Flammarion 2019 Rentrée littéraire d'Hiver - Numilog

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Flammarion 2019 Rentrée littéraire d'Hiver - Numilog
Flammarion
      Rentrée
littéraire d’Hiver
      2019
Flammarion 2019 Rentrée littéraire d'Hiver - Numilog
Flammarion 2019 Rentrée littéraire d'Hiver - Numilog
Accueillante. C’est comme cela que nous avons imaginé notre
rentrée littéraire d’hiver, une rentrée dont les voix et les formes sont
si variées qu’elle devrait permettre à chaque lecteur de trouver le,
les livres qui l’accompagneront en ce début d’année.
     Accueillante, donc, cette rentrée qui s’ouvre en janvier, quatre ans
après Soumission, avec le nouveau livre de Michel Houellebecq et qui
se poursuit avec le très hitchcockien roman de Véronique Ovaldé ou le
résolument politique China Dream, de Ma Jian. Des grands noms cet hiver,
oui, mais aussi des premiers romans, dont les titres à eux seuls évoquent
déjà un univers : Le matin est un tigre, Blagues pour miliciens.
      Entre ces livres très attendus et ces premiers romans à découvrir,
ceux des auteurs que nous aimons et défendons depuis longtemps :
des romans plus intimes, avec l’histoire de ce garçon de dix ans dont
l’enfance finit « après la mer » ou celle de cette jeune fille qui, l’été de ses
dix-huit ans, en apprendra plus long sur la vie qu’elle ne l’aurait voulu ; ou
encore des « exofictions », comme on dit désormais – qui portent ici sur
des vies minuscules ou méconnues, car qui connaît la géante Sandy Allen,
le résistant yougoslave Jean Kopitovitch ou encore Elizabeth Nietzsche ?
      C’est une rentrée à l’image de la maison, qui entend redire que, de
Houellebecq à la collection « Poésie » en passant par la revue Décapage,
c’est un même esprit qui nous guide. Défendre des livres qui comptent en
pensant, comme Georges Perros, à tous les lecteurs pour lesquels lire est
« un espoir de vivre davantage, autrement, mais davantage que prévu. »

                                                                   Alix Penent
                                                          Directrice éditoriale
Flammarion 2019 Rentrée littéraire d'Hiver - Numilog
LITTÉRATURE       française
Rentrée littéraire 2019      Michel Houellebecq                         3
                             Alexandre Feraga
                             Après la mer                               5
                             Constance Joly
                             Le matin est un tigre                      9
                             Isabelle Marrier
                             Le silence de Sandy Allen                 13
                             Karine Reysset
                             L’Étincelle                               19
                             Véronique Ovaldé
                             Personne n’a peur des gens qui sourient   23
                             Nathalie et Christophe Prince
                             Nietzsche au Paraguay                     29

                          ESSAIS   littéraires
                             François-Guillaume Lorrain
                             Vous êtes de la famille ?                 33

                          LITTÉRATURE        étrangère
                             Ma Jian
                             China Dream                               37
                             Mazen Maarouf
                             Blagues pour miliciens                    41

                          poésie
                             Serge Pey
                             Le Carnaval des poètes                    44
                             Cécile Mainardi
                             Idéogrammes acryliques                    45

                             Revue littéraire Décapage                 46
Flammarion 2019 Rentrée littéraire d'Hiver - Numilog
Michel Houellebecq
                                       Après Soumission (2015), Michel Houellebecq revient avec un nouveau roman
                                       à paraître le 4 janvier 2019.
Photo : Philippe Matsas © Flammarion

                                                                                                      Titre à venir
                                                                                     352 pages - 22 € - 9782081471757

                                        LITTÉRATURE               française Flammarion
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le livre... Devant sa voiture chargée
jusqu’à la gueule, son père l’attend. Alexandre
a dix ans, c’est le début des vacances, mais
de vacances, justement, la famille n’en prend
jamais. Il découvre alors stupéfait que lui seul

                                                                                 Photo : Astrid di Crollalanza © Flammarion
fait partie du voyage. Son père ne lui souffle
mot de leur destination mais qu’importe, il
espère pouvoir se rapprocher de cet homme
désespérément taiseux et, peut-être même,
gagner son affection.
Le temps d’un été, Alexandre va devenir
Habib – c’est son premier prénom qu’il n’a
jamais utilisé en France –, traverser la mer,
découvrir l’Algérie, d’où vient son père, et
prouver à ses grands-parents que leur aîné         Alexandre Feraga
                                                   est né en 1979. Son premier
n’a pas renié ses origines. Et si pour cela il
                                                   roman, Je n’ai pas toujours
doit engloutir tout ce que l’Algérie fait de       été un vieux con
pâtisseries, s’essayer au football pour son        (Flammarion, 2014),
cousin, subir les corrections d’un grand-père      a connu un beau succès
soucieux d’honneur, tant pis. Mais le but de       en librairie. Après la mer
ce voyage se révèle, au fur et à mesure,           est son premier livre
étrangement inquiétant.                            d’inspiration
                                                   autobiographique.
Avec la tendresse et la cruauté qu’on a pour
le passé qu’on enterre, Alexandre Feraga livre
le roman bouleversant de la fin d’une enfance.
                                                   Après la mer
                                                   135 x 210, 304 pages, 19 €
                                                   ISBN : 9782081448285
                                                   Parution le 9 janvier 2019

LITTÉRATURE                   française Flammarion
Flammarion 2019 Rentrée littéraire d'Hiver - Numilog
Alexandre Feraga

