Ricoeur à l'épreuve du bac 2022 - Reforme.net

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Par Laure Salamon

Ricoeur à l’épreuve du bac 2022
Un des textes de l’épreuve du premier jour de la spécialité “Humanité, littérature
et philosophie” du bac 2022 était un extrait de l’oeuvre du philosophe protestant
Paul Ricoeur.

Le mercredi 11 mai, les élèves de terminale ayant choisi la spécialité «
Humanités, littérature et philosophie » ont planché pendant quatre heures sur
deux sujets au choix. Le premier sujet portait sur un poème, « L’affaire Narcisse »
de Pierre Albert-Birot (peintre, sculpteur, poète et écrivain français (1876-1967)).
Le second, et qui intéresse le plus Réforme, était un extrait d’un texte de Paul
Ricœur. Daniel Frey, président du conseil scientifique du Fonds Ricœur et
enseignant à la faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg,
commente ce choix.

« A priori, les lecteurs de Ricœur ne peuvent que se réjouir d’apprendre qu’un
texte du philosophe a été proposé à l’examen ! Sauf que… sauf que le choix de
l’extrait ne laisse pas de surprendre. D’abord, il est étrange de présenter un texte
sans son titre. Toute lecture commence par le titre, qui fait partie du paratexte. Il
est certes indiqué Histoire et Vérité (1955), mais il s’agit du titre du recueil, non
de celui du texte même. Une recherche en ligne (le très efficace site
digitalricoeurportal.org) m’aide à trouver le titre du texte. Il s’agit “L’homme non-
violent et sa présence à l’histoire”, daté de 1949 (la Seconde Guerre était encore
toute proche !) En arrière-plan, donc, se situe une réflexion de fond sur l’histoire
et le rôle de la violence dans son avancée. C’est bon à savoir, non ? »

Un texte difficile d’accès
La seconde réaction de Daniel Frey va rassurer les élèves du bac 2022 qui ont sué
pendant quatre heures sur leur copie. « Si l’on trouve dans ce texte le souffle
épique du jeune Ricœur (celui qu’avec d’autres, j’apprécie le plus !), il faut avoir
l’honnêteté de reconnaître qu’il n’est pas franchement facile d’accès – et encore
moins à l’âge du bac. Non que je sous-estime les lycéennes et lycéens ! Mais il
faut dire que ce texte est lourd de sous-entendus, parce qu’il suppose toute une
anthropologie de l’homme fini, capable de bien mais enclin au mal, dans la lignée
de l’anthropologie kantienne… »

Pour chacun des deux textes, l’épreuve consistait en deux parties. La première
était consacrée à l’interprétation, la seconde à un exercice d’écriture. Sur la base
du texte de Ricœur, les élèves devaient d’abord expliquer la permanence de la
violence dans l’histoire et ensuite répondre à la question : La littérature et les arts
naissent-ils de « l’appétit de catastrophe » des hommes ? Les élèves de terminale
qui ont passé leurs épreuves de spécialités en mai vont devoir attendre quelques
semaines avant de se présenter pour l’épreuve de philosophie, le 15 juin. En
attendant, ils pourront toujours lire cet ouvrage de Daniel Frey sur les travaux du
jeune Ricœur ou découvrir la pensée du philosophe présentée par le Fonds
Ricœur et accessible en ligne.

Lire également :

https://www.reforme.net/societe/2019/06/14/comment-gerer-le-stress-avant-les-ep
reuves-du-bac/
Par Antoine Nouis

Le président Macron et la guerre
d’Algérie
Le théologien protestant Antoine Nouis livre ses réflexions après le discours du
président Macron devant les familles de rapatriés de la guerre d’Algérie, le 26
janvier 2022 à l’Élysée.

En 2012, à l’occasion des cinquante ans des accords d’Évian, Réforme avait
publié tout au long de l’année les témoignages des différents acteurs de ce
drame. Ces textes ont ensuite été réunis dans un livre qui portait le titre de
Regards sur une tragédie. Une tragédie est un drame dans lequel il n’y a que des
perdants.

L’Algérie a été perdante et les soixante premières années de son indépendance
montrent combien il est difficile pour un pays de vivre dans la paix et la justice
lorsqu’il est né dans la violence.

