PROMENADES D'UN ENFANT SOLITAIRE - Mon Petit Éditeur - Gloria Saravaya
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Gloria Saravaya PROMENADES D’UN ENFANT SOLITAIRE Mon Petit Éditeur
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À mon père. À Arul Ashram. 7
Préface Voilà quelques très beaux textes de Gloria Saravaya qui coulent comme une rivière souterraine, parfois tumultueuse, parfois pares- seuse mais toujours limpide. Ils sont l’écho d’une vie profonde et silencieuse qui s’est épanouie à l’ombre d’Arul Ashram (un monastère catholique de l’ordre des frères de Saint Jean qui vient en aide aux malades atteints de sida). C’est la douceur mais aussi la violence du Sud de l’Inde, la paix et la force de l’Esprit que Gloria Saravaya essaye de nous communiquer Que le lecteur se laisse conduire dans un rythme qui ne peut que l’enivrer, qu’il se laisse interroger par des questions que tout homme porte en lui, qu’il n’ait pas peur de se lais- ser dépasser par l’inconnu qui séduit. Gloria, mère dans ses textes sait se livrer tout en restant mystérieuse par touches multicolores qui sont autant d’appels à une vie profonde et mystique. Père Dominic, Prieur d’Arul Ashram, Pondichéry, Inde. 9
I Première partie Ces riens qui parlent
Mahalakshmi Au crépuscule la lune croise la mer et le soleil disparaît pour por- ter sa lumière à l’autre versant du globe. Des zones ombragées de rose coloriaient l’horizon bleuté. Les bras croisés sur la table, l’enfant rêvait dans le vide : Carrefour… croisée… crevasse… crasse ? Et la crasse dans le carrefour Et la crevasse dans la croisée Et le carrefour dans la crasse Et la croisée des regards dans le carrefour ? !!! Être pour exister ou exister pour être Exister dans les décombres des richesses Ou être dans la richesse des décombres ? L’enfant nageait dans ses pensées cherchant à faire croiser ses la- mentations avec les vagues de ses cogitations quand parut Mahalakshmi : Les yeux exorbitants de Mahalakshmi se profilaient dans le jour, seuls traits mobiles dans une carapace morte. Éteints, les yeux de l’enfant, deux globules blancs, ne semblaient quêter regard, sourire ou geste. Ils étaient figés dans le vide morbide du non-sens. Pourquoi lui avait-on donné ce nom, se demanda l’enfant ? Maha- lakshmi, ce nom était aux antipodes d’une telle monstruosité. 13
PROMENADES D’UN ENFANT SOLITAIRE Poupée gigogne, on pouvait lui arracher une jambe, un bras, une main, car ils semblaient être accrochés à un squelette empaillé. Maha- lakshmi était condamnée à sa naissance à ne jamais pouvoir danser comme la déesse céleste qui ornait de son nom sa carcasse. La souffrance suintait dans le corps de cet enfant comme sur le mur décrépit d’une hutte abandonnée avec pour seul décor, les gra- vats, la poussière et les lianes desséchées. Dans ce corps sombre paré d’une robe de circonstance à volants jaunes, seuls les yeux se déta- chaient. Ils dardaient les vôtres dans un silence alourdi par le poids de son existence. Qui était-elle et pour qui était-elle ? Pour qui existait-elle ? Et pourquoi donc ? Le bois mort continue d’exister dans le sol rocailleux, dessinant dans l’espace un spectre qui semblait proférer des messages inaudi- bles. Seul un regard inopportun aurait réussi à traduire cette détresse habituée à côtoyer dans son quotidien l’aridité ou la sécheresse du désert tout comme le déluge ou le naufrage des océans sans rives. Mahalakshmi portait ainsi la croix des extrêmes dans son corps fragile que la moindre égratignure pouvait anéantir On pouvait se moquer d’elle et les femmes qui l’entouraient la fuyaient pour ne point s’entendre dire qu’elles pouvaient avoir enfan- té une telle dépouille. Ne serait-ce pas provoquer le courroux de la déesse, parèdre de Vishnou que de vouloir allier l’image de la prospérité à une telle or- dure ? Le désespoir saignait sans doute dans le cœur de cet enfant sans sourire, sans paroles parfois même sans cri ni larmes. Seuls les yeux, pareils à deux billes vous dardaient, torches éteintes à la lumière par une nuit envahissante. Au cœur de l’enfant, un souffle né d’une palpi- tation sourde le tenait haletant, suspendu à un fil ténu entre la vie et la mort. L’enfant se demanda quel lien il pouvait y avoir entre la petite Mahalakshmi et la déesse ? 14
