Flammarion 2019 Rentrée littéraire d'Hiver - Numilog
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Accueillante. C’est comme cela que nous avons imaginé notre rentrée littéraire d’hiver, une rentrée dont les voix et les formes sont si variées qu’elle devrait permettre à chaque lecteur de trouver le, les livres qui l’accompagneront en ce début d’année. Accueillante, donc, cette rentrée qui s’ouvre en janvier, quatre ans après Soumission, avec le nouveau livre de Michel Houellebecq et qui se poursuit avec le très hitchcockien roman de Véronique Ovaldé ou le résolument politique China Dream, de Ma Jian. Des grands noms cet hiver, oui, mais aussi des premiers romans, dont les titres à eux seuls évoquent déjà un univers : Le matin est un tigre, Blagues pour miliciens. Entre ces livres très attendus et ces premiers romans à découvrir, ceux des auteurs que nous aimons et défendons depuis longtemps : des romans plus intimes, avec l’histoire de ce garçon de dix ans dont l’enfance finit « après la mer » ou celle de cette jeune fille qui, l’été de ses dix-huit ans, en apprendra plus long sur la vie qu’elle ne l’aurait voulu ; ou encore des « exofictions », comme on dit désormais – qui portent ici sur des vies minuscules ou méconnues, car qui connaît la géante Sandy Allen, le résistant yougoslave Jean Kopitovitch ou encore Elizabeth Nietzsche ? C’est une rentrée à l’image de la maison, qui entend redire que, de Houellebecq à la collection « Poésie » en passant par la revue Décapage, c’est un même esprit qui nous guide. Défendre des livres qui comptent en pensant, comme Georges Perros, à tous les lecteurs pour lesquels lire est « un espoir de vivre davantage, autrement, mais davantage que prévu. » Alix Penent Directrice éditoriale
LITTÉRATURE française Rentrée littéraire 2019 Michel Houellebecq 3 Alexandre Feraga Après la mer 5 Constance Joly Le matin est un tigre 9 Isabelle Marrier Le silence de Sandy Allen 13 Karine Reysset L’Étincelle 19 Véronique Ovaldé Personne n’a peur des gens qui sourient 23 Nathalie et Christophe Prince Nietzsche au Paraguay 29 ESSAIS littéraires François-Guillaume Lorrain Vous êtes de la famille ? 33 LITTÉRATURE étrangère Ma Jian China Dream 37 Mazen Maarouf Blagues pour miliciens 41 poésie Serge Pey Le Carnaval des poètes 44 Cécile Mainardi Idéogrammes acryliques 45 Revue littéraire Décapage 46
Michel Houellebecq Après Soumission (2015), Michel Houellebecq revient avec un nouveau roman à paraître le 4 janvier 2019. Photo : Philippe Matsas © Flammarion Titre à venir 352 pages - 22 € - 9782081471757 LITTÉRATURE française Flammarion
7 le livre... Devant sa voiture chargée jusqu’à la gueule, son père l’attend. Alexandre a dix ans, c’est le début des vacances, mais de vacances, justement, la famille n’en prend jamais. Il découvre alors stupéfait que lui seul Photo : Astrid di Crollalanza © Flammarion fait partie du voyage. Son père ne lui souffle mot de leur destination mais qu’importe, il espère pouvoir se rapprocher de cet homme désespérément taiseux et, peut-être même, gagner son affection. Le temps d’un été, Alexandre va devenir Habib – c’est son premier prénom qu’il n’a jamais utilisé en France –, traverser la mer, découvrir l’Algérie, d’où vient son père, et prouver à ses grands-parents que leur aîné Alexandre Feraga est né en 1979. Son premier n’a pas renié ses origines. Et si pour cela il roman, Je n’ai pas toujours doit engloutir tout ce que l’Algérie fait de été un vieux con pâtisseries, s’essayer au football pour son (Flammarion, 2014), cousin, subir les corrections d’un grand-père a connu un beau succès soucieux d’honneur, tant pis. Mais le but de en librairie. Après la mer ce voyage se révèle, au fur et à mesure, est son premier livre étrangement inquiétant. d’inspiration autobiographique. Avec la tendresse et la cruauté qu’on a pour le passé qu’on enterre, Alexandre Feraga livre le roman bouleversant de la fin d’une enfance. Après la mer 135 x 210, 304 pages, 19 € ISBN : 9782081448285 Parution le 9 janvier 2019 LITTÉRATURE française Flammarion
Alexandre Feraga « Mon père a démarré. La voiture a peiné au début, char- gée comme elle l’était. Nous avons traversé la résidence, puis la ville, puis d’autres villes avant de nous engager sur l’autoroute. Il ne parlait pas. Et moi, je ne savais pas quoi lui dire non plus. Je le connaissais par cœur en père absent. J’avais échafaudé de multiples versions de lui. Je vivais en secret les mots qu’il ne me disait pas, les règles des jeux que nous ne partagions pas, les regards qu’un fils espère, les conseils qu’un fils attend. Cette soudaine proximité me troublait. J’avais l’impression de voyager avec une idole. J’étais paralysé par cette vie secrète que nous partagions. J’étais tiraillé entre la joie d’être avec lui et la peur de découvrir que ce vrai père n’arrivait pas à la cheville du faux dieu dont j’imaginais chaque jour les origines. Il s’est mis à tapoter le volant de plus en plus vite. Il battait la mesure d’une musique intime, nerveuse et désordonnée. Il s’est engagé sur une aire d’autoroute, a garé la 504, a défait sa ceinture et s’est penché au-dessus de mes genoux pour atteindre la boîte à gants. Quand il a effleuré