Sauver le passé pour sauver le présent et l'avenir. Willenbrock de Christoph Hein à la lecture de Walter Benjamin
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Germanica 68 | 2e trimestre 2021 La rupture temporelle de 1989 et sa représentation dans la littérature, le cinéma et le théâtre Sauver le passé pour sauver le présent et l’avenir. Willenbrock de Christoph Hein à la lecture de Walter Benjamin Die Vergangenheit retten : Christoph Heins Willenbrock im Kontext seiner Walter-Benjamin-Rezeption Save the past. Walter Benjamin’s concept of History in Christoph Hein’s Willenbrock Fanny Perrier Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/germanica/10754 DOI : 10.4000/germanica.10754 ISSN : 2107-0784 Éditeur Université de Lille Édition imprimée Date de publication : 28 juin 2021 Pagination : 67-80 ISBN : 978-2-913857-47-6 ISSN : 0984-2632 Référence électronique Fanny Perrier, « Sauver le passé pour sauver le présent et l’avenir. Willenbrock de Christoph Hein à la lecture de Walter Benjamin », Germanica [En ligne], 68 | 2e trimestre 2021, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 04 janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org/germanica/10754 ; DOI : https://doi.org/10.4000/germanica.10754 Tous droits réservés
Citer cet article : Perrier Fanny, « Sauver le passé pour sauver le présent et l’avenir. Willenbrock de Christoph Hein à la lecture de Walter Benjamin », Germanica, no 68, juin 2021, pp. 67-80. SAUVER LE PASSÉ POUR SAUVER LE PRÉSENT ET L’AVENIR. WILLENBROCK DE CHRISTOPH HEIN À LA LECTURE DE WALTER BENJAMIN 67 Fanny Perrier Université Paris-Nanterre « Rien de ce qui s’est passé un jour ne doit être considéré comme perdu pour l’Histoire »1. Willenbrock ou le vainqueur de l’Histoire Dans ce roman paru en 2000, Christoph Hein dépeint l’apparente réussite d’un citoyen d’ex-RDA après l’unification allemande. Bernd Willenbrock, une quarantaine d’années, dirige une entreprise de voitures d’occasion dans les années 1990 à Berlin. Ancien ingénieur dans une entreprise de calculatrices qui a fait faillite après la chute de la RDA, il est devenu petit entrepreneur, homme d’affaires indépendant. Pas d’« ostal- gie », mais une reconversion réussie : Willenbrock est un Allemand de l’Est qui a senti le vent de l’Ouest, il a reconnu les signes du temps, il a su tirer profit des nouvelles circonstances : il expose ses voitures sur le terrain d’une ancienne pépinière, les fleurs et les choux ont été remplacés par l’icône allemande par excellence des années 1990, la voiture, un des signes les plus visibles de la prospérité de la nouvelle Allemagne. Le vaincu de l’Histoire a surmonté la fermeture de son entreprise et des mois de chômage pour s’afficher désormais comme le parfait capitaliste dont la 1. — « […] daß nichts was sich jemals ereignet hat, für die Geschichte verloren zu geben ist. » Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, Werke und Nachlass. Kritische Gesamtausgabe, Band 19, Berlin, Suhrkamp, 2010, p. 31. La traduction utilisée est celle d’Olivier Mannoni : Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Paris, Payot & Rivages, 2013, p. 56. Germanica – no 68 – Juin 2021
FANNY PERRIER valeur suprême est le profit : « en termes d’imposition, je vais très bien »2, dit-il sans cesse, il a ouvert et étendu son marché vers l’Est qui est « un tonneau sans fond » (11)3, il a une morale douteuse et peu de scrupules à escroquer ses clients et le fisc, il se pose en patron généreux en offrant à son mécanicien polonais de belles étrennes ou en embauchant comme gardien de nuit un ancien serrurier au chômage. Son succès économique lui permet une vie de confort et de plaisir : il est propriétaire de sa maison neuve au nord de Berlin, finance une boutique de lingerie pour sa femme, possède une maison de campagne dans la lagune de Stettin, achète plusieurs terrains et fait construire une élégante salle d’exposition pour ses voitures. Ses relations avec les femmes sont également placées sous le signe du profit, elles sont pour lui des objets de désir d’acquisition, une marchandise indissociable de son succès 68 économique : il offre des magazines pornographiques à ses meilleurs clients, assure son pouvoir dominateur sur sa femme en finançant sa boutique à perte, multiplie les aventures dans diverses chambres d’hôtel. Il est du côté des vainqueurs et a un mépris pour les perdants. Son modèle reste son grand-père qu’il comparait, dans son enfance, à un héros « invincible, sans peur et sans reproche » (178)4 ; Krylow, son client mafieux russe, l’impressionne parce qu’il est un « homme décidé et sûr de lui » (38)5 ; quand il veut embaucher un gardien de nuit, il choisit celui « qui n’a ni soumission, ni espoirs déçus dans les yeux » (51)6. Christoph Hein nous décrit une vie dans l’instant présent, une hâte incessante, une accélération dans tous les domaines : le sport, la voiture, les relations. Willenbrock est un homme qui parle peu mais agit. Il s’en- toure des objets de cette période post-RDA – téléphone portable, portes automatiques, alarmes, télécommandes7 – qui lui font gagner du temps et accroissent l’aisance matérielle. Il l’explique à l’une de ses maîtresses : « C’est ça la liberté, Margot ! J’investis mon argent pour m’acheter du temps […]. Je m’achète du temps pour vivre » (62)8. La technologie et le 2. — « Mir geht es spitzensteuersatzmäßig, wenn du verstehst, was ich meine. » Christoph Hein, Willenbrock, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2000, p. 102. Par la suite abrégé en W avec indication des pages entre parenthèses. La traduction utilisée est celle de Nicole Bary : Christoph Hein, Willen- brock, Paris, Métailié, 2001, p. 85. Les numéros de pages dans le texte se réfèrent à l’édition française. 3. — « Polen, Russland, Rumänien, das ist ein Fass ohne Boden. » (W, 11). 4. — « […] unerschrocken und unbesiegba[r] » (W, 217). 5. — « Ihm gefiel der entschlossene, selbstbewusste Mann. » (W, 46). 6. — « […] in den Augen […] nichts von der Unterwürfigkeit und den erloschenen Hoff nungen. » (W, 61). 7. — Gustav Seibt qualifie l’univers de Willenbrock de « caricature d’un monde du jouet » (« Karikatur einer Spielzeugwelt »). G. Seibt, « Alles wird Asien », Die Zeit, 26/2000, 21 juin 2000. 8. — « Das ist Freiheit, Margot. Ich setze mein Geld ein, um mir Zeit zu kaufen […]. Ich kaufe mir Lebenszeit. » (W, 75).
