Récit Comment les enquêteurs français traquent bourreaux et
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Récit Comment les enquêteurs français traquent bourreaux et criminels de guerre Benoît Hopquin Le Monde, 9 avril 2021 L’Office central de lutte contre les contre l’humanité, les génocides et les crimes crimes contre l’humanité, les génocides de guerre (OCLCH) sait alors qu’elle a ga- et les crimes de guerre mène des in- gné. Elle se précipite dans la chambre et dé- vestigations au long cours. Sa dernière couvre un vieil homme encore dans son lit. Il prise : un financier présumé du mas- est amaigri, les traits tirés, mais l’enquêtrice sacre des Tutsi au Rwanda, interpellé à reconnaîtrait entre mille ce visage, depuis le Asnières en 2020. temps que son portrait trône sur le mur au- Le 16 mai 2020, à 6 h 20 du matin, un dessus de son bureau, avec cette mention : peloton d’intervention de la garde républi- « Wanted for Rwandan Genocide ». caine fracture l’entrée d’un appartement situé au troisième étage du 97, rue du Révérend- Père-Christian-Gilbert, à Asnières (Hauts- La ruse ou la force de-Seine). Les gendarmes sécurisent le deux- pièces et interpellent dans le salon un premier C’est bien lui, Félicien Kabuga, 85 ans, fi- homme, Donatien Nshima, un Rwandais rési- nancier et organisateur du massacre des Tut- dant habituellement en Belgique mais dont la si, entre avril et juillet 1994. Lui, le patron présence sur les lieux était connue grâce à ses de Radio-Télévision libre des Mille Collines, appels téléphoniques. Un autre homme est al- la sinistre antenne qui abreuvait les génoci- longé dans la chambre. « C’est mon père », daires d’appels à « tuer tous les cafards ». répond Nshima au gendarme qui l’interroge Lui, l’homme qui avait fourni 25 tonnes de sur son identité. machettes chinoises aux milices extrémistes Du palier où elle s’impatiente, l’adjudante hutu, afin qu’elles accomplissent leur abomi- Estelle entend la phrase. La gendarme de nable besogne. l’Office central de lutte contre les crimes L’homme dans l’appartement a cette 1
2 longue cicatrice au cou, près de l’oreille trième étage d’un austère immeuble, vestige droite, séquelle d’une opération contre une des anciennes fortifications de la capitale, tumeur bénigne à la gorge, effectuée en Al- la procédure, la paperasse, l’occupe pendant lemagne en 2007. C’était juste avant que le trois jours. fugitif, objet d’une notice rouge d’Interpol de- Elle ne revoit celui qu’elle piste depuis dix puis 2001, n’échappe à une perquisition de la mois que le 19 mai, dans le bureau de la ma- police outre-Rhin, tandis que son gendre fai- gistrate qui signifie à l’interpellé sa remise au sait diversion. Tribunal pénal international pour le Rwanda Il glissait ainsi une énième fois entre les (TPIR). Quand, en sa présence, il décline une mains de ceux qui le poursuivaient depuis nouvelle fois sa véritable identité, comme un vingt-cinq ans, de la Suisse à la République aveu de défaite, l’adjudante, vingt-deux ans démocratique du Congo. Au Kenya, où il était de carrière, ne peut retenir ses larmes. Toutes protégé au plus haut niveau de l’Etat, le jour- ces journées et les suivantes, les messages de naliste William Munuhe, qui l’avait appro- félicitations affluent de partout, les plus vi- ché de trop près, avait été assassiné dans des brants venant du Rwanda. conditions mystérieuses en 2003. Le FBI a Elle s’était rendue sur place en septembre alors promis pour sa capture une récompense 2019, pour enquêter sur les faits mais aussi de 5 millions de dollars, en vain. pour sentir ce pays et son drame. Le génocide Par la ruse ou la force, Félicien Kabuga n’était pour elle qu’un vague souvenir d’ado- s’est tiré de tous les guets-apens. Jusqu’à ce lescente, des images lointaines d’hommes que s’achève sa cavale, dans cet appartement s’acharnant sur leurs victimes et de civils ha- de la région parisienne. Ce 16 mai 2020, mal- gards avec la mort dans les yeux. Sur place, gré l’aveu de son fils, le fugitif s’accroche au sein d’une délégation de l’OCLCH, elle encore à son faux passeport congolais et à avait rencontré des officiels, bien sûr, mais un faux nom, Antoine Tounga, dernier des aussi des rescapés, entendu un génocidaire quelque 