Prise en soin des troubles de la fluence chez la personne porteuse de trisomie 21 - Dumas
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Centre de Formation Universitaire en Orthophonie de Marseille Prise en soin des troubles de la fluence chez la personne porteuse de trisomie 21 Création d’un matériel de rééducation pour les patients de 8 à 15 ans Mémoire de fin d’études en vue de l’obtention du Certificat de Capacité d’Orthophoniste Anne-Hyacinthe PEREZ Sous la direction de Michèle LIBER et Anne PAGES 14 juin 2022
Remerciements Je tiens tout d’abord à remercier Michèle Liber et Anne Pagès qui ont dirigé ce travail. Je les remercie pour leur aide, pour leur regard critique constructif et pour le temps qu’elles m’ont accordé. Je remercie Catherine Pech, qui a accepté de faire partie des membres du jury et ainsi de participer à l’évaluation de ce mémoire. Merci à ma famille, particulièrement à mon mari et à mes parents pour leurs remarques de qualité, mais surtout pour leur soutien au cours de ma formation et tout au long de la réalisation de ce travail. Merci aussi à mes frères et soeurs qui sont au top. Merci Barthélemy de m’avoir donné envie d’être orthophoniste depuis si longtemps et de m’avoir aiguillé sur le choix du sujet de mémoire. Merci à Louise qui m’a aidé dans la conception et la confection du matériel. Toutes les belles illustrations sont le fruit de son travail et de son talent. Merci à mes amies de promo, pour leur amitié tout au long de ces 5 années et pour les années à venir. 2
Abréviations — T21 : Trisomie 21 — PPT21 : Personnes Porteuses de Trisomie 21 — ORL : Oto-Rhino-Laryngologie — Q.I. : Quotient intellectuel — APB : Association Parole et Bégaiement 3
Table des matières 1 Introduction 1 2 Partie théorique 2 2.1 La trisomie 21 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 2.1.1 Définition et classification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 2.1.2 Symptomatologie et signes cliniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 2.1.3 Plan cognitif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 2.1.4 Déficits sensoriels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 2.1.5 Déficits moteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 2.1.6 Le profil langagier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 2.2 La fluence et les disfluences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 2.2.1 Généralités et définitions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 2.2.2 Le bégaiement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 2.2.3 Le bredouillement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 2.2.4 Diagnostic différentiel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 2.3 Les troubles de la fluence dans la trisomie 21 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 2.3.1 Troubles de la fluence et leurs prévalences . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 2.3.2 Caractéristiques spécifiques des disfluences . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 2.3.3 Diagnostic des disfluences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 2.3.4 Prise en soin actuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 3 Partie clinique 24 3.1 Adapter un matériel à la trisomie 21 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 3.1.1 Profil cognitif particulier du jeune porteur de trisomie 21 . . . . . . . . . 24 3.1.2 L’intérêt d’une médiation par le jeu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 3.1.3 Un matériel pour la tranche d’âge 8-15 ans . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 3.1.4 Le matériel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 3.2 Le déroulé du jeu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 3.2.1 Avant de commencer la partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 3.2.2 Le déroulé de la partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 3.2.3 Progression des exercices, variantes et adaptations . . . . . . . . . . . . . 32 3.2.4 Le déroulé des séances . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 3.3 Domaines thérapeutiques travaillés à travers ce matériel . . . . . . . . . . . . . . 33 3.3.1 Travail de détente . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34 3.3.2 Travail de respiration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 3.3.3 Jeux de souffle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38 3.3.4 Travail moteur : praxies et articulation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 3.3.5 Temps de discussion de fin de séance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44 4
4 Discussion 48 4.1 Limites du matériel proposé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 4.2 Perspectives d’amélioration du matériel de prise en soin . . . . . . . . . . . . . . 49 5 Conclusion 50 Annexes 50 A La carte du monde 51 B Les volets du plateau de jeu 54 C Cartes de l’explorateur, niveau 1 à 10 56 D Échantillon des cartes praxies 62 E Échantillon des cartes respiration 71 F Échantillon des cartes souffle 75 G Échantillon des cartes détente 80
Chapitre 1 Introduction Le désir de communiquer est flagrant chez les jeunes porteurs de trisomie 21 qui sont de nature très sociable. La plupart aiment parler et se voient comme de grands communicateurs. Ils sont pourtant adressés aux orthophonistes en raison d’un discours dysfonctionnel avec un trouble de la fluence qui est souvent atypique. Les orthophonistes sont démunis et sans maté- riel devant cette demande. Une rééducation leur serait réellement bénéfique mais leurs profils linguistiques, cognitifs et affectifs semblent s’opposer à certaines des procédures couramment utilisées dans les thérapies dites “traditionnelles”, pourtant bien connues par les orthophonistes. L’objectif de cette étude est de proposer un matériel de rééducation soigneusement adapté à cette population, prenant en compte leur déficience intellectuelle, leurs capacités motrices amoindries et leurs centres d’interêts. Le but est de rééduquer les troubles de la fluence dès leur