Les harkis ont été les perdants. Les Algériens qui ont soutenu la France et qui
sont restés au pays ont pour la plupart été massacrés, et ceux qui se sont enfuis
en métropole ont souvent été parqués dans des ghettos où ils ont été élevés au
rang de travailleurs immigrés.

Les Pieds-Noirs ont été les perdants, et surtout les petits, ceux qui n’avaient pas
de famille en métropole, pas de réseaux. Ils ont été déracinés et parfois traités de
colonialistes.

Les appelés du contingent ont été les perdants. Ils ont vécu l’ennui, la peur et
l’absurdité d’une guerre qui n’était pas la leur.
Enfin les militaires de carrière ont été les perdants. Certains se sont déshonorés
et beaucoup ont eu le sentiment d’avoir été trahis par la République.

Nous sommes aujourd’hui dix ans plus tard, nous nous apprêtons à commémorer
les soixante ans des accords d’Évian (le 22 mars prochain) et la mémoire est
toujours aussi douloureuse. Comment fait-on pour vivre ensemble lorsqu’il y a des
cadavres dans les placards à tous les étages ?

Un travail de mémoire
Depuis le début du quinquennat, le président Macron a multiplié les démarches
pour qu’une parole soit posée sur cette tragédie. Il a demandé un rapport à
l’historien Benjamin Stora sur la colonisation et la guerre d’Algérie.

Il a reconnu la responsabilité de l’armée française dans la torture et l’assassinat
du militant communiste Maurice Audin, puis dans la mort de l’avocat Ali
Boumendjel.

II a demandé pardon aux harkis et à leurs descendants.

Il a reconnu le crime des Algériens massacrés pour avoir manifesté en faveur de
l’indépendance de leur pays au métro Charonne.

Il vient de reconnaître la faute impardonnable de la République dans la fusillade
de la rue d’Isly à Alger et le massacre d’Oran. Il a ensuite a évoqué le manque
d’accueil des pieds-noirs lorsqu’ils ont été exilés en métropole.

Lorsqu’il a travaillé avec Paul Ricœur, Emmanuel Macron l’a aidé dans la mise en
forme de l’appareil critique de son livre La mémoire, l’histoire, l’oubli dans lequel
le philosophe essaye de penser l’articulation entre la mémoire et l’oubli. Nous
voulons voir dans ces reconnaissances un fruit de ce travail.

À propos de la guerre d’Algérie, les mémoires sont antagonistes, elles doivent
pourtant arriver à dialoguer et cela ne peut se faire que dans la reconnaissance
de la vérité des faits. La réconciliation est un chemin spirituel, elle exige de
chacun d’être capable d’écouter le point de vue des autres protagonistes de la
tragédie. On ne peut exiger le pardon de la part de ceux qui ont été meurtris, il le
faut pourtant pour continuer à vivre ensemble.
France-Algérie : naviguer entre les mémoires blessées

  Guerre d’Algérie : “la dénonciation de la torture, honneur de l’Église réformée
  de France”

  Guerre d’Algérie : l’affaire Maurice Audin, la fin d’un mensonge d’État

Par Olivier Abel

Essai : “Paul Ricœur, le courage
du compromis”, une biographie
décevante
Le philosophe Oliver Abel donne son avis sur la biographie de Paul Ricœur écrite
par Margaux Cassan.

Une très belle photo, et un très beau titre, voilà dès l’abord le livre de Margaux
Cassan. Le compromis, c’est le courage de « la reconnaissance mutuelle dans les
situations de conflit ». L’auteure a voulu relire Ricœur pour comprendre ses
réactions, ses silences, ses prises de parole, ses manquements. Très louable
intention mais, c’est dommage, cette biographie ramène Ricœur à des anecdotes
peu vérifiées, qui voudraient le faire voir par ses petits côtés. Cela devrait le
rendre plus humain, mais on tombe le plus souvent à côté. D’abord parce qu’il y a
trop d’erreurs factuelles (des dizaines, dont certaines vraiment graves), ensuite à
cause de l’hypothèse constante que Ricœur a voulu cacher la « lâcheté » de son
passé pacifiste, ou de sa « captivité pétainiste » (sic).

Margaux Cassan promène sur le passé ses jugements anachroniques avec une
désarmante impudeur. On ne saurait reconnaître l’homme Ricœur dans ce
portrait hâtif. Ma réaction, sévère, est peut-être due au décalage entre moi qui
l’ai bien connu, et Margaux Cassan, qui appartient à une génération « de seconde
main ». Margaux est sans doute une plume prometteuse. Mais la discipline alors
serait de ne pas prétendre se glisser dans la peau de son personnage pour le
raconter soi-disant au plus proche, au risque d’en faire une fiction.