PROMENADES D’UN ENFANT SOLITAIRE Dans la solitude étoilée des grands déserts, le ciel dit-on jette son rire. Mahalakshmi pouvait-elle regarder les étoiles, rire avec le ciel ? Elle vous crachait la nudité de sa peau morte qui enserrait ses os comme un étau d’acier. Pourquoi donc avait-elle deux yeux, deux narines, deux lèvres, deux oreilles, deux mains et deux jambes ? En guise de réponse, Mahalakshmi aurait peut-être murmuré : Mes yeux sont des puits épuisés. Ils gisent, citernes vides emplies de nuit. Ils sont creux, même les grenouilles peuvent s’y loger. Mes narines s’ouvrent comme de longs tunnels qui aspirent la poussière. C’est à peine si je peux aspirer le grand air, humer le sel de la mer ou renifler les soupirs du grand vent. Mes deux oreilles pendouillent. Elles ne savent pas bruisser et c’est à peine si elles arrivent à crisser avec le grillon du soir, car elles sont sourdes au tambourin et ne résonnent plus du rythme des cym- bales. Parfois elles frémissent comme des feuilles mortes. Mes deux lèvres savent à peine sucer mon pouce endolori. Elles ne savent pas émettre le son qui fait rire ou pleurer. Tout au plus savent-elles gémir. Mes deux bras ne savent pas enlacer les cous des mères, car je n’en ai plus. Ils se brisent quand je les étends pour détendre mon corps. Les vertèbres traversent mon dos comme des arêtes de pois- son. Mes deux jambes ne savent plus toucher le sol et flageolent comme des ficelles. Saurais-je un jour danser comme la déesse Maha- lakshmi ? Mahalakshmi était venue au monde pour n’avoir personne. Ses membres défaillants pouvaient à peine gesticuler. C’était un oiseau mort parmi les pestiférations pour tous ceux qui daignaient jeter sur elle un regard. 15
PROMENADES D’UN ENFANT SOLITAIRE Mahalakshmi, la déesse aurait cadencé ses pas et modulait la svel- tesse de son corps aux sons du tambour et des cymbales. Elle aurait jailli comme un jet d’eau rayonnant de ses gouttelettes mordorées au soleil levant. Pareil au serpent à sonnettes, la déesse aurait cambré son corps pour exécuter la danse céleste de sa présence au monde. Au fil des vibrations de la veena, Mahalakshmi, la déesse parèdre de Vish- nou aurait fait rayonner la joie de son cœur dans la danse nuptiale d’un cosmos régénéré. Dieu pouvait-il habiter la petite Mahalakshmi, se demanda l’enfant ? Les doigts décharnés de Mahalakshmi pointaient les détails de son quotidien, eau, bouchée de riz ou quelques gorgées de lait. Les pou- pées la lassaient, les ballons la tourmentaient et les regards la cinglaient et parfois la giflaient. Elle n’avait à offrir tout au plus qu’une loque malade. On pouvait la jeter à tout instant comme un papier froissé et sans un soupir, elle aurait trouvé refuge dans une poubelle. Les yeux de Mahalakshmi exécutaient de temps à autre une petite gymnastique de haut en bas, seuls gestes dont elle était capable pour retrouver son grabat où, ratatinée, elle s’enfonçait comme une grenouille dans son trou au lever du jour. Alors son regard errait pour se perdre dans la vague de la nuit qui l’envahissait lentement, l’enveloppait et l’emportait dans ses ténèbres ou vers des horizons sans rêves. L’enfant pensa que la petite Mahalakshmi pouvait égaler la déesse. Dans sa nuit perpétuelle, ne portait-elle pas sa croix ? Seuls ses globules blancs parlaient à l’intrus d’un désespoir perpétuel. Telle l’autruche qui enfouit ses œufs loin d’elle pour mieux les couver, le regard de Mahalakshmi vous poursuivait partout. Sa langue n’émettait aucun son et le silence criait sa misère. Mais oui, ses yeux vous couvaient. La désuétude de son regard vous transperçait d’une lance cruelle, vous forçait à oublier ce monde 16
PROMENADES D’UN ENFANT SOLITAIRE pour regarder le ciel parsemé d’étoiles et y cueillir un grain d’espoir. Alors le cœur de Mahalakshmi versait des larmes de lumière. Ses an- tennes suspendues en l’air comme deux phares vous acheminaient doucement vers le ciel étoilé. Et le regard de Mahalakshmi devenait celui du divin sage qui con- temple au-delà des misères de ce monde, la présence incomparable de l’invisible lumière. Il faisait chavirer les cœurs et vous accompagnait jusqu’aux voûtes du ciel où dansent les étoiles en éclatant du rire et du rire même de Dieu. 17
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