apparition (vers 8 ans) et de prévenir une chronicisation, en s’adaptant au mieux au profil et aux troubles du patient. Tout d’abord, nous exposons les données théoriques issues de la littérature nécessaires pour traiter ce sujet. Nous décrivons en détail les spécificités du syndrome. Nous détaillons ensuite les deux principaux troubles de la fluence : bégaiement et bredouillement. Nous dressons enfin un état de l’art des études réalisées sur les troubles de la fluence chez les personnes porteuses de trisomie 21. Nous y soulignons les caractéristiques des disfluences observées, le diagnostic posé et la prise en soin de cette population. Nous présentons ensuite le travail clinique effectué, sous la forme d’un matériel de rééduca- tion. Il s’agit d’un plateau de jeu qui propose de faire un tour du monde en travaillant plusieurs axes : la détente, la respiration, le souffle, les praxies bucco-linguo-faciales ainsi que la fluence en discours semi-dirigé ou spontané. Ces axes sont déterminés par les connaissances cliniques dont nous disposons, ainsi que par l’état de l’art effectué dans la première partie de cette étude. Le matériel a été conçu de façon modulable pour le thérapeute afin de s’adapter aux besoins du patient ainsi qu’à la spécificité de ses troubles. 1
Chapitre 2 Partie théorique 2.1 La trisomie 21 2.1.1 Définition et classification Les premières descriptions de la trisomie 21 remontent au xivesiècle [Rondal, 2013]. Elles ont été faites pour la première fois par Esquirol en 1833, et décrites de manière plus complète par Seguin en 1946. En Angleterre, Langdon Down (1866) désigne cette pathologie par le terme "mongolisme" en référence à la ressemblance physique de ces personnes avec les peuples de Mongolie. En 1959, la cytogénétique (étude des phénomènes génétiques au niveau de la cellule) permet au Professeur Jérôme Lejeune et son équipe d’identifier la cause de cette affection et de la baptiser "trisomie 21". Sous l’impulsion du professeur Jérôme Lejeune, l’expression "trisomie 21" remplace définitivement le terme de syndrome de Down (et celui de mongolisme qui lui est lié). 2.1.1.1 Généralités La trisomie 21 est une maladie génétique qui affecte l’ensemble de l’organisme et qui est causée par une anomalie du nombre de chromosomes. Avec une incidence de 1 naissance sur 600-700, la T21 est l’anomalie chromosomique la plus fréquente [Lambert and Rondal, 1988] L’apparition de la trisomie 21 a tendance à se produire plus fréquemment lorsque les mères ont 35 ans ou plus [Eggers and Van Eerdenbrugh, 2018]. Nous observons un nombre accru de conceptions d’enfants T21 au cours des vingt dernières années, et ce notamment grâce aux avancées médicales qui ont permis, entre autres, un allongement de l’espérance de vie des femmes [Guidetti and Tourrette, 2014]. Mais cette augmentation est contrebalancée par l’utilisation plus systématique des dépistages pré-nataux et par les interruptions de grossesse ; il y a moins d’enfants T21 à naître de nos jours [Roizen and Patterson, 2003]. Cependant, grâce aux progrès de la prise en soin médicale, 80% des personnes porteuses de T21 vivent de nos jours plus de 50 ans, contre environ 10 ans au début du xxesiècle. Il existe trois mécanismes cytogénétiques différents, à l’origine de trois classifications de trisomies : — La trisomie libre et homogène - 95% : il y a 47 chromosomes, le chromosome 21 apparaît de manière excédentaire dans chaque cellule de l’organisme ; — La trisomie par translocation - 3% : un fragment de chromosome 21 surnuméraire est accolé à un autre chromosome (13, 14, 15 ou 22) ; — La trisomie mosaïque - 2% : des cellules à 47 chromosomes dont 3 chromosomes 21 co- existent avec des cellules à 46 chromosomes. La proportion des deux types de cellules 2
dépend de la date de l’accident dans l’organisme ; aussi, le développement de ces enfants dépend de la proportion de cellules trisomiques 21 dans le cerveau. Nous travaillerons plus spécifiquement sur la trisomie libre et homogène, bien que ces diffé- rences de formes génétiques n’entraînent pas véritablement de différences cliniques [Cuilleret, 2011]. Si chaque individu est porteur d’une pathologie chromosomique, l’expression de la sympto- matologie à laquelle chacun d’eux est confrontée varie d’une personne à l’autre. Chaque individu atteint est, comme chacun de nous, un être unique et différent. 2.1.2 Symptomatologie et signes cliniques Les personnes porteuses de trisomie 21 ont une copie complète ou partielle du chromosome 21, ce qui leur donne une apparence typique [Shprintzen, 1997]. — Le phénotype de la trisomie 21 se caractérise par des traits dysmorphiques caractéristiques avec des anomalies des organes phonateurs tels qu’un larynx placé trop haut et à muqueuse épaisse [Estienne et al., 2015], un visage rond, un profil plat, une nuque plate et épaisse, des fentes palpébrales obliques en haut et en dehors, un épicanthus (plis cutanés de la paupière supérieure couvrant le coin intérieur de l’œil), un iris tacheté de points légèrement colorés (taches de Brushfield), un petit nez, une petite bouche ainsi qu’une protrusion d’une langue hypotonique. — Ils ont des doigts courts et larges, une main carrée à la peau un peu molle, un pli palmaire transverse unique bilatéral, une brachymésophalangie des cinquième doigts, un écart aug- menté entre le 1er et le 2ème orteil. — Une hypotonie axiale à la naissance, une laxité ligamentaire, une petite taille (-2DS), un sur-poids fréquent après l’âge de 5 ans et un vieillissement prématuré. — Le syndrome est également associé à des caractéristiques comportementales, et à la pré- sence de troubles de la parole et du langage. — Des complications sont fréquemment retrouvées [Céleste and Lauras, 1997] comme : des malformations viscérales (digestives, cardiaques, oculaires et de l’appareil urinaire), une sensibilité accrue aux infections notamment ORL et pulmonaires. 