    « Mon père a démarré. La voiture a peiné au début, char-
gée comme elle l’était. Nous avons traversé la résidence, puis la
ville, puis d’autres villes avant de nous engager sur l’autoroute.
Il ne parlait pas. Et moi, je ne savais pas quoi lui dire non plus.
Je le connaissais par cœur en père absent. J’avais échafaudé
de multiples versions de lui. Je vivais en secret les mots qu’il
ne me disait pas, les règles des jeux que nous ne partagions
pas, les regards qu’un fils espère, les conseils qu’un fils attend.
Cette soudaine proximité me troublait. J’avais l’impression de
voyager avec une idole. J’étais paralysé par cette vie secrète que
nous partagions. J’étais tiraillé entre la joie d’être avec lui et la
peur de découvrir que ce vrai père n’arrivait pas à la cheville
du faux dieu dont j’imaginais chaque jour les origines.
     Il s’est mis à tapoter le volant de plus en plus vite. Il battait
la mesure d’une musique intime, nerveuse et désordonnée. Il
s’est engagé sur une aire d’autoroute, a garé la 504, a défait sa
ceinture et s’est penché au-dessus de mes genoux pour atteindre
la boîte à gants. Quand il a effleuré ma cuisse avec son épaule,
j’ai sursauté à la petite décharge électrique qu’a créée notre
contact. Sur le coup j’ai pensé aux caddies du supermarché qui
eux aussi m’envoyaient sournoisement des coups de jus quand
je posais la main dessus. Nous ne nous touchions jamais. Pas
de marque d’affection, pas de gestes de protection, pas même
une baffe. La dernière fois que nous avions été si proches je
devais porter des couches.
     Mon père a récupéré un paquet de cigarettes dans la boîte
à gants. Des Gitanes filtre. Il passait plus de temps avec la
dame qui dansait sur ce paquet qu’avec moi. Il connaissait
probablement mieux sa silhouette vaporeuse que ma taille ou
ma pointure. Alors que moi, même en le voyant si peu, je savais
déjà qu’il taperait sa cigarette sur l’ongle de son pouce gauche,
Flammarion 2019 Rentrée littéraire d'Hiver - Numilog
Après la mer # Extrait

qu’il prendrait son Zippo dans sa poche intérieure droite et
qu’en allumant sa Gitane, il fermerait les yeux deux secondes
pour éviter l’attaque des premières volutes. Je m’étais habitué
à enregistrer les rares moments qu’il passait avec nous, entre
deux portes, à la volée, comme les chasseurs d’images cachés
dans les hautes herbes de la savane. Ces fragments de vie, ces
scènes tronquées ne suffisaient pas à faire un film entier mais
elles me permettaient de ne pas passer pour un bâtard. »
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le livre... Cela fait des mois qu’Alma
voit sa vie se hérisser de piquants : sa fille
souffre d’un mal étrange et s’étiole de jour
en jour. Les traitements échouent et les

                                                                                 Photo : Roberto Frankenberg © Flammarion
médecins se résolvent à diagnostiquer une
tumeur. Mais Alma n’y croit pas, il y a autre
chose, pressent-elle. Elle a très nettement
la vision d’un chardon, qui empêcherait sa
fille de respirer. Son mari lui répond qu’elle
n’est pas dans un roman de Boris Vian. Mais à
quelques heures de l’opération censée guérir
sa fille, ses intuitions maternelles persistent.
Il ne faut pas opérer, c’est autre chose qui
pourrait la sauver. Elle, peut-être ?
Le matin est un tigre, parce que chaque jour      Constance Joly travaille
                                                  dans l’édition depuis une
est un combat, un assaut et qu’il faut s’en
                                                  vingtaine d’années et vit en
débrouiller. Constance Joly met en scène,         région parisienne. Le matin
dans une langue merveilleusement imagée,          est un tigre est son premier
le combat d’une femme qui découvre ce que         roman.
l’on transmet, malgré nous, à nos enfants.

                                                  Le matin est un tigre
                                                  135 x 210, 160 pages, 16 €
                                                  ISBN : 9782081444898
                                                  Parution le 9 janvier 2019

LITTÉRATURE                  française Flammarion
Constance Joly

     « Depuis ses quatorze ans, il y a six mois, Billie souffre
d’un mal étrange. Elle tousse, maigrit à vue d’œil et se plaint
de douleurs au thorax, comme si une plante vénéneuse poussait
dans sa poitrine. Alma pourrait presque deviner des feuilles
maléfiques bordées d’épines sous la crème pâle de sa peau.
En secret, elle appelle « le chardon » le mal qui a pris sa fille.
Billie est fragile, une fleur en verre soufflé, aux nervures bleues,
que ses parents ne savent plus bien approcher. Confusément,
Alma se sent responsable du mal de Billie. Elle se demande si
la mélancolie infuse souterrainement et contamine ceux que
l’on aime. Billie et elle sont si proches, depuis toujours. Billie
sent tout, sait tout, devine tout de sa mère. Elles se mélangent
comme du lait dans de l’eau, formant un même nuage. Alma se
souvient que Billie a su, lorsque Alma s’était cassé la cheville.
Elle faisait une randonnée de cheval avec son club et s’était
brusquement arrêtée de trotter. Elle avait dit à sa mère le soir
même, je ne pouvais plus avancer, je savais qu’il t’était arrivé
quelque chose. Billie est une enfant anormalement sensible et
intuitive. Son empathie est rare. Alma a toujours été étonnée
de sa capacité à la « soigner ». Un jour où, malade, elle avait été
prise de vomissements au bord d’une petite route, Jean s’était
éloigné, vaguement dégoûté ; Billie, elle, avait accompagné sa
mère dans le bosquet où elle vidait ses tripes, lui caressant la
tête, lui tendant un linge mouillé. Elle n’avait pourtant que
six ans.
     Avec son regard bleu pâle, ses boucles d’or patiné, Billie a
un air très ancien, comme une gravure du xixe. Mais, davantage
que ce physique séraphique, c’est son expression grave qui
frappe. Même nouveau-né, le regard de Billie signifiait à Alma
qu’elle était une vieille mâne, et cette profondeur perturbait
parfois sa mère. Toutes les deux ont développé une relation
Le matin est un tigre # Extrait

siamoise. Alma a d’ailleurs beaucoup joué à ce jeu avec Billie :
lorsqu’elles trouvaient deux amandes jumelles dans la même
coque, chacune devait en manger la moitié, et le lendemain, la
première qui disait à l’autre « Bonjour Philippine » avait gagné.
Alma et Billie sont les deux moitiés du même fruit. Elles
ont un langage à elles : une « choulerie » (ou une « oyoterie »)
désigne quelque chose d’adorable, « se taper la duisse » signifie
avoir les boules, « badance », c’est la poisse absolue. Dans les
noms d’amour, « Graine d’anchois » est le plus usité, bien que
« dechti » lui vole parfois la vedette. Ces mots inventés par
Billie sont si puissants que sa mère a oublié comment les dire
autrement.
     Alma a déjà tenté, un soir, de lui parler de son angoisse.
Billie, euh écoute (elle chuchotait). Tu es le trésor de ma vie.
Tu vois, j’ai juste peur de… Alma avait les mains moites, elle
ne savait pas comment poursuivre. J’ai l’impression de t’infuser
mon mal-être, je, est-ce ma faute si tu es malade Billie, Billie…
Billie avait secoué la tête, les yeux mi-clos. Alma attendait une
réponse. Une pie s’était envolée depuis le frêne. Au bout d’un
moment, elle s’était aperçue que Billie avait des écouteurs dans
les oreilles et qu’elle n’avait rien entendu. Alma s’était trouvée
stupide avec ses histoires.
     Depuis, elle n’a jamais eu le courage d’aborder de nouveau
la question avec sa fille. »
15

le livre... En          1975, elle mesure
2,32 mètres et entre dans le Guinness World
Records Book. Sandy Allen est devenue, à
vingt ans, la femme la plus grande du monde.
Maigre consolation quand on est une fille