Margaux Cassan, Paul Ricœur, le courage du compromis, Ampelos, 2021,
134 p., 12 €.

Par Rédaction Réforme
Conférence sur Paul Ricoeur à
l’Eglise des Billettes à Paris
Une conférence sur Paul Ricoeur, avec la philosophe Margaux Cassan, auteure de
l’ouvrage Le Courage du compromis, aura lieu le mercredi 15 décembre à 19h à
l’Eglise des Billettes à Paris.

Vous voulez en savoir plus sur la philosophie de Paul Ricoeur ? Mercredi 15
décembre à 19h à l’Eglise des Billettes, 24 rue des Archives à Paris, les
éditions Ampelos et la librairie Jean Calvin organisent une conférence sur Paul
Ricoeur, avec la philosophe Margaux Cassan, auteure de l’ouvrage Le Courage du
compromis.

Margaux Cassan avait publié dans Réforme une série d’articles sur Paul Ricoeur:

  Série “La pensée de Ricœur” (1/6) : le prochain chez Paul Ricœur

  Série “La pensée de Ricœur” (2/6) : L’amitié chez Paul Ricœur

  Série “La pensée de Ricœur” (3/6) : L’autre sans visage

  Série “La pensée de Ricœur” (4/6): le proche et le lointain

  Série “La pensée de Ricœur” (5/6): le dialogue interreligieux

  Série “La pensée de Ricœur” (6/6): de la charité à l’éthique du “care”

De nombreux ouvrages sont publiés sur le philosophe, comme ces deux derniers
livres publiés en 2021 par le professeur de philosophie à la Faculté de théologie
protestante de Strasbourg, Daniel Frey.

  « L’œuvre de Ricœur permet de résister au retour sauvage du religieux »

  Ricœur, la philosophie et la religion

Par Margaux Cassan

Ricœur, la philosophie et la
religion
Daniel Frey est professeur de philosophie à l’université de Strasbourg et
président du conseil scientifique du Fonds Ricœur. Dans son nouvel ouvrage, il
interroge la double laïcité dans l’œuvre de Paul Ricœur.
« Paul Ricœur (1913-2005) est l’un des penseurs les plus marquants du
XXe siècle, auteur d’une œuvre abondante qui sut faire dialoguer la philosophie
avec les sciences humaines, tout en étant elle-même en débat avec presque toutes
les grandes philosophies d’hier et d’aujourd’hui », commence Daniel Frey. Si sa
philosophie excède très largement le champ du religieux, c’est à lui que cet
ouvrage est consacré. Rendre compte du « traitement philosophique de la religion
chez Paul Ricœur », c’est répondre à certaines confusions que lui ont valu la
complexité et la pluralité de son œuvre.

Du philosophe, nous n’avons souvent retenu que son attachement à la distinction
entre son identité philosophique et son identité confessante. Daniel Frey avait
d’ailleurs consacré en 2017 un article à cette double identité dans la revue
Esprit (1). Philosophe de métier, « l’engagement résolu du jeune Ricœur dans le
christianisme social, sous l’influence d’André Philip également marqué par le
barthisme, a fait de lui le type même de l’intellectuel protestant engagé à
gauche ». Cette appartenance demeure même si, comme le rappelle Daniel Frey,
Ricœur se désengage progressivement des cercles militants chrétiens. Au mieux
avons-nous quelques idées de sa réflexion sur la laïcité, développée à la fin du
siècle dernier mais présente en germe dans son œuvre dès 1947. Ricœur opposait
la « laïcité d’abstention », entendue comme un modèle où l’État exclut tout
bonnement la religion, et la « laïcité de confrontation », qui laisse place à un
dialogue fécond entre les confessions. Naturellement, Ricœur plaidait pour une
valorisation politique de cette dernière.

