Sauver le passé pour sauver le présent et l'avenir. Willenbrock de Christoph Hein à la lecture de Walter Benjamin

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Germanica
                          68 | 2e trimestre 2021
                          La rupture temporelle de 1989 et sa représentation
                          dans la littérature, le cinéma et le théâtre

Sauver le passé pour sauver le présent et l’avenir.
Willenbrock de Christoph Hein à la lecture de Walter
Benjamin
Die Vergangenheit retten : Christoph Heins Willenbrock im Kontext seiner
Walter-Benjamin-Rezeption
Save the past. Walter Benjamin’s concept of History in Christoph Hein’s
Willenbrock

Fanny Perrier

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/germanica/10754
DOI : 10.4000/germanica.10754
ISSN : 2107-0784

Éditeur
Université de Lille

Édition imprimée
Date de publication : 28 juin 2021
Pagination : 67-80
ISBN : 978-2-913857-47-6
ISSN : 0984-2632

Référence électronique
Fanny Perrier, « Sauver le passé pour sauver le présent et l’avenir. Willenbrock de Christoph Hein à la
lecture de Walter Benjamin », Germanica [En ligne], 68 | 2e trimestre 2021, mis en ligne le 02 janvier
2023, consulté le 04 janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org/germanica/10754 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/germanica.10754

Tous droits réservés
Citer cet article :
                    Perrier Fanny, « Sauver le passé pour sauver le présent et l’avenir. Willenbrock
                    de Christoph Hein à la lecture de Walter Benjamin », Germanica, no 68,
                                                                             juin 2021, pp. 67-80.

   SAUVER LE PASSÉ POUR SAUVER LE
   PRÉSENT ET L’AVENIR. WILLENBROCK
    DE CHRISTOPH HEIN À LA LECTURE
               DE WALTER BENJAMIN

                                                                                                            67
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                                                                      Université Paris-Nanterre

                                             « Rien de ce qui s’est passé un jour ne doit être
                                             considéré comme perdu pour l’Histoire »1.

Willenbrock ou le vainqueur de l’Histoire
    Dans ce roman paru en 2000, Christoph Hein dépeint l’apparente
réussite d’un citoyen d’ex-RDA après l’unification allemande. Bernd
Willenbrock, une quarantaine d’années, dirige une entreprise de voitures
d’occasion dans les années 1990 à Berlin. Ancien ingénieur dans une
entreprise de calculatrices qui a fait faillite après la chute de la RDA, il est
devenu petit entrepreneur, homme d’affaires indépendant. Pas d’« ostal-
gie », mais une reconversion réussie : Willenbrock est un Allemand de
l’Est qui a senti le vent de l’Ouest, il a reconnu les signes du temps, il a
su tirer profit des nouvelles circonstances : il expose ses voitures sur le
terrain d’une ancienne pépinière, les fleurs et les choux ont été remplacés
par l’icône allemande par excellence des années 1990, la voiture, un des
signes les plus visibles de la prospérité de la nouvelle Allemagne. Le vaincu
de l’Histoire a surmonté la fermeture de son entreprise et des mois de
chômage pour s’afficher désormais comme le parfait capitaliste dont la

     1. — « […] daß nichts was sich jemals ereignet hat, für die Geschichte verloren zu geben ist. »
Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, Werke und Nachlass. Kritische Gesamtausgabe,
Band 19, Berlin, Suhrkamp, 2010, p. 31. La traduction utilisée est celle d’Olivier Mannoni : Walter
Benjamin, Sur le concept d’histoire, Paris, Payot & Rivages, 2013, p. 56.

                                                                                   Germanica – no 68 – Juin 2021
FANNY PERRIER

     valeur suprême est le profit : « en termes d’imposition, je vais très bien »2,
     dit-il sans cesse, il a ouvert et étendu son marché vers l’Est qui est « un
     tonneau sans fond » (11)3, il a une morale douteuse et peu de scrupules à
     escroquer ses clients et le fisc, il se pose en patron généreux en offrant à
     son mécanicien polonais de belles étrennes ou en embauchant comme
     gardien de nuit un ancien serrurier au chômage.
          Son succès économique lui permet une vie de confort et de plaisir :
     il est propriétaire de sa maison neuve au nord de Berlin, finance une
     boutique de lingerie pour sa femme, possède une maison de campagne
     dans la lagune de Stettin, achète plusieurs terrains et fait construire une
     élégante salle d’exposition pour ses voitures. Ses relations avec les femmes
     sont également placées sous le signe du profit, elles sont pour lui des
     objets de désir d’acquisition, une marchandise indissociable de son succès
68   économique : il offre des magazines pornographiques à ses meilleurs
     clients, assure son pouvoir dominateur sur sa femme en finançant sa
     boutique à perte, multiplie les aventures dans diverses chambres d’hôtel.
          Il est du côté des vainqueurs et a un mépris pour les perdants. Son
     modèle reste son grand-père qu’il comparait, dans son enfance, à un
     héros « invincible, sans peur et sans reproche » (178)4 ; Krylow, son client
     mafieux russe, l’impressionne parce qu’il est un « homme décidé et sûr
     de lui » (38)5 ; quand il veut embaucher un gardien de nuit, il choisit celui
     « qui n’a ni soumission, ni espoirs déçus dans les yeux » (51)6.
          Christoph Hein nous décrit une vie dans l’instant présent, une hâte
     incessante, une accélération dans tous les domaines : le sport, la voiture,
     les relations. Willenbrock est un homme qui parle peu mais agit. Il s’en-
     toure des objets de cette période post-RDA – téléphone portable, portes
     automatiques, alarmes, télécommandes7 – qui lui font gagner du temps
     et accroissent l’aisance matérielle. Il l’explique à l’une de ses maîtresses :
     « C’est ça la liberté, Margot ! J’investis mon argent pour m’acheter du
     temps […]. Je m’achète du temps pour vivre » (62)8. La technologie et le