                                                                               Photo : Claude Gassian © Flammarion
ordinaire de l’Indiana pour qui rien ne va
de soi. Ni jolie robe, ni patins à roulettes à
sa taille, ni jeune prétendant. Qui, à part sa
grand-mère, pour voir en Sandy Allen autre
chose qu’un freak ? Un homme, Federico
Fellini. Le Maestro, croisant son imposante
silhouette au détour d’un journal, va lui com-
poser un rôle sur mesure dans son Casanova
et l’accueillir à Cinecittà. Mais comment
Sandy pourrait-elle, elle qui aimerait tant      Isabelle Marrier est
                                                 l’auteur, entre autres, du
passer inaperçue, s’emparer de cette unique
                                                 Reste de sa vie et d’En cas
occasion d’être superbement exposée ?            d’exposition des personnes
                                                 (Flammarion, 2014 ; 2017).
Isabelle Marrier continue, avec Le silence de
                                                 Le silence de Sandy Allen
Sandy Allen, de poser son regard sur des vies    est son cinquième roman.
délaissées ou marginales et de défendre,
avec autant de tendresse que de lucidité, ces
existences que l’on dit hors normes. De son
écriture incroyablement incarnée, elle érige     Le silence
                                                 de Sandy Allen
Sandy en miroir gênant d’une société que la      135 x 210, 288 pages, 19 €
différence effraie toujours.                     ISBN : 9782081424012
                                                 Parution le 9 janvier 2019

LITTÉRATURE                  française Flammarion
Isabelle Marrier

                      Première séquence

     « L’année dernière, j’ai passé l’été en ville. Juillet n’en finis-
sait pas, la chaleur traînait tard dans les rues ses grandes jupes
poussiéreuses. J’étais extraordinairement seule. Partout, des
places de stationnement libres et je n’avais plus de voiture. Sur
les volets baissés de l’épicier et du boulanger étaient accrochés
ces mots d’abandon qui n’ont pas besoin d’être lus. Le soir, je
croisais sur les trottoirs de très vieux solitaires promenant leur
dignité en laisse. Je frissonnais, je ne pouvais ignorer pourquoi
personne ne m’accompagnait au fil des heures de l’été. J’avais
du travail. Le temps coulait comme une rivière peu à peu prise
par les glaces. Mes lunettes veillaient à côté de l’ordinateur ou
sur la table de chevet. Je décidai d’aller au cinéma.

     Il y avait longtemps, dans une vie d’avant la vie qui m’avait
conduite au silence des aubes estivales, à la lumière transpercée
du cri bleu des enfants et des martinets, j’avais aimé le cinéma,
le cœur battant. Comme la lecture, il m’était un moyen de
déchiffrement du monde, une ardente nécessité. Par le film,
j’entrai dans l’esprit d’autrui. Sur l’écran, je voyais bouger les
songes comme l’on regarde les passants par la fenêtre ; mieux que
Le silence de Sandy Allen # Extrait

descendre dans la rue, c’était m’introduire dans les immeubles,
pousser les portes closes des chambres, être vivant cent fois.
     Dans la vraie vie, je commis quelques erreurs et ne m’en
trouvai pas heureuse. Les images sur l’écran ressemblaient
à celles de mes rêves et de ma conscience abîmée. Je ne les
supportais plus. Et comme j’ai le mauvais goût du regret et du
manque, je préférai renoncer au cinéma, cessai de reconnaître
ce que j’aimais en suivant des chemins qui n’étaient pas les
miens. Ce fut dommage pour ma culture et ridicule d’une
manière générale. Au bout du compte, j’ai vu trente ou quarante
fois moins de film qu’un autre de ma génération. Les visages
des acteurs les plus fameux me sont étrangers, plus encore
le nom des réalisateurs. De la grammaire des plans ou des
références internes, je ne suis pas du tout instruite. En somme,
un illetrisme.

     Cette longue diète me rendit une quasi-virginité, une
innocence de sauvage. Certaines images aujourd’hui me
frappent au cœur, m’émerveillent, je ne les déchiffre pas, je
les prends en pleine poire, à grande vitesse. Quand elles ne
me fracassent pas, elles me poursuivent, je les laisse me hanter,
elles me harcèlent, je les interroge, elles se dérobent, nous nous
retrouvons. Ma naïveté est celle d’une enfant à l’époque des
lanternes magiques, j’insiste. Du cinéma, je me suis fabriqué
tout un drame intime.

     Bref, la salle de cette ville où l’été déroulait mes jours soli-
taires proposait un Panorama italien clôturé par le Casanova
de Fellini. Je m’y rendis l’après-midi. À la soixante-douzième
minute, un brouillard fumant a envahi l’écran et Casanova
cherche à se noyer dans la Tamise. Il est en habit de cour,
Isabelle Marrier

récite du Tasse, ramasse une pierre, s’apprête à s’en fracasser
le crâne pour accélérer sa fin. Et, là, sur l’autre rive, il aperçoit
la Géante. Je vois la Femme Immense. Il ne veut plus mourir.
Giacomo part à sa recherche, il doit retrouver absolument,
dit-il, la statue qui marche, ce navire debout. Je lui emboîte le
pas, lui colle aux semelles, les yeux ouverts, le cœur à l’amble.

     En sortant du cinéma, les yeux clignotant dans la lumière
d’août, une décision se prend en moi. Non, elle a déjà été
prise, au premier instant, à la première image d’elle. Je veux
savoir ce que je voyais quand je voyais la Géante. Et je veux
savoir qui elle est, cette femme-là, l’unique. Je ne la quitterai
pas avant. Elle a renversé ce que je connaissais du féminin et
de l’être humain, ainsi une table trop légère basculée à son
passage.