ma cuisse avec son épaule, j’ai sursauté à la petite décharge électrique qu’a créée notre contact. Sur le coup j’ai pensé aux caddies du supermarché qui eux aussi m’envoyaient sournoisement des coups de jus quand je posais la main dessus. Nous ne nous touchions jamais. Pas de marque d’affection, pas de gestes de protection, pas même une baffe. La dernière fois que nous avions été si proches je devais porter des couches. Mon père a récupéré un paquet de cigarettes dans la boîte à gants. Des Gitanes filtre. Il passait plus de temps avec la dame qui dansait sur ce paquet qu’avec moi. Il connaissait probablement mieux sa silhouette vaporeuse que ma taille ou ma pointure. Alors que moi, même en le voyant si peu, je savais déjà qu’il taperait sa cigarette sur l’ongle de son pouce gauche,
Après la mer # Extrait qu’il prendrait son Zippo dans sa poche intérieure droite et qu’en allumant sa Gitane, il fermerait les yeux deux secondes pour éviter l’attaque des premières volutes. Je m’étais habitué à enregistrer les rares moments qu’il passait avec nous, entre deux portes, à la volée, comme les chasseurs d’images cachés dans les hautes herbes de la savane. Ces fragments de vie, ces scènes tronquées ne suffisaient pas à faire un film entier mais elles me permettaient de ne pas passer pour un bâtard. »
11 le livre... Cela fait des mois qu’Alma voit sa vie se hérisser de piquants : sa fille souffre d’un mal étrange et s’étiole de jour en jour. Les traitements échouent et les Photo : Roberto Frankenberg © Flammarion médecins se résolvent à diagnostiquer une tumeur. Mais Alma n’y croit pas, il y a autre chose, pressent-elle. Elle a très nettement la vision d’un chardon, qui empêcherait sa fille de respirer. Son mari lui répond qu’elle n’est pas dans un roman de Boris Vian. Mais à quelques heures de l’opération censée guérir sa fille, ses intuitions maternelles persistent. Il ne faut pas opérer, c’est autre chose qui pourrait la sauver. Elle, peut-être ? Le matin est un tigre, parce que chaque jour Constance Joly travaille dans l’édition depuis une est un combat, un assaut et qu’il faut s’en vingtaine d’années et vit en débrouiller. Constance Joly met en scène, région parisienne. Le matin dans une langue merveilleusement imagée, est un tigre est son premier le combat d’une femme qui découvre ce que roman. l’on transmet, malgré nous, à nos enfants. Le matin est un tigre 135 x 210, 160 pages, 16 € ISBN : 9782081444898 Parution le 9 janvier 2019 LITTÉRATURE française Flammarion
Constance Joly « Depuis ses quatorze ans, il y a six mois, Billie souffre d’un mal étrange. Elle tousse, maigrit à vue d’œil et se plaint de douleurs au thorax, comme si une plante vénéneuse poussait dans sa poitrine. Alma pourrait presque deviner des feuilles maléfiques bordées d’épines sous la crème pâle de sa peau. En secret, elle appelle « le chardon » le mal qui a pris sa fille. Billie est fragile, une fleur en verre soufflé, aux nervures bleues, que ses parents ne savent plus bien approcher. Confusément, Alma se sent responsable du mal de Billie. Elle se demande si la mélancolie infuse souterrainement et contamine ceux que l’on aime. Billie et elle sont si proches, depuis toujours. Billie sent tout, sait tout, devine tout de sa mère. Elles se mélangent comme du lait dans de l’eau, formant un même nuage. Alma se souvient que Billie a su, lorsque Alma s’était cassé la cheville. Elle faisait une randonnée de cheval avec son club et s’était brusquement arrêtée de trotter. Elle avait dit à sa mère le soir même, je ne pouvais plus avancer, je savais qu’il t’était arrivé quelque chose. Billie est une enfant anormalement sensible et intuitive. Son empathie est rare. Alma a toujours été étonnée de sa capacité à la « soigner ». Un jour où, malade, elle avait été prise de vomissements au bord d’une petite route, Jean s’était éloigné, vaguement dégoûté ; Billie, elle, avait accompagné sa mère dans le bosquet où elle vidait ses tripes, lui caressant la tête, lui tendant un linge mouillé. Elle n’avait pourtant que six ans. Avec son regard bleu pâle, ses boucles d’or patiné, Billie a un air très ancien, comme une gravure du xixe. Mais, davantage que ce physique séraphique, c’est son expression grave qui frappe. Même nouveau-né, le regard de Billie signifiait à Alma qu’elle était une vieille mâne, et cette profondeur perturbait parfois sa mère. Toutes les deux ont développé une relation
Le matin est un tigre # Extrait siamoise. Alma a d’ailleurs beaucoup joué à ce jeu avec Billie : lorsqu’elles trouvaient deux amandes jumelles dans la même coque, chacune devait en manger la moitié, et le lendemain, la première qui disait à l’autre « Bonjour Philippine » avait gagné. Alma et Billie sont les deux moitiés du même fruit. Elles ont un langage à elles : une « choulerie » (ou une « oyoterie ») désigne quelque chose d’adorable, « se taper la duisse » signifie avoir les boules, « badance », c’est la poisse absolue. Dans les noms d’amour, « Graine d’anchois » est le plus usité, bien que « dechti » lui vole parfois la vedette. Ces mots inventés par Billie sont si puissants que sa mère a oublié comment les dire autrement. Alma a déjà tenté, un soir, de lui parler de son angoisse. Billie, euh écoute (elle chuchotait). Tu es le trésor de ma vie. Tu vois, j’ai juste peur de… Alma avait les mains moites, elle ne savait pas comment poursuivre. J’ai l’impression de t’infuser mon mal-être, je, est-ce ma faute si tu es malade Billie, Billie… Billie avait secoué la tête, les yeux mi-clos. Alma attendait une réponse. Une pie s’était envolée depuis le frêne. Au bout d’un moment, elle s’était aperçue que Billie avait des écouteurs dans les oreilles et qu’elle n’avait rien entendu. Alma s’était trouvée stupide avec ses histoires. Depuis, elle n’a jamais eu le courage d’aborder de nouveau la question avec sa fille. »