          2. — « Mir geht es spitzensteuersatzmäßig, wenn du verstehst, was ich meine. » Christoph
     Hein, Willenbrock, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2000, p. 102. Par la suite abrégé en W avec indication
     des pages entre parenthèses. La traduction utilisée est celle de Nicole Bary : Christoph Hein, Willen-
     brock, Paris, Métailié, 2001, p. 85. Les numéros de pages dans le texte se réfèrent à l’édition française.
          3. — « Polen, Russland, Rumänien, das ist ein Fass ohne Boden. » (W, 11).
          4. — « […] unerschrocken und unbesiegba[r] » (W, 217).
          5. — « Ihm gefiel der entschlossene, selbstbewusste Mann. » (W, 46).
          6. — « […] in den Augen […] nichts von der Unterwürfigkeit und den erloschenen Hoff­
     nungen. » (W, 61).
          7. — Gustav Seibt qualifie l’univers de Willenbrock de « caricature d’un monde du jouet »
     (« Karikatur einer Spielzeugwelt »). G. Seibt, « Alles wird Asien », Die Zeit, 26/2000, 21 juin 2000.
          8. — « Das ist Freiheit, Margot. Ich setze mein Geld ein, um mir Zeit zu kaufen […]. Ich
     kaufe mir Lebenszeit. » (W, 75).
SAUVER LE PASSÉ POUR SAUVER LE PRÉSENT ET L’AVENIR…

progrès dont il sait s’emparer lui donnent ce sentiment d’invincibilité,
le rendent maître du temps et de l’espace : il est partout, multiplie les
déplacements et activités dans une même journée grâce à la voiture et
l’avion, commande son chauffage à distance. Ses relations sont toutes
sous le signe de la hâte : sa maîtresse n’a que deux heures à lui consacrer,
son client Krylow ne fait qu’une brève apparition avant de repartir pour
Madrid. Lorsque sa femme ralentit cette allure en proposant quelques
jours de vacances à Venise, il est malheureux : il troque la vitesse de sa
voiture contre la lenteur des flâneries à pied ou en gondole, il s’ennuie.
Difficile de suivre ce personnage qui s’étourdit dans une course effrénée : il
avance au nom du progrès, veut vivre dans l’esprit du temps. L’écriture du
roman traduit d’ailleurs cette vitesse et ce rythme accéléré : à première
lecture, la structure est linéaire, les 23 chapitres s’enchaînent sans pause
ni rupture apparente, le texte est criblé de moments de la journée comme
                                                                                                       69
un rapport détaillé qui va de date en date. Le lecteur suit, essoufflé, les
trépidations du personnage.
     Willenbrock ne souhaite vivre que dans le présent, il a tiré un trait
définitif sur son passé, son succès économique semble avoir tout effacé.
Lorsqu’il apprend qu’un ancien collègue l’a autrefois dénoncé à la Stasi
et a freiné sa carrière, il se dit :
         Il y a longtemps que tout cela appartient au passé, c’est pourquoi il faut
         oublier […], cela m’intéresse trop peu, tout cela est arrivé dans une
         vie qui appartient maintenant à mon passé, c’est fini, je ne suis plus
         un ingénieur dans une usine de machines à calculer en faillite, mais le
         propriétaire heureux d’une affaire de voitures d’occasion qui ne cesse
         de prospérer (49)9.

     Il répond aux évocations du passé par le silence (26, 28)10, les banalise
en les qualifiant de « bavardage sentimental sans intérêt » (29)11 et oublie
très vite ces « histoires idiotes » (50)12. Lors d’une rencontre fortuite avec
le collègue qui l’a trahi, il ne s’attarde pas, monte dans sa voiture, actionne
symboliquement l’essuie-glace et part à toute allure. Il s’est construit une
façade de satisfaction, il est dans le contrôle et l’apparence : quoiqu’il se
passe, il se dit « satisfait » (« zufrieden ») et répond systématiquement

       9. — « Das alles ist längst vergangen und soll darum vergessen sein […], es interessiert
mich zu wenig, das alles passierte in einem Leben, das ich hinter mir gelassen habe, schließlich bin
ich nicht mehr der Ingenieur einer Bankrott gegangenen Fabrik für Rechenmaschinen, sondern
der erfolgreiche Besitzer eines unaufhörlich prosperierenden Gebrauchtwagenhandels. » (W, 59).
     10. — « […] aber Willenbrock schwieg und massierte gelangweilt seinen Bauch » (W, 31) ;
« Er wartete schweigend, den Telefonhörer in der Hand. » (W, 34).
     11. — « Nur so sentimentales Gestammel […]. Nichts von Bedeutung. » (W, 34).
     12. — « […] die dumme Geschichte » (W, 60).
FANNY PERRIER

     aux remarques ou questions embarrassantes en ricanant, il se protège
     par le rire :
             J’ai toujours ri. Quand quelqu’un m’a mis des bâtons dans les roues, j’ai
             ri. Quand je m’étais planté à un examen, je n’ai fait qu’en rire. J’étais
             toujours satisfait, de moi, du monde. […] Pour moi, ce fut chose faite,
             j’ai décidé d’être toujours satisfait de ma vie. Toujours (53)13.

          Christoph Hein ne fait pas le portrait larmoyant d’un perdant de
     l’unification, mais dépeint la nouvelle vie ponctuée de succès d’un homme
     qui ne s’autorise pas à regarder derrière lui, ni à trop réfléchir sur le cours
     de la vie. Willenbrock « nage au gré du courant, l’évolution technique lui
     est apparu[e] comme la pente du fleuve dans lequel il croit nager », il fait
     partie du « cortège triomphal des vainqueurs de l’Histoire »14.
70        Mais qui connaît la littérature de Christoph Hein sait que ses person-
     nages sont plus complexes qu’ils n’y paraissent15. L’auteur envoie quelques
     signaux à son lecteur pour que celui-ci s’attarde sur ce personnage que l’on
     croit très vite connaître, peu sympathique, en tout cas peu philanthrope
     et égocentrique, que seuls le profit et le plaisir semblent intéresser. Dans
     son quotidien, Willenbrock est entouré d’objets qui en renferment ou
     cachent d’autres, il ne cesse d’ouvrir et fermer le tiroir de son bureau, la
     cassette dans laquelle il range son argent, son attaché-case, son coffre-fort,
     autant d’indices que l’auteur distille qui invitent à une autre lecture et qui
     ne sont pas sans évoquer cette réflexion, là encore, de Walter Benjamin :
             Qui a ouvert un jour l’éventail du souvenir découvre, dans les plis, ce
             qui a été oublié depuis longtemps. […] C’est uniquement dans les plis
             que se cache le vrai16.