     Dans ma vie, l’eau se remet à couler. Par sa seule présence,
elle m’a rendue à moi-même, m’a absentée du sortilège nos-
talgique de cet été en ville. Totalement autre, je la reconnais
comme ma sœur. Je veux croire que nous nous attendions.
En une seconde, cette femme est le point de départ d’une
aventure intérieure, le vent levé sur la hâte de vivre. Son
obscur prodige.

    Aucun de nous n’est différent. Tous, voyageurs inattendus,
tous désorientés, les mains vides ou encombrées de bagages,
souriants ou tragiques, tous, joueurs de trompette, éleveurs de
loutres, comptables, oisifs, chauffeurs de bus et tondeurs de
pelouses, zadistes ou dandys, sourds-muets et imams, riches
et minables, nous perdons nos pas dans cette gare de la vie, à
attendre le train que nous n’avons pas choisi, le voyage dont
Le silence de Sandy Allen # Extrait

on ne sait que penser. Dans son colossal isolement, Sandy
Allen nous le manifeste avec une plus tragique douceur que
quiconque. J’avais besoin d’elle sans comprendre pourquoi.
Aussitôt, moi je l’avais aimée, et lui étais redevable de ce
commencement. Je ne sus rien faire d’autre qu’écrire. »
21

le livre... Quand Coralie reçoit le faire-
part de mariage d’une amie de faculté perdue
de vue depuis vingt-cinq ans, ce sont les
souvenirs longtemps refoulés d’un été brû-
lant en Dordogne qui remontent à la surface.

                                                                                   Photo : Claude Gassian © Flammarion
Août 1993, Coralie quitte le modeste pavillon
de banlieue où ses parents se déchirent pour
la splendide maison de famille de Soline. C’est
un autre monde qui s’ouvre alors à elle, celui
d’un milieu privilégié, peuplé d’adultes et
d’adolescents magnétiques, dont l’aisance
et la culture l’émerveillent et la complexent.
Dans une atmosphère lascive et trouble,
et alors qu’un kidnappeur d’enfants hante
la région, la jeune femme se révèle à elle-         Karine Reysset a 44 ans
                                                    et vit à Paris. Elle est
même. D’amours débutantes en secrets
                                                    notamment l’auteur des
bien cachés, de jalousies en trahisons, les         Yeux au ciel (L’Olivier,
masques tombent et le danger rôde.                  2011), de L’Ombre de
                                                    nous-mêmes et de La Fille
Avec ce roman d’apprentissage sous le signe         sur la photo (Flammarion,
du désir, Karine Reysset livre un portrait clair-   2014 et 2017). Son roman
obscur d’une jeune femme en devenir.                Comme une mère
                                                    (L’Olivier, 2008) a été
                                                    adapté en téléfilm en 2011
                                                    sous le titre La Fille de
                                                    l’autre. L’Étincelle est son
                                                    huitième roman.

                                                    L’Étincelle
                                                    135 x 210, 240 pages, 18 €
                                                    ISBN : 9782081452596
                                                    Parution le 9 janvier 2019

LITTÉRATURE                   française Flammarion
Karine Reysset

     « Ma venue fut décidée à la dernière minute. La séparation
de mes parents m’avait ébranlée. J’avais l’impression que le
nouvel équilibre familial, fragile et précaire, reposait en grande
partie sur mes épaules – ce qui me paraît rétrospectivement
exagéré –, et l’invitation de Soline était tombée à pic. J’y voyais
une échappatoire. Sa possibilité, au moins. Sa famille était déjà
arrivée sur les lieux après deux semaines passées en Toscane.
Il fut donc prévu que je les rejoindrais par mes propres moyens.
C’était la première fois que je partais seule. Jusqu’alors, ma
mère avait toujours trouvé une bonne raison pour me le refuser.
Majeure depuis peu, j’avais obtenu gain de cause après d’âpres
négociations et subi un véritable interrogatoire. Que faisaient
les parents de Soline dans la vie ? Y aurait-il des garçons de mon
âge (à savoir, aux yeux maternels, des prédateurs potentiels) ?
Serions-nous soumises à un couvre-feu ? Par ailleurs, je dus
promettre de ne pas boire. Et prendre en charge mon billet
de train. Tout au long de l’année, je gagnais mon argent de
poche en faisant du baby-sitting. De nombreuses familles
logeaient dans notre lotissement et, répondant parfaitement à la
définition de la girl next door, j’inspirais confiance. Une fois les
enfants endormis, j’en profitais pour regarder Canal +, goûter
les liqueurs et eaux-de-vie et fouiner dans les armoires. Ayant
toujours ma mère sur le dos, travailler tout juillet dans une
agence bancaire boulevard Saint-Germain m’avait dépaysée,
même si cela impliquait de remplir des remises de chèques à
longueur de journée. Vivant en banlieue, j’aimais l’été dans les
beaux quartiers parisiens en partie vidés de leurs habitants,
j’avais la sensation d’avoir la ville pour moi toute seule.
      Je n’ai pas de souvenirs précis du long trajet jusqu’à
Brive-la-Gaillarde, seulement de celui en RER jusqu’à la gare
d’Austerlitz où ma mère avait à tout prix voulu m’accompagner.
L’Étincelle # Extrait

Mathieu, mon frère âgé de onze ans, traînait les pieds. Elle me
parla encore du énième point de discorde qu’elle rencontrait
avec mon père, concernant cette fois mes frais de scolarité,
pourtant guère élevés en définitive, je m’étais interdit toute
filière autre qu’universitaire pour éviter justement ce genre de
problème. Mes parents avaient veillé néanmoins – ils s’étaient
accordés là-dessus – à ce que je ne gaspille ni mon temps ni leur
épargne dans des études de lettres ou de sciences humaines,
m’incitant à suivre un cursus qui me donnerait un vrai travail.
Ayant échoué au concours de Sciences Po, Dauphine s’était
imposé en deuxième choix. La perspective de la faculté d’Évry
m’avait poussée à retirer un dossier dans cette université du
XVIe arrondissement. Tous les matins, je prenais le bus, puis
le RER à Juvisy jusqu’à l’avenue Foch. Il était régulièrement
question qu’on (qui ?) me cherche une petite chambre de bonne
(pléonasme). Des paroles en l’air. Ma mère avait trop besoin
de moi. Sur le plan affectif. Et logistique. Elle ne pouvait plus
se payer une femme de ménage. Et je constituais pour elle
une main-d’œuvre gratuite. Et corvéable à merci. Je montrais
cependant tellement de mauvaise volonté, un fer à la main,
qu’elle avait fini par accepter que je renonce au repassage.
     Il faisait beau ce matin-là. Impatiente, presque désagréable,
je tâchais d’abréger les au revoir. Je me souviens de la sensation
de liberté que j’éprouvai en prenant place à bord du train. Je
trépignais à l’idée de retrouver Soline, de découvrir sa maison de
vacances qu’elle aimait évoquer et dont je ne savais presque rien. »
25

le livre... C’est un jour de juin, et Gloria
a tout prévu : aujourd’hui elle va récupérer ses
deux filles à l’école et les embarquer sans pré-
avis pour un long voyage. Toutes trois quittent
précipitamment l’été provençal en direction