Une laïcisation positive
L’originalité de La religion dans la philosophie de Paul Ricœur réside précisément
dans une lecture nouvelle de la laïcité, au prix d’une étude chronologique et
minutieuse de ses ouvrages. Cette lecture est originale à plusieurs titres. D’une
part, elle opère un travail de déchiffrage conceptuel précieux qui ancre la pensée
ricœurienne dans l’épistémologie de la laïcité, dont Jean-Claude Monod est un
illustre commentateur (2). Daniel Frey dessine à son tour, en lisant Ricœur, les
frontières encore ténues entre la sécularisation et la laïcisation – la première,
oubli des traditions religieuses, est le plus souvent perçue négativement ; la
seconde bénéficie chez Ricœur d’une appréciation positive. Toutefois, là encore,
on ne saurait confondre « le vœu [du philosophe] de penser laïquement la
religion » avec « le phénomène sociétal de sécularisation ».
D’autre part, à partir de cette distinction, Daniel Frey formule l’hypothèse qui
structure son ouvrage : on trouverait dans l’œuvre du philosophe une « double
laïcité ». La première est d’ordre philosophique. Ricœur a renoncé à utiliser ses
convictions religieuses comme fondement de ses arguments philosophiques. Dans
la seconde, il a « maintenu le droit d’opposer à la sécularisation de la société les
convictions chrétiennes en tant qu’intellectuel protestant ». Ces textes et
conférences, où Ricœur assume d’être un intellectuel protestant, existent « en
marge de l’œuvre philosophique laïcisée », autrement dit à côté d’elle. Cette
hypothèse d’une double laïcité chez Ricœur est non seulement convaincante, mais
elle évacue les tentatives de réduire le philosophe, qui à un théoricien chrétien,
qui à un philosophe qui aurait mis de côté sa foi pour philosopher. C’est, au fond,
ce que cherchait Ricœur lui-même : à emmener la philosophie jusqu’à ses confins,
comme l’indique la citation placée en exergue de l’ouvrage : « Lachelier a raison :
la philosophie doit tout comprendre, même la raison. »

« L’œuvre de Ricœur est close, mais le désir de prolonger son œuvre par la
relecture a déjà entraîné et entraînera encore la réapparition d’un grand nombre
de ses textes sur nos tables et nos écrans. Nous espérons que le présent ouvrage,
outre l’éclairage qu’il peut apporter sur la religion dans la philosophie de Ricœur,
favorisera l’exercice du jugement des lecteurs, à qui il reviendra de déterminer
– surtout devant les textes anciens – lesquels relèvent de la laïcité d’abstention et
lesquels de la laïcité de confrontation. »

(1) Daniel Frey, « Paul Ricœur, philosophe et protestant », Esprit, n° 439,
novembre 2017.

(2) Jean-Claude Monod, Sécularisation et laïcité, PUF, 2007, 160 p., 12,50 €.
© Hermann

Daniel Frey, La religion dans la philosophie de Paul Ricœur, Hermann,
484 p., 35 €. À paraître le 27 octobre 2021.

Lire également :

 « L’œuvre de Ricœur permet de résister au retour sauvage du religieux »

 La mémoire selon Paul Ricœur, par Olivier Abel

 Paul Ricœur et Mai 68

 Ricœur et Macron, le philosophe et l’étudiant
Par Laure Salamon

Essai : “Les Murs Blancs”, dans
l’intimité d’une communauté
d’intellectuels chrétiens
L’ouvrage des petits-enfants Domenach permet de comprendre la vie et
l’influence de cette communauté d’intellectuels dont Paul Ricœur a fait partie.

Léa et Hugo Domenach se rendaient le week-end aux Murs Blancs, situés à
Châtenay-Malabry. Pour ces enfants, ce lieu était celui de leurs grands-parents,
Nicole et Jean-Marie Domenach. Ils découvriront plus tard l’histoire de cette
communauté d’intellectuels fondée par le philosophe Emmanuel Mounier et
réunie autour de la revue Esprit. En 2009, lorsque leur grand-mère Nicole
commence à perdre la mémoire, Léa réalise que son aïeule est la dernière
protagoniste vivante de cette période. Elle se met à fouiller dans les archives
familiales et interroge quelques témoins. Ses recherches s’arrêtent là. En 2017,
l’élection d’Emmanuel Macron remet un coup de projecteur sur ce lieu. Le
président raconte y avoir passé du temps en tant qu’assistant du philosophe Paul
Ricœur, membre de cette communauté. Léa Domenach se remet au travail, cette
fois avec son frère Hugo. Ils ont lu tous les ouvages mentionnant, même parfois
de loin, la vie aux Murs Blancs, et repris les interviews avec les témoins. Le livre
retrace cette enquête. Passionnant et facile à lire, il aborde à la fois l’histoire de
ce groupe d’intellectuels, de la revue Esprit, mais également les prises de position
sur des sujets délicats, comme la guerre d’Algérie, et leur influence sur les débats
de l’époque. Les Murs Blancs raconte aussi chaque famille sans cacher les
événements malheureux.

