LES MELKITES CATHOLIQUES ET LES ILLUSIONS DE L'UNIONISME ENTRE VATICAN I ET VATICAN II.

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LES MELKITES CATHOLIQUES ET LES ILLUSIONS DE
           L’UNIONISME ENTRE VATICAN I ET VATICAN II.

                                                                          G. Hachem, 1998

Tout effort déployé pour jeter une nouvelle lumière sur l’histoire des Églises
orientales catholiques constitue une contribution au dialogue œcuménique et plus
particulièrement au dialogue bilatéral en cours entre Catholiques et Orthodoxes. La
présente étude a pour objet une époque de l’histoire de l’Église melkite catholique
qui s’étale entre les deux conciles du Vatican. Elle représente un intérêt particulier
car elle nous éclaire en même temps de l’unionisme1, cet aspect particulier de
l’uniatisme, ainsi que sur l’engagement des melkites catholiques au sein de ce
mouvement. Nous évoquerons d’abord l’émergence de l’unionisme à partir de la
politique orientale de Léon XIII et la contribution du patrirache melkite catholique
Youssef. Ensuite nous analyserons l’expansion des idées unionistes au sein de l’Église
melkite et nous rappellerons quelques initiatives papales en faveur de l’Orient
chrétien entre les deux conciles. Enfin nous aborderons la réaction des melkites
catholiques vis-à-vis de la promulgation du droit canonique oriental afin de mieux
cerner leur attitude œcuménique à la veille de Vatican II.

I. L’ÉMERGENCE DE L’UNIONISME ET LE RÔLE DU PATRIARCHE MELKITE
CATHOLIQUE GRÉGOIRE II YOUSSEF2

Dès le début de son règne, le pape Léon XIII manifesta un intérêt particulier pour le
christianisme oriental. Son attitude bienveillante et conciliante envers les Orientaux
    ________________________
1   Le terme « unionisme » qui prend naissance dans la première moitié du 20e siècle est propre à
    cette période historique durant laquelle l’Église catholique romaine concevait l’union sous la
    forme d’un mouvement de « retour en corps » des autres Églises vers elle. Les Orientaux
    catholiques devraient constituer une force d’attirance pour toute l’Orthodoxie.
2   Le patriarche Grégoire II Youssef (1823-1897) est l’une des figures les plus éminentes de
    l’Église melkite catholique. Il fut au concile Vatican I le grand défenseur de l’Orient
    catholique. Ses idées œcuméniques ainsi que son combat mené pour la sauvegarde des
    privilèges et des prérogatives des patriarches orientaux font de lui un précurseur du
    mouvement œcuménique. Pour une bonne notice biographique, nous conseillons:
    C. PATELOS, Vatican I et les évêques uniates, Louvain, 1981, p. 307-333.
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catholiques, laquelle attitude était à l’opposé de l’esprit rigide, exclusif et
réactionnaire de son prédecesseur Pie IX, contribua à tracer les grandes lignes de
l’unionisme. Le pontificat de Léon XIII peut être partagé en deux périodes et cela en
fonction de l’évolution du mouvement unioniste :

1. UNE PÉRIODE DE TÂTON NEMENT ET DE MATURA TION:
La première période du pontificat de Léon XIII (1878-1894) contribua à la maturation
de ses idées unionistes grâce à une série de rapports et de consultations qui
l’informèrent sur l’état des missions, sur les préoccupations des Orientaux
catholiques et sur les dispositions des orthodoxes en Orient. Parmi ces rapports
figurent les mémoires confidentiels du délégué apostolique à Constantinople Mgr
Vannutelli3 et du consul général de Turquie en Italie Carlo Gallian4. Ces documents
procurèrent au pape des informations sûres puisées à la source et analysèrent, avec
probité et réalisme, les causes de l’insuccès des missionnaires latins en Orient. Ils ont
exercé une influence déterminante sur les nombreuses initiatives unionistes de
Léon XIII puisque les fondations de séminaires pour les Orientaux catholiques 5, le
congrès eucharistique de Jérusalem, la commission cardinalice pour l’union y
figurent comme des orientations principales.

    ________________________
3   Le 14 janvier 1880 Mgr Vincenzo Vannutelli (1836-1930) fut nommé délégué apostolique à
    Constantinople et y séjourna presque trois ans. Une fois sa mission accomplie il en rendit
    compte dans un rapport très circonstancié qui mérite une attention particulière. Confidentiel,
    très loyal et précis, ce document daté du 11 avril 1883 est intitulé: Les meilleurs moyens à
    prendre pour ramener à l’Église catholique les dissidents orientaux. Ce mémoire se divise en
    deux grands chapitres intitulés respectivement: Les moyens généraux à mettre en oeuvre en vue
    de l’union et Les obstacles à combattre. Il figure en annexe des Verbali delle Conferenze
    Patriarcali sullo stato delle Chiese Orientali e delle Adunanze della Commissione Cardinalizia
    per promuovere la riunione delle Chiese dissidenti ( p. 343-356). cet ouvrage a été préparé de
    1936 à 1945 par C. Korolevskij d’après les Archives de la Congrégation des Églises orientales
    et les documents du secrétariat privé de Léon XIII. Il est demeuré pro manuscripto jusqu’à ce
    jour. Nous avons pu consulter cet ouvrage grâce à l’amabilité du professeur C. Soetens.
4   Levantin orthodoxe converti au catholicisme, le consul général de Turquie à Rome Carlo
    Gallian avait la confiance du pape Léon XIII. Préoccupé à son tour par la situation des Églises
    orientales et des missions latines, le consul Gallian exprima le fond de sa pensée à ce sujet dans
    un mémoire qu’il fit parvenir au pape. Ce document fut aussi découvert par C. Korolevskij
    parmi les documents que Léon XIII avait à portée de main et qu’il n’avait pas transmis à la
    Propagande. Le professeur Soetens présume que c’est Korolevskij qui lui donna le titre de
    Mémoire présenté à Léon XIII en 1883, sur l’institution d’une branche orientale de rite
    byzantin dans l’ordre bénédictin. Le rapport de Gallian est aussi annexé aux Verbali..., op. cit.,
    p. 356-370.
5   Nous signalons particulièrement la fondation de Sainte-Anne à Jérusalem en 1882 et celle du
    séminaire arménien de Rome en 1883. Notons bien que le séminaire de Sainte-Anne a marqué
    l’histoire contemporaine de l’Église melkite catholique puisqu’il fut, pendant plus d’un demi
    siècle, le centre de formation privilégié de tout son clergé.
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Les rapports de Mgr Vanutelli et du consul Gallian se trouvaient confirmés par les
ouvertures orientales des Pères blancs (Misionnaires d’Afrique) 6 et par les
propositions des Assomptionistes7 qui contribuèrent aussi à l’élaboration du plan
pontifical en vue de la régénération de l’Orient, projet que Léon XIII prenait à cœur.
Cette première période du pontificat de Léon XIII est marquée par le congrès
eucharistique de Jérusalem (1893) et culmine avec la publication de l’encyclique
Praeclara Gratulationis qui couronnait l’année du jubilé épiscopal du pape.