2.1.3 Plan cognitif 2.1.3.1 Déficience intellectuelle Le degré de déficience intellectuelle est établi sur trois niveaux : — La déficience mentale légère (Q.I. compris entre 69 et 50) : les personnes concernées peuvent acquérir des aptitudes pratiques et la lecture ainsi que des notions d’arithmétique grâce à une éducation spécialisée. Beaucoup d’adultes seront capables de travailler, de maintenir de bonnes relations sociales, et de s’intégrer à la société. — La déficience mentale modérée (Q.I. compris entre 49 et 30) : elle permet généralement l’accès au langage. Les bases des premiers apprentissages scolaires de lecture et de calcul peuvent être acquises, mais de façon limitée. L’autonomie de ces personnes est restreinte et leurs besoins d’accompagnement sont réels. — La déficience mentale grave ou profonde (Q.I. inférieur à 30) : elle est souvent associée à d’autres handicaps, visuels, auditifs ou moteurs et à des troubles somatiques comme l’épilepsie. Elle ne permet pas, ou de façon très limitée, l’accès au langage. Les troubles du comportement comme l’automutilation sont fréquents et la dépendance massive. La prise 3
en soin est généralement réalisée dans des établissements spécialisés pour polyhandicapés tout au long de la vie. La déficience intellectuelle chez les personnes porteuses de trisomie 21 est généralement légère à modérée donc comprise entre 30 et 69. 80% des personnes porteuses de trisomie 21 présenteraient une déficience modérée. Jusqu’à 15 ans d’âge chronologique, l’âge mental de personnes avec trisomie 21 augmente rela- tivement rapidement, bien que plus lentement que celui des enfants en développement normo- typique. La progression se fait plus lentement mais peut être observée jusqu’à environ 30-35 ans pour se terminer ensuite par un plateau. La progression de l’âge mental varie en fonction du Q.I. où la progression sera rapide de 1 à 15 ans et toujours en augmentation jusqu’à 30-35 ans. Des études intersyndromiques ont permis d’affiner ces données et de montrer que la T21 (Trisomie 21) ne se caractérise pas par un retard homogène, mais par une atteinte sélective de certains domaines de compétence [Tsao and Celeste, 2006]. 2.1.3.2 Attention et mémoire Sur le plan cognitif nous relevons aussi des difficultés attentionnelles et mémorielles [Rondal, 2013] qui sont variées et propres à chaque individu. Comme la plupart des enfants avec une déficience mentale, les enfants porteurs de T21 présentent des difficultés pour mobiliser longtemps leur attention [Lacombe et al., 2008]. Mais cela concerne plus l’attention soutenue auditive que l’attention soutenue visuelle [Costanzo et al., 2013]. En revanche, les capacités d’attention sélective de l’enfant porteur de T21 sont à l’inverse de leurs performances d’attention soutenue : l’attention sélective auditive est efficiente alors que l’attention sélective visuelle est perturbée, notamment au niveau du temps [Costanzo et al., 2013]. Les premières études sur le plan mémoriel datent des années soixante. Elles mettent en évidence un déficit de la mémoire auditive à court terme alors que les performances en mémoire visuelle à court terme semblent relativement préservées [Comblain, 2021]. Cela pourrait s’ex- pliquer par le fait que l’effort requis pour s’orienter et traiter les informations acoustiques [Sil- verman, 2007] et le fait que les tâches linguistiques et non linguistiques semblent se disputer l’attention [Hula and McNeil, 2008], pourraient conduire à une préférence pour les informa- tions visuelles par rapport aux informations auditives. De plus, les problèmes rencontrés par les PPT21 (Personnes Porteuses de Trisomie 21) dans les tâches de mémoire à court terme verbale pourraient être dus à un déficit au niveau du processus de récapitulation subvocale mais aussi a des problèmes d’audition passés ou présents. Seule la mémoire verbale à court terme est mieux préservée chez les personnes avec trisomie 21 par rapport aux personnes normo-typiques. L’empan de mémoire phonologique à court terme des PPT21 est réduit par rapport à ce qu’il devrait être sur la base de l’âge chronologique et de l’âge mental (puisqu’il ne dépasse pas, et ce même à l’âge adulte, celui d’un enfant normo-typique de 4 ans). Son augmentation n’est pas liée à l’augmentation de l’âge chronologique mais seulement à celle de l’âge mental [Comblain, 2021]. 2.1.3.3 Boucle audio-phonatoire La boucle audio-phonatoire est une compétence cognitive qui permet, par un rétro-contrôle ou feed-back auditif d’ajuster nos productions vocales en temps réel [Plaza, 2014]. Cette com- pétence se développe au cours du processus de maturation cérébrale dès la période foetale pour s’affiner ensuite tout au long de la vie [Granier-Deferre and Busnel, 2011]. Elle sera efficiente 4
à partir de 4 ans car avant cet âge l’enfant est davantage sensible aux productions des autres qu’aux siennes. La boucle audio-phonatoire est fondamentale pour ajuster un rétro-contrôle inconscient sur la voix, l’intensité, le débit, la prosodie, et sur toutes les propriétés de la pro- duction vocale dans toutes les situations d’échange. Cette boucle de régulation est composée de 4 étapes [Ernst, 2016] : — La perception du signal acoustique par la cochlée (organe de l’audition de l’oreille interne) ; — La transmission de ce signal au cerveau ; — La comparaison entre ce qui a été produit et ce qui était attendu ; — La mise en place des organes phonateurs et des muscles de l’articulation afin d’apporter une éventuelle correction en fonction de la qualité tonale et vocale que le sujet souhaite produire. La boucle audio-phonatoire est régie par deux processus : le rétro-contrôle appelé feedback auditif, et le système de commande prédictive, aussi appelé contrôle feedforward [Selleck and Sataloff, 2014]. Le feedback auditif intervient à partir des informations sensorielles reçues par le cerveau et permet une action en direct sur la parole, tandis que le feedforward s’appuie sur des commandes apprises précédemment et permet d’éviter de faire des erreurs en amont, plutôt que de les corriger à posteriori. Lorsque la boucle audio-phonatoire est altérée, le sujet ne perçoit pas, ou mal, ce qu’il produit. N’ayant pas conscience des caractéristiques de sa production vocale, il ne peut pas effectuer d’ajustements de son émission pour s’adapter aux conditions de parole ; c’est le cas dans les surdités principalement et pour la trisomie 21. Dans le cas de la trisomie 21, nous obser- vons des difficultés audio-perceptives. La discrimination des caractéristiques phonétiques de la langue est coûteuse, ce qui entraîne des problèmes dans la construction du lexique phonologique et de la syntaxe. 