C’est en 1957 que le philosophe Paul Ricœur rejoint la communauté. Les auteurs
le présentent avec affection comme « le seul protestant de la bande ». Les
passages le concernant, ainsi que sa famille, éveillent une attention
particulière. Tout comme ce qu’en dit le président. En effet, à la dernière minute,
l’éditeur a envoyé le manuscrit à Emmanuel Macron qui a accepté de recevoir les
enfants Domenach et partage avec eux ses impressions sur leur livre et ce lieu.
On connaît Paul Ricœur et ses écrits, mais là, on le découvre père de famille,
époux de Simone. On se faufile, telle une petite souris, dans l’appartement des
Ricœur et on les observe. Le philosophe Olivier Abel, cité dans l’ouvrage, se
souvient : « J’étais lycéen, je venais aux Murs Blancs pour voir Ricœur ». « Il est
intéressant même s’il décrit surtout la période après Mounier, celle dans le reflux
de la grande vague avec les problèmes familiaux. Et je ne suis ni le fils spirituel
de Ricœur ni le faux frère des enfants Ricœur, comme Léa et Hugo Domenach
l’ont écrit dans le livre ! » rectifie-t-il avec affection. Et tout en reconnaissant
avoir beaucoup apprécié la lecture de l’ouvrage.

Léa et Hugo Domenach, Les Murs Blancs, Grasset, 2021, 320 p., 20 €.

Par Olivier Abel
« L’œuvre de Ricœur permet de
résister au retour sauvage du
religieux »
Daniel Frey est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de Paul Ricœur, dans
la nouvelle génération. Il répond aux questions d’Olivier Abel à propos d’une
nouvelle édition de textes rares du philosophe protestant.

Est-ce qu’une approche laïque de la religion doit se faire par une sorte
d’abstention méthodique, ou par une méthode de confrontation où l’on
reconnaît son appartenance en entrant dans la discussion ?

Ricœur a adopté, me semble-t-il, les deux types de stratégie. Au début, il a
distingué une « laïcité d’abstention » et une « laïcité de confrontation », en
alternant. Tantôt, en tant que philosophe professionnel enseignant la philosophie
à l’université française, il s’est efforcé de placer entre parenthèses ses convictions
religieuses et de laïciser certains des motifs religieux qui l’ont conduit à
philosopher (comme celui de la « bonté originaire » qu’il discerne dans le récit de
la chute dans la Genèse). Tantôt, dans des textes militants, il n’a pas hésité à
présenter des convictions fortes, issues de milieux d’engagement collectif comme
Le Christianisme social et Foi et Éducation, susceptibles selon lui d’irriguer la
pensée et la pratique sociales. Mais au fil du temps, il s’en est de plus en plus
tenu à la première forme de laïcité, celle qui s’abstient de faire état de
convictions… sans que pour autant le religieux ait disparu de son œuvre, comme
en témoignent les douze textes de ce volume, qui couvrent une cinquantaine
d’années !

Et donc pour revenir à la question, je comprends qu’il n’ait pas voulu être réduit à
son appartenance au protestantisme. Mais je ne suis pas sûr qu’il ait toujours su
convaincre de la possibilité de faire abstraction de cet ancrage même, dès lors
qu’il n’a cessé de chercher à convaincre la philosophie d’interroger la notion de
vérité, parce qu’il estimait recevoir de la perspective biblique l’idée d’une vérité
qui n’est plus définie comme une correspondance à une réalité existante, mais
comme une manifestation, une ouverture sur une réalité inouïe.

Peut-on dire que Ricœur, toujours à contretemps, aurait résisté à un
certain retour du religieux comme il avait résisté à la prétendue fin des
religions ?