A. Un prélude au renouveau oriental uniate

Le congrès eucharistique de Jérusalem revêt une importance particulière dans la
politique orientale de Léon XIII puisqu’il fut à l’origine d’un grand mouvement
d’idées, d’initiatives ecclésiastiques et unionistes8. Mais malgré l’impression
d’optimisme ingénu qui s’en dégagea, cet événement révéla plutôt l’ambiguïté de la
situation ecclésiastique des catholiques en Orient due à l’opposition des Orientaux
catholiques aux efforts de latinisation déployés par la majorité des missionnaires.

a) La latinisation et le maintien des rites orientaux
Le conflit qui opposait les Orientaux catholiques aux missionnaires latins, à la fin du
19e siècle, eut des répercussions sur la conception même de la mission et entraîna
l’affrontement entre deux tendances qui divisaient les missionnaires du Proche-
Orient entre eux, celle de la latinisation sous toutes ses nuances et celle du maintien
des rites orientaux9. Cet affrontement s’est manifesté lors du congrès de Jérusalem
malgré la limitation des interventions et des discussions à la conception « ritualiste »
de l’Eucharistie.

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 6   À l’instar de leur fondateur le cardinal Lavigerie (1825-1892), les Pères blancs prônaient une
     politique de rapprochement avec les Orientaux et cherchaient à s’adapter à leur mentalité et
     leurs coutumes. Ils se chargènt de défendre les Orientaux catholiques contre l’excès de zèle
     manifesté par les latinisants. À partir des précieuses conclusions tirées de leur apostolat en
     Orient, les Pères blancs contribuèrent à approfondir le débat sur la régénération catholique de
     l’Orient. Ils érigèrent en question de principe la nécessité de conserver les rites orientaux et la
     justifièrent par l’enjeu du « retour en corps » des Églises orientales à l’unité catholique.
 7   Les Pères Assomptionistes œuvraient pour la mission en Orient. Ils lancèrent l’idée d’un
     congrès eucharistique oriental et la poussèrent d’une manière énergique, voire décisive, grâce à
     l’intervention du Père Picard, leur supérieur général.
 8   Pour une étude approfondie des enjeux de ce congrès, nous renvoyons à l’étude de
     C. SOETENS, Le congrès eucharistique international de Jérusalem (1893) dans le cadre de
     la politique orientale du pape Léon XIII, (UCL, Recueil de travaux d’histoire et de philologie,
     Série 6, 12), Louvain, 1977.
 9   À l’époque, alors que la tendance générale des missionnaires latins considérait le rite oriental
     comme un obstacle pour le retour des dissidents, le mouvement unioniste naissant tenait au
     respect et à la revalorisation de tout le patrimoine spirituel de l’Orient dont le rite liturgique
     n’est qu’un aspect parmi d’autres. Voir N. EDELBY, Pour le soixantième anniversaire de
     l’Encyclique «Orientalium Dignitas», dans Proche-Orient Chrétien (POC), 4 (1954), p. 197.
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Il est évident que le problème de l’uniatisme et de la latinisation a été posé d’une
manière officielle et inéluctable au congrès10. Mais dans ce débat idéologique qui
touchait à la destinée des Églises orientales catholiques, aucun oriental ne prit la
moindre position officielle. Il semblerait que l’atmosphère ne supportait pas une
pareille intervention et que les Orientaux catholiques auraient tenu à éviter le
scandale devant les représentants non catholiques. Toutefois ils n’épargnèrent
aucun moyen pour faire parvenir leurs doléances au pape en personne. Le mémoire
secret et l’entretien du patriarche melkite Youssef ne confirment que trop notre
point de vue.

b)   Les confidences du patriarche Youssef
Grégoire Youssef, le seul patriarche oriental présent au congrès, évita de prendre
part aux discussions idéologiques et se contenta d’adresser un rapport général à
l’intention du légat pontifical, le cardinal Langénieux (archevêque de Reims), lequel
s’en inspira largement pour rédiger son propre rapport au pape. Quant au discours
du patriarche Youssef intitulé: Le culte eucharistique dans la liturgie grecque, il
s’inscrit plutôt dans le cadre du thème général du congrès et expose le déroulement
du culte eucharistique au sein de l’Église melkite 11.
L’examen du rapport confidentiel présenté par le patriarche Youssef au cardinal légat
nous semble indispensable pour bien cerner le rôle de ce prélat. En plus, ce
document peut être considéré comme l’exposé le plus complet et le plus audacieux
des plaintes des catholiques d’Orient à la fin du siècle dernier 12. Le patriarche
Youssef profita donc pour confier au Légat ce qui lui pesait depuis longtemps sur le
cœur : l’apostolat des missionnaires latins ne tend à rien moins qu’à la diminution
progressive et calculée de la Nation melkite. Ceux-ci administrent les sacrements aux
melkites catholiques sans l’autorisation de leurs prélats; dans leurs écoles les jeunes
sont instruits selon le rite latin et ne connaissent rien sur leur propre rite; les
congrégations religieuses latines admettent dans leurs noviciats des jeunes gens qui
finissent par déserter leur rite oriental sans même demander l’autorisation exigée
cependant par les décrets des pontifes romains... Le processus de latinisation
progresse parce que les missionnaires ont les moyens pour attirer les fidèles alors