SAUVER LE PASSÉ POUR SAUVER LE PRÉSENT ET L’AVENIR… progrès dont il sait s’emparer lui donnent ce sentiment d’invincibilité, le rendent maître du temps et de l’espace : il est partout, multiplie les déplacements et activités dans une même journée grâce à la voiture et l’avion, commande son chauffage à distance. Ses relations sont toutes sous le signe de la hâte : sa maîtresse n’a que deux heures à lui consacrer, son client Krylow ne fait qu’une brève apparition avant de repartir pour Madrid. Lorsque sa femme ralentit cette allure en proposant quelques jours de vacances à Venise, il est malheureux : il troque la vitesse de sa voiture contre la lenteur des flâneries à pied ou en gondole, il s’ennuie. Difficile de suivre ce personnage qui s’étourdit dans une course effrénée : il avance au nom du progrès, veut vivre dans l’esprit du temps. L’écriture du roman traduit d’ailleurs cette vitesse et ce rythme accéléré : à première lecture, la structure est linéaire, les 23 chapitres s’enchaînent sans pause ni rupture apparente, le texte est criblé de moments de la journée comme 69 un rapport détaillé qui va de date en date. Le lecteur suit, essoufflé, les trépidations du personnage. Willenbrock ne souhaite vivre que dans le présent, il a tiré un trait définitif sur son passé, son succès économique semble avoir tout effacé. Lorsqu’il apprend qu’un ancien collègue l’a autrefois dénoncé à la Stasi et a freiné sa carrière, il se dit : Il y a longtemps que tout cela appartient au passé, c’est pourquoi il faut oublier […], cela m’intéresse trop peu, tout cela est arrivé dans une vie qui appartient maintenant à mon passé, c’est fini, je ne suis plus un ingénieur dans une usine de machines à calculer en faillite, mais le propriétaire heureux d’une affaire de voitures d’occasion qui ne cesse de prospérer (49)9. Il répond aux évocations du passé par le silence (26, 28)10, les banalise en les qualifiant de « bavardage sentimental sans intérêt » (29)11 et oublie très vite ces « histoires idiotes » (50)12. Lors d’une rencontre fortuite avec le collègue qui l’a trahi, il ne s’attarde pas, monte dans sa voiture, actionne symboliquement l’essuie-glace et part à toute allure. Il s’est construit une façade de satisfaction, il est dans le contrôle et l’apparence : quoiqu’il se passe, il se dit « satisfait » (« zufrieden ») et répond systématiquement 9. — « Das alles ist längst vergangen und soll darum vergessen sein […], es interessiert mich zu wenig, das alles passierte in einem Leben, das ich hinter mir gelassen habe, schließlich bin ich nicht mehr der Ingenieur einer Bankrott gegangenen Fabrik für Rechenmaschinen, sondern der erfolgreiche Besitzer eines unaufhörlich prosperierenden Gebrauchtwagenhandels. » (W, 59). 10. — « […] aber Willenbrock schwieg und massierte gelangweilt seinen Bauch » (W, 31) ; « Er wartete schweigend, den Telefonhörer in der Hand. » (W, 34). 11. — « Nur so sentimentales Gestammel […]. Nichts von Bedeutung. » (W, 34). 12. — « […] die dumme Geschichte » (W, 60).