C’est précisément à cette très bonne question que l’on voit à quel point le monde
a changé depuis les années 1950 où, en effet, Ricœur tâchait de maintenir le droit
de penser à partir de symboles et de mythes religieux (bibliques, grecs) ; alors
que, depuis, nous ne savons plus comment faire droit au religieux sans qu’il
prenne toute la place. Peut-être que l’œuvre de Ricœur permet de résister au
retour sauvage du religieux, compris comme « pierre d’achoppement » de la
modernité : le religieux doit accepter d’être pensé, thématisé, discuté. La
philosophie ne l’épuisera jamais – pas plus qu’elle n’épuisera l’art. Elle met à nu
la part d’assentiment irréductible du croyant à ses croyances. Dire que cet
assentiment échappe en partie à la raison ne justifie pas toutes les croyances, car
la raison reste l’idéal de la communication universelle des humains. Il n’y en a pas
d’autre…

Quelles sont vos actuelles orientations de recherche ?

Ces trois dernières années, en même temps que je préparais l’édition de ces
Écrits et conférences, j’ai rédigé un ouvrage qui paraîtra en octobre chez
Hermann, intitulé La religion dans la philosophie de Paul Ricœur. J’y effectue une
traversée de l’œuvre de Ricœur sous l’angle de son rapport à la religion – qu’il
tenait pour le non-philosophique par excellence. Depuis, j’ai formé le projet d’une
petite philosophie des âges de la vie, dont l’idée, d’ailleurs, m’a été inspirée de
quelques pages de la thèse de Ricœur consacrées à la « psychologie des âges ».

Propos recueillis par Olivier Abel

  Penser la religion

  Daniel Frey, professeur de philosophie à la Faculté de théologie protestante de
  l’université de Strasbourg et président du conseil scientifique du Fonds Ricœur,
  pilote un important projet de bibliothèque numérique des textes de Paul
  Ricœur, progressivement mis en accès libre via le portail de Paris Sciences et
  Lettres. Dans cet ouvrage, paru dans la collection « Écrits et conférences » du
  Fonds Ricœur aux éditions du Seuil, Daniel Frey a réuni des textes importants,
  devenus introuvables, jalonnant à la fois plusieurs décennies et plusieurs
aspects de la pensée de Ricœur à propos de la religion. Ricœur n’a cessé
  d’insister sur l’importance des sources non philosophiques de la philosophie, et
  c’est pourquoi certains de ces textes vont puiser à la fois dans la littérature
  biblique et dans celle des tragiques grecs, l’une privilégiant une innocence
  originaire et une vision éthique du mal, l’autre privilégiant un mal toujours déjà
  là, et un sujet plus victime que responsable. La pensée chrétienne naît à la
  confluence des deux traditions, qui disent conjointement la possible conversion
  du mal radical vers ce que Ricœur appelle « le fond de bonté ». Dans ces textes,
  on le voit aussi chercher à montrer la « réalité » spécifique que désignent les
  différents grands genres littéraires qui tissent l’intertextualité biblique, et les
  diverses expressions de la foi.

  Olivier Abel

Référence

Paul Ricœur, La religion pour penser, Seuil, 2021, 448 p., 26 €.

Lire également :

  Série “La pensée de Ricœur” (1/6) : le prochain chez Paul Ricœur

  Série “La pensée de Ricœur” (2/6) : L’amitié chez Paul Ricœur

  Série “La pensée de Ricœur” (3/6) : L’autre sans visage

  Série “La pensée de Ricœur” (4/6): le proche et le lointain

  Série “La pensée de Ricœur” (5/6): le dialogue interreligieux
Série “La pensée de Ricœur” (6/6): de la charité à l’éthique du “care”

  Paul Ricœur et Mai 68

  Ricœur et Macron, le philosophe et l’étudiant

  Une sélection de livres sur Paul Ricœur

Par Albert Huber

Podcast : Paul Ricoeur, philosophe
aux mille vies
Le 6 mars dernier, Intelligence Service (France Inter) consacrait une émission au
philosophe Paul Ricœur. À retrouver en podcast.
Intellectuel aux vastes connaissances, Paul Ricœur incarne les déchirements qui
ont traversé le XXe siècle. Figure majeure de la philosophie, théoricien des
sciences humaines et de l’éthique, mentor d’Emmanuel Macron, le penseur
continue d’inspirer notre temps. Mais qui était-il ? Quels combats l’ont animé
jusqu’à sa disparition en 2005 ? À destination d’un large public, France Inter
dresse un saisissant portrait de ce philosoœphe aux mille vies. Avec la
participation d’Olivier Abel, théologien protestant, et Léa Domenach, autrice et
réalisatrice.