           13. — « Und ich habe immer gelacht. Wenn mir einer ein Bein stellte, habe ich gelacht. Ich
     war immer zufrieden, mit mir, mit der Welt. […] Und da war es für mich entschieden. Ich nahm
     mir vor, mit meinem Leben zufrieden zu sein. » (W, 64). David Clarke insiste sur l’importance du
     rire dans l’œuvre de Christoph Hein, souvent utilisé comme échappatoire ou moyen de défense
     par des personnages offensés : Willenbrock ressemble à Tante Magdalena dans Von allem Anfang
     an (1997) qui rit pour faire face à l’adversité. Cf. David Clarke, ‘Diese merkwürdige Kleinigkeit
     einer Vision’. Christoph Hein’s Social Critique in Transition, Amsterdam, Rodopi, 2002, p. 268.
           14. — « Es gibt nichts, was die deutsche Arbeiterschaft in dem Grad korrumpiert hat wie
     die Meinung, sie schwimme mit dem Strom. Die technische Entwicklung galt ihr als das Gefälle
     des Stromes, in dem sie zu schwimmen meinte. » ; « der marschiert mit in dem Triumphzug ».
     Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, op. cit., p. 36­37 ; p. 34. Traduction, p. 62­68.
           15. — Astrid Köhler a montré la continuité de l’œuvre de Christoph Hein avant et après
     1990 : Willenbrock ressemble fortement à Claudia, personnage de Der fremde Freund (1981),
     enveloppée dans une carapace de satisfaction qui cache une profonde désolation. Cf. Astrid Köhler,
     Brückenschläge. DDR-Autoren vor und nach der Wiedervereinigung, Göttingen, Vandenhoeck &
     Ruprecht, 2007, p. 133.
           16. — « Wer einmal den Fächer der Erinnerung aufzuklappen begonnen hat, stößt in den
     Falten auf längst Vergessenes. […] In den Falten erst sitzt das eigentliche. ». Walter Benjamin,
SAUVER LE PASSÉ POUR SAUVER LE PRÉSENT ET L’AVENIR…

    Le passé que Willenbrock tente de si bien oublier revient à la surface
alors que quelques événements fâcheux viennent fissurer cette belle façade
de succès et de satisfaction : des voitures sont volées, le gardien de nuit
battu et ligoté, son chien tué, la maison de campagne cambriolée. Un
sentiment d’injustice réveille le souvenir d’anciennes blessures.

Willenbrock ou l’Ange de l’Histoire
   L’aquarelle de Paul Klee, Angelus Novus, soutient les pensées de
Walter Benjamin. Il écrit :
         Un tableau de Klee intitulé Angelus Novus représente un ange qui donne
         l’impression de s’apprêter à s’éloigner de quelque chose qu’il regarde
         fixement. Il a les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les ailes déployées.
         L’Ange de l’Histoire doit avoir cet aspect-là. Il a tourné le visage vers le                  71
         passé. […] Il aimerait sans doute rester, réveiller les morts et rassembler
         ce qui a été brisé. Mais une tempête se lève […], le pousse irrésistiblement
         dans l’avenir […] Ce que nous appelons le progrès, c’est cette tempête17.

     C’est bien dans cette puissante tempête que Willenbrock est pris,
elle le pousse à toute allure vers l’avenir. Tout comme aimerait le faire
l’Ange de l’Histoire, Christoph Hein va ralentir la course effrénée de son
personnage et le contraindre à regarder son passé et à se souvenir de ses
blessures. À l’instar de Walter Benjamin, Christoph Hein va laisser parler
les images comme un langage de l’inconscient qui brise le silence dont
Willenbrock entoure son passé. Le détour par les images, selon Walter
Benjamin, nous permet de lire le réel comme un texte, elles viennent à
l’improviste, on doit les laisser venir à nous et les laisser faire :
         La véritable image du passé se faufile devant nous. Le passé peut seulement
         être retenu comme une image qui brille tel un éclair.
         Exprimer le passé, […] cela revient à s’emparer d’un souvenir tel qu’il
         apparaît en un éclair à l’instant d’un danger18.

Gesammelte Schriften, Band VI, hrsg. von Rolf Tiedemann und Hermann Schweppenhäuser,
Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1991, p. 467. L’emploi des termes « aufklappen », « zuklappen » est
récurrent dans le roman, ce qui permet le rapprochement avec la réflexion de Walter Benjamin.
     17. — « Es gibt ein Bild von Klee, das Angelus Novus heißt. Ein Engel ist darauf dargestellt,
der aussieht als wäre er im Begriff, sich von etwas zu entfernen, worauf er starrt. Seine Augen sind
aufgerissen, sein Mund steht offen und seine Flügel sind ausgespannt. Der Engel der Geschichte
muss so aussehen. Er hat das Antlitz der Vergangenheit zugewendet. […] Er möchte wohl verweilen,
die Toten wecken, und das Zerschlagene zusammenfügen. Aber ein Sturm weht […], treibt ihn
unaufhaltsam in die Zukunft. […] Das, was wir den Fortschritt nennen, ist dieser Sturm. » Walter
Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, op. cit., p. 35. Traduction p. 65.
     18. — « Das wahre Bild der Vergangenheit huscht vorbei. Nur als Bild, das auf Nimmerwie­
dersehen im Augenblick seiner Erkennbarkeit eben aufblitzt, ist die Vergangenheit festzuhalten. »,
FANNY PERRIER