FANNY PERRIER aux remarques ou questions embarrassantes en ricanant, il se protège par le rire : J’ai toujours ri. Quand quelqu’un m’a mis des bâtons dans les roues, j’ai ri. Quand je m’étais planté à un examen, je n’ai fait qu’en rire. J’étais toujours satisfait, de moi, du monde. […] Pour moi, ce fut chose faite, j’ai décidé d’être toujours satisfait de ma vie. Toujours (53)13. Christoph Hein ne fait pas le portrait larmoyant d’un perdant de l’unification, mais dépeint la nouvelle vie ponctuée de succès d’un homme qui ne s’autorise pas à regarder derrière lui, ni à trop réfléchir sur le cours de la vie. Willenbrock « nage au gré du courant, l’évolution technique lui est apparu[e] comme la pente du fleuve dans lequel il croit nager », il fait partie du « cortège triomphal des vainqueurs de l’Histoire »14. 70 Mais qui connaît la littérature de Christoph Hein sait que ses person- nages sont plus complexes qu’ils n’y paraissent15. L’auteur envoie quelques signaux à son lecteur pour que celui-ci s’attarde sur ce personnage que l’on croit très vite connaître, peu sympathique, en tout cas peu philanthrope et égocentrique, que seuls le profit et le plaisir semblent intéresser. Dans son quotidien, Willenbrock est entouré d’objets qui en renferment ou cachent d’autres, il ne cesse d’ouvrir et fermer le tiroir de son bureau, la cassette dans laquelle il range son argent, son attaché-case, son coffre-fort, autant d’indices que l’auteur distille qui invitent à une autre lecture et qui ne sont pas sans évoquer cette réflexion, là encore, de Walter Benjamin : Qui a ouvert un jour l’éventail du souvenir découvre, dans les plis, ce qui a été oublié depuis longtemps. […] C’est uniquement dans les plis que se cache le vrai16. 13. — « Und ich habe immer gelacht. Wenn mir einer ein Bein stellte, habe ich gelacht. Ich war immer zufrieden, mit mir, mit der Welt. […] Und da war es für mich entschieden. Ich nahm mir vor, mit meinem Leben zufrieden zu sein. » (W, 64). David Clarke insiste sur l’importance du rire dans l’œuvre de Christoph Hein, souvent utilisé comme échappatoire ou moyen de défense par des personnages offensés : Willenbrock ressemble à Tante Magdalena dans Von allem Anfang an (1997) qui rit pour faire face à l’adversité. Cf. David Clarke, ‘Diese merkwürdige Kleinigkeit einer Vision’. Christoph Hein’s Social Critique in Transition, Amsterdam, Rodopi, 2002, p. 268. 14. — « Es gibt nichts, was die deutsche Arbeiterschaft in dem Grad korrumpiert hat wie die Meinung, sie schwimme mit dem Strom. Die technische Entwicklung galt ihr als das Gefälle des Stromes, in dem sie zu schwimmen meinte. » ; « der marschiert mit in dem Triumphzug ». Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, op. cit., p. 3637 ; p. 34. Traduction, p. 6268. 15. — Astrid Köhler a montré la continuité de l’œuvre de Christoph Hein avant et après 1990 : Willenbrock ressemble fortement à Claudia, personnage de Der fremde Freund (1981), enveloppée dans une carapace de satisfaction qui cache une profonde désolation. Cf. Astrid Köhler, Brückenschläge. DDR-Autoren vor und nach der Wiedervereinigung, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2007, p. 133. 16. — « Wer einmal den Fächer der Erinnerung aufzuklappen begonnen hat, stößt in den Falten auf längst Vergessenes. […] In den Falten erst sitzt das eigentliche. ». Walter Benjamin,
SAUVER LE PASSÉ POUR SAUVER LE PRÉSENT ET L’AVENIR… Le passé que Willenbrock tente de si bien oublier revient à la surface alors que quelques événements fâcheux viennent fissurer cette belle façade de succès et de satisfaction : des voitures sont volées, le gardien de nuit battu et ligoté, son chien tué, la maison de campagne cambriolée. Un sentiment d’injustice réveille le souvenir d’anciennes blessures. Willenbrock ou l’Ange de l’Histoire L’aquarelle de Paul Klee, Angelus Novus, soutient les pensées de Walter Benjamin. Il écrit : Un tableau de Klee intitulé Angelus Novus représente un ange qui donne l’impression de s’apprêter à s’éloigner de quelque chose qu’il regarde fixement. Il a les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les ailes déployées. L’Ange de l’Histoire doit avoir cet aspect-là. Il a tourné le visage vers le 71 passé. […] Il aimerait sans doute rester, réveiller les morts et rassembler ce qui a été brisé. Mais une tempête se lève […], le pousse irrésistiblement dans l’avenir […] Ce que nous appelons le progrès, c’est cette tempête17. C’est bien dans cette puissante tempête que Willenbrock est pris, elle le pousse à toute allure vers l’avenir. Tout comme aimerait le faire l’Ange de l’Histoire, Christoph Hein va ralentir la course effrénée de son personnage et le contraindre à regarder son passé et à se souvenir de ses blessures. À l’instar de Walter Benjamin, Christoph Hein va laisser parler les images comme un langage de l’inconscient qui brise le silence dont Willenbrock entoure son passé. Le détour par les images, selon Walter Benjamin, nous permet de lire le réel comme un texte, elles viennent à l’improviste, on doit les laisser venir à nous et les laisser faire : La véritable image du passé se faufile devant nous. Le passé peut seulement être retenu comme une image qui brille tel un éclair. Exprimer le passé, […] cela revient à s’emparer d’un souvenir tel qu’il apparaît en un éclair à l’instant d’un danger18. Gesammelte Schriften, Band VI, hrsg. von Rolf Tiedemann und Hermann Schweppenhäuser, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1991, p. 467. L’emploi des termes « aufklappen », « zuklappen » est récurrent dans le roman, ce qui permet le rapprochement avec la réflexion de Walter Benjamin. 17. — « Es gibt ein Bild von Klee, das Angelus Novus heißt. Ein Engel ist darauf dargestellt, der aussieht als wäre er im Begriff, sich von etwas zu entfernen, worauf er starrt. Seine Augen sind aufgerissen, sein Mund steht offen und seine Flügel sind ausgespannt. Der Engel der Geschichte muss so aussehen. Er hat das Antlitz der Vergangenheit zugewendet. […] Er möchte wohl verweilen, die Toten wecken, und das Zerschlagene zusammenfügen. Aber ein Sturm weht […], treibt ihn unaufhaltsam in die Zukunft. […] Das, was wir den Fortschritt nennen, ist dieser Sturm. » Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, op. cit., p. 35. Traduction p. 65. 18. — « Das wahre Bild der Vergangenheit huscht vorbei. Nur als Bild, das auf Nimmerwie dersehen im Augenblick seiner Erkennbarkeit eben aufblitzt, ist die Vergangenheit festzuhalten. »,