15 le livre... En 1975, elle mesure 2,32 mètres et entre dans le Guinness World Records Book. Sandy Allen est devenue, à vingt ans, la femme la plus grande du monde. Maigre consolation quand on est une fille Photo : Claude Gassian © Flammarion ordinaire de l’Indiana pour qui rien ne va de soi. Ni jolie robe, ni patins à roulettes à sa taille, ni jeune prétendant. Qui, à part sa grand-mère, pour voir en Sandy Allen autre chose qu’un freak ? Un homme, Federico Fellini. Le Maestro, croisant son imposante silhouette au détour d’un journal, va lui com- poser un rôle sur mesure dans son Casanova et l’accueillir à Cinecittà. Mais comment Sandy pourrait-elle, elle qui aimerait tant Isabelle Marrier est l’auteur, entre autres, du passer inaperçue, s’emparer de cette unique Reste de sa vie et d’En cas occasion d’être superbement exposée ? d’exposition des personnes (Flammarion, 2014 ; 2017). Isabelle Marrier continue, avec Le silence de Le silence de Sandy Allen Sandy Allen, de poser son regard sur des vies est son cinquième roman. délaissées ou marginales et de défendre, avec autant de tendresse que de lucidité, ces existences que l’on dit hors normes. De son écriture incroyablement incarnée, elle érige Le silence de Sandy Allen Sandy en miroir gênant d’une société que la 135 x 210, 288 pages, 19 € différence effraie toujours. ISBN : 9782081424012 Parution le 9 janvier 2019 LITTÉRATURE française Flammarion
Isabelle Marrier Première séquence « L’année dernière, j’ai passé l’été en ville. Juillet n’en finis- sait pas, la chaleur traînait tard dans les rues ses grandes jupes poussiéreuses. J’étais extraordinairement seule. Partout, des places de stationnement libres et je n’avais plus de voiture. Sur les volets baissés de l’épicier et du boulanger étaient accrochés ces mots d’abandon qui n’ont pas besoin d’être lus. Le soir, je croisais sur les trottoirs de très vieux solitaires promenant leur dignité en laisse. Je frissonnais, je ne pouvais ignorer pourquoi personne ne m’accompagnait au fil des heures de l’été. J’avais du travail. Le temps coulait comme une rivière peu à peu prise par les glaces. Mes lunettes veillaient à côté de l’ordinateur ou sur la table de chevet. Je décidai d’aller au cinéma. Il y avait longtemps, dans une vie d’avant la vie qui m’avait conduite au silence des aubes estivales, à la lumière transpercée du cri bleu des enfants et des martinets, j’avais aimé le cinéma, le cœur battant. Comme la lecture, il m’était un moyen de déchiffrement du monde, une ardente nécessité. Par le film, j’entrai dans l’esprit d’autrui. Sur l’écran, je voyais bouger les songes comme l’on regarde les passants par la fenêtre ; mieux que
Le silence de Sandy Allen # Extrait descendre dans la rue, c’était m’introduire dans les immeubles, pousser les portes closes des chambres, être vivant cent fois. Dans la vraie vie, je commis quelques erreurs et ne m’en trouvai pas heureuse. Les images sur l’écran ressemblaient à celles de mes rêves et de ma conscience abîmée. Je ne les supportais plus. Et comme j’ai le mauvais goût du regret et du manque, je préférai renoncer au cinéma, cessai de reconnaître ce que j’aimais en suivant des chemins qui n’étaient pas les miens. Ce fut dommage pour ma culture et ridicule d’une manière générale. Au bout du compte, j’ai vu trente ou quarante fois moins de film qu’un autre de ma génération. Les visages des acteurs les plus fameux me sont étrangers, plus encore le nom des réalisateurs. De la grammaire des plans ou des références internes, je ne suis pas du tout instruite. En somme, un illetrisme. Cette longue diète me rendit une quasi-virginité, une innocence de sauvage. Certaines images aujourd’hui me frappent au cœur, m’émerveillent, je ne les déchiffre pas, je les prends en pleine poire, à grande vitesse. Quand elles ne me fracassent pas, elles me poursuivent, je les laisse me hanter, elles me harcèlent, je les interroge, elles se dérobent, nous nous retrouvons. Ma naïveté est celle d’une enfant à l’époque des lanternes magiques, j’insiste. Du cinéma, je me suis fabriqué tout un drame intime. Bref, la salle de cette ville où l’été déroulait mes jours soli- taires proposait un Panorama italien clôturé par le Casanova de Fellini. Je m’y rendis l’après-midi. À la soixante-douzième minute, un brouillard fumant a envahi l’écran et Casanova cherche à se noyer dans la Tamise. Il est en habit de cour,