     ________________________
 10 Voir J. HAJJAR, Les Églises orientales catholiques, dans R. AUBERT, e. a., Nouvelle Histoire
    de l’Église. (t.5: L’Église dans le monde moderne: 1848 à nos jours), Paris, 1975, p. 508-509.
 11 Ce discours fut traduit en français par le supérieur de Ste-Anne le Père Féderlin et lu par le
    secrétaire du patriarche Youssef, Mgr Michel Chreim. C. SOETENS, Le congrès
    eucharistique... op. cit., 1977, p. 561-563.
 12 Nous puisons nos extraits dans l’article déjà cité de N.Edelby, Pour le soixantième
    anniversaire..., p. 200-202.
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que les melkites catholiques n’en disposent pas tant que les aumônes de l’Occident
destinées à l’apostolat en Orient tombent en très grande partie entre les mains des
missionnaires latins.
Le patriarche Youssef se plaint également de l’intervention des délégués
apostoliques dans toutes les affaires des Églises orientales catholiques en passant
par dessus la tête des patriarches et des évêques. Le comportement confirmait les
non catholiques dans leur pensée que Rome voulait affaiblir le pouvoir patriarcal et
qu’à la Propagande, les seuls entendus étaient les délégués apostoliques. Ce grief
touche le fond du problème ecclésiologique et disciplinaire et sape le fondement
même de l’union des melkites, c’est-à-dire le respect des droits et des privilèges des
patriarches confirmé au concile de Florence (1438) :
Malgré les termes si clairs du Concile de Florence, l’autorité des Patriarches
catholiques est, en fait, considérablement amoindrie par suite d’une trop grande
importance donnée aux Délégués Apostoliques, qui interviennent dans toutes les
affaires, même les plus insignifiantes, en passant par dessus la tête des Patriarches et
des Évêques, ce qui confirme (les non catholiques) dans cette pensée qu’à Rome on
veut anéantir le pouvoir patriarcal et épiscopal13.

Il n’y a aucun doute que le cardinal Langénieux se basa sur ce mémoire pour rédiger
son rapport secret soumis au pape. Le 6 janvier 1894, Langénieux écrivait à Grégoire
II Youssef :
Les renseignements que vous m’avez donnés, votre mémoire si documenté, tout a
été remis au Souverain Pontife, lu par lui seul, et je sais que ces confidences ont été
accueillies avec la plus parfaite bienveillance14.

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13 Ibidem, p. 201.
14 Ibidem, p. 204.
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B. Les acquisitions unionistes du congrès

Le courant unioniste perçut le congrès de Jérusalem comme un événement
important qui préludait à une action décisive en faveur de l’union et du christianisme
oriental. Le professeur R. Aubert affirme que le congrès favorisa, selon le vœu de
Léon XIII, l’éclosion d’une conception pluraliste de l’unité catholique qui constitue
l’un des présupposés indispensables d’une mentalité œcuménique 15. Les vœux
acclamés à la séance finale et leur portée pratique témoignent de l’intérêt porté aux
rites orientaux et aux Églises orientales catholiques.
Après le congrès, unionistes et latinisants n’épargneront aucun effort pour défendre,
chacun de son côté, leurs positions. Les deux courants continueront désormais à
s’affronter, mais l’influence unioniste du congrès se fit sentir au fil des années et
contribua à la relance de l’uniatisme moderne et à l’élaboration d’une nouvelle
idéologie missionnaire par le biais du rapport secret de Langénieux et de l’effet qu’il
produisit sur la pensée de Léon XIII.

a) Le rapport du cardinal Langénieux
Au cours du congrès de Jérusalem, le cardinal Langénieux refusa de prendre
ouvertement parti tout en marquant sa sympathie pour l’Orient. Muni du rapport
secret du patriarche melkite il se hâta, à son retour à Rome, de communiquer à Léon
XIII ses observations et lui remit un long rapport secret sur sa mission. Cette
importante relation plaça devant les yeux du pontife romain une imposante
contribution largement bienveillante à l’uniatisme replacé dans sa vocation
essentielle de trait d’union puissant entre le catholicisme romain et l’orthodoxie
orientale16.
Dans une première étape, le rapport développe objectivement les appréhensions des
« schismatiques » et surtout la crainte de la latinisation ou d’une éventuelle
absorption :
Ce qui fait écarter la question de l’Union, c’est la crainte de voir les Églises orientales,
avec leurs rites et tous leurs privilèges, absorbées par l’Église romaine. Voilà, avec
des intérêts personnels et les difficultés politiques, le véritable obstacle à l’Union17.

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 15 R. AUBERT, Les étapes de l’œcuménisme catholique depuis le pontificat de Léon XIII jusqu’à
    Vatican II, dans La théologie du Renouveau, Montréal-Paris, 1968, t. 1, p. 292.
 16 Ce rapport daté du 2 juillet 1893 dans lequel le Cardinal décrit avec précision l’état de l’Orient
    et propose des solutions n’est pas à confondre avec celui -très anodin- daté du 29 juillet de la
    même année qui est conservé dans les Actes officiels du Congrès. Voir J. HAJJAR, Les
    chrétiens uniates du Proche-Orient, (Les univers, 6), Paris, 1962, p. 313
 17 Verbali..., op. cit., p. 322.
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Le cardinal Langénieux aborde ensuite les conclusions pratiques dans lesquelles il
expose les moyens de rendre confiance aux « dissidents », de pourvoir à
l’impuissance des uniates et de rendre plus efficace l’action apostolique des
missionnaires latins. Il commence par proposer une confirmation officielle, c’est-à-
dire par un document pontifical, des résultats obtenus au cours du congrès et insiste
sur la sauvegarde de l’autorité des patriarches et des évêques locaux:
Que l’autorité des Patriarches et des évêques soit mieux sauvegardée, d’abord
contre les écarts de zèle de certains missionnaires, puis dans la pratique
administrative des délégués apostoliques, que l’on voudrait voir plus soucieuse de la
juridiction hiérarchique18.