FANNY PERRIER Accrochée au mur de son bureau, une grande photographie en noir et blanc montre un jeune homme qui sourit fièrement à côté d’un planeur et auquel Willenbrock adresse des clins d’œil encourageants. Cette image apparaît à plusieurs reprises et de façon inopinée, elle est décrite comme « jaunissante » (28) et même « jaunie » (262), l’inscription qui y figure est « bien effacée » (254)19, mais ce n’est qu’à la fin du roman que le lecteur en comprendra la signification : ce jeune homme fier, c’est lui, Willenbrock, dans les années 1970, le grand espoir de l’aéro-club, candidat au titre de champion du pays. Mais la fuite de son frère à l’Ouest brise son rêve et sa carrière d’aviateur : il est accusé de complicité, exclu de l’aéro-club et interdit de voler. Malgré ses protestations, l’interdiction n’est jamais levée. À cette image omniprésente est associé un rêve sur lequel s’ouvre le roman : 72 La nuit précédente, il avait rêvé qu’il courait sur un pont piéton en fer qui franchissait une voie ferrée. […] Dans son rêve, il avait suivi, sans pouvoir le rattraper, un homme qui courait devant lui. Il n’avait fait que le poursuivre sans parvenir à réduire l’espace qui les séparait. Il ignorait pourquoi il l’avait poursuivi, il ne savait pas s’ils se connaissaient, s’ils avaient des obligations l’un envers l’autre, ni ce qui le rattachait à cet homme. Il ne savait même pas qui il était. Il ne se souvenait que de ce pont, démesurément long, et des étrésillons en biais le long desquels il avait couru, il se rappelait le bruit métallique de leurs pas qui claquaient, des siens et de ceux de l’homme derrière lequel il courait. Il avait l’im- pression de connaître ce pont. Il lui semblait qu’un jour, il l’avait déjà emprunté, mais les images floues, un peu effacées ne devenaient pas plus nettes dans son esprit malgré ses efforts (7)20. Willenbrock tente d’oublier rapidement « ce rêve stupide » (7)21 en feuilletant un magazine pornographique. Pourtant, ce rêve ne le quit- tera jamais et le suivra tout au long du roman. Le pont et la voie ferrée ibid., p. 32. Traduction p. 59. « Vergangenes historisch artikulieren […] heißt, sich einer Erinnerung bemächtigen, wie sie im Augenblick einer Gefahr aufblitzt. », ibid., p. 33. Traduction p. 60. 19. — « ein großes, bereits vergilbendes Foto » (W, 34); « das große vergilbte Foto » (W, 318), « Die Schrift auf dem Schwarzweißfoto war stark verblasst. » (W, 309). 20. — « In der Nacht hatte er geträumt, dass er auf einer eisernen Fußgängerbrücke, die über Eisenbahngleise führte, entlangrannte. […] Im Traum war er einem Mann gefolgt, der vor ihm herlief, ohne dass er ihn erreichen konnte. Er war ihm immerzu nur hinterhergelaufen, in einem sich nicht verändernden Abstand. Er wusste nicht, warum er ihn verfolgte, er wusste nicht, ob sie sich kannten, ob sie einander verpflichtet waren, was ihn mit diesem Mann verband. Er wusste nicht einmal, wer dieser Mann war. Alles, woran er sich erinnerte, waren diese endlos lange Brücke und die diagonalen Verstrebungen, an denen er entlanglief, das metallene Klappern ihrer Schritte, der eigenen und der des Mannes, dem er hinterlief. Die Brücke schien ihm vertraut zu sein. Ihm war, als wäre er irgendwann schon einmal auf ihr entlanggegangen, aber die undeutlichen, verschwommenen Bilder in seinem Kopf klärten sich nicht, so sehr er sich auch bemühte. » (W, 7). 21. — « Nur ein dummer Traum » (W, 7).
SAUVER LE PASSÉ POUR SAUVER LE PRÉSENT ET L’AVENIR… rappellent le « vieux pont de Kamin » qui relie la baie de Stettin à l’île d’Usedom, près de la maison de campagne des Willenbrock : un pont de chemin de fer pivotant avec lequel les rails reliant l’île au réseau ferré pouvaient jadis être soulevés. Comme un témoin menaçant du passé, il « s’éleve[ait] dans le ciel, semblable à un colosse sombre en train de rouiller » (56)22. Ce pont rappelle à Willenbrock son enfance, lui qui avait le plus beau modèle réduit de train électrique de l’école avec son élévateur à rails, mais il illustre également toute la violence d’aujourd’hui car le fer renvoie à la « barre de fer » (117)23 avec laquelle Willenbrock est attaqué par des cambrioleurs ou bien au revolver (173)24 qu’il se procure pour se défendre. Même lorsqu’il s’éloigne, cette image le poursuit : dans la gondole à Venise, des touristes l’observent depuis les ponts, ce qu’il trouve désagréable. Quant au claquement métallique des pas, il hante sans cesse Willenbrock, quoiqu’il fasse : la voix de son ancien collègue 73 suffit à lui rappeler ce bruit qui était autrefois celui des machines dans l’entreprise de RDA où il travaillait, il est aujourd’hui celui que fait le couvercle de sa cassette en métal dans laquelle il amasse son argent, celui des instruments qu’utilise une de ses maîtresses pour les soins de pédicure, celui de son revolver25. Tout comme la photographie de l’aviateur, le lecteur ne peut inter- préter ce rêve qu’à la fin du roman : l’homme que Willenbrock n’arrive pas à rejoindre sur le pont, est ce jeune aviateur fier et libre qu’il a été autrefois et que l’on a brisé. Ce pont qui n’en finit pas et qu’il est si difficile de traverser est aussi une métaphore de la transition : on ne passe pas si facilement d’une époque à l’autre. C’est un espoir brisé que le détour par les images permet d’interpréter. Willenbrock s’est peu à peu résigné. La signification de son nom nous apparaît alors plus clairement : sa volonté a été brisée (ein gebrochener Wille), les remarques qu’il fait lors de chaque événement fâcheux ren- voient à cette résignation : « mais le monde est ainsi fait » (184)26 ou bien « Nous devons nous faire une raison » (28)27. Dès lors, on comprend que toutes les activités et habitudes de Willenbrock sont le symbole d’une 22. — « Das Hebewerk ragte als rostender, düsterer Koloss in den Himmel » (W, 67). 23. — « Die Eisenstange » (W, 141). 24. — « Besorgen Sie sich ein Schießeisen. » (W, 212). 25. — Christoph Hein utilise la palette très riche de termes allemands qui expriment des bruits : « das metallene Klappern » (W, 7) ; « das metallische Klirren » (W, 19, 101) ; « er klappte den metallenen Deckel zu » (W, 13) ; « ein metallisches Klacken » (W, 263) ; « ein metallisches Klicken » (W, 319). 26. — « Aber so ist die Welt eingerichtet. » (W, 225). 27. — « Wir müssen uns abfinden. » (W, 33).