Isabelle Marrier récite du Tasse, ramasse une pierre, s’apprête à s’en fracasser le crâne pour accélérer sa fin. Et, là, sur l’autre rive, il aperçoit la Géante. Je vois la Femme Immense. Il ne veut plus mourir. Giacomo part à sa recherche, il doit retrouver absolument, dit-il, la statue qui marche, ce navire debout. Je lui emboîte le pas, lui colle aux semelles, les yeux ouverts, le cœur à l’amble. En sortant du cinéma, les yeux clignotant dans la lumière d’août, une décision se prend en moi. Non, elle a déjà été prise, au premier instant, à la première image d’elle. Je veux savoir ce que je voyais quand je voyais la Géante. Et je veux savoir qui elle est, cette femme-là, l’unique. Je ne la quitterai pas avant. Elle a renversé ce que je connaissais du féminin et de l’être humain, ainsi une table trop légère basculée à son passage. Dans ma vie, l’eau se remet à couler. Par sa seule présence, elle m’a rendue à moi-même, m’a absentée du sortilège nos- talgique de cet été en ville. Totalement autre, je la reconnais comme ma sœur. Je veux croire que nous nous attendions. En une seconde, cette femme est le point de départ d’une aventure intérieure, le vent levé sur la hâte de vivre. Son obscur prodige. Aucun de nous n’est différent. Tous, voyageurs inattendus, tous désorientés, les mains vides ou encombrées de bagages, souriants ou tragiques, tous, joueurs de trompette, éleveurs de loutres, comptables, oisifs, chauffeurs de bus et tondeurs de pelouses, zadistes ou dandys, sourds-muets et imams, riches et minables, nous perdons nos pas dans cette gare de la vie, à attendre le train que nous n’avons pas choisi, le voyage dont
Le silence de Sandy Allen # Extrait on ne sait que penser. Dans son colossal isolement, Sandy Allen nous le manifeste avec une plus tragique douceur que quiconque. J’avais besoin d’elle sans comprendre pourquoi. Aussitôt, moi je l’avais aimée, et lui étais redevable de ce commencement. Je ne sus rien faire d’autre qu’écrire. »
21 le livre... Quand Coralie reçoit le faire- part de mariage d’une amie de faculté perdue de vue depuis vingt-cinq ans, ce sont les souvenirs longtemps refoulés d’un été brû- lant en Dordogne qui remontent à la surface. Photo : Claude Gassian © Flammarion Août 1993, Coralie quitte le modeste pavillon de banlieue où ses parents se déchirent pour la splendide maison de famille de Soline. C’est un autre monde qui s’ouvre alors à elle, celui d’un milieu privilégié, peuplé d’adultes et d’adolescents magnétiques, dont l’aisance et la culture l’émerveillent et la complexent. Dans une atmosphère lascive et trouble, et alors qu’un kidnappeur d’enfants hante la région, la jeune femme se révèle à elle- Karine Reysset a 44 ans et vit à Paris. Elle est même. D’amours débutantes en secrets notamment l’auteur des bien cachés, de jalousies en trahisons, les Yeux au ciel (L’Olivier, masques tombent et le danger rôde. 2011), de L’Ombre de nous-mêmes et de La Fille Avec ce roman d’apprentissage sous le signe sur la photo (Flammarion, du désir, Karine Reysset livre un portrait clair- 2014 et 2017). Son roman obscur d’une jeune femme en devenir. Comme une mère (L’Olivier, 2008) a été adapté en téléfilm en 2011 sous le titre La Fille de l’autre. L’Étincelle est son huitième roman. L’Étincelle 135 x 210, 240 pages, 18 € ISBN : 9782081452596 Parution le 9 janvier 2019 LITTÉRATURE française Flammarion
Karine Reysset « Ma venue fut décidée à la dernière minute. La séparation de mes parents m’avait ébranlée. J’avais l’impression que le nouvel équilibre familial, fragile et précaire, reposait en grande partie sur mes épaules – ce qui me paraît rétrospectivement exagéré –, et l’invitation de Soline était tombée à pic. J’y voyais une échappatoire. Sa possibilité, au moins. Sa famille était déjà arrivée sur les lieux après deux semaines passées en Toscane. Il fut donc prévu que je les rejoindrais par mes propres moyens. C’était la première fois que je partais seule. Jusqu’alors, ma mère avait toujours trouvé une bonne raison pour me le refuser. Majeure depuis peu, j’avais obtenu gain de cause après d’âpres négociations et subi un véritable interrogatoire. Que faisaient les parents de Soline dans la vie ? Y aurait-il des garçons de mon âge (à savoir, aux yeux maternels, des prédateurs potentiels) ? Serions-nous soumises à un couvre-feu ? Par ailleurs, je dus promettre de ne pas boire. Et prendre en charge mon billet de train. Tout au long de l’année, je gagnais mon argent de poche en faisant du baby-sitting. De nombreuses familles logeaient dans notre lotissement et, répondant parfaitement à la définition de la girl next door, j’inspirais confiance. Une fois les enfants endormis, j’en profitais pour regarder Canal +, goûter les liqueurs et eaux-de-vie et fouiner dans les armoires. Ayant toujours ma mère sur le dos, travailler tout juillet dans une agence bancaire boulevard Saint-Germain m’avait dépaysée, même si cela impliquait de remplir des remises de chèques à longueur de journée. Vivant en banlieue, j’aimais l’été dans les beaux quartiers parisiens en partie vidés de leurs habitants, j’avais la sensation d’avoir la ville pour moi toute seule. Je n’ai pas de souvenirs précis du long trajet jusqu’à Brive-la-Gaillarde, seulement de celui en RER jusqu’à la gare d’Austerlitz où ma mère avait à tout prix voulu m’accompagner.