25 alias qu’il a utilisés durant sa ca- hutu, visité des lieux de massacres. Elle y est vale. Puis, vers 9 heures, il avoue du bout des retournée un mois en septembre 2020, a été lèvres sa véritable identité, que les tests ADN reçue avec cordialité. ne feront que corroborer. Cette arrestation a participé au réchauffe- ment des relations diplomatiques entre Paris et Kigali, tout comme devrait y contribuer Messages de félicitations le rapport Duclert remis le 26 mars à Em- manuel Macron, critique du rôle des autori- A ce moment, sûre de son fait, l’adjudante tés françaises au moment du génocide. Mais Estelle (qui a requis l’anonymat comme la l’adjudante veut surtout retenir les cadeaux plupart des ses collègues) est déjà revenue reçus par des groupes de victimes ou les re- au siège de l’OCLCH, boulevard Davout, à merciements de son chauffeur, lui-même res- Paris. Derrière son modeste bureau, au qua- capé. « J’ai compris ce qu’on devait au peuple
3 rwandais, explique la gendarme. En face de Deux ans plus tard, l’OCLCH en devenait nous, on a des victimes qui attendent. On le bras exécutif. Il reste encore méconnu, lutte contre l’impunité. » même si les affaires traitées sont souvent en prise directe avec la grande histoire contem- poraine, en ses pages les plus dramatiques : Par-delà les années et les ex-Yougoslavie, Rwanda, Argentine, Liberia, Sri Lanka, Syrie… Liste non exhaustive. frontières « Il est devenu très vite évident qu’il fal- lait spécialiser des enquêteurs sur ce type Lutter contre l’impunité. Poursuivre les de dossiers », explique le général de brigade criminels de guerre. Vaincre l’amnésie dans Jean-Philippe Reiland, 55 ans, commandant laquelle ils tentent de se lover, refuser cet de l’Office. Ce haut gradé est passé par la oubli qui sera toujours impossible, insuppor- Corse, la section de recherches de Versailles, table, aux survivants. Ainsi le veut la mission les stups et l’antiterrorisme. Mais traquer de l’OCLCH. Ainsi le prétend sa devise : ho- par-delà les années et les frontières des géno- ra fugit, stat jus (« le temps passe, la justice cidaires, des criminels de masse, des soldats demeure »). Lesté d’un énigmatique et inter- sanguinaires ou des tortionnaires est bien dif- minable sigle, comme en raffole tant l’admi- férent. « Nous avions besoin de gens solides, nistration, il est né d’un décret du 5 novembre ayant une appétence et une sensibilité pour 2013 et plus encore d’un impératif juridique ce domaine particulier, capable de maîtriser et moral. le contexte de coopération internationale, de En 1998, dans l’effroi des exactions per- travailler au long cours sur des faits d’une pétrées au Rwanda et en ex-Yougoslavie, le particulière gravité », résume le général Rei- statut de Rome, comme s’appelle ce trai- land. té ratifié par 60 Etats, instaure le principe des cours pénales internationales. La loi fran- çaise consacre quant à elle sa compétence uni- verselle pour les crimes contre l’humanité et Chapelet de misères et de les crimes de guerre où qu’ils soient commis. cruautés Même si le législateur a restreint ce principe aux dossiers dont les victimes sont françaises L’Office se compose de trente-quatre per- ou les auteurs cachés sur le sol national. Envie sonnes et compte autant de femmes que d’en savoir plus sur la justice internationale ? d’hommes. Quatre policiers et trente gen- Dès lors, les plaintes, mandats d’arrêt in- darmes traitent 155 dossiers, à 90 % consti- ternationaux et demandes d’entraide pénale tués de crimes contre l’humanité imprescrip- se sont multipliés auprès de la justice fran- tibles. Ils concernent vingt-sept pays, sur tous çaise. En 2011, un pôle spécialisé, rattaché les continents. Le nombre d’affaires a doublé au parquet national antiterroriste, a été créé. ces cinq dernières années, depuis que l’Of-