FANNY PERRIER vie dont on a brisé l’élan28 : il ne vole plus, s’est rabattu sur les voitures, lit sans cesse des magazines sur la Luftwaffe, est fasciné par son client Krylow, dont le nom n’est pas sans évoquer le mot russe krylo qui signifie « l’aile ». Willenbrock n’est plus l’homme à qui tout réussit dans le pré- sent, mais l’homme blessé du passé. Il a été injustement traité, ce n’est pas la prospérité économique qui efface cette blessure : Christoph Hein s’attarde sur ces moments de souffrance et les réveille. L’analepse nous ouvre une autre lecture du roman : la photographie et le rêve apparaissent comme des anachronismes, comme des « corps étrangers » (262)29 dans cette nouvelle vie de réussite que s’est construite Willenbrock, ils brisent une progression linéaire et imposent la présence obsédante du passé refoulé. C’est un autre temps qui apparaît dans ce roman : Christoph Hein oppose à une continuité implacable et un temps accéléré – que 74 nous découvrons à première lecture – un temps historique dans lequel passé, présent et futur entretiennent un autre rapport que celui déterminé par la chronologie. Il plonge son personnage dans un présent criblé de souvenirs du passé, dans ce que Walter Benjamin a appelé un « temps du maintenant », « eine Jetztzeit » : la stricte chronologie perd son sens au profit d’une construction de l’Histoire qui ne sépare pas le passé du présent et qui interdit de considérer le passé comme définitivement oublié. Le continuum de l’Histoire conduit selon le philosophe à un optimisme aveugle et à la passivité, il le brise pour aller chercher des choses enfouies. Il écrit : L’Histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas constitué par le temps homogène et vide, mais par le temps empli d’instantanéité […]. L’historien qui part de cette idée cesse de filer la suite des données entre les doigts comme les perles d’un rosaire. Il appréhende la constellation que sa propre époque a formée avec une époque antérieure bien précise. Il fonde ainsi un concept du temps présent comme « temps du maintenant », dans lequel sont incrustés des éclats du temps messianique30. 28. — Silke Pasewalck utilise l’image d’une vie aux ailes raccourcies pour qualifier le rêve brisé de Willenbrock : « Willenbrocks Tätigkeit und Gewohnheiten, die Dinge, mit denen er sich umgibt, all das wird zum Sinnbild eines Lebens mit gestutzten Flügeln. ». Silke Pasewalck, « Christoph Hein : Die Wende gegen den Strich bürsten », in : Thomas Schmidt (Hrsg.), Engagierte Literatur in Wendezeiten, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2003, p. 82. 29. — « wie ein Fremdkörper in seinem modernen eingerichteten Arbeitszimmer. » (W, 318). 30. — « Die Geschichte ist Gegenstand einer Konstruktion, deren Ort nicht die homogene und leere Zeit sondern die von Jetztzeit erfüllte bildet. » ; « Der Historiker, der davon ausgeht, hört auf, sich die Abfolge von Begebenheiten durch die Finger laufen zu lassen wie einen Rosenkranz. Er erfaßt die Konstellation, in die seine eigene Epoche mit einer ganz bestimmten früheren getreten ist. Er begründet so einen Begriff der Gegenwart als der “Jetztzeit”, in welcher Splitter der messianischen eingesprengt sind. » Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, op. cit., p. 102, 104. Traduction p. 74, p. 82.
SAUVER LE PASSÉ POUR SAUVER LE PRÉSENT ET L’AVENIR… Dès 1980, Christoph Hein se réfère explicitement au philosophe et en revendique l’influence lors de la première mise en scène de Cromwell, il justifie l’importance des ruptures et anachronismes dans la pièce de théâtre : « Si l’Histoire est pour nous l’objet d’une construction, […] les batailles d’hier ne sont plus livrées […] dans la pose figée du vainqueur, mais comprises comme des combats d’aujourd’hui. […] Le progrès comme continuité, l’Histoire comme temps du maintenant. »31. Cette conception de l’Histoire est le point de départ de son écriture, elle restera une constante dans son œuvre32. Willenbrock se lit alors comme un montage, un puzzle dont on regroupe les différentes pièces. L’auteur instaure un dialogue entre les périodes et superpose les couches temporelles grâce à la récurrence des images qui apparaissent et s’assemblent au fil de la lecture ; le pont illustre d’ailleurs cette fluidité entre les époques. En accrochant la photographie 75 de l’aviateur devant le coffre-fort qui cache l’arme que s’est procurée Willenbrock, Christoph Hein illustre cette perméabilité entre passé, pré- sent et futur. L’absence de sécurité après 1990 fait ressortir les anciennes oppressions, la soif de liberté brimée s’est fatalement pervertie en une soif paranoïaque de sécurité. À refuser de clarifier son passé, Willenbrock en arrive à ce qu’il a toujours refusé : l’usage de la violence. L’ancien objecteur de conscience qu’il était se procure une arme et s’en sert. Ce roman aborde alors peut-être moins les conséquences d’une uni- fication hâtive que celles d’un passé refoulé sur lequel on a voulu trop rapidement tirer un trait. À travers le destin de Willenbrock, Christoph Hein fait le portrait d’une société prise dans cet élan d’optimisme des années 1990, mais qui porte en elle les blessures du passé. Willenbrock se souvient de cette société dans laquelle il a grandi : 31. — « […] wenn Geschichte für uns Gegenstand einer Konstruktion ist, […] werden die Schlachten von gestern nicht […] in der erstarrten Pose der Sieger geschlagen, sondern als Kämpfe von heute begriffen. […] Fortschritt als Fortschreiten, Geschichte als Jetztzeit. » Chris toph Hein, « Anmerkungen zu Cromwell ». Programmheft zur Uraufführung von Cromwell am Theater der Stadt Cottbus, 1980, in : Christoph Hein, Öffentlich arbeiten, Berlin und Weimar, AufbauVerlag, 1987, p. 119. 32. — Quelques travaux ont montré l’influence de Walter Benjamin sur l’écriture de Chris toph Hein. Parmi eux, on peut citer l’article de Joachim Lehmann, « Christoph Hein – Chronist und “historischer Materialist” », in : Text und Kritik 111. Christoph Hein, München, 1991 ainsi que l’article de Fabrizio Cambi, « Jetztzeit und Vergangenheit. Ästhetische und ideologische Auseinandersetzung im Werk Christoph Heins », in : Klaus Hammer (Hrsg.), Chronist ohne Botschaft. Christoph Hein. Ein Arbeitsbuch., Berlin/Weimar, AufbauVerlag, 1992 : ces articles s’appuient essentiellement sur le roman Horns Ende (1985). L’ouvrage d’Ines Zekert, Poetologie und Prophetie. Christoph Heins Prosa und Dramatik im Kontext seiner Walter-Benjamin-Rezeption, Frankfurt a. M., Peter Lang, 1993, analyse les liens entre Walter Benjamin et Christoph Hein à partir de la pièce de théâtre Cromwell (1980) et du roman Horns Ende.