« Paul Ricœur, la mémoire, l’histoire, l’oubli », Intelligence Service du 6 mars
2021, 48 mn, sur le site de France Inter.

Par Jean-Yves Guérin

“L’Homme révolté” lu par Ricœur
Lecteur à la fois admiratif et critique d’Albert Camus, Paul Ricœur s’est interrogé
sur la portée métaphysique de son essai L’Homme révolté.

« Nous n’avons pas l’intention de critiquer Camus ni de le tirer à nous ; il est plus
important de le comprendre, et surtout de comprendre comment, à partir de
l’absurde, il tente de vivre. » L’Homme révolté est, pour Ricœur, un « grand livre
qui force à porter très loin la réflexion » car il se situe « au cœur des embarras de
la pensée moderne ». C’est « un formidable diagnostic de notre temps par le biais
d’une pathologie de la révolte ».

Le philosophe situe l’essai dans l’œuvre de son auteur et dans l’époque. C’est
« une riposte au nihilisme » et l’émergence d’une volonté. « La courte méditation
sur le sens de la révolte est submergée par un gros livre, qui est une véritable
histoire de la révolte dans la conscience moderne. » Cette histoire, que ce soit
celle de l’insurrection métaphysique ou de la révolution historique, est celle de
perversions. « Toute la foi de Camus est dans la conviction que le principe de la
révolte est plus grand que l’histoire de la révolte. »

Job et Sisyphe
« La sagesse de Camus » comporte trois préceptes essentiels : le refus de toute
philosophie de l’histoire, la nécessité des limites, l’intransigeance dans le choix
des moyens. Il n’est pas sûr, estime Ricœur, que l’origine de la révolte soit le
refus de la condition humaine. Il faudrait mener maintenant une réflexion sur la
dialectique du travail et de la parole, bref faire davantage appel à l’histoire. Il
oppose ensuite à la révolte de Sisyphe une autre que l’incroyant Camus ignore,
celle de Job. « Pour que la pensée de Camus fût radicalement mesurée, il faudrait
que sa révolte fût radicalement subordonnée à une affirmation originelle. » Il écrit
encore : « Camus est de ceux qui se posent la question de savoir si l’homme peut
survivre à la mort de Dieu, si l’homme n’est pas mort avec Dieu. […] Ce livre veut
être à la fois un exercice d’impitoyable véracité à l’égard de la réalité historique
et un recours réflexif à un absolu de l’homme par-delà et contre l’histoire. »
Par Margaux Cassan

Série “La pensée de Ricœur” (6/6):
de la charité à l’éthique du “care”
La souffrance des malades, l’observation du travail des médecins, l’objectivation
des corps, la confiance et le respect des autres. Autant d’éléments essentiels du
renouveau du concept de charité.

L’étude du prochain chez Ricœur implique de revenir sur l’empreinte religieuse
d’un tel thème, mais aussi, à terme, de la dépasser. En effet, au fil de son travail,
Ricœur s’est nourri de sa foi pour en étendre les limites aux sphères de l’éthique
médicale, de la morale, de la politique. Pour être fidèle à son œuvre, il convient
de terminer cette série en s’intéressant aux relations que Ricœur a pu tisser, au-
delà de la théologie, avec les corps de métier et les philosophies contemporaines ;
en particulier, comment le thème de la charité lui a permis de se rapprocher de
l’univers médical et des philosophies du soin (dites par convention du care, en
hommage à leur origine anglo-saxonne).

Ricœur et le monde médical
Ricœur est venu à ce sujet par l’étude du monde médical. Les Églises sont à
l’origine de l’accompagnement des malades, la prise en charge des mendiants,
l’aide aux indigents. La démocratisation et la laïcisation de la charité conduisent à
s’intéresser aux nouvelles formes d’assistance –notamment dans le milieu
médical. Ricœur est l’auteur de la préface d’un Code de déontologie médicale
(1996) et de celle du livre publié par Amnesty International intitulé : Médecins
tortionnaires, Médecins résistants (1990).

Dans ce dernier, Ricœur explique qu’à la différence de l’œuvre de charité, la
médecine “objective” le corps du patient. Autrement dit, ce n’est ni la pitié ni la
compassion qui motive le traitement du malade: c’est le devoir de soigner. D’où le
fait, dit Ricœur, que la prestation soit tarifée.