                                                                                     Photo : Jean-Luc Bertini © Flammarion
du Nord, la maison alsacienne dans la forêt
de Kayserheim où Gloria, enfant, passait ses
vacances. Que s’est-il passé qui explique cette
désertion soudaine ? Mais quelle menace fuit-
elle ? Pour le savoir, il faudra revenir en arrière,
dans les eaux troubles du passé, rencontrer
Giovannangelli, qui l’a prise sous son aile à
la mort de son père, lever le voile sur la mort
de Samuel, le père de ses enfants – où était
Gloria ce soir-là ? –, et comprendre enfin quel         Véronique Ovaldé
                                                       a publié neuf romans dont
rôle l’avocat Santini a pu jouer dans toute cette
                                                       Et mon cœur transparent
histoire.                                              (prix France Culture-
                                                       Télérama), Ce que je sais
Dans ce roman sous haute tension, Véronique
                                                       de Vera Candida (prix
Ovaldé met en scène un personnage de mère              Renaudot des lycéens 2009,
digne d’une héroïne hitchcockienne et s’éver-          prix France Télévisions et
tue à brouiller jusqu’au vertige les pistes de         Grand Prix des lectrices de
cette venimeuse histoire de « famille ».               Elle), Des vies d’oiseaux,
                                                       La Grâce des brigands
                                                       (L’Olivier, 2008, 2009,
                                                       2011, 2013) et, plus
                                                       récemment, Soyez
                                                       imprudents les enfants
                                                       (Flammarion, 2016).

                                                       Personne n’a peur
                                                       des gens qui sourient
                                                       135 x 210, 272 pages, 19 €
                                                       ISBN : 9782081445925
                                                       Parution le 6 février 2019

LITTÉRATURE                     française Flammarion
Véronique Ovaldé

                   1 - le recours aux forêts

     « Gloria était prête depuis tellement longtemps que
lorsqu’elle a pris sa décision il lui a fallu à peine une heure
pour tout emporter, prendre les passeports, les carnets de santé,
le Beretta de son grand amour, choisir deux livres pour Stella
dans la pile des livres à lire, deux peluches de Loulou ainsi
que sa peau de mouton préférée, retrouver le Master Mind au
milieu du foutoir de la chambre de Stella, emballer une paire de
chaussures pour chacune d’entre elles, brosses à dents, doliprane,
thermomètre, peigne à poux et habits chauds. Il ferait froid là où
elles allaient et les petites n’avaient jamais eu froid de leur vie.
     Elle a fermé les volets côté sud comme elle le faisait tou-
jours en journée – elle se doutait qu’il passait régulièrement
devant l’immeuble. Elle voulait que tout ait l’air absolument
normal. Ça leur laisserait quelques heures d’avance.
     Ce matin-là elle avait déposé Loulou devant son école et
Stella était partie en bus avec ses copines et il n’avait pas fallu
qu’elle pense à ce qu’elle allait leur imposer dans la journée
et dorénavant. Il n’avait pas fallu qu’elle pense que c’était la
dernière fois que Stella voyait ses copines alors que celles-ci
avaient pris toute la place dans sa vie, et que Stella passait son
temps à les raccompagner chez elles puis à être raccompagnée
par elles. Dès la porte de l’appartement franchie, elle com-
mençait à échanger avec ses amies sur son téléphone portable
(c’est toi qui raccroches, non c’est toi qui raccroches, non non
c’est toi qui raccroches, on raccroche à 3, et après on s’écrit),
et à considérer de plus en plus que ce qui se passait dans cette
maison ne la concernait en aucune façon.
     Gloria a appelé l’école de la petite et le collège de la grande.
Elle a dit qu’un incident familial était survenu et qu’il lui
Personne n’a peur des gens qui sourient # Extrait

fallait récupérer les filles dans la demi-heure. On la connaissait.
On savait que la vie des filles n’était pas toujours facile. On a
autorisé.
     Puis Gloria a déposé son téléphone portable allumé sur
le comptoir entre la cuisine et le salon, elle a regardé autour
d’elle, sac sur le dos, valise à roulettes à côté d’elle, valise si
énorme qu’elle était comme un cargo disproportionné dans
ce petit appartement. Malgré la situation elle s’est aperçue
qu’elle appréciait cette sensation de « jamais plus », ça donnait
un goût spécial au moment qu’elle vivait là, c’était comme une
chance que l’on s’accordait, tout ce fantasme de deuxième vie,
qui n’en a pas rêvé, elle a tourné sur elle-même, pendule, dessin
au mur, magnets sur le frigo, CD, monstre phosphorescent
au-dessus de la télé, et la vaisselle sur l’égouttoir qui finirait
par se fossiliser, Pompéi, voilà ça lui faisait penser à Pompéi,
tout ce qui avait constitué leur vie depuis si longtemps allait
rester immobilisé, tout allait devenir si poussiéreux, si moisi,
si duveteux que ce serait comme une fourrure qui recouvrirait
les choses. Elle s’est arrachée à cette pensée.
     Elle est descendue et elle est passée par la porte latérale
de l’immeuble, celle par laquelle on sort les poubelles, elle a
laissé la valise dans le local à poussettes. Elle est allée chercher
la voiture qu’elle avait garée deux rues plus loin, et non pas
dans le parking souterrain comme d’habitude, elle s’est arrêtée
devant la porte, elle a récupéré la valise en vitesse et activé le
téléphone portable à carte qu’elle avait acheté la veille. Et elle
est allée chercher les filles.
     Elle a commencé par Loulou. C’était plus simple. Il était
dix heures et demie. Une heure avant la cantine. Loulou
aurait faim mais elle serait de toute façon plus aimable – plus
compréhensive ? plus clémente ? plus confiante ? – que Stella.
Véronique Ovaldé