FANNY PERRIER Tu sais bien que je viens d’une petite ville, et là-bas, j’ai appris ce que sont les gens offensés. Mes parents se sentaient offensés parce que mon père est resté toute sa vie un ingénieur de projets, on ne lui a jamais proposé de poste à l’université et il n’est même pas devenu chef de service. Ma famille se sentait offensée parce qu’il y avait toujours quelque part des gens qui réussissaient mieux. Les professeurs se sentaient offensés parce qu’ils devaient passer leur vie avec des élèves qu’ils détestaient. Toute cette jolie petite ville ne cessait de se sentir offensée (53)33. Ce thème de l’offense – toujours rendu par le terme allemand « gekränkt » – est le pendant de l’excessive satisfaction que Willen- brock revendique ostensiblement, c’est un autre leitmotiv du roman et même de l’œuvre tout entière de Christoph Hein. Comme le précisait Lothar Baier, « les romans et récits de Hein regorgent de ces offensés 76 qui s’enferment dans une sorte de désolation »34. Quant à Hans Mayer, il qualifiait les personnages de Christoph Hein de « faux marginaux »35 : des citoyens lambdas qui passent inaperçus et semblent s’adapter, mais que des offenses ont marginalisés malgré eux. Willenbrock est l’un d’eux. Sa blessure apparaît d’ailleurs moins comme une histoire indi- viduelle qu’un passé collectif : symboliquement, le vendeur d’armes à qui il achète un revolver, déplore la situation d’insécurité grandissante en se grattant la cicatrice qu’il a au poignet. C’est une caractéristique essentielle de l’écriture de Christoph Hein qui établit un parallèle entre destin personnel et destin collectif. Willenbrock est le représentant des Allemands offensés, son passé est aussi celui de nombreux Allemands de l’Est : une carrière injustement brisée, une trahison, une fermeture d’entreprise et du chômage après la chute de la RDA. Plus que le portrait d’un personnage, Willenbrock est un roman sur les vexations que les citoyens d’ex-RDA ont subies et leur refoulement. 33. — « Du weißt ja, ich komme aus einer Kleinstadt und was ich da erlebt habe, das waren gekränkte Leute. Meine Eltern waren gekränkt, weil Vater ein einfacher Entwicklungsingenieur blieb und nicht an eine Universität berufen wurde, nicht einmal zum Abteilungsleiter hatte er es gebracht. Die Verwandtschaft war gekränkt, weil es immer irgendwo irgendwelche Leute gab, die viel erfolgreicher waren als sie. Die Lehrer waren gekränkt, weil sie ihr Leben mit gehassten Schülern verbringen mussten. Die ganze, schöne, kleine Stadt, sie war immerzu gekränkt. » (W, 64). Nous préférons le terme « offensé » pour traduire le terme allemand « gekränkt », contrairement à la traduction de référence de Nicole Bary qui le traduit par « humilié ». 34. — Lothar Baier, « Une bonne personne », Freitag, 9/4/2004. 35. — Hans Mayer, « Rede für Christoph Hein. Zur Verleihung des ErichFriedPreises », in : Lothar Baier (Hrsg.), Christoph Hein. Texte, Daten, Bilder, Frankfurt a. M., Luchterhand, 1990, p. 126.