         Accrochée au mur de son bureau, une grande photographie en noir et
     blanc montre un jeune homme qui sourit fièrement à côté d’un planeur
     et auquel Willenbrock adresse des clins d’œil encourageants. Cette image
     apparaît à plusieurs reprises et de façon inopinée, elle est décrite comme
     « jaunissante » (28) et même « jaunie » (262), l’inscription qui y figure est
     « bien effacée » (254)19, mais ce n’est qu’à la fin du roman que le lecteur en
     comprendra la signification : ce jeune homme fier, c’est lui, Willenbrock,
     dans les années 1970, le grand espoir de l’aéro-club, candidat au titre de
     champion du pays. Mais la fuite de son frère à l’Ouest brise son rêve et
     sa carrière d’aviateur : il est accusé de complicité, exclu de l’aéro-club et
     interdit de voler. Malgré ses protestations, l’interdiction n’est jamais levée.
     À cette image omniprésente est associé un rêve sur lequel s’ouvre le roman :
72            La nuit précédente, il avait rêvé qu’il courait sur un pont piéton en fer
              qui franchissait une voie ferrée. […] Dans son rêve, il avait suivi, sans
              pouvoir le rattraper, un homme qui courait devant lui. Il n’avait fait que
              le poursuivre sans parvenir à réduire l’espace qui les séparait. Il ignorait
              pourquoi il l’avait poursuivi, il ne savait pas s’ils se connaissaient, s’ils
              avaient des obligations l’un envers l’autre, ni ce qui le rattachait à cet
              homme. Il ne savait même pas qui il était. Il ne se souvenait que de ce
              pont, démesurément long, et des étrésillons en biais le long desquels il
              avait couru, il se rappelait le bruit métallique de leurs pas qui claquaient,
              des siens et de ceux de l’homme derrière lequel il courait. Il avait l’im-
              pression de connaître ce pont. Il lui semblait qu’un jour, il l’avait déjà
              emprunté, mais les images floues, un peu effacées ne devenaient pas plus
              nettes dans son esprit malgré ses efforts (7)20.

         Willenbrock tente d’oublier rapidement « ce rêve stupide » (7)21 en
     feuilletant un magazine pornographique. Pourtant, ce rêve ne le quit-
     tera jamais et le suivra tout au long du roman. Le pont et la voie ferrée

     ibid., p. 32. Traduction p. 59. « Vergangenes historisch artikulieren […] heißt, sich einer Erinnerung
     bemächtigen, wie sie im Augenblick einer Gefahr aufblitzt. », ibid., p. 33. Traduction p. 60.
            19. — « ein großes, bereits vergilbendes Foto » (W, 34); « das große vergilbte Foto » (W, 318),
     « Die Schrift auf dem Schwarzweißfoto war stark verblasst. » (W, 309).
            20. — « In der Nacht hatte er geträumt, dass er auf einer eisernen Fußgängerbrücke, die über
     Eisenbahngleise führte, entlangrannte. […] Im Traum war er einem Mann gefolgt, der vor ihm
     herlief, ohne dass er ihn erreichen konnte. Er war ihm immerzu nur hinterhergelaufen, in einem
     sich nicht verändernden Abstand. Er wusste nicht, warum er ihn verfolgte, er wusste nicht, ob sie
     sich kannten, ob sie einander verpflichtet waren, was ihn mit diesem Mann verband. Er wusste nicht
     einmal, wer dieser Mann war. Alles, woran er sich erinnerte, waren diese endlos lange Brücke und
     die diagonalen Verstrebungen, an denen er entlanglief, das metallene Klappern ihrer Schritte, der
     eigenen und der des Mannes, dem er hinterlief. Die Brücke schien ihm vertraut zu sein. Ihm war, als
     wäre er irgendwann schon einmal auf ihr entlanggegangen, aber die undeutlichen, verschwommenen
     Bilder in seinem Kopf klärten sich nicht, so sehr er sich auch bemühte. » (W, 7).
            21. — « Nur ein dummer Traum » (W, 7).
SAUVER LE PASSÉ POUR SAUVER LE PRÉSENT ET L’AVENIR…

rappellent le « vieux pont de Kamin » qui relie la baie de Stettin à l’île
d’Usedom, près de la maison de campagne des Willenbrock : un pont
de chemin de fer pivotant avec lequel les rails reliant l’île au réseau ferré
pouvaient jadis être soulevés. Comme un témoin menaçant du passé,
il « s’éleve[ait] dans le ciel, semblable à un colosse sombre en train de
rouiller » (56)22. Ce pont rappelle à Willenbrock son enfance, lui qui
avait le plus beau modèle réduit de train électrique de l’école avec son
élévateur à rails, mais il illustre également toute la violence d’aujourd’hui
car le fer renvoie à la « barre de fer » (117)23 avec laquelle Willenbrock est
attaqué par des cambrioleurs ou bien au revolver (173)24 qu’il se procure
pour se défendre. Même lorsqu’il s’éloigne, cette image le poursuit : dans
la gondole à Venise, des touristes l’observent depuis les ponts, ce qu’il
trouve désagréable. Quant au claquement métallique des pas, il hante
sans cesse Willenbrock, quoiqu’il fasse : la voix de son ancien collègue
                                                                                                       73
suffit à lui rappeler ce bruit qui était autrefois celui des machines dans
l’entreprise de RDA où il travaillait, il est aujourd’hui celui que fait le
couvercle de sa cassette en métal dans laquelle il amasse son argent,
celui des instruments qu’utilise une de ses maîtresses pour les soins de
pédicure, celui de son revolver25.
     Tout comme la photographie de l’aviateur, le lecteur ne peut inter-
préter ce rêve qu’à la fin du roman : l’homme que Willenbrock n’arrive
pas à rejoindre sur le pont, est ce jeune aviateur fier et libre qu’il a été
autrefois et que l’on a brisé. Ce pont qui n’en finit pas et qu’il est si difficile
de traverser est aussi une métaphore de la transition : on ne passe pas si
facilement d’une époque à l’autre.
     C’est un espoir brisé que le détour par les images permet d’interpréter.
Willenbrock s’est peu à peu résigné. La signification de son nom nous
apparaît alors plus clairement : sa volonté a été brisée (ein gebrochener
Wille), les remarques qu’il fait lors de chaque événement fâcheux ren-
voient à cette résignation : « mais le monde est ainsi fait » (184)26 ou bien
« Nous devons nous faire une raison » (28)27. Dès lors, on comprend que
toutes les activités et habitudes de Willenbrock sont le symbole d’une