Dans ces propositions pratiques figure aussi la composition à Rome d’une
Congrégation spéciale indépendante de la Propagande et qui comprendrait parmi ses
membres des délégués orientaux. Ajouté aux rapports de Mgr V. Vannutelli et du
consul Gallian, celui du cardinal Langénieux nous paraît être à l’origine des
impulsions orientales de Léon XIII19.
Le pape se fia aux conseils de Langénieux et décida de convoquer les patriarches
orientaux pour une «conférence» afin de débattre les questions soulevées lors du
congrès de Jérusalem et de porter remède aux doléances qu’ils avaient exprimées à
son légat.

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18 Ibidem, p. 333.
19 Voir J. HAJJAR, Les chrétiens uniates..., op. cit., p. 313.
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C. Un nouvel appel à l’union

L’encyclique Praeclara Gratulationis (20 juin 1894) constitue un appel à l’union des
chrétiens et reflète, à notre avis, le mûrissement de la pensée unioniste de Léon XIII.
Elle nous éclaire sur sa conception de l’union et de la primauté romaine à ce moment
privilégié de l’élaboration de son plan oriental. Le pape y émet le vœu de voir tous
les peuples revenir à l’union voulue et instituée par Jésus-Christ, laquelle consiste
dans l’unité de foi et de gouvernement. Léon XIII reconnaît que le principal point de
dissidence entre les Églises orientales et l’Église catholique est la primauté du pontife
romain mais, sans avoir l’idée d’adresser le moindre reproche à l’Église catholique, il
se contente d’évoquer les conciles de Lyon et de Florence en invitant les Églises
orientales à consulter leurs sources patristiques et la Tradition à ce propos 20.
Toutefois Léon XIII rassure les Orientaux et leur affirme que l’unité peut se faire sans
détriment des privilèges patriarcaux ni des rites particuliers que le Saint-Siège a
toujours eu à cœur de respecter:
Il n’est rien par ailleurs qui soit de nature à vous faire craindre, comme conséquence
de ce retour, une diminution quelconque de vos droits, des privilèges de vos
patriarcats, des rites et des coutumes de vos Églises respectives21.

Malgré cette promesse de maintenir aux Églises orientales leur physionomie
particulière, non seulement tout ce qui se rapporte au rite liturgique mais aussi à la
discipline, Léon XIII continuait à confondre entre la protection des usages liturgiques
et le désir d’une véritable autonomie ecclésiastique réclamée aussi par les Orientaux
catholiques. Il y a sans doute un changement de langage, avouons-le, puisqu’il s’agit
de «rapprochement organique», de «reconnaissance officielle des diversités
liturgiques et des autonomies ecclésiastiques traditionnelles», mais la papauté
n’était pas encore disposée à aller au-delà de son exclusivisme sotériologique et de
son attachement aux prérogatives pontificales récemment définies comme dogmes à
Vatican I.

2. LA MISE EN ŒUVRE D’UN PLAN UNIONISTE

    ________________________
20 Qu’elles remontent à nos origines communes, qu’elles considèrent les sentiments de leurs
   ancêtres, qu’elles interrogent les traditions les plus voisines du commencement du
   christianisme, elles trouveront là de quoi se convaincre jusqu’à l’évidence que c’est bien au
   Pontife romain que s’applique cette parole de Jésus-Christ : tu es Pierre et sur cette pierre je
   bâtirai mon Église. [...] Enfin, nul n’ignore que, dans deux grands Conciles, le second de Lyon,
   et celui de Florence, Latins et Grecs, d’un accord spontané et d’une voix commune
   proclamèrent comme dogme la suprématie du Pontife romain. Lettres apostoliques de
   S. S. Léon XIII, t. IV, Paris, s.d., p. 89.
21 Cité dans N. EDELBY, Pour le soixantième..., art. cit., p. 205.
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Cette deuxième période du pontificat de Léon XIII (1894-1903) est caractérisée par la
mise en œuvre de l’unionisme à travers des initiatives officielles. Après avoir sondé le
terrain, le pape Léon XIII trouva le moment propice à la concrétisation de son plan
unioniste. Il se lança dans un projet d’institutionnalisation de ses initiatives afin de
leur assurer une continuité au sein du catholicisme. Le rôle du patriarche Youssef
dans la relance de l’uniatisme moderne s’avère particulièrement important à cause
de son apport aux conférences patriarcales et à la préparation de la lettre
apostolique Orientalium Dignitas qui en résulta, dont on peut dire qu’elle fut comme
l’écho exact de ses appels.

A. Une concertation au sommet

Les conférences patriarcales tenues du 24 octobre au 8 novembre 1894 demeurent
uniques dans l’histoire de la papauté dans ses rapports avec les Églises orientales
catholiques. Jusqu’à nos jours aucune réunion similaire n’eut lieu. Le pape Léon XIII
voulant connaître personnellement les doléances des Orientaux et cherchant à
promouvoir avec eux les réformes envisagées dans le cadre de son plan oriental,
adressa aux patriarches catholiques de l’Orient une invitation au Vatican où on leur
prépara, notamment à Grégoire Youssef22, une réception grandiose qui changea
l’atmosphère tendue.
Un groupe de cardinaux de la curie romaine entourait le pape qui tint à prendre part
personnellement à ces assises23. L’absence du patriarche latin de Jérusalem -qui ne