SAUVER LE PASSÉ POUR SAUVER LE PRÉSENT ET L’AVENIR… L’espoir contre la résignation « Le passé est chargé d’un indice secret qui le désigne pour la rédemp- tion »36, écrit Walter Benjamin. Une idée centrale dans la conception de l’Histoire du philosophe est celle de l’espérance. Le passé porte en lui une force messianique qui doit libérer l’homme. Walter Benjamin invite à immobiliser le passé et à le sortir du continuum de l’Histoire, cette immobilisation des événements est la condition du changement, le passé est sauvé lorsqu’on en met en évidence la fêlure. Christoph Hein partage cette espérance benjaminienne et s’approprie cette idée centrale : de la déception naît une force. Il prône l’espoir contre la résignation, la destruction comme condition de renouveau. Il introduit ainsi une nouvelle strate temporelle, celle du possible : un espoir de changement dans la prise de conscience du refoulement de son passé. 77 L’évolution du personnage de Willenbrock illustre cette tension entre résignation et espoir, effondrement et renaissance. Au fil du roman, le lecteur voit s’écrouler ce vainqueur de l’Histoire, les différents cambrio- lages, les atteintes à sa personne et à ses propriétés le plongent dans une angoisse et une paranoïa grandissantes : lui qui était toujours « satisfait » devient de plus en plus « indécis », en proie à la peur, au désarroi et à la honte37. Ses mains sont sans cesse trempées de sueur, ses nuits agitées, son rire, qui était jusqu’alors sa défense, ne fonctionne plus. En appre- nant que les deux hommes russes qui l’ont attaqué ont été uniquement reconduits à la frontière, il s’effondre : Tout à coup, il se sentit mal et sa respiration devint difficile. Il tendit ses mains ouvertes devant lui et vit des gouttes de sueur se former sur ses paumes. Tu as peur, se dit-il. Il était surpris et un sentiment de honte et de colère le submergea. Il essaya de se dominer, de rire à haute voix, mais il ne réussit qu’à émettre un raclement de gorge atone et rauque (146)38. Willenbrock est submergé par « ses rêves diurnes et nocturnes » qui reviennent « sans cesse, toujours aussi imprévisibles et violents » (154)39 : 36. — « Die Vergangenheit führt einen heimlichen Index mit, durch den sie auf die Erlösung verwiesen wird. ». Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, op. cit., p. 31. Traduction p. 55. 37. — Christoph Hein multiplie l’apparition des termes « unschlüssig », « Angst », « Hilf losigkeit » et « Scham » dans la deuxième moitié du roman. 38. — « Ihm war plötzlich unwohl, und er atmete schwer. Er hielt seine Hände geöffnet vor sich und sah zu, wie sich auf ihren Innenflächen Schweißtropfen bildeten. Du hast Angst, sagte er zu sich selbst. Er war überrascht, und ein Gefühl von Scham und Groll überkam ihn. Er bemühte sich es abzuschütteln, er versuchte laut zu lachen, doch er brachte nur ein heiseres tonloses Räuspern heraus. » (W, 178). 39. — « Doch diese Tag und Nachtträume meldeten sich wieder und wieder, plötzlich und mit immer gleicher Schärfe. » (W, 188).
FANNY PERRIER un parallèle indéniable avec la fulgurance de l’image du passé que décrit Walter Benjamin, celle qui se faufile devant nous et dont l’historien doit se saisir pour y « allumer l’étincelle d’espoir qui en est pénétrée »40. Christoph Hein traduit littérairement cette thèse en réveillant son per- sonnage, la nuit de la saint Sylvestre, par des fusées et éclairs : un réveil messianique au sens benjaminien du terme, un réveil comme une prise de conscience. Willenbrock est un personnage qui change peu à peu. L’image du chantier, récurrente dans le roman, n’illustre pas seulement les changements dans la ville de Berlin des années 1990, elle est aussi le signe de l’évolution du personnage. Il perd son assurance, et l’importance des monologues intérieurs nous permet de saisir les contradictions qui le tiraillent : en pensant à son ancien collègue qui l’a trahi, il se répète : « je vais t’oublier », « je t’ai déjà oublié » mais pour dire ensuite « je ne peux 78 pas oublier, c’est mon problème » (89, 203)41. Christoph Hein laisse de nouveau parler les images pour illustrer le réveil du personnage : lors du second cambriolage de son entrepôt de voitures, Willenbrock découvre toutes les portes ouvertes, les tiroirs du bureau entièrement vidés et le gardien de nuit terrassé par l’électrochoc de la matraque électrique. Cet événement est un tournant, Willenbrock se sent « mis à nu » (96)42. Il se sent également « importuné » : l’emploi du terme allemand « behelligt » pour décrire ce sentiment du personnage n’est pas anodin et bien caractéristique de l’écriture de Hein, il désigne certes un tourment, mais n’en contient pas moins l’adjectif « hell » qui renvoie à la clarté. À partir de ce chapitre, le champ lexical de la lumière devient omniprésent, la plupart du temps sous forme d’« un rayon » d’« un mince rai de lumière » ou d’« une faible lueur » (122, 245, 247)43, comme un espoir discret mais possible. Dès lors, Willenbrock fait une nouvelle expérience avec son passé. Il rend visite à son frère qu’il n’a plus revu depuis des années et rejette l’attitude de résignation dans laquelle il s’était enfermé : il demande la réouverture de l’enquête sur son cam- briolage pour obtenir justice et cesse de tout accepter passivement. Il dit à l’ancien collègue qui l’a trahi : « J’en ai ras-le-bol des types comme 40. — « […] im Vergangenen den Funken der Hoffnung anzufachen, der davon durch drungen ist. ». Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, op. cit., p. 33. Traduction p. 61. 41. — « ich werde dich vergessen […], ich habe dich bereits vergessen » ; « Ich kann nicht vergessen, das ist mein Problem. » (W, 107, 247). 42. — « Er fühlte sich bloßgestellt. » (W, 116). 43. — « den Lichtstrahl » (W, 147) ; « ein winziger Lichtschein » (W, 297) ; « ein schwacher Lichtschein » (W, 300).