2.1.3.4 Les fonctions exécutives Les fonctions exécutives désignent un certain nombre de processus cognitifs de niveau su- périeur, qui sont relativement indépendants des uns des autres et permettent d’adopter un comportement, ciblé, efficace et adapté à l’environnement [Lecompte et al., 2006]. Ces proces- sus sont utilisés dans les actions quotidiennes même les plus simples et des déficits au niveau occasionnent un comportement inadapté [Costanzo et al., 2013]. Les fonctions exécutives chez les PPT21 ont été étudiées par [Rowe et al., 2006] dans un premier temps puis plus récemment par [Costanzo et al., 2013] et elles montrent que les fonctions exécutives sont majoritairement déficitaires dans cette population . Nous allons présenter ici de manière succincte les plus importantes. — Le contrôle de l’inhibition est l’habileté à contrôler ses pensées et ses impulsions et à s’arrêter pour réfléchir avant de poser des actions. Chez les PPT21, les performances de contrôle de l’inhibition verbale sont plus faibles que pour les adultes contrôles et de nombreuses inférences sont présentes. Les performances d’inhibition visuelle sont identiques à celles du sujet contrôle [Costanzo et al., 2013]. — La flexibilité attentionnelle, cognitive ou mentale, est la capacité de modifier un plan face aux changements de l’environnement ou bien suite à une erreur dans l’élaboration, et d’alterner dynamiquement entre différentes tâches. Cette capacité est primordiale dans des situations nécessitant la résolution de problèmes dans le but de passer d’un état initial à un état final prédéterminé dès le départ. Chez les patients porteurs de T21, les performances de flexibilité sont plus faibles que pour 5
les adultes contrôles [Costanzo et al., 2013] dues à une lenteur et des erreurs répétées sur la durée. — La planification est la capacité à anticiper des événements futurs, d’établir des buts et de développer à l’avance les étapes appropriées pour mener à son terme une tâche ou une activité. Chez les patients porteurs de T21, la planification est une fonction efficiente, mais la difficulté porte sur le temps de planification qui est plus long que pour un enfant normo- typique [Costanzo et al., 2013]. Le concept de mémoire de travail, qui est l’habileté à retenir l’information en mémoire et à utiliser cette information, est étroitement lié à la notion de fonctions exécutives. Des limitations au niveau de la mémoire de travail peuvent entraîner des problèmes de fonctionnement exécutifs. Les faiblesses spécifiques des fonctions exécutives peuvent soutenir l’hypothèse de spécificité étiologique expliquant le développement cognitif distinctif propre à ce syndrome. 2.1.4 Déficits sensoriels Les déficits sensoriels sont constants chez l’enfant trisomique. Ils touchent tous les organes des sens dans la perception que l’enfant peut avoir des messages reçus. Cela entraîne un dys- fonctionnement de la mise en place du système cognitif chez le bébé porteur de T21. 2.1.4.1 Déficits auditifs L’intégrité de l’audition de l’enfant T21 est très souvent déficiente. Ces derniers présentent couramment une hypoacousie de sévérité variable (40 à 85%) dont 10 à 15% des difficultés sévères ; 64% ont une perte bilatérale et un enfant trisomique sur deux souffre d’otites séro- muqueuses qui sont souvent à l’origine de pertes auditives [Cuilleret, 2011]. Ils peuvent présenter des surdités de transmission par anomalies anatomiques de l’oreille moyenne et des surdités de perception associées ou non à des anomalies anatomiques de l’oreille interne [Duriez, 2008]. Les causes de ces déficiences auditives sont multiples. Elles peuvent être dues à des malfor- mations du système auditif et à des problèmes de transmission nerveuse à cause d’un retard de myélinisation du nerf acoustique [Estienne et al., 2015]. Les otites séro-muqueuses sont favori- sées par l’étroitesse de l’oreille moyenne et de la trompe d’Eustache qui est aussi hypotonique. L’audition doit être vérifiée dès la naissance [Duriez, 2008] et la baisse auditive étant un risque tout au long de la vie, l’audition doit impérativement être contrôlée régulièrement par une audiométrie comportementale. L’enfant trisomique, ne perçoit pas les sons comme nous. Il a un rétrécissement du champ auditif, surtout dans les aigus, et des pertes auditives dans le champ des fréquences acoustiques de la parole de 500 à 4000 Hz principalement. Une étude de [Laws and Hall, 2014] soutient l’affirmation selon laquelle ces pertes ont un impact sur l’apprentissage de la parole et du langage mais aussi dans les résultats scolaires et la vie sociale. 2.1.4.2 Déficits visuels Les problèmes ophtalmologiques touchent environ 75% des PPT21 avant 65 ans. Mais dès le plus jeune âge il y a plus de troubles que dans la population générale, justifiant une surveillance systématique. Les problèmes peuvent toucher chaque partie de l’oeil, comme l’iris, la rétine, le cristallin, la cornée... Nous retrouvons une incidence accrue des cataractes congénitales et 6