4 fice français de protection des rapatriés et des soit en Bosnie ou au Kosovo, au sein des apatrides (Ofpra) a reçu l’obligation de signa- forces multinationales. Il a également derrière ler au procureur les candidats à l’asile dont le lui dix-neuf ans de police judiciaire, princi- parcours semblait sujet à caution. Car c’est palement dans la lutte contre le crime or- l’ultime perversité des bourreaux que de se ganisé international et dans la lutte contre cacher dans la foule des victimes fuyant leurs les violations des droits humains, comme la atrocités. traite. Il n’aura donc cessé de côtoyer cette « Le plus insupportable, c’est que les violence extrême et planifiée. « Le plus insup- individus qui commettent cela appar- portable, explique-t-il, c’est que les individus tiennent souvent à un régime crimi- qui commettent cela appartiennent souvent à nel construit en système politique. » un régime criminel construit en système po- Nicolas Le Coz, lieutenant-colonel à litique. » l’OCLCH L’OCLCH explore donc les pires crises de la planète. Le lieutenant-colonel Nicolas Le Les salauds patentés et les Coz, 48 ans, le second du général Reiland, égrène les dossiers bouclés par son service. autres Condamnations d’Octavien Ngenzi et de Ti- to Barahira, génocidaires des Tutsi, du Serbe Cette terreur érigée en dogme, les cinq de Bosnie Radomir Susnjar, extradé et jugé membres de la cellule Moyen-Orient réunis dans son pays pour un massacre de civils, ar- dans une salle peuvent en témoigner. Tous restation et extradition de Mario Sandoval, gradés, tous rodés au pire par quinze à trente membre des escadrons de la mort argentins. ans d’enquête, ils ont vu le sang couler, connu Derrière les noms et les pays, le gendarme des scènes d’homicide, comme cette major qui dévide un chapelet de misères et de cruautés. a travaillé sur l’affaire Fourniret. « Mais là, Massacres, viols systématisés, tortures, enrô- la Syrie, c’est autre chose », résume l’adju- lement d’enfants soldats, « nous sommes l’of- dante Alexandra, 47 ans, entrée en 2017 à fice des atteintes les plus graves à la dignité l’OCLCH. humaine », résume-t-il. Il s’est porté volon- Une partie de l’équipe travaille sur le dos- taire pour ce job à part, comme tous ceux sier « César », pseudonyme d’un photographe et celles qui sont là, souvent au bout d’une de la police militaire qui a fui son pays en em- longue carrière de terrain. « Généralement, portant plus de 50 000 clichés montrant des on ne rentre pas dans cet office par hasard », cadavres de détenus morts de faim, de mala- confirme Nicolas Le Coz. die ou sous la torture, entre 2011 et 2013. En Avant d’arriver boulevard Davout, ce di- utilisant notamment les dernières techniques plômé en droit international a frotté son ex- de reconnaissance faciale, ces pénibles inves- pertise juridique et sa foi en la justice dans tigations tentent depuis 2015 d’identifier vic- des zones où elle comptait pour peu, que ce times et bourreaux.
5 « Nous ne sommes pas des justiciers. dossier à charge et à décharge, afin qu’il y ait Notre mission est de remettre à un ma- un procès équitable, justement ce qui n’existe gistrat un dossier à charge et à dé- pas dans certains de ces pays. » charge. » Christophe, chef adjoint Les enquêteurs interrogent les témoins sy- riens qui ont trouvé refuge en Europe. Ils ne Monde mouvant des rela- sortent jamais indemnes de ses rencontres. « Ils racontent leur histoire calmement, par- tions internationales fois en souriant, raconte le chef Rodolphe, 55 ans. Mais leurs récits dépassent l’enten- Ce travail au long cours se fait souvent dement. Quarante personnes vivant dans 10 dans le cadre d’une entraide internationale, mètres carrés, se partageant chacun deux car- au sein d’Interpol et surtout dans le giron relages au sol, c’est inimaginable. » Un si- d’Eurojust et d’Europol, les unités de co- lence autour de la table. « A l’OCLCH, on opération judiciaire et policière de l’Union. bascule dans des choses dans lesquelles on ne Les enquêteurs se rendent régulièrement à La se projetait pas avant », constate l’adjudant- Haye, le siège de ces deux dernières institu- chef Philippe, 52 ans. tions, afin d’échanger avec leurs homologues. Ils savent qu’ils ont peu de chance d’al- L’enquête est un art de la patience. La ler au bout de leur enquête et encore moins diplomatie aussi. A l’OCLCH les deux vont de se rendre sur le terrain : les suspects res- de pair. « Il nous faut tenir compte de tent protégés par le régime. Il y a parmi la géopolitique, évidemment, explique le ca- eux les salauds patentés et les autres, « les pitaine Christophe. Dans certains dossiers, petites mains, pas