    ________________________
22 Seuls les deux patriarches melkite Grégoire II Youssef et le syriaque Cyrille Benni se rendirent
   à Rome. Le patriarche maronite, empêché par son âge avancé, se fit représenter par Mgr
   Hoyeck son procureur permanent à Rome. L’arménien Azarian fut retenu par le sultan et le
   patriarcat chaldéen était alors vacant. Le patriarche melkite Youssef qui n’avait plus mis les
   pieds à Rome depuis 1870, reçut son invitation par l’intermédiaire de son ami le cardinal
   Langénieux. On craignit sérieusement qu’il refusât de participer à la conférence. Son grand âge
   n’en était pas la seule cause car le ton de son rapport secret au cardinal Langénieux témoignait
   de trop de souffrances refoulées. Le cardinal Langénieux lui écrivit alors pour le rassurer et
   l’encourager à entreprendre le voyage: « Je suis chargé par le Souverain Pontife, Excellence,
   ...de vous transmettre l’invitation officielle et personnelle de Léon XIII à cette réunion qu’il
   veut lui-même présider. Je sais bien quelles fatigues entraîne un pareil voyage, mais je sais
   aussi, pour en avoir été le témoin à Jérusalem, que votre zèle apostolique ne recule devant
   aucun sacrifice quand les intérêts de l’Église sont en jeu. Or, il est absolument indispensable
   que vous assistiez à cette réunion tout intime du mois prochain ». Le père Féderlin, supérieur de
   Sainte-Anne, écrivit aussi au patriarche en date du 23 septembre et l’exhorta à son tour à faire
   ce sacrifice en évoquant la nature de ces conférences: « J’ose donc unir ma voix à celle du
   Souverain Pontife et à celle de votre illustre ami, le cardinal Langénieux, pour supplier Votre
   Béatitude de répondre favorablement à l’invitation qui lui est faite, pour le salut des âmes et le
   triomphe de la Sainte Église. [...] j’estime que les décisions à prendre sont d’une gravité telle
   qu’elles doivent être prises directement par le Vicaire de Jésus-Christ de concert avec les
   Patriarches... ». Le patriarche Youssef répondit au cardinal Langénieux que le désir du Saint-
   Père était un ordre sacré auquel il se rendrait avec empressement et avec joie. Cité dans N.
   EDELBY, Pour le soixantième..., art. cit., p. 207-209.
23 Langénieux, Rampolla (secrétaire d’État), Ledochowski (préfet de la Propagande), Galimberti
   et Vannutelli .Voir J. HAJJAR, Le Vatican, la France et le catholicisme oriental, Paris, 1979,
   p. 50-51.
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fut pas invité - constituait un signe visible du changement de politique depuis le
concile de Vatican I. Mais malgré tous ces aspects positifs, ces conférences
s’ouvrirent dans un climat de rivalité sourde entre les latinisants et les Orientaux
catholiques. Seule la présence de Léon XIII qui fit preuve de la plus grande ouverture
d’esprit et de cœur, permit de débattre très librement les questions les plus graves
et d’aborder les problèmes en profondeur.
Au cours de ces conférences furent dénoncées l’autorité abusive de la Propagande et
des délégués apostoliques, la perte des pouvoirs patriarcaux, ainsi que les méthodes
latinisantes des missionnaires latins. Dès la première réunion, le pape donna en
premier la parole au patriarche melkite qui reprit, tout en les étoffant par des faits
précis, les principaux chefs de doléances déjà confiées oralement et par écrit au
cardinal Langénieux. Mgr Youssef fit ensuite quelques suggestions pour accélérer le
retour des « schismatiques » et revendiqua la création d’une Congrégation
spécifique pour l’Orient chrétien, indépendante de la Propagande, où les patriarches
orientaux jouiraient d’une autorité délibérative grâce à leurs procureurs
permanents24.
Le patriarche estima nécessaire la limitation de l’autorité des délégués apostoliques,
qui agissaient en Orient d’une manière arbitraire et incontrôlée, afin de maintenir les
privilèges et les droits des patriarches et il demanda :
Que soient conférés aux patriarches et maintenus purs et intacts les privilèges et les
droits que leur avait donné le concile de Florence. Alors, les évêques et les
patriarches schismatiques voyant leurs droits et leurs prérogatives respectés, auront
confiance dans l’Église latine, ou mieux encore en l’Union. Et petit à petit, ils seront
gagnés à l’Union25.

Ce discours du patriarche Youssef donna le ton à la suite de ces conférences. De
manière très claire et très précise, ce prélat a réussi à décrire la situation du
christianisme en Orient et à attirer l’intérêt sur les doléances des Églises orientales
catholiques, en englobant le tout dans une vision unioniste crédible.
Au cours de la deuxième réunion, le cardinal Préfet de la Propagande,
Mgr Ledochowski lança l’idée de publier une Constitution apostolique. Ce fut
l’origine de Orientalium Dignitas. On aborda ensuite les obstacles politiques à l’Union
qui pouvaient opposer la Russie, la Turquie et la rivalité des puissances européennes
et on discuta le projet préparé par la Propagande à propos des articles législatifs de
la Constitution projetée. Les patriarches n’assistèrent pas à la réunion du 28

    ________________________
24 Cf. Verbali..., op. cit., p. 24.
25 Cf. Verbali..., op. cit., p. 25.
Les melkites et l’unionisme                                                             11

novembre, durant laquelle on procéda à une dernière révision du schéma de la lettre
apostolique Orientalium Dignitas.
Le double résultat de ces assises patriarcales consista dans un appui moral qui remit
en valeur la dignité des Orientaux avec la publication d’un document pontifical et un
appui financier jugé nécessaire pour le développement et l’apostolat unioniste des
Églises orientales catholiques. Et c’est dans cette euphorie d’entente au sommet que
le pape pensa à institutionnaliser la commission cardinalice en la rendant
permanente et en la chargeant de la réconciliation des « dissidents »26. Les
patriarches orientaux étaient visiblement satisfaits. Ils pouvaient rentrer en Orient
avec une «nouvelle charte» réglant leurs relations avec le catholicisme romain, tant
au niveau de la Propagande, qu’au niveau local des délégués apostoliques et des
missionnaires dont le rôle et l’activité étaient dès lors définis et bien limités.