     22. — « Das Hebewerk ragte als rostender, düsterer Koloss in den Himmel » (W, 67).
     23. — « Die Eisenstange » (W, 141).
     24. — « Besorgen Sie sich ein Schießeisen. » (W, 212).
     25. — Christoph Hein utilise la palette très riche de termes allemands qui expriment des
bruits : « das metallene Klappern » (W, 7) ; « das metallische Klirren » (W, 19, 101) ; « er klappte
den metallenen Deckel zu » (W, 13) ; « ein metallisches Klacken » (W, 263) ; « ein metallisches
Klicken » (W, 319).
     26. — « Aber so ist die Welt eingerichtet. » (W, 225).
     27. — « Wir müssen uns abfinden. » (W, 33).
FANNY PERRIER

     vie dont on a brisé l’élan28 : il ne vole plus, s’est rabattu sur les voitures,
     lit sans cesse des magazines sur la Luftwaffe, est fasciné par son client
     Krylow, dont le nom n’est pas sans évoquer le mot russe krylo qui signifie
     « l’aile ». Willenbrock n’est plus l’homme à qui tout réussit dans le pré-
     sent, mais l’homme blessé du passé. Il a été injustement traité, ce n’est
     pas la prospérité économique qui efface cette blessure : Christoph Hein
     s’attarde sur ces moments de souffrance et les réveille. L’analepse nous
     ouvre une autre lecture du roman : la photographie et le rêve apparaissent
     comme des anachronismes, comme des « corps étrangers » (262)29 dans
     cette nouvelle vie de réussite que s’est construite Willenbrock, ils brisent
     une progression linéaire et imposent la présence obsédante du passé
     refoulé. C’est un autre temps qui apparaît dans ce roman : Christoph
     Hein oppose à une continuité implacable et un temps accéléré – que
74   nous découvrons à première lecture – un temps historique dans lequel
     passé, présent et futur entretiennent un autre rapport que celui déterminé
     par la chronologie. Il plonge son personnage dans un présent criblé de
     souvenirs du passé, dans ce que Walter Benjamin a appelé un « temps
     du maintenant », « eine Jetztzeit » : la stricte chronologie perd son sens
     au profit d’une construction de l’Histoire qui ne sépare pas le passé du
     présent et qui interdit de considérer le passé comme définitivement
     oublié. Le continuum de l’Histoire conduit selon le philosophe à un
     optimisme aveugle et à la passivité, il le brise pour aller chercher des
     choses enfouies. Il écrit :
              L’Histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas constitué par
              le temps homogène et vide, mais par le temps empli d’instantanéité […].
              L’historien qui part de cette idée cesse de filer la suite des données entre
              les doigts comme les perles d’un rosaire. Il appréhende la constellation
              que sa propre époque a formée avec une époque antérieure bien précise. Il
              fonde ainsi un concept du temps présent comme « temps du maintenant »,
              dans lequel sont incrustés des éclats du temps messianique30.

           28. — Silke Pasewalck utilise l’image d’une vie aux ailes raccourcies pour qualifier le rêve
     brisé de Willenbrock : « Willenbrocks Tätigkeit und Gewohnheiten, die Dinge, mit denen er
     sich umgibt, all das wird zum Sinnbild eines Lebens mit gestutzten Flügeln. ». Silke Pasewalck,
     « Christoph Hein : Die Wende gegen den Strich bürsten », in : Thomas Schmidt (Hrsg.), Engagierte
     Literatur in Wendezeiten, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2003, p. 82.
           29. — « wie ein Fremdkörper in seinem modernen eingerichteten Arbeitszimmer. » (W, 318).
           30. — « Die Geschichte ist Gegenstand einer Konstruktion, deren Ort nicht die homogene
     und leere Zeit sondern die von Jetztzeit erfüllte bildet. » ; « Der Historiker, der davon ausgeht, hört
     auf, sich die Abfolge von Begebenheiten durch die Finger laufen zu lassen wie einen Rosenkranz.
     Er erfaßt die Konstellation, in die seine eigene Epoche mit einer ganz bestimmten früheren
     getreten ist. Er begründet so einen Begriff der Gegenwart als der “Jetztzeit”, in welcher Splitter
     der messianischen eingesprengt sind. » Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, op. cit.,
     p. 102, 104. Traduction p. 74, p. 82.
SAUVER LE PASSÉ POUR SAUVER LE PRÉSENT ET L’AVENIR…

     Dès 1980, Christoph Hein se réfère explicitement au philosophe et
en revendique l’influence lors de la première mise en scène de Cromwell,
il justifie l’importance des ruptures et anachronismes dans la pièce de
théâtre : « Si l’Histoire est pour nous l’objet d’une construction, […] les
batailles d’hier ne sont plus livrées […] dans la pose figée du vainqueur,
mais comprises comme des combats d’aujourd’hui. […] Le progrès
comme continuité, l’Histoire comme temps du maintenant. »31. Cette
conception de l’Histoire est le point de départ de son écriture, elle restera
une constante dans son œuvre32.
     Willenbrock se lit alors comme un montage, un puzzle dont on
regroupe les différentes pièces. L’auteur instaure un dialogue entre les
périodes et superpose les couches temporelles grâce à la récurrence des
images qui apparaissent et s’assemblent au fil de la lecture ; le pont illustre
d’ailleurs cette fluidité entre les époques. En accrochant la photographie
                                                                                                    75
de l’aviateur devant le coffre-fort qui cache l’arme que s’est procurée
Willenbrock, Christoph Hein illustre cette perméabilité entre passé, pré-
sent et futur. L’absence de sécurité après 1990 fait ressortir les anciennes
oppressions, la soif de liberté brimée s’est fatalement pervertie en une soif
paranoïaque de sécurité. À refuser de clarifier son passé, Willenbrock en
arrive à ce qu’il a toujours refusé : l’usage de la violence. L’ancien objecteur
de conscience qu’il était se procure une arme et s’en sert.
     Ce roman aborde alors peut-être moins les conséquences d’une uni-
fication hâtive que celles d’un passé refoulé sur lequel on a voulu trop
rapidement tirer un trait. À travers le destin de Willenbrock, Christoph
Hein fait le portrait d’une société prise dans cet élan d’optimisme des
années 1990, mais qui porte en elle les blessures du passé. Willenbrock
se souvient de cette société dans laquelle il a grandi :