SAUVER LE PASSÉ POUR SAUVER LE PRÉSENT ET L’AVENIR… toi. Les uns me dénoncent, les autres me volent ou veulent me tuer. Je vais vous montrer à tous, mon vieux. Je n’accepterai pas ça ! » (204)44. Au dernier chapitre, Willenbrock ne jette plus ce regard fier et encou- rageant au jeune aviateur sur la photographie mais accepte la blessure qui y est liée. Il se souvient plutôt de la réflexion d’un lieutenant qui, en 1917, avait dû répondre de ses actes devant le tribunal de guerre : après un combat aérien qu’il avait remporté, il était passé avec son biplan sous un pont qui enjambe le Rhin. Pour justifier cet acte risqué et dangereux, il avait répliqué : « Si tu regardes longtemps dans un précipice, le préci- pice regarde aussi à l’intérieur de toi. » (261)45. La reprise et l’adaptation de cet aphorisme nietzschéen témoigne de l’évolution du personnage : Willenbrock trouve cette remarque « tout aussi incompréhensible qu’éclai- rante » mais ne cherche pas à l’oublier (261)46 aussitôt comme il le faisait au début du roman. L’image du pont ressurgit dans les dernières pages, 79 elle est associée cette fois à un acte de courage et de connaissance de soi. La nature, très présente dans l’univers de Christoph Hein, accompagne ce principe de destruction/construction et reflète la métamorphose du personnage : un dépouillement progressif d’une nature qui devient hostile, […] les feuillages avaient perdu leur somptuosité automnale, ils sem- blaient désormais sales et frigorifiés. La plupart des branches s’étaient dépouillées de leur parure de feuilles et en une nuit, elles étaient devenues nues et horribles. L’automne s’était transformé et montrait maintenant l’envers de la médaille (34)47. Aux chapitres 11 et 12, chapitres-pivots du roman qui en compte 23, une inondation due à la rupture d’une digue – image très évocatrice – traduit l’état d’esprit de Willenbrock qui parvient à se dire : « Quelque chose a été détruit, […], désormais rien ne sera plus comme avant, une page vient de se tourner » (140)48. La nature devient alors moins hostile, 44. — « Ich habe Typen wie dich satt. Die einen denunzieren mich, die anderen bestehlen mich oder wollen mich totschlagen. Ich werde es euch zeigen, mein Lieber. Ich werde das nicht hinnehmen. » (W, 248). 45. — « Wenn du lange in einen Abgrund blickst, blickt der Abgrund auch in dich hinein. » (W, 317). 46. — « […] die ihm so unverständlich wie einleuchtend erschienen war, dass er sie nicht vergessen hatte. » (W, 317). 47. — « […] die Blätter hatten ihren Herbstglanz verloren, sie wirkten nun schmutzig und erfroren. Viele Äste hatten ihren Blattschmuck verloren und waren über Nacht kahl und hässlich geworden. […] Der Herbst hatte sich gewandelt und zeigte nun seine andere Seite. » (W, 41). 48. — « Irgendetwas wurde zerstört, dachte er, es wird nie mehr wie früher, irgendetwas ist vorbei. » (W, 170).
FANNY PERRIER le ciel est « sans nuage ni voile de brume » (151)49. La dernière phrase du roman évoque un équilibre atteint : « Les arbres fruitiers étaient en fleurs et la lumière du soir renforçait la douce brillance des pétales rosés. » (262)50. Christoph Hein, qu’un critique interrogeait sur l’échec systématique de ses héros, répondit : « Je trouverais plus beau que l’on dise qu’ils aspirent à autre chose. […] C’est important pour moi que les person- nages n’échouent pas, mais qu’ils tentent d’atteindre un autre monde visionnaire. »51. Willenbrock est à la recherche de cet autre monde, d’une vision alternative à la vision matérialiste de la société qu’il a trop vite embrassée. Cette ouverture confère-t-elle une dimension religieuse au roman ? Du moins, une croyance, une spiritualité que Christoph Hein oppose au matérialisme. Bien que non-croyant, Willenbrock éprouve le besoin de s’en remettre à Dieu quand il est cambriolé : 80 Nous devons faire confiance à Dieu, dit Willenbrock sans réelle conviction […] Il n’était pas croyant […]. Cette phrase était davantage une formule toute faite, sans contenu, que l’expression d’une réelle confiance en Dieu, […] mais elle révélait les traces d’une croyance enfantine qui n’avait pas encore complètement disparu. (p. 33)52 Plus qu’une forme de religion, Willenbrock recherche avant tout un sens, une transcendance, une utopie. Pas de réponse définitive de la part de l’auteur, mais un questionnement, un message d’espoir dans le désespoir. La dernière phrase du roman déjà citée évoque quoi qu’il en soit la parabole de l’espérance que l’on prête à Luther : « Si l’on m’appre- nait que la fin du monde est pour demain, je veux quand même planter aujourd’hui mon pommier. »53. 49. — « […] strahlte zum ersten Mal die Sonne von einem wolkenlosen Himmel, von keinem Dunstschleier getrübt. » (W, 183). 50. — « Die Obstbäume standen in Blüte, und das Abendlicht verstärkte den zarten Glanz der rosafarbenen Blätter » (W, 319). 51. — « Ich würde es schöner finden, wenn Sie von Sehnsucht sprächen. […] Es ist mir wichtig, dass die Figuren nicht scheitern, sondern versuchen, in eine visionäre Gegenwelt zu kommen. » Christoph Hein, « Schreiben als Aufbegehren gegen die Sterblichkeit. Gespräch mit Uwe Hornauer und Hans Norbert Janowski, 1985 », in : Lothar Baier (Hrsg.), Christoph Hein. Texte, Daten, Bilder, op. cit., p. 85. 52. — « Wir müssen auf Gott vertrauen, sagte Willenbrock, doch er sagte es ohne rechte Überzeugung […]. Er war nicht gläubig, […]. Der Satz war mehr eine belanglose Redewendung als der Ausdruck eines tatsächlich vorhandenen Gottvertrauens, doch […] verwies er auf Spuren einer nicht gänzlich geschwundenen Kindergläubigkeit » (W, 39, 40). 53. — « Und wenn ich wüsste, dass morgen die Welt unterginge, würde ich heute noch ein Apfelbäumchen pflanzen. », cité dans Volkmar Joestel, Legenden um Martin Luther und andere Geschichten aus Wittenberg, Berlin, Schelzky & Jeep, 1992.
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