B. « Orientalium Dignitas » : Une nouvelle charte?

Le résultat tangible des conférences patriarcales se traduisit par la publication de la
lettre apostolique Orientalium Dignitas signée le 30 novembre et rendue publique le
6 décembre 1894. Ce document marque un point culminant dans la politique de
Léon XIII à l’égard du catholicisme oriental et un tournant décisif dans les méthodes
d’apostolat des missionnaires latins au Proche-Orient. Accueillie avec joie par les
catholiques orientaux, elle provoqua par contre une réaction chez beaucoup de
missionnaires qui empêcha pour de longues années la réalisation des généreuses
intentions du pape.
La lettre Orientalium Dignitas comptait régler les relations des missionnaires latins
avec la hiérarchie uniate et invitait les délégués apostoliques à la «pleine déférence»
à l’égard de l’autorité des patriarches qu’ils devaient faire respecter. Elle affirmait
que la conservation des rites orientaux n’était pas une affaire d’opportunisme mais
qu’elle s’imposait par l’ancienneté de leur liturgie et de leur discipline comme un
argument pondérable de la véritable universalité de l’Église. Cependant notre
déception fut grande lorsque, après avoir parcouru le texte intégral de ce document,
nous avons constaté que Léon XIII ne faisait aucune allusion au régime patriarcal
autonome qui fonde cette discipline et la légitimité de son maintien au sein du
catholicisme. En réalité, il se contenta d’attirer l’attention sur la légitime variété des

    ________________________
26 Cette commission cardinalice permanente pour la réconciliation des dissidents fut créée le
   19 mars 1895 par le motu proprio Optatissimae.
Les melkites et l’unionisme                                                                      12

rites liturgiques orientaux et recommanda aux missionnaires latins de respecter et de
faire respecter l’autorité des Patriarches27.
Il est évident que cette charte contemporaine consacrait substantiellement toutes
les revendications de Grégoire II Youssef et que celui-ci eut une grande part dans les
événements qui amenèrent à sa publication. Toutefois les patriarches ou leurs
représentants aux conférences patriarcales ne réclamèrent que timidement leur
autonomie patriarcale de crainte de vexer les autorités romaines dont ils sollicitaient
l’aide et le soutien. On ne leur concéda en retour que des règles pratiques jugées
susceptibles de régler le différend avec les missionnaires latins. Sans doute qu’à
l’époque, une reconnaissance de l’autonomie de juridiction patriarcale telle que la
souhaitait le patriarche Youssef, justifiée par la pratique de l’Église universelle du
premier millénaire et confirmée par les conciles œcuméniques, ne pouvait être
concevable et s’avérait d’une incompatibilité flagrante avec la nouvelle définition de
l’infaillibilité pontificale proclamée par le concile de Vatican I.
En effet, l’institution patriarcale perdit après Vatican I tout pouvoir de juridiction qui
ne lui était pas concédé par le pape et se trouvait réduite au rang des métropolitains
au sein de l’Église latine. Le patriarcat n’était plus, aux yeux de Rome, qu’un titre
d’honneur dépourvu de toute autorité juridictionnelle qui pourrait couvrir
l’ensemble du patriarcat28. Du coup nous sommes amenés à mieux comprendre
qu’en fait, Orientalium Dignitas changeait de langage et portait beaucoup d’intérêt
aux Églises orientales catholiques mais les considéraient d’un œil unioniste. Ils
étaient perçus comme des romains «différents» qui jouiraient de quelques
particularités rituelles tolérées en vue du retour espéré des « frères séparés ».

    ________________________
27 Cf. la traduction de la lettre apostolique Orientalium Dignitas revue par Mgr Edelby et publiée
   dans POC. Cf. N. EDELBY, Pour le soixantième anniversaire..., art. cit., p. 224.
28 Pour se faire une idée claire et précise de la conception catholique du patriarcat et des
   privilèges du patriarche oriental au lendemain de ce concile, nous reproduisons ce passage de
   Korolevskij : « (Le patriarche) n’est pas d’institution divine, mais purement ecclésiastique et
   humaine. Notre Seigneur a constitué tous les Apôtres égaux, sauf saint Pierre qu’il a établi leur
   chef à tous: il n’a pas mis d’intermédiaires entre les Apôtres et Pierre. Si l’Église, sous l’empire
   de circonstances diverses, a été amenée à donner à quelques évêques, avec un titre spécial, un
   certain pouvoir sur leurs frères dans l’épiscopat, ce pouvoir n’est évidemment qu’une
   dérivation de celui de Pierre, qui ne peut être légitime qu’avec le consentement de Pierre et par
   conséquent de son successeur. D’où il suit que le patriarche a bien des droits en tant qu’évêque
   de son éparchie propre, mais, en tant que patriarche, il n’a et ne peut avoir que des privilèges
   qui lui sont octroyés implicitement et explicitement par le Pape. Si l’on veut parler
   rigoureusement, on peut bien parler de droits épiscopaux -et à ce titre le patriarche a ses droits
   sur son éparchie tout comme les autres évêques sur les leurs,- mais on ne peut parler que des
   privilèges patriarcaux exercés par le patriarche sur tout son patriarcat. Ces privilèges ne
   deviennent des droits par rapport aux évêques ou autres inférieurs que par concession du
   Souverain Pontife, de Pierre, qui a seul, de droit divin, juridiction sur les évêques eux-mêmes.
   Ce sont des principes que tout catholique, quel que soit son rite, doit admettre depuis le concile
   du Vatican, sous peine d’hérésie ». C. KOROLEVSKIJ, Les sources du droit canonique
   melkite catholique, dans Échos d’Orient (Eor), 1908, p. 352; et dans Histoire des Patriarcats
   melkites, t. III, Rome, 1911, p. 361-365.
Les melkites et l’unionisme                                                                    13

Les conférences patriarcales et la lettre apostolique Orientalium Dignitas
représentent des moments privilégiés consacrés par la papauté à l’écoute des
doléances des patriarches catholiques de l’Orient sans réussir à apporter un remède
à tous les problèmes évoqués. L’autonomie patriarcale restait un point litigieux qui
ne fut abordé que dans le cadre de la conception unioniste de l’époque.
Dans les années qui suivirent sa publication, Orientalium Dignitas n’eut pas tout
l’effet qu’en escomptait Léon XIII et ce fut en vain qu’on tenta de mettre en
application ses prescriptions canoniques. L’opposition des missionnaires latins aux
prescriptions de la lettre apostolique Orientalium Dignitas fut systématique29. Ils
étaient encouragés d’une manière plus ou moins explicite par les agents officiels de
la Propagande romaine et par la diplomatie française.
Entre eux, les Orientaux catholiques étaient divisés et leurs rivalités séculaires
fournissaient aux latinisants plus d’un prétexte. Les plaintes réitérées du patriarche
Youssef resteront inefficaces et la voix conjuguée des missionnaires latins et des
autres Orientaux les taxait d’intransigeance30.