Loulou était, en effet, montée dans la voiture en racontant
ses histoires de petite fille de six ans, comme si sa mère avait
coutume de venir la chercher en pleine matinée à l’école, et que
ce genre d’événement n’allait tout de même pas interrompre son
discours incessant. Elle a parlé d’une soirée pyjama prévue pour
la semaine suivante, de Sirine qui l’avait poussée dans la cour
et puis de ses deux dents du haut (il y en avait possiblement
une troisième) qui allaient tomber, et de sa peur de les avaler
si le décrochage se produisait pendant son sommeil. Elle a dit
qu’elle préférait les nombres pairs parce que dans les nombres
impairs, il y en a toujours un qui reste tout seul. Elle a continué
de babiller, attachée à l’arrière sur son rehausseur, regardant
par la fenêtre le bord de mer et les palmiers.
      « On va chercher ta sœur », a dit Gloria. Et Loulou a encore
une fois eu l’air de trouver cela absolument normal. […]
      Stella est finalement arrivée, elle a traversé la cour jusqu’à la
grille, sublime et fatigante, en traînant les pieds, le plus lentement
possible, déjà voluptueuse, acné sur les tempes, nuque dégagée
par un chignon à l’emporte-pièce, chevelure bicolore (elle avait
été une enfant blonde et elle devenait brune), chevelure si longue
qu’elle constituait un élément à part de sa personnalité quand
elle la lâchait. Tee-shirt noir, pantalon noir et baskets blanches
gribouillées au feutre. Gloria s’est dit, Il faut que j’arrête de dire
les petites, Stella n’a plus rien d’une petite, et elle a une nouvelle
fois remarqué combien sa fille avait l’air encombré par ce corps
qui se métamorphosait sans lui demander son avis.
      Cependant, à ce moment précis, Gloria a surtout envie
de la secouer.
      « On est pressées », dit-elle, les dents serrées (elle a presque
réussi à prononcer ces mots la mâchoire contractée).
Personne n’a peur des gens qui sourient # Extrait

     Stella de derrière sa frange, avec son sac d’école recouvert
de messages au Tipp-Ex, balancé sur l’épaule la plus basse
(quelle étrangeté ces épaules qui forment presque une ligne
diagonale à elles deux), ce sac d’école qui n’allait plus lui servir
à grand-chose dans les mois à venir, et qui deviendrait lui aussi
une sorte de mini Pompéi, mais bien entendu elle n’en avait
pas la moindre idée à ce moment-là, comment aurait-elle pu
savoir, Stella a dit :
     « C’est quoi encore ce bordel ?
     — Ta sœur nous attend », comme si ça pouvait être une
réponse.
     Stella a suivi sa mère jusqu’à la voiture et elle a voulu
monter devant mais il y avait l’énorme sac à dos de Gloria à
cette place-là.
     « Monte plutôt derrière avec ta sœur.
     — Mais tu peux pas le mettre dans le coffre ?
     — Va avec ta sœur. On a de la route. Elle pourra se reposer
sur toi. »
     Stella est montée à l’arrière, en soupirant. C’était sa nou-
velle façon de communiquer, soupirs et haussements d’épaule.
Loulou lui a tendu un paquet de chips. Stella a refusé d’un
signe de tête.
     Gloria s’est installée au volant, elle a tendu la main par-
dessus son épaule et elle a dit :
     « Ton téléphone. »
     Stella a froncé les sourcils mais elle était assez perspicace
pour comprendre que lui arracher son téléphone n’était pas
un caprice de sa mère. Elle a eu l’air inquiet tout à coup. Elle
l’a donné à Gloria.
     « Il se passe quoi. Tu nous emmènes où ? »
31

le livre... 1886. Dans la jungle du                 Christophe Prince,
Paraguay, un aventurier solitaire, Virginio         professeur agrégé de
Miramontes, est recueilli dans une étrange          philosophie, a publié sous
colonie peuplée d’une poignée de familles           le pseudonyme de Boris
                                                    Dokmak deux romans,
allemandes.
                                                    dont un polar très remarqué,
C’est le projet fou d’Elisabeth Nietzsche, sœur     La femme qui valait trois
du célèbre philosophe, et de son mari, le           milliards (Ring, 2013).
lugubre docteur Förster, qui rêvent de créer        Il est décédé en 2017.
dans ces terres vierges une nouvelle                Nathalie Prince est
Allemagne digne de l’utopie aryenne nais-           professeur de littérature
sante. Antisémitisme délirant, plans d’expan-       à l’université du Mans
sion gigantesques, cultures et commerces            et spécialiste de littérature
                                                    jeunesse. Nietzsche au
impossibles... rien ne marche comme prévu,
                                                    Paraguay est un roman
et cette Nueva Germania revêt vite une cou-         à quatre mains.
leur inquiétante.
Acculée dans ce microcosme ceint de bar-
belés, Elisabeth tient pour son frère le journal
fantasmé de leur succès, passant ses jour-          Nietzsche au Paraguay
                                                    135 x 210, 336 pages, 19,90 €
nées à attendre les lettres goguenardes de          ISBN : 9782081427549
Nietzsche.                                          Parution le 13 février 2019
La maladie rôde, les passions s’exacerbent,
la faim guette, la violence s’installe.

Nietzsche au Paraguay révèle une face
cachée de l’Histoire, celle d’une illusion folle,
prémices des massacres nazis quelques
années plus tard.