toujours idéologisées, des nous avons des preuves venant de pays où, gens impliqués pour des questions de survie », il y a sept ou huit ans, nous n’aurions rien constate la cheffe Bénédicte, 35 ans. Il faut eu. » Entre-temps, les régimes sont tombés parfois accepter de perdre ses repères carté- ou les relations avec la France ont évolué. siens dans ces dictatures qui n’en ont cure. Il L’arrestation médiatisée de Roger Lumba- faut endurer cette plongée dans les ténèbres la, le 29 décembre 2020, est un bon exemple de l’âme humaine. de ce monde mouvant des relations interna- « On encaisse », résume leur supérieur, le tionales. Ce citoyen de la République démo- capitaine Christophe, 52 ans, chef adjoint de cratique du Congo a été mis en examen par la la division chargée des crimes de guerre. Des justice française et soupçonné d’avoir, au dé- interrogations et des bleus à l’âme, il en ra- but des années 2000, orchestré des massacres, mène de chacun de ses séjours sur le terrain, des viols et des actes de cannibalisme, faits au Rwanda, au Liberia, au Tchad. Il part pro- que ses avocats contestent. chainement pour la Centrafrique. « Nous ne Ancien exilé politique en France, Lumbala sommes pas des justiciers, assure-t-il. Notre était revenu dans son pays au milieu des an- mission est de remettre à un magistrat un nées 1990, avait pris la tête d’un groupe re-
6 belle, avant de devenir député puis ministre rige depuis un an la division de la stratégie et de son pays, autant dire intouchable. Tom- de la coopération internationale. Intitulé aus- bé en disgrâce, il s’est enfui en France, s’est tère, travail de fourmi, consistant à amasser vu cette fois refuser l’asile, puis s’est évanoui la documentation sur un pays et un conflit. dans la nature. En 2016, l’OCLCH s’est saisi « Vous ne pouvez pas comprendre un crime du dossier et a retrouvé sa trace après plu- de guerre si vous ne faites pas sa genèse », sieurs années d’enquête. explique-t-il. A titre d’exemple, le chef d’escadron déplie une immense frise de trois ou quatre mètres, Amasser la documentation retraçant la chronologie précise d’un conflit, en l’occurrence africain. La connaissance in- La guerre, la tyrannie, la violence qui time de la géographie et de l’histoire d’une s’embrase comme amadou, cette matière qui guerre facilite le travail de vérification des té- fait le quotidien de l’Office, le chef d’esca- moignages. « Un type qui tenait un barrage dron Jean-Pierre, 42 ans, l’a connu dans son a déclaré ne rien avoir vu et entendu durant enfance. Il vient d’un de ces pays moyen- la période où il servait. Grâce à l’étude de orientaux où les armes dictent leur loi. Il sait cette période et de ce lieu, l’enquêteur a pu lui de son éducation ces moments où l’histoire démontrer qu’il était à quelques mètres d’un vacille et emporte dans son flot des destins massacre et qu’il ne pouvait l’ignorer. Cela a individuels. « Ne me mettez jamais dans une permis de le confondre. » situation où je pourrais avoir à décider de faire la même chose », lâche-t-il. « Vous ne pouvez pas comprendre un crime de guerre si vous ne faites pas sa Cellule dédiée aux crimes genèse. » Jean-Pierre, chef d’escadron de haine Le chef d’escadron a sur son bureau, entre deux dossiers de crimes contre l’humanité, La division réunit également de la docu- une photo de Victor Serge, un militant anar- mentation sur les mouvements extrémistes, chiste victime des purges staliniennes. Rien en France ou à l’étranger. Elle s’intéresse aux ne le destinait à devenir pandore. Il est ar- agissements de groupes conspirationnistes, rivé en France pour ses études en 2002, est comme les émules français du mouvement devenu docteur spécialiste des religions et de américain QAnon, les survivalistes ou les ac- leur stratégie communicationnelle sur Inter- célérationnistes qui prétendent hâter la fin du net. monde, bref tous ces groupuscules d’où, se- « Mon expertise m’a fait repérer par la gen- lon l’Office, pourraient surgir les criminels de darmerie, raconte-t-il. J’ai été recruté pour masse. Son personnel, habilité secret-défense, apporter un éclairage géopolitique, historique a accès aux notes classifiées des renseigne- sur des conflits partout dans le monde. » Il di- ments.