acquises dans la population des PPT21, avec une fréquence allant jusqu’à 15% des individus âgés de moins de 20 ans [de Lyon et al., 2020]. L’hypotonie des muscles des yeux engendre un retard dans la coordination oculomotrice créant ainsi une lenteur d’exploration qui gêne l’exploration de l’environnement et de l’explo- ration spatio-temporelle. A cela s’ajoutent des difficultés dans la motricité et la rapidité du "balayage" droite/gauche. Une autre spécificité est que l’enfant trisomique focalise son regard sur les détails et ne prend pas en compte l’intégralité d’une scène. 2.1.5 Déficits moteurs 2.1.5.1 Motricité globale La motricité globale concerne la motricité générale des membres sans s’attacher à la dextérité (motricité fine 2.1.5.2) et correspond donc à l’ensemble des gestes moteurs qui assurent l’aisance globale du corps. Elle est déterminée génétiquement, ce qui explique pourquoi chaque être humain passe par les mêmes stades de développement mais avec néanmoins quelques différences individuelles. Celles-ci sont dictées par la maturation du cerveau et du système neuro-musculaire qui est propre à chaque individu, les aptitudes personnelles, les expériences sensorielles vécues par l’enfant et l’attitude qu’à l’adulte face à la motricité de l’enfant. La motricité globale concerne les coordinations dynamiques générales comme la marche, la course et les sauts ainsi que l’équilibre statique comme rester debout, sur un pied, les yeux ouverts ou fermés. Elle concerne les membres supérieurs comme les membres inférieurs et la coordination de l’un avec l’autre (toucher son pied avec ses mains). Pour acquérir une motricité globale efficiente, l’enfant va passer par trois phases. — La phase statique de 0 à 6 mois où il sera sur le sol sans chercher à se déplacer et commencera à explorer ce qu’il y a autour de lui. Dans cette phase, les mouvements sont désordonnés et aléatoires. — La phase dynamique de 5 à 10 mois se caractérise par le fait que l’enfant attrape et manipule les jouets tout en essayant les premiers déplacements. — La phase de la verticalité commence à partir de 8 mois, le bébé élargit son champ visuel et pourra peu à peu marcher, courir et sauter. Les études sur la motricité globale dans la trisomie 21 sont moindres. Néanmoins nous savons que l’hypotonie est une cause majeure de retard dans les acquisitions motrices. A titre d’exemple, la tenue de la tête se fait à 5 mois chez l’enfant porteur de T21 contre 3 mois chez l’enfant normo-typique, le contrôle axial de la station assise est obtenu vers 13 mois chez l’enfant porteur de T21 contre 6-8 mois chez l’enfant normo-typique, les retards continuent de s’accumuler et c’est ainsi que les sauts seront obtenus vers 5 ans chez l’enfant porteur de T21, contre 2-3 ans chez l’enfant normo-typique. En plus de l’hypotonie comme problème majeur, nous retrouvons un trouble de l’équilibre (polygone de sustentation élargi) qui perdure dans le temps et un trouble de la posture (souvent associé à de mauvaises courbures du dos). 2.1.5.2 Motricité fine La motricité praxique fine de la main La motricité fine correspond à l’exécution de gestes précis et coordonnés comme écrire, dessi- ner, utiliser des ciseaux, faire ses lacets, boutonner un vêtement, etc. Son acquisition mobilise 7
principalement les mains et les doigts, le sens du toucher et la coordination avec les yeux, ainsi qu’un contrôle musculaire des parties du corps impliquées. Elle s’acquiert peu à peu, dès la naissance avec un essor très important jusqu’à l’âge de 6 ans chez l’enfant normo-typique puis continue de se développer au fur et à mesure des apprentissages dans la vie. Au cours des premiers mois l’enfant développe la préhension des objets avec sa main. Avant 4 mois cette préhension est réflexe et devient ensuite volontaire. Avant 2 ans la préhension est symétrique puis lorsque la latéralisation se met en place (entre 2 et 4 ans) elle devient asymétrique. A partir de 3 ans, les gestes deviennent de plus en plus précis et l’enfant peut exécuter des mouvements de plus en plus fins comme tenir un crayon et peu à peu tracer des lettres et écrire de manière précise. La motricité fine se développe ensuite tout au long de la vie en apprenant à maîtriser d’autres objets et outils : couture, écriture, bricolage, peinture, etc. De nombreuses études et recherches ont déjà été réalisées concernant la motricité manuelle des personnes porteuses de trisomie 21. Tous les enfants trisomiques rencontrent des troubles de la motricité fine, ceux-ci se manifestent par des maladresses et des difficultés dans la vie quotidienne. Il y a des répercussions dans les apprentissages scolaires qui sont plus lents et laborieux. Les causes de ces troubles de la motricité fine peuvent être dues à la morphologie particulière des mains du jeune trisomie, à l’hypotonie musculaire de ses membres, mais aussi à la mauvaise coordination du contrôle visuo-moteur. La motricité praxique fine de la sphère buccale La motricité de la sphère buccale est primordiale pour le bon développement du langage, de l’articulation, de la mastication, de la déglutition et de l’expression du visage. Le travail de la motricité peut se faire à l’aide de praxies bucco-linguo-faciales qui sont des mouvements coordonnés dont le but est de travailler les différentes musculatures et tissus mous. Cela implique le travail de différents organes, tels que la langue, les lèvres, les joues, le voile du palais et la mâchoire. Les enfants porteurs de trisomie 21 présentent un retard global de l’acquisition des praxies bucco-faciales par rapport aux enfants tout-venant du fait de leurs caractéristiques morpholo- giques buccales particulières [Cuilleret, 1981]. Ce retard va donc entraîner des difficultés souvent significatives pour l’alimentation et l’acquisition du langage et sur le long terme, nous retrou- verons une articulation floue et imprécise. 2.1.6 Le profil langagier 2.1.6.1 Retard de langage Le développement du langage chez l’enfant normal commence in utero. Très tôt le foetus peut traiter les sons de la parole, il est en mesure de reconnaître la voix de sa mère biologique et dès la naissance, reconnaître sa langue maternelle d’un autre idiome. Cela montre des prédispositions langagières très précoces. En revanche nous ne savons presque rien des mêmes habiletés ou de leurs absences, ainsi que de l’état fonctionnel des structures dévouées à ces habiletés chez le très jeune enfant trisomique [Rondal, 2009]. Cette lacune ne nous permet pas de savoir quand débute la phase du développement prélin- guistique chez ces patients. Mais nous savons d’ores et déjà qu’ils réagissent aux sons avec une plus grande latence que les bébés normo-typiques auxquels vient s’ajouter un déficit d’acuité auditive [Rondal, 2009]. 8