LITTÉRATURE                   française Flammarion
Nathalie et Christophe Prince

     « Des voix qui liturgisent. En mode mineur. Des voix
d’hommes, graves à souhait, et des voix de femmes et d’enfants
qui reprennent une sorte de refrain aux tons grossiers. Quelle
langue est-ce là ? Soudain, à peine plus gai, un « alléluia ». C’est
le matin, la chaleur est déjà pesante, et ces vocalises font écho
à celles qu’il a entendues lorsqu’il était à la dérive sur le rio.
Quelques cris sortent de la forêt : perruches, arapongas, singes
hurleurs. Plus loin, une hache cogne un arbre. Une messe et
sa chorale en pleine forêt, donc.
     Il s’appuie sur un coude et tout son corps tremble. Sous
les draps, les pansements ont été changés : quand ? par qui ?
Absence de souvenirs.
     Assis, la chambre lui paraît plus petite. Se lever ; se rap-
procher de cette fenêtre et voir où il est, comprendre ce qu’il
entend. Il a moins mal, mais ses pieds le portent à peine, ses
yeux fixent le carré vert et bleu que constitue la fenêtre. Un pas
puis deux, il a cent ans, sur la pointe des pieds, il s’agrippe à elle,
ses yeux sont troubles, là-bas, des ombres noires et blanches,
des toits coniques ici ou là, la tête qui tourne. Il est d’abord
ébloui, un mur de lumière le cogne sans prévenir, ses yeux se
plissent et se closent malgré lui, il ouvre la bouche, pour crier,
mais rien ne sort, et « alléluia ! », entend-il. Une main sur les
paupières, les doigts légèrement écartés, la lumière s’adoucit,
des ombres apparaissent, une clairière cernée de petits cha-
lets sombres, et au centre une manière d’estrade montée sur
quelques pilotis. Des reflets éclatants lui indiquent qu’une
rivière coule quelques dizaines de mètres plus loin et que le
soleil est déjà haut, « alléluia ! ». Sur l’estrade, une silhouette
désigne le ciel, puis la terre, puis la forêt, puis le ciel à nouveau.
Tout en sermonnant, avec conviction semble-t-il, et même avec
talent si l’on en croit l’effet qu’il produit sur son auditoire : une
Nietzsche au Paraguay # Extrait

vingtaine d’hommes et le double de femmes et de gamins. Ils
hochent tous la tête, éructent positivement à chaque phrase
de l’orateur, et adorent crier « alléluia » dès qu’on leur demande.
La brume s’évanouit peu à peu, et le regard de Virginio se fait
plus précis : tous flottent dans des vêtements trop grands, leurs
joues sont creusées ainsi que leurs orbites, les doigts sont fins
et longs et les regards des enfants sont vides. Un tout-petit
attire l’attention de Virginio. Six ans à peine, accroupi sous
la grande jupe noire de sa mère qui le couvre comme la mort,
nu et osseux, tout tremblant, vacillant parfois, et portant, avec
des gestes lents, de la terre à ses lèvres.
     Sur l’estrade, la silhouette, haute et fine, c’est celle de
l’homme au cheval blanc, Virginio le jurerait ! La barbe, le
visage sec et aristocratique, la redingote aux boutons d’or…
« Alléluia », « Amen », et « Je vous salue Marie », l’assemblée
eucharistique se disjoint, la messe est dite, et tous s’éparpillent
dans tous les sens. Lui se sent accablé soudainement ; ses doigts
cèdent, son corps s’alourdit, il tombe sans hâte tout en remar-
quant que le prêcheur, qui a descendu l’estrade d’un saut léger,
s’avance maintenant vers sa chambre, vers sa fenêtre, vers lui,
et qu’il paraît même le voir, deux grands yeux d’acier se fixant
sur lui. Le voir enfin. Qui sont tous ces hommes ? Que font-ils
au milieu de nulle part ? Pourquoi crèvent-ils tous de faim ?
     Dans la forêt, le cri déchirant d’un arbre qui tombe. »
35

le livre... Il l’a croisée par hasard. Il
connaît le quartier comme sa poche, mais
cette plaque commémorative près de la
Sorbonne, il ne l’avait jamais remarquée. « Ici
est tombé sous les balles allemandes Jean

                                                                               Photo : Richard Schroeder © Flammarion
Kopitovitch patriote yougoslave le 11 mars
1943. » Quelle histoire se cache derrière
ces quelques mots ? Il n’en faut pas plus à
François-Guillaume Lorrain pour se lancer
dans une recherche effrénée autour de ce
parfait inconnu dont on a fait un héros. Depuis
des archives jamais consultées jusqu’au
Monténégro et en Macédoine, l’auteur multi-
plie les rencontres, enquête sans relâche et,
parti sur les traces d’une immigration serbe      François-Guillaume
                                                  Lorrain est grand reporter
arrivée en France lors de la Première Guerre
                                                  au Point. Il est l’auteur
mondiale, se plonge dans le Paris de l’époque     d’une dizaine de livres
et de ses exilés. Reconstituant obstinément       parmi lesquels L’Année
les faits et gestes de cette « vie minuscule »    des volcans, Vends maison
foudroyée par le siècle, François-Guillaume       de famille (Flammarion,
Lorrain se livre à de poignantes concordances     2014 et 2016) et Ces lieux
des temps, imaginant les diverses trajectoires    qui ont fait la France
                                                  (Fayard, 2015).
de son sujet dont le destin en vient finalement
à recouvrir les zones d’ombre de sa propre
mémoire.
                                                  Vous êtes
                                                  de la famille ?
                                                  À la recherche
                                                  de Jean Kopitovitch
                                                  135 x 210, 336 pages, 19 €
                                                  ISBN : 9782081432987
                                                  Parution le 6 février 2019

            ESSAIS         littéraires Flammarion
François-Guillaume Lorrain

     « Je croyais bien connaître la rue Monsieur-le-Prince.
Cela faisait bientôt quinze ans que j’étais revenu vivre dans
ce quartier de la Sorbonne qui avait été celui de mes études.
Pourquoi m’être arrêté cette fois-ci ? Pourquoi ai-je pris la
peine d’examiner d’un peu plus près ce petit pan de mur et
cette plaque devant laquelle j’étais pourtant passé si souvent ?
Je l’ignore.
      Paris est un royaume des morts, d’hier et d’aujourd’hui.
Ils sont partout. Dans nos mémoires, dans les cimetières, et
sur les plaques apposées aux murs. Un tel est né ici… Là, tel
autre a vécu… Dans cette maison est décédé… Leurs passages
sont gravés dans la pierre, messages d’outre-tombe d’un Who’s
Who minéral et posthume, qui fait chic, mais un peu froid.
      Comme tout le monde, je prenais note. Tiens, c’était
donc là. Il faut bien naître, vivre et mourir quelque part. Et je
poursuivais mon chemin. Mais ce jour-là…
      C’était le 16 février, je me souviens. Car ce jour-là, je
venais de publier une chronique sur le 16 février 1941 où la
SNCF avait proposé au gouvernement de Vichy, pour plus de
commodité ferroviaire, de généraliser l’heure allemande sur
tout le territoire français. Cette mise à l’heure traduisait les
nouveaux liens étroits entre les deux pays et expliquait le léger
décalage qui subsistait avec nos amis anglais. Au journal, je suis
une sorte de « rétroviseur » : j’assure une éphéméride baptisée
« Au fil du temps » dont je prépare les livraisons à l’avance. Le
passé a quelques avantages indéniables : tout a déjà eu lieu, on
peut prendre les devants.
      Ce 16 février 2017, je revenais de la rue d’Assas où j’avais
découvert l’existence d’une pension de famille, les Marronniers,
la dernière de la capitale. Un lieu délicieusement désuet
qui m’avait incité à prendre le temps et à remarquer d’autres
Vous êtes de la famille ? # Extrait