     31. — « […] wenn Geschichte für uns Gegenstand einer Konstruktion ist, […] werden
die Schlachten von gestern nicht […] in der erstarrten Pose der Sieger geschlagen, sondern als
Kämpfe von heute begriffen. […] Fortschritt als Fortschreiten, Geschichte als Jetztzeit. » Chris­
toph Hein, « Anmerkungen zu Cromwell ». Programmheft zur Uraufführung von Cromwell
am Theater der Stadt Cottbus, 1980, in : Christoph Hein, Öffentlich arbeiten, Berlin und Weimar,
Aufbau­Verlag, 1987, p. 119.
     32. — Quelques travaux ont montré l’influence de Walter Benjamin sur l’écriture de Chris­
toph Hein. Parmi eux, on peut citer l’article de Joachim Lehmann, « Christoph Hein – Chronist
und “historischer Materialist” », in : Text und Kritik 111. Christoph Hein, München, 1991 ainsi
que l’article de Fabrizio Cambi, « Jetztzeit und Vergangenheit. Ästhetische und ideologische
Auseinandersetzung im Werk Christoph Heins », in : Klaus Hammer (Hrsg.), Chronist ohne
Botschaft. Christoph Hein. Ein Arbeitsbuch., Berlin/Weimar, Aufbau­Verlag, 1992 : ces articles
s’appuient essentiellement sur le roman Horns Ende (1985). L’ouvrage d’Ines Zekert, Poetologie
und Prophetie. Christoph Heins Prosa und Dramatik im Kontext seiner Walter-Benjamin-Rezeption,
Frankfurt a. M., Peter Lang, 1993, analyse les liens entre Walter Benjamin et Christoph Hein à
partir de la pièce de théâtre Cromwell (1980) et du roman Horns Ende.
FANNY PERRIER

              Tu sais bien que je viens d’une petite ville, et là-bas, j’ai appris ce que sont
              les gens offensés. Mes parents se sentaient offensés parce que mon père
              est resté toute sa vie un ingénieur de projets, on ne lui a jamais proposé
              de poste à l’université et il n’est même pas devenu chef de service. Ma
              famille se sentait offensée parce qu’il y avait toujours quelque part des
              gens qui réussissaient mieux. Les professeurs se sentaient offensés parce
              qu’ils devaient passer leur vie avec des élèves qu’ils détestaient. Toute
              cette jolie petite ville ne cessait de se sentir offensée (53)33.

          Ce thème de l’offense – toujours rendu par le terme allemand
     « gekränkt » – est le pendant de l’excessive satisfaction que Willen-
     brock revendique ostensiblement, c’est un autre leitmotiv du roman et
     même de l’œuvre tout entière de Christoph Hein. Comme le précisait
     Lothar Baier, « les romans et récits de Hein regorgent de ces offensés
76
     qui s’enferment dans une sorte de désolation »34. Quant à Hans Mayer,
     il qualifiait les personnages de Christoph Hein de « faux marginaux »35 :
     des citoyens lambdas qui passent inaperçus et semblent s’adapter, mais
     que des offenses ont marginalisés malgré eux. Willenbrock est l’un
     d’eux. Sa blessure apparaît d’ailleurs moins comme une histoire indi-
     viduelle qu’un passé collectif : symboliquement, le vendeur d’armes à
     qui il achète un revolver, déplore la situation d’insécurité grandissante
     en se grattant la cicatrice qu’il a au poignet. C’est une caractéristique
     essentielle de l’écriture de Christoph Hein qui établit un parallèle entre
     destin personnel et destin collectif. Willenbrock est le représentant des
     Allemands offensés, son passé est aussi celui de nombreux Allemands
     de l’Est : une carrière injustement brisée, une trahison, une fermeture
     d’entreprise et du chômage après la chute de la RDA. Plus que le portrait
     d’un personnage, Willenbrock est un roman sur les vexations que les
     citoyens d’ex-RDA ont subies et leur refoulement.

           33. — « Du weißt ja, ich komme aus einer Kleinstadt und was ich da erlebt habe, das waren
     gekränkte Leute. Meine Eltern waren gekränkt, weil Vater ein einfacher Entwicklungsingenieur
     blieb und nicht an eine Universität berufen wurde, nicht einmal zum Abteilungsleiter hatte er
     es gebracht. Die Verwandtschaft war gekränkt, weil es immer irgendwo irgendwelche Leute gab,
     die viel erfolgreicher waren als sie. Die Lehrer waren gekränkt, weil sie ihr Leben mit gehassten
     Schülern verbringen mussten. Die ganze, schöne, kleine Stadt, sie war immerzu gekränkt. » (W, 64).
     Nous préférons le terme « offensé » pour traduire le terme allemand « gekränkt », contrairement
     à la traduction de référence de Nicole Bary qui le traduit par « humilié ».
           34. — Lothar Baier, « Une bonne personne », Freitag, 9/4/2004.
           35. — Hans Mayer, « Rede für Christoph Hein. Zur Verleihung des Erich­Fried­Preises », in :
     Lothar Baier (Hrsg.), Christoph Hein. Texte, Daten, Bilder, Frankfurt a. M., Luchterhand, 1990, p. 126.
SAUVER LE PASSÉ POUR SAUVER LE PRÉSENT ET L’AVENIR…