L’Étincelle # Extrait Mathieu, mon frère âgé de onze ans, traînait les pieds. Elle me parla encore du énième point de discorde qu’elle rencontrait avec mon père, concernant cette fois mes frais de scolarité, pourtant guère élevés en définitive, je m’étais interdit toute filière autre qu’universitaire pour éviter justement ce genre de problème. Mes parents avaient veillé néanmoins – ils s’étaient accordés là-dessus – à ce que je ne gaspille ni mon temps ni leur épargne dans des études de lettres ou de sciences humaines, m’incitant à suivre un cursus qui me donnerait un vrai travail. Ayant échoué au concours de Sciences Po, Dauphine s’était imposé en deuxième choix. La perspective de la faculté d’Évry m’avait poussée à retirer un dossier dans cette université du XVIe arrondissement. Tous les matins, je prenais le bus, puis le RER à Juvisy jusqu’à l’avenue Foch. Il était régulièrement question qu’on (qui ?) me cherche une petite chambre de bonne (pléonasme). Des paroles en l’air. Ma mère avait trop besoin de moi. Sur le plan affectif. Et logistique. Elle ne pouvait plus se payer une femme de ménage. Et je constituais pour elle une main-d’œuvre gratuite. Et corvéable à merci. Je montrais cependant tellement de mauvaise volonté, un fer à la main, qu’elle avait fini par accepter que je renonce au repassage. Il faisait beau ce matin-là. Impatiente, presque désagréable, je tâchais d’abréger les au revoir. Je me souviens de la sensation de liberté que j’éprouvai en prenant place à bord du train. Je trépignais à l’idée de retrouver Soline, de découvrir sa maison de vacances qu’elle aimait évoquer et dont je ne savais presque rien. »
25 le livre... C’est un jour de juin, et Gloria a tout prévu : aujourd’hui elle va récupérer ses deux filles à l’école et les embarquer sans pré- avis pour un long voyage. Toutes trois quittent précipitamment l’été provençal en direction Photo : Jean-Luc Bertini © Flammarion du Nord, la maison alsacienne dans la forêt de Kayserheim où Gloria, enfant, passait ses vacances. Que s’est-il passé qui explique cette désertion soudaine ? Mais quelle menace fuit- elle ? Pour le savoir, il faudra revenir en arrière, dans les eaux troubles du passé, rencontrer Giovannangelli, qui l’a prise sous son aile à la mort de son père, lever le voile sur la mort de Samuel, le père de ses enfants – où était Gloria ce soir-là ? –, et comprendre enfin quel Véronique Ovaldé a publié neuf romans dont rôle l’avocat Santini a pu jouer dans toute cette Et mon cœur transparent histoire. (prix France Culture- Télérama), Ce que je sais Dans ce roman sous haute tension, Véronique de Vera Candida (prix Ovaldé met en scène un personnage de mère Renaudot des lycéens 2009, digne d’une héroïne hitchcockienne et s’éver- prix France Télévisions et tue à brouiller jusqu’au vertige les pistes de Grand Prix des lectrices de cette venimeuse histoire de « famille ». Elle), Des vies d’oiseaux, La Grâce des brigands (L’Olivier, 2008, 2009, 2011, 2013) et, plus récemment, Soyez imprudents les enfants (Flammarion, 2016). Personne n’a peur des gens qui sourient 135 x 210, 272 pages, 19 € ISBN : 9782081445925 Parution le 6 février 2019 LITTÉRATURE française Flammarion
Véronique Ovaldé 1 - le recours aux forêts « Gloria était prête depuis tellement longtemps que lorsqu’elle a pris sa décision il lui a fallu à peine une heure pour tout emporter, prendre les passeports, les carnets de santé, le Beretta de son grand amour, choisir deux livres pour Stella dans la pile des livres à lire, deux peluches de Loulou ainsi que sa peau de mouton préférée, retrouver le Master Mind au milieu du foutoir de la chambre de Stella, emballer une paire de chaussures pour chacune d’entre elles, brosses à dents, doliprane, thermomètre, peigne à poux et habits chauds. Il ferait froid là où elles allaient et les petites n’avaient jamais eu froid de leur vie. Elle a fermé les volets côté sud comme elle le faisait tou- jours en journée – elle se doutait qu’il passait régulièrement devant l’immeuble. Elle voulait que tout ait l’air absolument normal. Ça leur laisserait quelques heures d’avance. Ce matin-là elle avait déposé Loulou devant son école et Stella était partie en bus avec ses copines et il n’avait pas fallu qu’elle pense à ce qu’elle allait leur imposer dans la journée et dorénavant. Il n’avait pas fallu qu’elle pense que c’était la dernière fois que Stella voyait ses copines alors que celles-ci avaient pris toute la place dans sa vie, et que Stella passait son temps à les raccompagner chez elles puis à être raccompagnée par elles. Dès la porte de l’appartement franchie, elle com- mençait à échanger avec ses amies sur son téléphone portable (c’est toi qui raccroches, non c’est toi qui raccroches, non non c’est toi qui raccroches, on raccroche à 3, et après on s’écrit), et à considérer de plus en plus que ce qui se passait dans cette maison ne la concernait en aucune façon. Gloria a appelé l’école de la petite et le collège de la grande. Elle a dit qu’un incident familial était survenu et qu’il lui
Personne n’a peur des gens qui sourient # Extrait fallait récupérer les filles dans la demi-heure. On la connaissait. On savait que la vie des filles n’était pas toujours facile. On a autorisé. Puis Gloria a déposé son téléphone portable allumé sur le comptoir entre la cuisine et le salon, elle a regardé autour d’elle, sac sur le dos, valise à roulettes à côté d’elle, valise si énorme qu’elle était comme un cargo disproportionné dans ce petit appartement. Malgré la situation elle s’est aperçue qu’elle appréciait cette sensation de « jamais plus », ça donnait un goût spécial au moment qu’elle vivait là, c’était comme une chance que l’on s’accordait, tout ce fantasme de deuxième vie, qui n’en a pas rêvé, elle a tourné sur elle-même, pendule, dessin au mur, magnets sur le frigo, CD, monstre phosphorescent au-dessus de la télé, et la vaisselle sur l’égouttoir qui finirait par se fossiliser, Pompéi, voilà ça lui faisait penser à Pompéi, tout ce qui avait constitué leur vie depuis si longtemps allait rester immobilisé, tout allait devenir si poussiéreux, si moisi, si duveteux que ce serait comme une fourrure qui recouvrirait les choses. Elle s’est arrachée à cette pensée. Elle est descendue et elle est passée par la porte latérale de l’immeuble, celle par laquelle on sort les poubelles, elle a laissé la valise dans le local à poussettes. Elle est allée chercher la voiture qu’elle avait garée deux rues plus loin, et non pas dans le parking souterrain comme d’habitude, elle s’est arrêtée devant la porte, elle a récupéré la valise en vitesse et activé le téléphone portable à carte qu’elle avait acheté la veille. Et elle est allée chercher les filles. Elle a commencé par Loulou. C’était plus simple. Il était dix heures et demie. Une heure avant la cantine. Loulou aurait faim mais elle serait de toute façon plus aimable – plus compréhensive ? plus clémente ? plus confiante ? – que Stella.
