé Charly 9. On voit tout de suite, encore plus envie d’aller jeter un coup des longueurs « lourdingues ». Bref, il par le simple titre, le glissement vers la d’œil à ce roman. Dans cette disputatio s’agirait d’un fatras sans ordre et sans contemporanéité qu’opère Jean Teulé moderne, deux journalistes s’opposent pensée. ainsi que son désir de faire jeune. Il sur les qualités et les ratés du livre de Après lecture, il me semble que m’était resté de cette lecture un mélange Teulé. L’intérêt n’est pas tant de savoir c’est la défenseuse du roman qui a le L’INCONVÉNIENT • no 74, automne 2018 65
marginale ainsi que par son goût pour ment clair au roman. Entretemps, on le pittoresque et le crapuleux. Mais la aura assisté à quelques épisodes bur- violence n’est pas typique de Rabelais. lesques, par exemple celui où des men- On pense plutôt à la scatologie, et il y diants se font passer pour des malades. en a une foison dans ces pages. Tableaux La raison ? C’est que la municipalité a dégoûtants où l’on nous décrit le dégât ordonné de nourrir les danseurs en leur que font les danseurs sur la plate-forme faisant avaler des cuillerées de haricots qui leur a été construite. Incapables de et des gorgées de bière. Les meurt-de- s’arrêter, ils sont bien forcés de déféquer faim grimpent donc sur l’estrade en sur place, et la surface où ils bondissent se contorsionnant faussement. On les devient rapidement une patinoire. L’un fait manger, puis on marque leur front des personnages secondaires, affamé d’un trait de charbon pour signaler que (rappelons-nous que c’est une période ceux-ci ont reçu leur part. Les fraudeurs de famine), ira même jusqu’à récolter effacent alors la marque et reviennent quelques échantillons pour s’en nourrir. quémander une nouvelle portion. Une Il en attrapera une maladie qui lui fera fois repus, ils s’en vont en prétendant perdre des bouts de corps : doigts, joues qu’ils sont guéris, mais qu’un nouvel ou narines. On n’est pas loin des « véro- accès pourrait bien les reprendre le len- lés très précieux » apostrophés par Al- demain à la même heure. cofribas Nasier au début du Gargantua. Le désir de Teulé de décrire des De manière plus large, on voit réalités au ras des pâquerettes (besoins s’animer chez Teulé un petit peuple corporels comme la nutrition et la défé- mieux cerné la physionomie générale gouailleur, retors et bon vivant. L’auteur cation, ou vils intérêts personnels) se de celui-ci. Il est vrai que l’auteur n’évite raconte son histoire avec bonhomie, traduit dans le style familier qu’il em- pas toujours les maladresses stylistiques. plein d’une affection marquée mais aus- ploie. Ça ne se gêne pas pour être trivial. Tenez, je vous ai réservé cet amusant si d’un amusement légèrement hautain Vous aurez ainsi des « putain », des exemple d’anacoluthe, où la maladresse devant ces personnages rustauds. Il « cul », des « chier », des « connasse », grammaticale dégénère en excentricité aime les voir s’agiter et aime décrire des « miches » (pour les fesses), des anatomique. Le personnage de l’évêque leurs petites vies. On pense à Breughel « dingue », des « merdier » autant que vient de tomber dans un baquet à et à ses scènes de la vie paysanne : vous en voudrez. À propos d’Érasme, lessive : « D’abord cul au fond de la cuve, même posture d’intellectuel peignant qui a naguère vanté la vertu des Stras- la tête de Honstein réapparaît ensuite un monde folklorique pour lequel il bourgeois, le maire déclare : « Putain, à la surface. » Teulé n’échappe pas non éprouve un mélange d’amour sincère et s’il revenait en ville il ferait une drôle de plus aux grossières erreurs de logique. de fascination amusée. En contrepartie, gueule au milieu de ces agités du cul ! » Strasbourg étant, dit-on, menacée par les figures d’autorité sont ridiculisées, Mais une telle vulgarité est compréhen- l’avancée des Turcs, on a placé dans la ce qui est le propre du carnavalesque. sible, elle se justifie par le parti pris de tour de la cathédrale un guetteur char- J’ai parlé de l’évêque, grand homme l’auteur pour la subversion des hiérar- gé de faire sonner une cloche s’il voit d’Église prétentieux et profiteur, qui se chies traditionnelles. Plus agaçants sont arriver l’armée ennemie. Ce guetteur retrouve cul par-dessus tête dans le ba- les croisements forcés qu’il opère entre est sourd, mais pourtant, quand il fait quet de lessive. Je pourrais aussi parler le passé et le présent. Ainsi, l’évêque en finalement sonner la cloche, il s’aperçoit du maire, obèse brasseur de bière, dont chaire est comparé à une « star ». Les tout de suite qu’elle ne produit aucun le mandat s’achève et qui se désespère, paroissiens