7 « Très longtemps, le mobile haineux Il nécessite une sensibilité particulière, une n’était pas jugé déterminant dans le prise de conscience du même ordre que pour passage à l’acte. » Aurélie, lieutenante- les violences faites aux femmes. » L’idée colonelle d’une continuité entre un internaute profé- Le chef d’escadron Jean-Pierre cite Primo rant des menaces de mort et un criminel de Levi, qui demandait à un geôlier d’Ausch- guerre s’est imposée. witz le pourquoi d’un interdit. « Ici, il n’y a pas de pourquoi », lui avait rétorqué l’autre. Et cette absence d’explication, cette faillite Tags négationnistes de la raison, cet immense point d’interroga- tion, il faut faire avec, à l’OCLCH. A dé- La division traite des infractions de droit faut d’un pourquoi satisfaisant, il est un point commun en raison de l’appartenance de la de rencontre et peut-être une explication à victime à une ethnie, une nation, une race, toutes ses affaires : la haine. Cette échelle une religion déterminée ou en raison de son qu’on grimpe barreau après barreau jusqu’à orientation sexuelle. A compétence nationale, atteindre l’abomination. « A la base, il est elle assure également son concours à des sec- un motif commun : le refus de la différence, tions de recherche locales de la gendarmerie la haine de l’Autre », abonde Jean-Philippe ou de la police. Reiland. « Seule diffère l’intensité de cette Elle peut être saisie par tous les parquets haine », ajoute Nicolas Le Coz. de France, mais travaille particulièrement Fort de ce constat, l’Office s’est enrichi ré- avec le pôle parisien spécialisé dans la lutte cemment d’une autre mission. Confrontée à la contre la haine en ligne. Elle échange égale- prolifération des violations de cimetières juifs ment avec les pays étrangers. « On ne peut en Alsace, la direction de la gendarmerie a plus penser franco-français quand les mou- décidé de créer, en 2019, une petite cellule vements sont, eux, internationaux », justifie dédiée aux crimes de haine. Face au nombre sa patronne, qui rappelle les camps d’entraî- des dossiers, elle est devenue dès août 2020 nement de survivalistes français organisés en une division à part entière, forte de sept per- Hongrie ou en Ukraine. sonnes. La division travaille ainsi sur les tags néga- « Très longtemps, le mobile haineux n’était tionnistes badigeonnés en août 2020 sur le site pas jugé déterminant dans le passage à l’acte, d’Oradour. Elle tente d’obtenir l’extradition constate la lieutenante-colonelle Aurélie, 39 du Royaume-Uni du Français Vincent Rey- ans, cheffe de la division. Des tags nazis nouard, qui a pris la fuite après sa condam- étaient traités comme des dégradations sans nation en novembre 2020 à quatre mois de prendre en compte le contenu même du mes- prison pour négation de la Shoah. Elle a par- sage. Il était juste considéré après coup ticipé à la condamnation d’un Allemand qui comme une circonstance aggravante. Or, ce avait érigé sur sa propriété en Moselle une mobile est souvent central dans l’enquête. stèle à la gloire d’une division SS suspectée
8 du massacre de Maillé, en Indre-et-Loire, le vue remettre le dossier du fugitif. Par où com- 25 août 1944. mencer la traque de ce fantôme ? Etait-il en L’OCLCH a également participé aux arres- France ? Vivait-il encore, ce présumé génoci- tations réalisées dans le cadre de l’affaire Mi- daire dont on avait perdu la trace en 2007 ? la, cette jeune fille submergée de menaces de La police belge avait examiné la conces- mort à la suite de ses propos sur l’islam. Dans sion de la famille, là où était enterrée l’épouse ce type de dossiers, les enquêteurs brassent de Félicien Kabuga. Il n’y avait pas d’autres au quotidien les appels au meurtre sur les corps, ce qui confortait l’hypothèse qu’il soit réseaux sociaux et les images violentes qui encore de ce monde. La confirmation ne vien- circulent sur la Toile. Quand ils arrêtent un dra que des mois