Véronique Ovaldé Loulou était, en effet, montée dans la voiture en racontant ses histoires de petite fille de six ans, comme si sa mère avait coutume de venir la chercher en pleine matinée à l’école, et que ce genre d’événement n’allait tout de même pas interrompre son discours incessant. Elle a parlé d’une soirée pyjama prévue pour la semaine suivante, de Sirine qui l’avait poussée dans la cour et puis de ses deux dents du haut (il y en avait possiblement une troisième) qui allaient tomber, et de sa peur de les avaler si le décrochage se produisait pendant son sommeil. Elle a dit qu’elle préférait les nombres pairs parce que dans les nombres impairs, il y en a toujours un qui reste tout seul. Elle a continué de babiller, attachée à l’arrière sur son rehausseur, regardant par la fenêtre le bord de mer et les palmiers. « On va chercher ta sœur », a dit Gloria. Et Loulou a encore une fois eu l’air de trouver cela absolument normal. […] Stella est finalement arrivée, elle a traversé la cour jusqu’à la grille, sublime et fatigante, en traînant les pieds, le plus lentement possible, déjà voluptueuse, acné sur les tempes, nuque dégagée par un chignon à l’emporte-pièce, chevelure bicolore (elle avait été une enfant blonde et elle devenait brune), chevelure si longue qu’elle constituait un élément à part de sa personnalité quand elle la lâchait. Tee-shirt noir, pantalon noir et baskets blanches gribouillées au feutre. Gloria s’est dit, Il faut que j’arrête de dire les petites, Stella n’a plus rien d’une petite, et elle a une nouvelle fois remarqué combien sa fille avait l’air encombré par ce corps qui se métamorphosait sans lui demander son avis. Cependant, à ce moment précis, Gloria a surtout envie de la secouer. « On est pressées », dit-elle, les dents serrées (elle a presque réussi à prononcer ces mots la mâchoire contractée).
Personne n’a peur des gens qui sourient # Extrait Stella de derrière sa frange, avec son sac d’école recouvert de messages au Tipp-Ex, balancé sur l’épaule la plus basse (quelle étrangeté ces épaules qui forment presque une ligne diagonale à elles deux), ce sac d’école qui n’allait plus lui servir à grand-chose dans les mois à venir, et qui deviendrait lui aussi une sorte de mini Pompéi, mais bien entendu elle n’en avait pas la moindre idée à ce moment-là, comment aurait-elle pu savoir, Stella a dit : « C’est quoi encore ce bordel ? — Ta sœur nous attend », comme si ça pouvait être une réponse. Stella a suivi sa mère jusqu’à la voiture et elle a voulu monter devant mais il y avait l’énorme sac à dos de Gloria à cette place-là. « Monte plutôt derrière avec ta sœur. — Mais tu peux pas le mettre dans le coffre ? — Va avec ta sœur. On a de la route. Elle pourra se reposer sur toi. » Stella est montée à l’arrière, en soupirant. C’était sa nou- velle façon de communiquer, soupirs et haussements d’épaule. Loulou lui a tendu un paquet de chips. Stella a refusé d’un signe de tête. Gloria s’est installée au volant, elle a tendu la main par- dessus son épaule et elle a dit : « Ton téléphone. » Stella a froncé les sourcils mais elle était assez perspicace pour comprendre que lui arracher son téléphone n’était pas un caprice de sa mère. Elle a eu l’air inquiet tout à coup. Elle l’a donné à Gloria. « Il se passe quoi. Tu nous emmènes où ? »
31 le livre... 1886. Dans la jungle du Christophe Prince, Paraguay, un aventurier solitaire, Virginio professeur agrégé de Miramontes, est recueilli dans une étrange philosophie, a publié sous colonie peuplée d’une poignée de familles le pseudonyme de Boris Dokmak deux romans, allemandes. dont un polar très remarqué, C’est le projet fou d’Elisabeth Nietzsche, sœur La femme qui valait trois du célèbre philosophe, et de son mari, le milliards (Ring, 2013). lugubre docteur Förster, qui rêvent de créer Il est décédé en 2017. dans ces terres vierges une nouvelle Nathalie Prince est Allemagne digne de l’utopie aryenne nais- professeur de littérature sante. Antisémitisme délirant, plans d’expan- à l’université du Mans sion gigantesques, cultures et commerces et spécialiste de littérature jeunesse. Nietzsche au impossibles... rien ne marche comme prévu, Paraguay est un roman et cette Nueva Germania revêt vite une cou- à quatre mains. leur inquiétante. Acculée dans ce microcosme ceint de bar- belés, Elisabeth tient pour son frère le journal fantasmé de leur succès, passant ses jour- Nietzsche au Paraguay 135 x 210, 336 pages, 19,90 € nées à attendre les lettres goguenardes de ISBN : 9782081427549 Nietzsche. Parution le 13 février 2019 La maladie rôde, les passions s’exacerbent, la faim guette, la violence s’installe. Nietzsche au Paraguay révèle une face cachée de l’Histoire, celle d’une illusion folle, prémices des massacres nazis quelques années plus tard. LITTÉRATURE française Flammarion