L’espoir contre la résignation
    « Le passé est chargé d’un indice secret qui le désigne pour la rédemp-
tion »36, écrit Walter Benjamin. Une idée centrale dans la conception
de l’Histoire du philosophe est celle de l’espérance. Le passé porte en
lui une force messianique qui doit libérer l’homme. Walter Benjamin
invite à immobiliser le passé et à le sortir du continuum de l’Histoire,
cette immobilisation des événements est la condition du changement, le
passé est sauvé lorsqu’on en met en évidence la fêlure. Christoph Hein
partage cette espérance benjaminienne et s’approprie cette idée centrale :
de la déception naît une force. Il prône l’espoir contre la résignation,
la destruction comme condition de renouveau. Il introduit ainsi une
nouvelle strate temporelle, celle du possible : un espoir de changement
dans la prise de conscience du refoulement de son passé.                                                  77
    L’évolution du personnage de Willenbrock illustre cette tension entre
résignation et espoir, effondrement et renaissance. Au fil du roman, le
lecteur voit s’écrouler ce vainqueur de l’Histoire, les différents cambrio-
lages, les atteintes à sa personne et à ses propriétés le plongent dans une
angoisse et une paranoïa grandissantes : lui qui était toujours « satisfait »
devient de plus en plus « indécis », en proie à la peur, au désarroi et à la
honte37. Ses mains sont sans cesse trempées de sueur, ses nuits agitées,
son rire, qui était jusqu’alors sa défense, ne fonctionne plus. En appre-
nant que les deux hommes russes qui l’ont attaqué ont été uniquement
reconduits à la frontière, il s’effondre :
         Tout à coup, il se sentit mal et sa respiration devint difficile. Il tendit ses
         mains ouvertes devant lui et vit des gouttes de sueur se former sur ses
         paumes. Tu as peur, se dit-il. Il était surpris et un sentiment de honte et
         de colère le submergea. Il essaya de se dominer, de rire à haute voix, mais
         il ne réussit qu’à émettre un raclement de gorge atone et rauque (146)38.

    Willenbrock est submergé par « ses rêves diurnes et nocturnes » qui
reviennent « sans cesse, toujours aussi imprévisibles et violents » (154)39 :

     36. — « Die Vergangenheit führt einen heimlichen Index mit, durch den sie auf die Erlösung
verwiesen wird. ». Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, op. cit., p. 31. Traduction p. 55.
     37. — Christoph Hein multiplie l’apparition des termes « unschlüssig », « Angst », « Hilf­
losigkeit » et « Scham » dans la deuxième moitié du roman.
     38. — « Ihm war plötzlich unwohl, und er atmete schwer. Er hielt seine Hände geöffnet
vor sich und sah zu, wie sich auf ihren Innenflächen Schweißtropfen bildeten. Du hast Angst,
sagte er zu sich selbst. Er war überrascht, und ein Gefühl von Scham und Groll überkam ihn.
Er bemühte sich es abzuschütteln, er versuchte laut zu lachen, doch er brachte nur ein heiseres
tonloses Räuspern heraus. » (W, 178).
     39. — « Doch diese Tag­ und Nachtträume meldeten sich wieder und wieder, plötzlich
und mit immer gleicher Schärfe. » (W, 188).
FANNY PERRIER

     un parallèle indéniable avec la fulgurance de l’image du passé que décrit
     Walter Benjamin, celle qui se faufile devant nous et dont l’historien
     doit se saisir pour y « allumer l’étincelle d’espoir qui en est pénétrée »40.
     Christoph Hein traduit littérairement cette thèse en réveillant son per-
     sonnage, la nuit de la saint Sylvestre, par des fusées et éclairs : un réveil
     messianique au sens benjaminien du terme, un réveil comme une prise
     de conscience. Willenbrock est un personnage qui change peu à peu.
     L’image du chantier, récurrente dans le roman, n’illustre pas seulement
     les changements dans la ville de Berlin des années 1990, elle est aussi le
     signe de l’évolution du personnage. Il perd son assurance, et l’importance
     des monologues intérieurs nous permet de saisir les contradictions qui le
     tiraillent : en pensant à son ancien collègue qui l’a trahi, il se répète : « je
     vais t’oublier », « je t’ai déjà oublié » mais pour dire ensuite « je ne peux
78   pas oublier, c’est mon problème » (89, 203)41.
          Christoph Hein laisse de nouveau parler les images pour illustrer le
     réveil du personnage : lors du second cambriolage de son entrepôt de
     voitures, Willenbrock découvre toutes les portes ouvertes, les tiroirs du
     bureau entièrement vidés et le gardien de nuit terrassé par l’électrochoc
     de la matraque électrique. Cet événement est un tournant, Willenbrock
     se sent « mis à nu » (96)42. Il se sent également « importuné » : l’emploi
     du terme allemand « behelligt » pour décrire ce sentiment du personnage
     n’est pas anodin et bien caractéristique de l’écriture de Hein, il désigne
     certes un tourment, mais n’en contient pas moins l’adjectif « hell » qui
     renvoie à la clarté. À partir de ce chapitre, le champ lexical de la lumière
     devient omniprésent, la plupart du temps sous forme d’« un rayon »
     d’« un mince rai de lumière » ou d’« une faible lueur » (122, 245, 247)43,
     comme un espoir discret mais possible. Dès lors, Willenbrock fait une
     nouvelle expérience avec son passé. Il rend visite à son frère qu’il n’a plus
     revu depuis des années et rejette l’attitude de résignation dans laquelle
     il s’était enfermé : il demande la réouverture de l’enquête sur son cam-
     briolage pour obtenir justice et cesse de tout accepter passivement. Il
     dit à l’ancien collègue qui l’a trahi : « J’en ai ras-le-bol des types comme

          40. — « […] im Vergangenen den Funken der Hoffnung anzufachen, der davon durch­
     drungen ist. ». Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, op. cit., p. 33. Traduction p. 61.
          41. — « ich werde dich vergessen […], ich habe dich bereits vergessen » ; « Ich kann nicht
     vergessen, das ist mein Problem. » (W, 107, 247).
          42. — « Er fühlte sich bloßgestellt. » (W, 116).
          43. — « den Lichtstrahl » (W, 147) ; « ein winziger Lichtschein » (W, 297) ; « ein schwacher
     Lichtschein » (W, 300).
SAUVER LE PASSÉ POUR SAUVER LE PRÉSENT ET L’AVENIR…