Développement pré-linguistique lors de la première année On note des difficultés dans les niveaux précurseurs de la communication notamment dans les habiletés de communication non-verbale. Ces habiletés telles que le sourire social, le pointage, l’imitation, le tour de rôle, le babillage, l’attention conjointe et le contact oculaire émergent plus difficilement en raison du phénotype particulier et du fonctionnement cognitif du nourrisson porteur de T21. Le babillage se retrouve chez l’enfant porteur de T21 mais avec des retards variables. Il passe habituellement par les différents stades de babillage : le babillage indiscriminé, puis vocalique, syllabique, redupliqué et varié. Deux autres aspects du développement prélangagier sont égale- ment retardés chez les enfants porteur de T21. Il s’agit des "prémots" et du jeu symbolique. Le prémot consiste par exemple à dire “vroum” au passage d’une voiture. Cette production marque que l’enfant a compris qu’une séquence organisée de sons peut être utilisée pour signifier, c’est aussi le début du développement lexical [Rondal, 2009]. Développement linguistique Le niveau de compréhension est bien meilleur que celui de l’expression [Seno et al., 2014]. La production du langage dans le cas de la trisomie 21 ne suit pas le rythme du développement cognitif [Miller, 1999]. Le développement du vocabulaire est notablement réduit et retardé [Rondal and Edwards, 1997] à cause de difficultés à percevoir et produire les phonèmes et leurs séquences dans la parole, lié à un déficit de mémoire à court terme. Le stock lexical reste pauvre jusqu’à 4 ans. L’enfant va ensuite progresser lentement en restant longtemps dans un langage “télégraphique”, composé de verbes, de substantifs et d’adjectifs [Rondal, 2013]. La syntaxe suit la même évolution avec un retard de plusieurs mois, car la juxtaposition de deux mots ne peut émerger que lorsque le stock lexical est assez conséquent. Le langage va peu à peu s’étoffer mais l’organisation lexicale restera réduite. Les énoncés resteront simples à l’âge adulte au niveau de la structure grammaticale. Le temps de référence utilisé est le présent [Rondal, 2013]. Il y a des difficultés spécifiques en grammaire [Buckley and Le Prèvost, 2002]. 2.1.6.2 La voix, la parole, l’articulation et la fluence “La voix est le support acoustique de la parole, elle s’exprime dans l’instant. La parole est le support acoustique du langage oral, elle s’exprime dans le rythme et la durée. Le langage oral exprime sous forme de sons, le champ des signifiants émis par la pensée” [Monfrais-Pfauwadel, 2014]. La voix L’intensité vocale chez l’individu porteur de T21 est altérée, sa prosodie est pauvre, le timbre est monotone. Selon [Cuilleret, 2011], les troubles de la voix ne sont pas constants, ils sont souvent caractérisés par la raucité et le nasonnement. L’articulation Selon [Bigot-de Comite, 1999], les troubles articulatoires sont constants et impliquent les fac- teurs suivants : l’hypotonie des organes phonatoires, les anomalies anatomiques conséquentes à l’hypotonie linguale, un défaut de coordination motrice ainsi qu’un trouble du schéma corporel. Ces particularités entraînent des difficultés à produire et reproduire des mouvements articula- toires précis et à les enchaîner rapidement dans la chaîne parlée. Les constrictives sourdes [f, s, ch] et sonores [v, z, j] sont les phonèmes les plus tardifs à arriver. Selon [Cuilleret, 2011], les causes sont imputables à l’immaturité motrice neurophysiologique et le “trouble des écoutes”. Les erreurs d’articulation sont de même type que celles observées dans la parole des enfants 9
normo-typiques (modification des traits articulatoires). Mais chez l’enfant porteur de T21, les troubles vont s’améliorer avec le temps sans pour autant disparaître [Rondal and Buckley, 2003]. La parole Les difficultés de parole chez les PPT21 sont, selon [Bray, 2015], la résultante d’une interaction complexe entre déviance phonologique et retard de développement de la motricité de la parole. Les troubles de la parole sont quasi-constants chez l’enfant porteur de T21. Des études portant sur l’articulation et la phonologie dans cette population ont montré des combinaisons de schémas retardés (c’est-à-dire de développements) et désordonnés (c’est- à-dire de non-développements) [Kent and Vorperian, 2013]. En combinaison avec une apraxie de la parole et une dysarthrie de la parole [Martin et al., 2009], ces modèles de parole peuvent entraîner une diminution de l’intelligibilité de la parole [Cuilleret, 2011]. La fluence De très nombreux auteurs révèlent que la parole n’est souvent pas fluente dans cette popu- lation. Citons par exemple [Bray, 2003] ; [Silverman, 2007] ; [Van Borsel and A.Tetnowski, 2007] ; [Preus, 1990]... 2.2 La fluence et les disfluences 2.2.1 Généralités et définitions Plusieurs chercheurs ont entrepris de définir ce qu’était la fluence dans le domaine de la parole à travers le temps. L’ASHA (American Speech–Language–Hearing Association en anglais) et l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) nous donnent une des définitions fruit de la synthèse des travaux faits précédemment. La fluence est définie par l’ASHA en 1999 comme un “aspect de la production de la parole qui réfère à la continuité, la douceur, le débit et/ou l’effort avec lesquels sont produites les unités phonologiques, lexicales, morphologiques et/ou syntaxiques du langage”. Ainsi, pour être considéré comme fluent, l’acte de parole doit être produit sans heurt, sans effort particulier et dans un débit relativement rapide. De plus, le locuteur ne doit présenter aucun problème dans l’articulation des sons propres à la langue usitée (fluence phonologique), dans la manipulation des structures syntaxiques (fluence syntaxique), ainsi que dans l’accès au lexique (fluence lexicale) [Asha, 1999] [Starkweather and Givens-Ackerman, 1997]. La définition donnée par