Nathalie et Christophe Prince « Des voix qui liturgisent. En mode mineur. Des voix d’hommes, graves à souhait, et des voix de femmes et d’enfants qui reprennent une sorte de refrain aux tons grossiers. Quelle langue est-ce là ? Soudain, à peine plus gai, un « alléluia ». C’est le matin, la chaleur est déjà pesante, et ces vocalises font écho à celles qu’il a entendues lorsqu’il était à la dérive sur le rio. Quelques cris sortent de la forêt : perruches, arapongas, singes hurleurs. Plus loin, une hache cogne un arbre. Une messe et sa chorale en pleine forêt, donc. Il s’appuie sur un coude et tout son corps tremble. Sous les draps, les pansements ont été changés : quand ? par qui ? Absence de souvenirs. Assis, la chambre lui paraît plus petite. Se lever ; se rap- procher de cette fenêtre et voir où il est, comprendre ce qu’il entend. Il a moins mal, mais ses pieds le portent à peine, ses yeux fixent le carré vert et bleu que constitue la fenêtre. Un pas puis deux, il a cent ans, sur la pointe des pieds, il s’agrippe à elle, ses yeux sont troubles, là-bas, des ombres noires et blanches, des toits coniques ici ou là, la tête qui tourne. Il est d’abord ébloui, un mur de lumière le cogne sans prévenir, ses yeux se plissent et se closent malgré lui, il ouvre la bouche, pour crier, mais rien ne sort, et « alléluia ! », entend-il. Une main sur les paupières, les doigts légèrement écartés, la lumière s’adoucit, des ombres apparaissent, une clairière cernée de petits cha- lets sombres, et au centre une manière d’estrade montée sur quelques pilotis. Des reflets éclatants lui indiquent qu’une rivière coule quelques dizaines de mètres plus loin et que le soleil est déjà haut, « alléluia ! ». Sur l’estrade, une silhouette désigne le ciel, puis la terre, puis la forêt, puis le ciel à nouveau. Tout en sermonnant, avec conviction semble-t-il, et même avec talent si l’on en croit l’effet qu’il produit sur son auditoire : une
Nietzsche au Paraguay # Extrait vingtaine d’hommes et le double de femmes et de gamins. Ils hochent tous la tête, éructent positivement à chaque phrase de l’orateur, et adorent crier « alléluia » dès qu’on leur demande. La brume s’évanouit peu à peu, et le regard de Virginio se fait plus précis : tous flottent dans des vêtements trop grands, leurs joues sont creusées ainsi que leurs orbites, les doigts sont fins et longs et les regards des enfants sont vides. Un tout-petit attire l’attention de Virginio. Six ans à peine, accroupi sous la grande jupe noire de sa mère qui le couvre comme la mort, nu et osseux, tout tremblant, vacillant parfois, et portant, avec des gestes lents, de la terre à ses lèvres. Sur l’estrade, la silhouette, haute et fine, c’est celle de l’homme au cheval blanc, Virginio le jurerait ! La barbe, le visage sec et aristocratique, la redingote aux boutons d’or… « Alléluia », « Amen », et « Je vous salue Marie », l’assemblée eucharistique se disjoint, la messe est dite, et tous s’éparpillent dans tous les sens. Lui se sent accablé soudainement ; ses doigts cèdent, son corps s’alourdit, il tombe sans hâte tout en remar- quant que le prêcheur, qui a descendu l’estrade d’un saut léger, s’avance maintenant vers sa chambre, vers sa fenêtre, vers lui, et qu’il paraît même le voir, deux grands yeux d’acier se fixant sur lui. Le voir enfin. Qui sont tous ces hommes ? Que font-ils au milieu de nulle part ? Pourquoi crèvent-ils tous de faim ? Dans la forêt, le cri déchirant d’un arbre qui tombe. »
35 le livre... Il l’a croisée par hasard. Il connaît le quartier comme sa poche, mais cette plaque commémorative près de la Sorbonne, il ne l’avait jamais remarquée. « Ici est tombé sous les balles allemandes Jean Photo : Richard Schroeder © Flammarion Kopitovitch patriote yougoslave le 11 mars 1943. » Quelle histoire se cache derrière ces quelques mots ? Il n’en faut pas plus à François-Guillaume Lorrain pour se lancer dans une recherche effrénée autour de ce parfait inconnu dont on a fait un héros. Depuis des archives jamais consultées jusqu’au Monténégro et en Macédoine, l’auteur multi- plie les rencontres, enquête sans relâche et, parti sur les traces d’une immigration serbe François-Guillaume Lorrain est grand reporter arrivée en France lors de la Première Guerre au Point. Il est l’auteur mondiale, se plonge dans le Paris de l’époque d’une dizaine de livres et de ses exilés. Reconstituant obstinément parmi lesquels L’Année les faits et gestes de cette « vie minuscule » des volcans, Vends maison foudroyée par le siècle, François-Guillaume de famille (Flammarion, Lorrain se livre à de poignantes concordances 2014 et 2016) et Ces lieux des temps, imaginant les diverses trajectoires qui ont fait la France (Fayard, 2015). de son sujet dont le destin en vient finalement à recouvrir les zones d’ombre de sa propre mémoire. Vous êtes de la famille ? À la recherche de Jean Kopitovitch 135 x 210, 336 pages, 19 € ISBN : 9782081432987 Parution le 6 février 2019 ESSAIS littéraires Flammarion
François-Guillaume Lorrain « Je croyais bien connaître la rue Monsieur-le-Prince. Cela faisait bientôt quinze ans que j’étais revenu vivre dans ce quartier de la Sorbonne qui avait été celui de mes études. Pourquoi m’être arrêté cette fois-ci ? Pourquoi ai-je pris la peine d’examiner d’un peu plus près ce petit pan de mur et cette plaque devant laquelle j’étais pourtant passé si souvent ? Je l’ignore. Paris est un royaume des morts, d’hier et d’aujourd’hui. Ils sont partout. Dans nos mémoires, dans les cimetières, et sur les plaques apposées aux murs. Un tel est né ici… Là, tel autre a vécu… Dans cette maison est décédé… Leurs passages sont gravés dans la pierre, messages d’outre-tombe d’un Who’s Who minéral et posthume, qui fait chic, mais un peu froid. Comme tout le monde, je prenais note. Tiens, c’était donc là. Il faut bien naître, vivre et mourir quelque part. Et je poursuivais mon chemin. Mais ce jour-là… C’était le 16 février, je me souviens. Car ce jour-là, je venais de publier une chronique sur le 16 février 1941 où la SNCF avait proposé au gouvernement de Vichy, pour plus de commodité ferroviaire, de généraliser l’heure allemande sur tout le territoire français. Cette mise à l’heure traduisait les nouveaux liens étroits entre les deux pays et expliquait le léger décalage qui subsistait avec nos amis anglais. Au journal, je suis une sorte de « rétroviseur » : j’assure une éphéméride baptisée « Au fil du temps » dont je prépare les livraisons à l’avance. Le passé a quelques avantages indéniables : tout a déjà eu lieu, on peut prendre les devants. Ce 16 février 2017, je revenais de la rue d’Assas où j’avais découvert l’existence d’une pension de famille, les Marronniers, la dernière de la capitale. Un lieu délicieusement désuet qui m’avait incité à prendre le temps et à remarquer d’autres