détails comme ces deux plaques qui surplombaient le porche
du numéro 22 de la rue Monsieur-le-Prince. La première
était dédiée au peintre Yves Brayer qui avait habité ici de
1936 jusqu’à sa mort, en 1990. Ce nom m’évoqua l’un de ces
catalogues d’art qui traînaient au pied du lit de mes parents
et que je feuilletais parfois en leur absence. Ma vue n’étant
pas très bonne, j’avais dû me dresser sur la pointe des pieds
pour déchiffrer les quelques lignes consacrées à Antonio de
La Gandara, un autre peintre, qui avait résidé à cette même
adresse. La cour intérieure décorée de sculptures et de fontaines
semblait avoir conservé l’empreinte artistique de leur séjour.
     Derrière moi, on s’activait autour des tables de la crémerie
Polidor. Le tournage d’un clip de Los Residentes, un groupe
espagnol qui m’était inconnu, allait débuter. Des projecteurs
s’allumèrent, diffusant une lumière blanche, artificielle, et après
que le réalisateur eut fait signe aux musiciens qu’il était prêt,
on me pria de sortir du champ. C’est alors qu’au croisement
de la rue Monsieur-le-Prince et de la rue Racine, je l’aperçus.

                     ICI EST TOMBÉ
              SOUS LES BALLES ALLEMANDES
                   JEAN KOPITOVITCH
                 PATRIOTE YOUGOSLAVE
                     LE 11 MARS 1943

    L’inscription ne pouvait être plus limpide : à cet endroit
précis, un homme était mort pendant la guerre, fauché par
une rafale de l’armée d’occupation. En quoi ce faire-part me
concernait-il ? Il commençait à dater. Quelque chose pourtant
m’empêcha de poursuivre mon chemin. »
39

le livre...         Chargé d’appliquer le
programme du Nouveau Rêve Chinois, offi-
ciellement lancé par le président Xi Jinping,
un cadre dirigeant est poursuivi par des
souvenirs qui viennent perturber son travail.

                                                                                          Photo : Claude Gassian © Flammarion
Certains cauchemars le ramènent au temps
où ses parents ont été les victimes de la
répression aveugle qui sévissait à l’heure
de la révolution culturelle. Ces visions qui
l’assaillent et lui font bientôt découvrir le
destin tragique de ses parents viennent tota-
lement gripper les rouages de la mécanique
de propagande du régime et signent l’arrêt
de mort du malheureux dirigeant.
Mélangeant mythes et réalité, jouant avec               Ma Jian, dont les livres
                                                        sont aujourd’hui interdits
tous les ressorts de l’absurde et du grotesque,
                                                        en Chine, est peintre,
ce roman fait le portrait de la Chine d’au-             reporter, photographe et
jourd’hui gouvernée par le mensonge et la               écrivain. Il est, entre autres,
violence, à la merci d’un matérialisme sans             l’auteur de Nouilles
frein. Dans cette fable cruelle, Ma Jian dévoile        chinoises, Beijing Coma et,
l’une des facettes les plus effrayantes de la           plus récemment, La Route
tyrannie, qui consiste à tenter d’effacer la            sombre (Flammarion, 2006,
                                                        2008, 2014). Le Prix Nobel
mémoire pour éradiquer les événements
                                                        Gao Xingjian voit en lui
passés qui gênent la marche actuelle du
                                                        « l’une des voix les plus
pouvoir.                                                importantes et les plus
                                                        courageuses de la littérature
Traduit de l’anglais par Laurent Barucq
                                                        chinoise contemporaine ».
« Avec La Route sombre, l’écrivain dissident Ma Jian,   Il vit à Londres.
ancien journaliste et photographe, nous plonge
sans ménagement dans les bas-fonds du miracle
chinois. » Le Monde des Livres
« Dans La Route sombre, le romancier chinois Ma
                                                        China Dream
                                                        135 x 210, 220 pages, 18 €
Jian, en exil à Londres, dresse un tableau cauchemar-   ISBN : 9782081398177
desque du contrôle des naissances de son pays. »        Parution le 9 janvier 2019
Le Nouvel Obs

LITTÉRATURE                        étrangère Flammarion
Ma Jian

    « Au moment où Ma Daode, directeur du tout nouveau
Bureau du Rêve Chinois, s’éveille de sa sieste, il découvre que
son « moi » adolescent dont il vient de rêver n’a pas disparu,
mais se tient juste en face de lui. En cet après-midi de prin-
temps, il s’était assoupi sur son fauteuil de bureau, les épaules
voûtées et la bedaine compressée en énormes bourrelets de
gras. Jusque-là, c’est la preuve la plus nette que les épisodes
oniriques de son passé, profondément enfouis dans sa mémoire,
sont en train de refaire surface.
     « Quel rêve contrariant... Il ne m’a procuré aucune énergie
positive », marmonne-t-il d’un ton bougon. « C’est ma faute, je
n’avais qu’à pas m’endormir sur ma chaise. » Il a trop bu à midi
et s’est assoupi à son bureau avant même d’avoir le temps de
s’allonger, et son esprit est encore dans les vapes. La porte qui
se trouve derrière lui mène à une chambre privée dotée d’une
salle de bains ; privilège quatre étoiles réservé aux dirigeants
de rang municipal. Son bureau est au cinquième étage.
     Le rouleau suspendu près de la porte arbore un vers de
poésie, JE RÊVE DE FLEURS QUI ÉCLOSENT DU
BOUT DE MON PINCEAU, écrit, ou plutôt composé, par le
maire Chen, le mois dernier, lors de l’inauguration officielle du
Bureau du Rêve Chinois. D’ordinaire, le maire Chen demande
des sommes colossales pour écrire lui-même ses poèmes sur des
rouleaux lors des réceptions officielles, mais cette fois il avait
accepté de réciter simplement le vers et de laisser Ma Daode
le retranscrire plus tard. Ma Daode n’a pas acquis le même
niveau de célébrité littéraire. L’an dernier, il a auto-publié un
millier d’exemplaires de son recueil d’essais, Mises en garde
pour le monde moderne, dont cinq cents sont encore empilés,
invendus, dans le placard derrière lui.
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