II.   LES SUCCESSEURS DE GRÉGOIRE YOUSSEF ET L’UNIONISME

Les différents acquis des conférences patriarcales et les prescriptions de la lettre
Orientalium Dignitas devaient être mis en pratique par les différents synodes des
Églises orientales catholiques. Mais sous le pontificat de Pie IX, l’atmosphère de
méfiance qui règnait à cause du mouvement d’uniformisme disciplinaire et de
centralisation ne favorisait guère la réunion de synodes. En effet, ce mouvement ne
cessait de réduire leur pouvoir législatif au profit des Congrégations romaines, et
bien que l’atmosphère des relations entre les responsables romains et la hiérarchie
orientale se soit manifestement améliorée sous Léon XIII, les principaux synodes des
Églises orientales étaient encore conçus, rédigés et promulgués selon l’orientation
romaine habituelle. C’est pour cette raison que la réception des nouvelles
orientations unionistes devait passer inévitablement par l’autorité patriarcale ainsi
que par une sorte de « ré-activation » des synodes patriarcaux et de leurs organes
collégiaux.
      ________________________
 29 « Les généreuses intentions du pape ne furent pas secondées par ses proches collaborateurs.
    Effrayée par la levée de boucliers de si nombreuses et puissantes organisations missionnaires, la
    Propagande, après un essai loyal d’application, finit par se dérober; les canonistes trouvèrent
    des subterfuges; jamais on n’osa appliquer contre les récalcitrants les peines prévues par le
    document; des dispenses furent si libéralement accordées que -pour le dire simplement-
    l’encyclique (lettre apostolique), qui avait paru une catastrophe, finit très vite par
    n’incommoder personne ». N. EDELBY, Pour le soixantième..., art. cit., p. 211.
 30 Voir, J. HAJJAR, Grégoire Youssef, dans Dictionnaire d’histoire et de géographie
    ecclésiastique (DHGE), t. XXII, 1988, col. 58.
Les melkites et l’unionisme                                                                      14

Les melkites catholiques qui, depuis le synode de Jérusalem (1849) n’avaient plus
réuni de grand synode, entamèrent une longue préparation pour la réunion d’un
synode national afin de mettre leur législation à jour dans le sillage de l’unionisme. À
trois reprises, les papes demandèrent aux patriarches de réunir un synode législatif
national (pour la nation melkite catholique), mais ceux-ci estimaient que les actes du
synode de Jérusalem suffisaient comme base canonique. Les tensions permanentes
avec les instances romaines sous Pie IX ne les encourageaient guère à se lancer dans
une aventure si redoutable. La situation du clergé et son niveau d’instruction
ecclésiastique contribuèrent également à l’ajournement de la réunion synodale.
Celle-ci ne fut possible qu’en 1909. L’analyse des différentes étapes de préparation
et de la tenue de cette assemblée est susceptible de jeter quelques lumières sur
l’adhésion des melkites catholiques au mouvement unioniste après la mort du
patriarche Grégoire II Youssef.

1. UN SYNODE LÉGISLATIF À AÏN-TRAZ (1909) 31

A. Appréhensions et longue préparation

En février 1898, le Saint-Siège fit demander au patriarche Geraïgiry récemment
élu32, par l’entremise du délégué apostolique Mgr Charles Duval, la convocation d’un
synode patriarcal législatif. Cette demande fut formellement renouvelée par le pape
Léon XIII dans sa lettre apostolique Omnibus compertum33. Une commission mixte
latino-melkite se forma et se réunit à Rome en 1900-1901 pour la rédaction du
schéma et des canons à soumettre au futur synode 34.

    ________________________
31 Nous nous référons dans notre analyse à un manuscrit qui porte le numéro 107 et qui est
   soigneusement conservé dans la bibliothèque des Missionnaires de Saint Paul à Harissa. Il
   s’agit du Mémoire sur les réformes les plus importantes à introduire dans l’Église melkite
   catholique, à propos du synode de 1909. Cf. Archives des missionnaires de Saint Paul
   (AMSP), Ms. 107, f. 184.
32 Le patriarcat de Geraïgiry le successeur de Grégoire Youssef, marque une étape de crise
   profonde pour le fonctionnement des institutions dans l’Église melkite catholique. L’excès de
   l’arbitraire de ce patriarche et l’absence de tout esprit de collégialité soulevèrent l’épiscopat
   contre lui et entraînèrent l’intervention du pape. Voilà comment nous le décrit le Père
   C. Korolevskij : «rude à la peine, audacieux jusqu’à la témérité, entreprenant, habile, il semblait
   en outre jouir d’une robuste santé, mais en réalité il était déjà atteint des premiers symptômes
   de la maladie qui devait l’emporter». Cf. C. KOROLEVSKIJ, Antioche, dans DHGE, t. III,
   1924, col. 664.
33 La traduction complète de cette lettre est réalisée par C. Charon (Korolevskij) et publiée dans
   Les sources du droit canonique melkite catholique, dans Eor, 11 (1908), p. 360-362.
34 La commission avait pour membres : Dom Hildebrand de Hemptinne, abbé primat des
   Bénédictins, l’archimandrite Cyrille Rizk, vicaire patriarcal au Caire, l’archimandrite Raphaël
   Aboumrad, représentant du patriarcat près le Saint-Siège, le père Denys de Sainte Thérèse,
   carme consulteur de la Sacrée Congrégation de la Propagande pour les affaires du rite oriental
   et le père Joseph Quadi, vicaire patriarcal à Paris et recteur de l’église Saint-Julien-le-Pauvre.
Les melkites et l’unionisme                                                                    15

Le patriarche Cyrille VIII Géha35, qui succéda à Mgr Geraïgiry nomma une
commission melkite chargée de revoir ce premier schéma36, mais celle-ci ne se
réunit qu’une fois. Le patriarche, qui ne voyait pas la nécessité d’un synode national,
trouvait toujours des prétextes pour remettre sine die la tenue de cette assemblée.
Mais l’insistance des évêques finit par triompher de la résistance du patriarche et le
synode se réunit en 1909 sans aucune participation de représentants du siège
romain.