Vous êtes de la famille ? # Extrait détails comme ces deux plaques qui surplombaient le porche du numéro 22 de la rue Monsieur-le-Prince. La première était dédiée au peintre Yves Brayer qui avait habité ici de 1936 jusqu’à sa mort, en 1990. Ce nom m’évoqua l’un de ces catalogues d’art qui traînaient au pied du lit de mes parents et que je feuilletais parfois en leur absence. Ma vue n’étant pas très bonne, j’avais dû me dresser sur la pointe des pieds pour déchiffrer les quelques lignes consacrées à Antonio de La Gandara, un autre peintre, qui avait résidé à cette même adresse. La cour intérieure décorée de sculptures et de fontaines semblait avoir conservé l’empreinte artistique de leur séjour. Derrière moi, on s’activait autour des tables de la crémerie Polidor. Le tournage d’un clip de Los Residentes, un groupe espagnol qui m’était inconnu, allait débuter. Des projecteurs s’allumèrent, diffusant une lumière blanche, artificielle, et après que le réalisateur eut fait signe aux musiciens qu’il était prêt, on me pria de sortir du champ. C’est alors qu’au croisement de la rue Monsieur-le-Prince et de la rue Racine, je l’aperçus. ICI EST TOMBÉ SOUS LES BALLES ALLEMANDES JEAN KOPITOVITCH PATRIOTE YOUGOSLAVE LE 11 MARS 1943 L’inscription ne pouvait être plus limpide : à cet endroit précis, un homme était mort pendant la guerre, fauché par une rafale de l’armée d’occupation. En quoi ce faire-part me concernait-il ? Il commençait à dater. Quelque chose pourtant m’empêcha de poursuivre mon chemin. »
39 le livre... Chargé d’appliquer le programme du Nouveau Rêve Chinois, offi- ciellement lancé par le président Xi Jinping, un cadre dirigeant est poursuivi par des souvenirs qui viennent perturber son travail. Photo : Claude Gassian © Flammarion Certains cauchemars le ramènent au temps où ses parents ont été les victimes de la répression aveugle qui sévissait à l’heure de la révolution culturelle. Ces visions qui l’assaillent et lui font bientôt découvrir le destin tragique de ses parents viennent tota- lement gripper les rouages de la mécanique de propagande du régime et signent l’arrêt de mort du malheureux dirigeant. Mélangeant mythes et réalité, jouant avec Ma Jian, dont les livres sont aujourd’hui interdits tous les ressorts de l’absurde et du grotesque, en Chine, est peintre, ce roman fait le portrait de la Chine d’au- reporter, photographe et jourd’hui gouvernée par le mensonge et la écrivain. Il est, entre autres, violence, à la merci d’un matérialisme sans l’auteur de Nouilles frein. Dans cette fable cruelle, Ma Jian dévoile chinoises, Beijing Coma et, l’une des facettes les plus effrayantes de la plus récemment, La Route tyrannie, qui consiste à tenter d’effacer la sombre (Flammarion, 2006, 2008, 2014). Le Prix Nobel mémoire pour éradiquer les événements Gao Xingjian voit en lui passés qui gênent la marche actuelle du « l’une des voix les plus pouvoir. importantes et les plus courageuses de la littérature Traduit de l’anglais par Laurent Barucq chinoise contemporaine ». « Avec La Route sombre, l’écrivain dissident Ma Jian, Il vit à Londres. ancien journaliste et photographe, nous plonge sans ménagement dans les bas-fonds du miracle chinois. » Le Monde des Livres « Dans La Route sombre, le romancier chinois Ma China Dream 135 x 210, 220 pages, 18 € Jian, en exil à Londres, dresse un tableau cauchemar- ISBN : 9782081398177 desque du contrôle des naissances de son pays. » Parution le 9 janvier 2019 Le Nouvel Obs LITTÉRATURE étrangère Flammarion
Ma Jian « Au moment où Ma Daode, directeur du tout nouveau Bureau du Rêve Chinois, s’éveille de sa sieste, il découvre que son « moi » adolescent dont il vient de rêver n’a pas disparu, mais se tient juste en face de lui. En cet après-midi de prin- temps, il s’était assoupi sur son fauteuil de bureau, les épaules voûtées et la bedaine compressée en énormes bourrelets de gras. Jusque-là, c’est la preuve la plus nette que les épisodes oniriques de son passé, profondément enfouis dans sa mémoire, sont en train de refaire surface. « Quel rêve contrariant... Il ne m’a procuré aucune énergie positive », marmonne-t-il d’un ton bougon. « C’est ma faute, je n’avais qu’à pas m’endormir sur ma chaise. » Il a trop bu à midi et s’est assoupi à son bureau avant même d’avoir le temps de s’allonger, et son esprit est encore dans les vapes. La porte qui se trouve derrière lui mène à une chambre privée dotée d’une salle de bains ; privilège quatre étoiles réservé aux dirigeants de rang municipal. Son bureau est au cinquième étage. Le rouleau suspendu près de la porte arbore un vers de poésie, JE RÊVE DE FLEURS QUI ÉCLOSENT DU BOUT DE MON PINCEAU, écrit, ou plutôt composé, par le maire Chen, le mois dernier, lors de l’inauguration officielle du Bureau du Rêve Chinois. D’ordinaire, le maire Chen demande des sommes colossales pour écrire lui-même ses poèmes sur des rouleaux lors des réceptions officielles, mais cette fois il avait accepté de réciter simplement le vers et de laisser Ma Daode le retranscrire plus tard. Ma Daode n’a pas acquis le même niveau de célébrité littéraire. L’an dernier, il a auto-publié un millier d’exemplaires de son recueil d’essais, Mises en garde pour le monde moderne, dont cinq cents sont encore empilés, invendus, dans le placard derrière lui.
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