l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) en 2001 parle d’un "débit élocutoire égal et continu". Et enfin, la fluence est une "dimension prosodique qui fait que la parole s’écoule sans effort entendu." [Monfrais-Pfauwadel, 2014]. L’acquisition de ces fluences (sémantique, syntaxique, phonologique,. . .) et donc de la fluence de la parole, commence dès la petite enfance et s’étale sur plusieurs années avant de se stabiliser entre l’adolescence et l’âge adulte [Monfrais-Pfauwadel, 2014]. Cependant même à l’âge adulte, il n’est pas rare que la parole ne soit pas totalement fluide. Nous retrouvons des accidents de parole que nous appelons disfluences. Ces dernières n’ont rien d’anormal et elles montrent que les capacités du locuteur à produire un message linguistique donné sont momentanément inférieures aux exigences requises en vue de la réalisation du message en question [Starkweather and Givens-Ackerman, 1997]. Il existe donc les disfluences dites normales qui témoignent d’une improvisation du locuteur au moment où il parle, ces improvisations sont nombreuses et peuvent se présenter sous forme de répétitions, ratures, recherches de mots, hésitations, "euh", inachèvements, etc. Cela se produit surtout lorsque le locuteur est en situation de stress ou est fatigué. Voici un tableau qui reprend les différents types de disfluences dites normales : 10
Types de dysfluences Explications Exemples Répétitions de mots Répétition d’un mot entier Moi-moi aussi je suis heureux Répétitions de syntagmes Répétition de deux mots consécutifs ou plus Moi aussi-moi aussi je suis heureux Son ou mot ajouté, Interjections Ben, euh, moi aussi je suis heureux souvent en début de phrases Révisions Modification à l’intérieur d’une phrase Moi aussi je.... suis très content Table 2.1 – Tableau des disfluences dites normales Il arrive toutefois que ces disfluences sont telles qu’elles entravent la bonne intelligibilité du discours. On parle alors de disfluences pathologiques qui se caractérisent par des répétitions, des prolongations, des comportements d’évitement et de lutte, des arrêts d’un son, des blocages et autres. Nous retrouvons ces disfluences dans le cas de pathologies telles que le bégaiement. 2.2.2 Le bégaiement 2.2.2.1 Définition Selon la classification du DSM-V, (2013) le bégaiement est un trouble de la communication appelé "trouble développemental de la fluence de la parole". C’est un trouble apparaissant durant l’enfance qui est une perturbation de la fluidité normale et du rythme de la parole ne correspondant pas à l’âge du sujet. Les accidents qu’il entraîne dans le déroulement de la parole sont très variables d’un sujet à l’autre : répétitions de mots, de syllabes, de mots monosyllabiques, des prolongements de sons, blocages audibles ou silencieux, interruptions de mots, circonlocutions ou révisions. Il peut être accompagné de mouvements moteurs comme des clignements des yeux, des tics, des serrements des poings, des spasmes respiratoires, des tensions physiques avec syncinésies de la face et du cou. [Brin, 2014] [American Psychiatric Association, 2013] Le diagnostic du bégaiement comprend des comportements d’évitement, de tension et de niveau de conscience du trouble. 2.2.2.2 Analogie avec l’iceberg de Joseph Sheehan De nombreuses métaphores existent pour tenter d’expliciter ce qu’est le bégaiement. Pour- tant devant ce trouble complexe, c’est Joseph Sheehan qui trouve en 1970 une métaphore qui plait pour comprendre ce qu’est le bégaiement. Il écrivit cette phrase dans un livre qu’il rédi- gea : "Le bégaiement se compare à un iceberg : la plus petite partie est au-dessus de la ligne d’eau alors que la partie la plus massive se trouve sous l’eau." 11
Figure 2.1 – Iceberg du bégaiement selon Marie-Claude Montfrais-Pfauwdel [Monfrais-Pfauwadel, 2014] Avant cette analogie, les thérapies qui existaient, ne traitaient que la partie émergée de l’iceberg, c’est à dire les symptômes visibles. Il s’agissait alors de "contrôler" le bégaiement mais cela se faisait en ignorant presque totalement l’imposante masse de bagages émotionnels se cachant sous l’eau dans laquelle nous retrouvons des sentiments tels que la peur, la honte, la culpabilité, l’anxiété, le désespoir, l’isolement ou encore le refus. Malheureusement, ces thérapies ne donnaient que rarement des résultats sur le long terme et après une rééducation intensive, le bégaiement finissait souvent par revenir après un laps de temps. Après cette analogie, des thérapies ont pu évoluer en prenant en compte la grande partie immergée, donnant des clés de rééducations plus adaptées aux orthophonistes. La partie émergée d’un iceberg est de 10% et correspond au signes visibles du bégaiement, la partie immergée est de 90% et correspond aux émotions, ou "bagage émotionnel" (pourcentage pour un bégaiement adulte bien installé). Si nous continuons de filer l’analogie de l’iceberg nous pouvons imaginer "faire fondre" toute la partie hors de l’eau, mais alors l’iceberg remonterait hors de la surface et le problème ne serait pas réglé. De plus cette analogie ne serait pas tout à fait juste car pour le bégaiement si nous essayons de "faire fondre" la partie émergée, c’est alors que la partie immergée prend encore plus d’ampleur. Pour 10% de la partie supérieure enlevée, on pourrait ajouter 15% en bas. 2.2.2.3 Epidémiologie du bégaiement L’incidence du bégaiement sur toute la durée de vie dans la population générale est com- munément de 5%. Pour Yairi elle serait au-delà des 5% indiqués jusqu’alors et avoisinerait les 10% [Yairi and Ambrose, 2013]. La prévalence moyenne sur toute une durée de vie serait entre 1% et 2% [Yairi and Ambrose, 2013]. La prévalence est supérieure en cas de bilinguisme. Le sex-ratio, c’est à dire la proportion hommes/femmes atteint est de 2,7/1 [Monfrais- Pfauwadel, 2014]. Même si le bégaiement tend à diminuer avec l’âge et avec le temps, l’écart se creuse entre les 2 sexes. 12