toi. Les uns me dénoncent, les autres me volent ou veulent me tuer. Je
vais vous montrer à tous, mon vieux. Je n’accepterai pas ça ! » (204)44.
     Au dernier chapitre, Willenbrock ne jette plus ce regard fier et encou-
rageant au jeune aviateur sur la photographie mais accepte la blessure
qui y est liée. Il se souvient plutôt de la réflexion d’un lieutenant qui, en
1917, avait dû répondre de ses actes devant le tribunal de guerre : après
un combat aérien qu’il avait remporté, il était passé avec son biplan sous
un pont qui enjambe le Rhin. Pour justifier cet acte risqué et dangereux,
il avait répliqué : « Si tu regardes longtemps dans un précipice, le préci-
pice regarde aussi à l’intérieur de toi. » (261)45. La reprise et l’adaptation
de cet aphorisme nietzschéen témoigne de l’évolution du personnage :
Willenbrock trouve cette remarque « tout aussi incompréhensible qu’éclai-
rante » mais ne cherche pas à l’oublier (261)46 aussitôt comme il le faisait
au début du roman. L’image du pont ressurgit dans les dernières pages,
                                                                                                  79
elle est associée cette fois à un acte de courage et de connaissance de soi.
     La nature, très présente dans l’univers de Christoph Hein, accompagne
ce principe de destruction/construction et reflète la métamorphose du
personnage : un dépouillement progressif d’une nature qui devient hostile,
        […] les feuillages avaient perdu leur somptuosité automnale, ils sem-
        blaient désormais sales et frigorifiés. La plupart des branches s’étaient
        dépouillées de leur parure de feuilles et en une nuit, elles étaient devenues
        nues et horribles. L’automne s’était transformé et montrait maintenant
        l’envers de la médaille (34)47.

    Aux chapitres 11 et 12, chapitres-pivots du roman qui en compte 23,
une inondation due à la rupture d’une digue – image très évocatrice –
traduit l’état d’esprit de Willenbrock qui parvient à se dire : « Quelque
chose a été détruit, […], désormais rien ne sera plus comme avant, une
page vient de se tourner » (140)48. La nature devient alors moins hostile,

      44. — « Ich habe Typen wie dich satt. Die einen denunzieren mich, die anderen bestehlen
mich oder wollen mich totschlagen. Ich werde es euch zeigen, mein Lieber. Ich werde das nicht
hinnehmen. » (W, 248).
      45. — « Wenn du lange in einen Abgrund blickst, blickt der Abgrund auch in dich hinein. »
(W, 317).
      46. — « […] die ihm so unverständlich wie einleuchtend erschienen war, dass er sie nicht
vergessen hatte. » (W, 317).
      47. — « […] die Blätter hatten ihren Herbstglanz verloren, sie wirkten nun schmutzig und
erfroren. Viele Äste hatten ihren Blattschmuck verloren und waren über Nacht kahl und hässlich
geworden. […] Der Herbst hatte sich gewandelt und zeigte nun seine andere Seite. » (W, 41).
      48. — « Irgendetwas wurde zerstört, dachte er, es wird nie mehr wie früher, irgendetwas
ist vorbei. » (W, 170).
FANNY PERRIER

     le ciel est « sans nuage ni voile de brume » (151)49. La dernière phrase du
     roman évoque un équilibre atteint : « Les arbres fruitiers étaient en fleurs et
     la lumière du soir renforçait la douce brillance des pétales rosés. » (262)50.
          Christoph Hein, qu’un critique interrogeait sur l’échec systématique
     de ses héros, répondit : « Je trouverais plus beau que l’on dise qu’ils
     aspirent à autre chose. […] C’est important pour moi que les person-
     nages n’échouent pas, mais qu’ils tentent d’atteindre un autre monde
     visionnaire. »51. Willenbrock est à la recherche de cet autre monde, d’une
     vision alternative à la vision matérialiste de la société qu’il a trop vite
     embrassée. Cette ouverture confère-t-elle une dimension religieuse au
     roman ? Du moins, une croyance, une spiritualité que Christoph Hein
     oppose au matérialisme. Bien que non-croyant, Willenbrock éprouve le
     besoin de s’en remettre à Dieu quand il est cambriolé :
80
             Nous devons faire confiance à Dieu, dit Willenbrock sans réelle conviction
             […] Il n’était pas croyant […]. Cette phrase était davantage une formule
             toute faite, sans contenu, que l’expression d’une réelle confiance en Dieu,
             […] mais elle révélait les traces d’une croyance enfantine qui n’avait pas
             encore complètement disparu. (p. 33)52

          Plus qu’une forme de religion, Willenbrock recherche avant tout
     un sens, une transcendance, une utopie. Pas de réponse définitive de la
     part de l’auteur, mais un questionnement, un message d’espoir dans le
     désespoir. La dernière phrase du roman déjà citée évoque quoi qu’il en
     soit la parabole de l’espérance que l’on prête à Luther : « Si l’on m’appre-
     nait que la fin du monde est pour demain, je veux quand même planter
     aujourd’hui mon pommier. »53.

           49. — « […] strahlte zum ersten Mal die Sonne von einem wolkenlosen Himmel, von
     keinem Dunstschleier getrübt. » (W, 183).
           50. — « Die Obstbäume standen in Blüte, und das Abendlicht verstärkte den zarten Glanz
     der rosafarbenen Blätter » (W, 319).
           51. — « Ich würde es schöner finden, wenn Sie von Sehnsucht sprächen. […] Es ist mir
     wichtig, dass die Figuren nicht scheitern, sondern versuchen, in eine visionäre Gegenwelt zu
     kommen. » Christoph Hein, « Schreiben als Aufbegehren gegen die Sterblichkeit. Gespräch mit
     Uwe Hornauer und Hans Norbert Janowski, 1985 », in : Lothar Baier (Hrsg.), Christoph Hein.
     Texte, Daten, Bilder, op. cit., p. 85.
           52. — « Wir müssen auf Gott vertrauen, sagte Willenbrock, doch er sagte es ohne rechte
     Überzeugung […]. Er war nicht gläubig, […]. Der Satz war mehr eine belanglose Redewendung
     als der Ausdruck eines tatsächlich vorhandenen Gottvertrauens, doch […] verwies er auf Spuren
     einer nicht gänzlich geschwundenen Kindergläubigkeit » (W, 39, 40).
           53. — « Und wenn ich wüsste, dass morgen die Welt unterginge, würde ich heute noch ein
     Apfelbäumchen pflanzen. », cité dans Volkmar Joestel, Legenden um Martin Luther und andere
     Geschichten aus Wittenberg, Berlin, Schelzky & Jeep, 1992.
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