dansant au son de la mu- son, donc qu’elle est fendue. à coups de jurons, de devoir gérer cette sique d’orgue sont décrits comme « un Pourtant, malgré ces dérapages, le crise abracadabrante. flash mob ». Et le chaos qui en découle livre s’avère dans son ensemble assez À ce propos, la construction du ré- est présenté, tenez-vous bien, comme réjouissant. On peut relever le côté cit est bien faite et montre une rigueur une « ambiance night-clubbing de rabelaisien ou carnavalesque de l’œuvre. qui vient réfuter les critiques d’Estelle trance festival ». Rien de moins ! Elle s’ouvre sur une scène macabre où Lenartowicz sur le manque de struc- On peut bien sûr se désoler d’un Enneline, femme d’un graveur et pre- ture du roman. En gros, l’auteur fait tel désir d’être « dans le vent ». Mais je mière victime de la maladie dansante, alterner les scènes où les danseurs, de crois qu’il révèle, à sa manière, un sens va se débarrasser de son nouveau-né plus en plus nombreux, font rebondir caché du roman de Teulé. Car tout au en le jetant depuis le pont du Corbeau. leurs sabots sur le sol et les scènes où long de ma lecture, je me suis demandé La mise à mort d’un bébé en ouverture les magistrats, de plus en plus décon- si le but de l’auteur n’était pas, plutôt de récit n’est pas sans rappeler Dieu et certés, discutent à l’hôtel de ville pour que de brosser un tableau d’époque, de nous seuls pouvons de Michel Folco, au- tâcher de trouver une solution. Celle faire une vaste allégorie de la France teur dont Jean Teulé se rapproche par qu’ils adopteront sera radicale, mais elle actuelle. Le roman s’ouvre dans une at- son intérêt pour l’histoire populaire et aura le mérite de donner un dénoue- mosphère de fin du monde, où des pré- 66 L’INCONVÉNIENT • no 74, automne 2018
47 e sages annoncent le malheur : une météorite est tombée sur la ville et plusieurs enfants monstrueux sont nés. Une fois l’épidémie éclose, on évoque l’influence maligne des astres et on cite l’exemple des plaies d’Égypte. Cette apocalypse qui couve ne servirait-elle pas à symboliser le l « déclin » de la France décrié par certains penseurs, pour festiva qui le pays serait au bord du gouffre ? D’autant plus que, tout au long du roman, les autorités brandissent comme un épouvantail la présence des Turcs, supposément sur le point de fondre sur la cité. Cette menace étrangère me semble servir à parler de l’immigration musulmane, sou- vent présentée par ces mêmes « déclinistes » comme une pression intolérable exercée sur l’identité et la cohésion de la France. À ce propos, Teulé énonce, toujours de manière déguisée, sa position. À un moment, le capitaine des gardes s’exclame : « Ah, les Turcs peuvent rester chez eux. Strasbourg se débrouille très bien toute seule pour faire crever ses habitants ! » Manière de dire que, si la France se meurt, ce n’est pas du fait des adorateurs d’Allah, mais par l’action des Français eux-mêmes. En effet, Strasbourg est décrite comme une ville ruinée, décimée, réduite à rien. La famine la ronge, et les rem- parts protecteurs se fissurent et s’affaissent. La maladie apparaît comme une métaphore servant à exprimer le martyre de la population. Un médecin, s’interrogeant sur la nature du mal, commente : « Ce serait donc l’extrême détresse qui serait responsable en prenant la forme sau- grenue d’une épidémie de danse, dernier moyen de fuir du l’intolérable réalité d’une ville gorgée de souffrance. » La danse serait une éruption violente, symptomatique d’un malaise profond. Les gens ayant perdu tout espoir, ils se lancent dans une farandole sans lendemain, incapables de voir comment ils pourront réchapper du malheur. Et u qu’est-ce qui, précisément, met cette société en péril ? nou v e a Ce sont les divisions internes. La Strasbourg de 1518 est exposée aux premiers vents de la Réforme, qui va bientôt diviser la chrétienté, en particulier la France. En ce sens, à quels déchirements actuels Teulé pourrait-il faire réfé- rence ? Peut-être aux tensions entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite ? Toujours est-il que le dernier chapitre du roman vient confirmer cette lecture catastrophiste. Il a consiste en une seule phrase courte : « Cinquante-quatre i né m ans plus tard, c’était la Saint-Barthélemy. » La peste c dansante n’était donc qu’une manifestation imagée de la Réforme et des guerres civiles qui allaient suivre. Par son roman, de façon allégorique, Jean Teulé veut ainsi mettre en garde ses lecteurs contre les troubles à venir qu’il pressent ou qu’il redoute. g présenté par ENTREZ DANS LA DANSE Jean Teulé Julliard, 2018, 158 p.
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