plus tard, lors d’une inter- des auteurs, ils trouvent face à eux toutes les ception téléphonique, quand une de ses filles gradations de la haine. Des imbéciles incons- avouera à une proche : « Dieu merci, papa cients de la portée de leurs actes. Des trolls est en vie ! » dépassés par leur avatar jusqu’à souffrir d’un Patiemment, la gendarme de l’OCLCH re- dédoublement de personnalité. Des convain- trouve la trace des treize enfants de Ka- cus qui sont « dans un comportement répé- buga. La plupart résident en région pari- titif » ou des idéologues qui assument leurs sienne, d’autres habitent qui en Belgique, qui actes. au Luxembourg, qui au Royaume-Uni. L’ad- Le lieutenant Emmanuel, 43 ans, chef ad- judante découvre une galaxie de noms mê- joint de la division, décrit ce cheminement lant progéniture et gendres, un écheveau fi- intellectuel, ce processus de radicalisation : nancier complexe, avec de multiples comptes « Une personne s’abreuve de contenus hai- bancaires. Elle va les éplucher un à un, sur neux, contenus qu’elle ne maîtrise pas forcé- une période de trois ans. L’analyse de près ment et elle en arrive au passage à l’acte. d’un million d’appels notamment échangés Il nous faut interrompre le parcours de ces par la famille permet de savoir que les enfants gens-là. » « bornent » régulièrement sur une antenne- relais d’Asnières. L’adjudante découvre que l’un des fils, Alain, y loue un appartement. Après une réunion, organisée le 20 mars Analyse de près d’un mil- entre les polices britannique, belge et fran- lion d’appels çaise, l’Office se met sur les traces d’une fille de Kabuga, Séraphine. Elle réside au Retour dans le bureau de l’adjudante Es- Royaume-Uni mais traverse régulièrement la telle. Sur le mur, une grande croix au sty- Manche, près de cent jours par an. Son té- lo bleu barre la photo de Félicien Kabuga. léphone aussi « borne » régulièrement à As- L’arrestation est le résultat d’un fastidieux nières. En une année, il n’y a que neuf jours travail de recoupement, d’un sacerdoce com- où un des Kabuga n’a pas appelé d’Asnières. mencé en juillet 2019, quand l’adjudante s’est La fratrie se relaie à l’évidence dans l’apparte-
9 ment. Mais le confinement et ses rues désertes nit par envoyer la photocopie du passeport rendent périlleux une surveillance de l’appar- congolais. La photo est celle de Félicien Ka- tement. S’il se sait repéré, l’homme pourrait buga et l’ADN fourni ensuite par l’hôpital se volatiliser à nouveau. correspond à celui récupéré quelques années auparavant par les Allemands. La preuve for- melle, qui mènera à l’arrestation de Kabuga, Grosse somme est trouvée. Le génocidaire est aujourd’hui détenu à La Haye, en attente de son juge- Un jour que la gendarme travaille à la mai- ment. son, épluchant les comptes de Bernadette, une autre fille de Kabuga, tandis que les chiffres et les lignes commencent à danser Depuis cette interpellation, l’adjudante a sous ses yeux, son fils de 8 ans vient l’inter- également tracé une croix sur la photo du rompre. La gendarme lui explique vaguement Rwandais Augustin Bizimana, dont le corps ce qu’elle fait. L’enfant lui indique alors une a été identifié l’année dernière dans un ci- ligne où est inscrite une grosse somme, 10 056 metière de la République démocratique du euros, versée en 2019 à « HP Beaujon ». L’ad- Congo. Mais il reste encore dans son dos les judante découvre qu’il s’agit là d’un chèque photos et les noms de Fulgence Kayishema, de banque versé par Bernadette, à l’hôpital Protais Mpiranya et de quatre autres géno- publique Beaujon, proche d’Asnières. cidaires hutu encore recherchés. Pour l’ad- La somme a servi à payer l’opération du judante Estelle, la traque se poursuit. Pour colon d’un certain Antoine Tounga. L’admi- l’OCLCH, chasser la haine n’est pas près de nistration hospitalière, d’abord réticente, fi- s’achever.
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