B. Union et autonomie dans les actes du synode

La nécessité d’une réforme intérieure expliquait en grande partie pourquoi la
convocation du synode national était ardemment sollicitée par certains évêques et
par Rome. Les grandes lignes de cette réforme concernaient surtout l’état de la
législation canonique afin d’assurer un bon fonctionnement de l’administration
ecclésiastique, de mettre fin aux nombreux abus et de renforcer le mouvement
unioniste.
Les travaux du synode de Aïn-Traz durèrent du 30 mai au 8 juillet 1909. Soixante
séances privées et sept sessions solennelles se sont consacrées à discuter et à arrêter
le texte final des canons37. Envoyés à Rome en vue de leur approbation avant la
promulgation, les actes du synode furent soumis à un examen plus minutieux par
Mgr Louis Petit38. Le jugement émis par ce dernier fut défavorable et les actes furent
remisés aux Archives de la Propagande. En Orient, les canons furent peu connus et le
synode s’enlisa dans l’indifférence.
Les « Actes du synode » abordent au premier chapitre la situation de l’Église melkite
à la lumière de son union avec le siège de Rome et au deuxième chapitre la primauté
    ________________________
35 Mgr Cyrille Géha était plutôt de caractère paisible et indolent, plus conservateur qu’innovateur,
   administrateur adroit et réaliste, soucieux de la tranquillité et des solutions de compromis plus
   que de l’ordre ou de l’équité. Mais si son règne a apporté le calme et la paix au patriarcat
   melkite catholique, il a par ailleurs contribué au déclin de l’autorité patriarcale face à un
   épiscopat qui recouvrait des tendances plus romaines et d’autres plus autonomistes. Pendant
   son pontificat, l’autorité patriarcale était amputée, faible, hésitante et démunie de sa
   caractéristique et de sa qualité inhérente qui est la collégialité synodale. Pour connaître la
   biographie de ce patriarche, cf. C. KOROLEVSKIJ, Antioche, art. cit., col. 665.
36 Cette commission était composée de Mgr E. Zoulhof, président, de Mgr Ignace Homsy,
   métropolite titulaire de Tarse, et de Mgr Cyrille Moghabgab, évêque de Zahlé.
37 Ces canons sont au nombre de 1017 et se répartissent en quatre parties: le culte divin et le rite
   grec, la hiérarchie ecclésiastique, les sacrements et les procès ecclésiastiques. Pour le contenu
   de ces canons, nous renvoyons au texte original, à la traduction latine imprimée sous le titre:
   Sinodus patriarchalis et nationalis Aïn-Traz celebrata anno Domini MDCCCCIX (Rome,
   1910), ou encore, à l’étude de C. DE CLERCQ, Histoire des conciles d’après les documents
   originaux, 11. Les conciles des Orientaux catholiques, 2v., Paris, 1949, p. 790 et ss. Quant à
   nous, nous avons utilisé surtout: AMSP, Ms. 399, (schéma de 1901 en arabe, signé par les deux
   membres de la commission préparatoire Joseph Quadi et Cyrille Rizk) et AMSP, Ms. 397 (les
   Actes du synode national).
38 Assomptionniste latinisant devenu archevêque latin d’Athènes.
Les melkites et l’unionisme                                                      16

juridictionnelle et l’infaillibilité du pontife romain telles qu’elles furent définies dans
la Constitution Pastor Aeternus.
Les canons 123-126 qui s’étendent sur la dignité et le rang des patriarches
surprennent par leur originalité et leur audace. Le canon 126 prescrit qu’une fois élu,
le patriarche melkite adresse sa profession de foi au pape, tandis que les évêques du
synode électoral l’informent du résultat de l’élection et demandent pour le nouvel
élu le pallium et les titres additionnels de patriarche d’Alexandrie et de Jérusalem.
Parmi les droits et les privilèges patriarcaux énumérés, on relève : la préséance sur
les autres patriarches d’Antioche (maronite, syriaque...) et le placement
immédiatement après le pape dans les conciles œcuméniques, l’administration des
sièges épiscopaux vacants par l’intermédiaire d’un vicaire patriarcal et l’assurance de
l’élection d’un nouvel évêque. Les actes du synode affirment par ailleurs qu’il revient
au patriarche de présider le synode national patriarcal, de transférer un évêque d’un
diocèse à un autre avec le consentement de la majorité des évêques du synode. Il
peut aussi dans les mêmes conditions de l’accord synodal créer, démembrer un
diocèse ou l’unir à un autre et accepter ou rejeter la démission des évêques. De
telles attributions patriarcales sous conditions synodales ne prévoient aucune
référence à un droit d’autorisation préalable, de dispense ou de délégation du Saint-
Siège. Cela dénote une personnalité ecclésiastique et une autonomie synodale peu
commune, sinon unique à l’époque39.
Si les consulteurs de la Propagande ont jugé opportun de ne point soumettre un tel
synode à l’approbation du pape, cela est dû au fait que les synodes patriarcaux
étaient perçus de manière différente par les melkites catholiques et la curie romaine.
Appelé dans un esprit canonique purement oriental, à traiter toutes les questions
intérieures du patriarcat, ce synode représente pour les melkites catholiques une
instance supérieure de leur Église. Ils ne doivent se référer à Rome que pour ce qui a
rapport avec la catholicité et l’universalité de l’Église. Quant à la curie romaine, tout
en proclamant en ligne de principe une structure distincte et une autonomie des
synodes, elle les percevaient comme un instrument privilégié de la centralisation. Les
synodes patriarcaux constituaient alors un moyen, censé plus adapté que tout autre,
pour amener les hiérarchies locales à opérer un alignement sur la législation et la
discipline générales de l’Église romaine, quitte à leur laisser quelques pratiques
rituelles distinctes, simple reflet extérieur de la diversité liturgique traditionnelle. Ces

    ________________________
39 J. HAJJAR, Les synodes des Églises orientales catholiques et l’évêque de Rome, dans
   Nicolaus, 1 (1973), p. 417-418.
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