L’âge moyen d’apparition du bégaiement est de 33 mois. 2.2.2.4 Etiologies du bégaiement Il n’existe pas de consensus sur l’étiologie du bégaiement qui reste à ce jour multifacto- rielle “il n’y a pas d’étiologie unique mais autant d’étiologies que d’histoires individuelles du développement du bégaiement” [Starkweather and Givens-Ackerman, 1997] mais nous notons une origine neurophysiologique [American Psychiatric Association, 2013]. Cette fragilité neuro- physiologique s’explique par une diminution de la matière blanche dans le faisceau arqué, des aires auditives moins actives et un excès de dopamine dans les ganglions de la base [Watkins et al., 2007]. Il existerait aussi une cause génétique : la recherche en génétique à permis d’iden- tifier plusieurs gènes candidats qui concourraient à la genèse du bégaiement. Ainsi, bien que les émotions, le stress, la gêne déclenchent et aggravent le bégaiement, ce trouble n’est pas que psychologique. Les critères de diagnostic ont été bouleversés ces dernières années à l’aide des avancées mé- dicales et ces critères le seront d’ailleurs encore plus, lorsque le diagnostic pourra être corroboré par des marqueurs génétiques, neurobiologiques et/ou par l’imagerie cérébrale. 2.2.2.5 Classification du bégaiement Il a existé différentes classifications, qui ont évolué au fil du temps. Dorénavant une clas- sification a été définie contenant trois grands types que l’on a distingué en fonction de leur apparition (avant ou après l’acquisition du langage), de leur évolution et d’une cause externe connue, à savoir : — Le bégaiement développemental est le plus courant (il représenterait 75% des cas), appa- raît généralement entre deux et quatre ans et va guérir spontanément ou se chroniciser. S’il se chronicise, on parle alors de bégaiement développemental persistant (il représenterait 20 à 25% des cas). — Le bégaiement congénital fait partie d’un syndrome tel que la trisomie 21, le trouble du spectre autistique, le trouble déficitaire de l’attention ou encore une IMC (Infirmité Motrice Cérébrale). — Enfin le bégaiement peut être acquis de façon neurogène ou psychogène. Il apparaît alors à n’importe quel âge, au décours d’un problème neurologique, d’un AVC, d’un traumatisme crânien pour le bégaiement neurogène [Asha, 1999]. Et survient après une angoisse ou un stress psychologique extrême pour le bégaiement psychogène [Asha, 1998]. 2.2.2.6 Types de disfluences Voici les différentes disfluences que nous pouvons retrouver dans la cadre du bégaiement. Types de dysflences Explications Exemples Répétition de sons ou de syllabes M-m-moi aussi je suis heureux Répétition de parties de mots à l’intérieur d’un mot Pour-pour-pourquoi je suis heureux ? Prolongements audibles Un son est allongé Mmmmmoi aussi je suis heureux Prolongements silencieux Blocage sur un son M...oi aussi je suis heureux Interruption Coupure inadéquate dans le mot Moi au-ssi je suis heureux Table 2.2 – Tableau des dysfluences associées au bégaiement 13
Il peut être difficile de savoir quand la fluidité de la parole est dite normale ou pathologique, et donc à partir de quel moment nous pouvons parler de bégaiement. Nous avons pu voir que les disfluences normales et pathologiques sont assez similaires, mais elles diffèrent par plusieurs aspects : l’emplacement de la disfluence, le clivage de syllabes et donc du rythme qu’elle produit dans la phrase ou encore des événements spasmodiques présents durant la prononciation d’un son. 2.2.2.7 Les 6 malfaçons de Le Huche Le docteur François le Huche [Le Huche, 2002] a mis en avant 6 malfaçons caractéristiques de la personne bègue, qui présente toutes ou seulement certaines malfaçons en proportions variables, que nous allons résumer ici pour mieux cerner les mécanismes particuliers de ce trouble du langage. Première malfaçon : Absence ou inversion du réflexe de décontraction Lorsque l’on parle, des disfluences dites normales peuvent apparaître, accompagnées de décon- tractions psychomotrices, notamment au niveau des organes articulateurs de la parole. L’hy- pothèse de Le Huche est que le bégaiement naît des efforts que fait le sujet pour vaincre ces disfluences normales, en contractant davantage son visage. Deuxième malfaçon : Perte du caractère spontané de la parole La personne bègue se concentre sur les détails d’exécution de sa parole, ses mots et son arti- culation plutôt que sur le fond de ce qu’il a à dire et des effets de sa parole sur son locuteur, perdant ainsi la spontanéité de la parole. Troisième malfaçon : Perte du "comportement tranquillisateur" Lorsqu’une personne non-bègue présente une difficulté passagère dans sa parole elle adresse un message inconscient (souvent gestuel) à son interlocuteur qui comprend dans son subconscient qu’il n’y a pas de réel problème. Ce comportement tranquillisateur est absent dans 90% des cas. Quatrième malfaçon : Perte de l’acceptation de l’aide Environ 60% des personnes bègues, refusent que leur interlocuteur leur coupe la parole ou les aide à trouver les bons mots. Cinquième malfaçon : Perte de l’auto-écoute différée Environ 20% des personnes bègues sont dans l’impossibilité de réécouter mentalement les quatre ou cinq dernières secondes de parole qu’elles viennent de prononcer et ainsi pouvoir modifier ce qu’elles viennent de dire. Sixième malfaçon : Altération de l’expressivité Il est souvent difficile de discerner d’après le son de la voix ou des mimiques faciales, les émotions exprimées par la personne qui bégaie. L’expressivité est souvent stéréotypée et figée. 2.2.2.8 Les répercussions et les conséquences Les conséquences émotionnelles et psychologiques de ce trouble, sont telles qu’elles en ont souvent été prises pour les causes [Monfrais-Pfauwadel, 2014]. Maintenant que nous en savons plus sur la place de la partie immergée de l’iceberg qui n’est donc pas la cause du bégaiement mais bien une conséquence, nous nous rendons compte que cette distinction n’est pas faite du grand public, qui se moque encore facilement des bègues [Apb, 2018]. Ces moqueries apportent isolation, renfermement, mésestime de soi et contribue à entretenir le bas de l’iceberg. 14
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