Cette objectivation n’a rien d’injuste; elle est nécessaire. Il faut comprendre la
tendance des malades à craindre les techniques médicales et les institutions de
santé, mais pas la justifier. Pour Ricœur, il peut exister un “pacte de soin fondé
sur la confiance” entre médecins et malades qui rétablit le rapport d’égalité et de
respect. Comme les philosophies du care, Ricœur s’assure, d’une part, de la
reconnaissance de la vulnérabilité, et d’autre part, de la répartition la plus
équitable possible entre ceux qui fournissent le soin et ceux qui le reçoivent –ou, à
défaut, une relation de confiance mutuelle qui rompt avec le déséquilibre inhérent
à la charité. Dans les dernières années de sa vie, ce qui était jusque-là une
attention religieuse à l’autre –la charité– se laïcise. Ricœur s’intéresse désormais
au souci des autres en démocratie, à la “sollicitude”.

La dépendance à autrui
Par sollicitude, il entend à la fois “la visée éthique” (les actions de bonté morale)
et “la chair affective des sentiments” (les actions de bonté spontanée). La
sollicitude existe et elle est nécessaire parce que, malgré notre autonomie et
notre irremplaçabilité, nous sommes dépendants d’autrui. En effet, c’est comme si
la tradition intellectuelle, en définissant l’homme comme autonome, capable
d’agir, de parler, d’imaginer, avait oublié qu’il était aussi souffrant, fragile,
vulnérable: celui qui tend la main.

À vouloir le glorifier pour le séparer de l’animal, la philosophie a omis de
reconnaître en l’homme sa chair, son corps, son aptitude à souffrir et à faillir au
nom de la toute-puissance de son âme. L’oubli de la vulnérabilité s’explique par la
survalorisation de l’individualisme qui refuse la codépendance. L’homme doit être
grand et autonome : mais à quel prix ? Seul, il est davantage susceptible de faillir.
D’où la nécessité d’une société organisée, non plus autour de la charité, mais
autour du soin, du prendre soin.
Une forme laïcisée de charité
En 1997, Ricœur publie un texte de référence, “Autonomie et vulnérabilité”. Dans
cet article, il propose d’intégrer la variable “vulnérabilité” dans les décisions
politiques. La vulnérabilité, c’est reconnaître que l’on a besoin des autres, que
l’on est en attente de soin, sans pour cela réduire la personne vulnérable à la
victime. La vulnérabilité n’est que le constat de l’interdépendance des membres
d’une société, où, si chacun est autonome, aucun n’est capable d’autarcie.

Au même moment, les philosophies du care refusent pour la première fois de
l’histoire de la discipline de définir le sujet par ses capacités. En définissant
l’homme comme puissant, solide et responsable, la philosophie ne décrit pas la
réalité : dans chaque société, des citoyens prennent soin d’autres citoyens. “Le
care désigne l’ensemble des gestes et des paroles essentielles visant le maintien
de la vie et de la dignité des personnes, bien au-delà des seuls soins de santé. Il
renvoie autant à la disposition des individus – la sollicitude, l’attention à autrui–
qu’aux activités de soin –laver, panser, réconforter, etc. –, en prenant en compte à
la fois la personne qui aide et celle qui reçoit cette aide, ainsi que le contexte
social et économique dans lequel se noue cette relation”, explique Éric Gagnon,
chercheur à l’université de Laval, au Canada.

  Une    relation                          incrémentale                         et
  rééquilibrée
  Définition. Ce que le care ajoute à la charité? L’exigence de la réciprocité. À
  l’origine, la notion de care est apparue chez Carol Gilligan (née en 1936),
  philosophe féministe américaine, pour décrire les inégalités dans les récepteurs
  et émetteurs du soin. Les femmes seraient, en particulier, davantage
  émettrices, un déséquilibre que l’on a longtemps expliqué par un altruisme
  naturellement plus renforcé chez elles. L’idée était la suivante: la charge du
  care n’est pas également répartie entre les individus, et les pourvoyeurs de
  care sont souvent déconsidérés. Il est temps de renverser cette tendance vers
  une répartition équitable du care. Ricœur, ne partant certes pas du point de
  vue féministe, rejoint cette quête de reconnaissance.
Fabienne Brugère, L’éthique du “care”, collection “Que sais-je?”, PUF, 2011
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