La Figure de l'enseignant chez Marie NDiaye - Michael Sheringham L'Esprit Créateur, Volume 53, Number 2, Summer 2013, pp. 97-110 (Article) ...

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La Figure de l'enseignant chez Marie NDiaye
   Michael Sheringham

   L'Esprit Créateur, Volume 53, Number 2, Summer 2013, pp. 97-110 (Article)

   Published by Johns Hopkins University Press
   DOI: https://doi.org/10.1353/esp.2013.0022

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La Figure de l’enseignant chez Marie NDiaye
                                   Michael Sheringham

L
         ES GRANDES PERSONNES, créées au Théâtre de la Colline en mars-
         avril 20111, doivent une bonne part de leur force corrosive à la décon-
         struction d’un des édifices mythiques de la République Française,
« l’épopée homérique et initiatique du maître d’école […], vision riche et pré-
cise, admirative et pourtant légèrement condescendante »2. Comme l’indiquent
les remarques de l’auteur rapportées dans le programme du spectacle, les
thèmes abordés dans la pièce sont multiples—famille, cruauté, abandon,
« étrangéité », vampirisme...3. Mais deux textes cités dans ce même pro-
gramme témoignent de la place majeure de l’affaire d’un instituteur pédophile
dont les sévices à l’encontre d’enfants sous sa tutelle, au sein d’un petit bourg
de la Normandie rurale, tout au long de la dernière décennie du siècle dernier,
avaient été portés à l’attention, plus que défaillante, des autorités judiciaires et
scolaires, en février 2001, par les soins du mari de Marie NDiaye, l’écrivain
Jean-Yves Cendrey, avec le soutien de son épouse (deux de leurs propres
enfants ayant été élèves de l’établissement concerné). Ces citations proviennent
du beau livre, Les Jouets vivants4, à la fois roman et témoignage, que Cendrey
a composé à partir des carnets où il avait relevé les péripéties de l’affaire, qui
s’était soldée en novembre 2004 par la condamnation de l’enseignant à quinze
ans de prison5. Le premier passage renvoie au rôle des conjoints :

Marie et lui rendus fous, incapables […] de supporter que les choses suivissent longtemps encore
leur cours paresseux. Ils ne pourraient pas, dans quelques heures, laisser tous ces parents livrer à
l’Enseignant son quotidien de chair fraîche […]
Marie lui dit : « Tu dois aller le chercher. »
C’était très simple … et c’était pourtant prodigieux d’évidence. [Cendrey] élabor[a] le scénario
de la neutralisation de L’Enseignant (GP 141)6.

Et voici l’écrivain prêt à endosser le rôle ambigu de justicier et de bon citoyen
qui lui vaudra l’approbation des uns et l’opprobre des autres, tout au long de
l’enquête qu’il mènera bon train pendant des mois, tant la résistance et
l’inertie de la part des instances concernées rendait hasardeuse l’éventualité
d’une poursuite judiciaire. Précédés du récit des réactions—plutôt joyeuses—
de l’auteur à la nouvelle du décès de son père, bourreau dont les violences
avaient assombri l’enfance du fils, Les Jouets vivants illuminent à leur façon
l’imbrication des affaires de familles et de l’institution scolaire qui feront la
trame des Grandes Personnes.

                                   © L’Esprit Créateur, Vol. 53, No. 2 (2013), pp. 97–110
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    Le deuxième passage des Jouets vivants fait porter l’accent sur le maître
d’école, et suggère l’origine du titre de la pièce de NDiaye. Cendrey y rap-
porte ses notes d’audience du 4 novembre 2004, troisième jour du procès du
pédophile :

L’Enseignant est décrit comme un enfant chétif, souffrant de rhumatismes, couvé par sa mère.
[…] « C’est quelque chose qu’on retrouve beaucoup chez les individus pervers », conclut un
psychologue clinicien. « Vous préférez la compagnie des enfants ? » demande la Présidente.
« J’aime bien aussi celle des grandes personnes », répond l’instituteur. […]
     Combien il est vertigineux, et glaçant, d’entendre un homme de cinquante et un ans déclarer,
avec le vocabulaire d’un garçonnet, aimer bien... les grandes personnes (GP 223)

Le programme aurait pu citer, dans le même ordre d’idées, les paroles pronon-
cées par l’enseignant lorsque Cendrey lui annonçait son intention de
l’emmener illico à la gendarmerie : « Est-ce que mes parents sont au
courant ? » (GP 143). Les Jouets vivants nous font savoir que les vieux parents
de l’enseignant étaient voisins de la famille Cendrey-NDiaye. Or, la pièce de
NDiaye sonde les rapports on ne peut plus troubles entre un couple et son
enfant unique, fils modèle qui rend visite à ses parents chaque jour après sa
journée à l’école : « Petit papa, petite maman, c’est moi ! … Entre mon chéri,
entre donc, mon doucet » (GP 27). Comme le véritable enseignant des Jouets
vivants, le maître d’école des Grandes personnes est un être immature, un
adulte infantile. Le côté pathétique du personnage, qui lui vaut la compréhen-
sion sinon la sympathie du spectateur, vient du fait qu’il est à certains égards
victime de son enfance, et surtout du dorlotement excessif de ses parents.
NDiaye prend d’ailleurs le soin d’accompagner son cas de celui d’autres
enfants qui sont victimes, mais pour d’autres raisons, de leurs enfances
respectives, et de situer l’ensemble de la pièce dans le cadre des effets
délétères des secrets de famille. Difficile, en vérité, de trouver le bon chemin
si, comme le fils adoptif de l’autre couple de la pièce, on est hanté par les voix
de « Ceux qui logent dans [sa] poitrine » (GP 9)—en l’occurrence, ses parents
biologiques qu’il a le sentiment de trahir en vivant, même s’ils n’ont pas
voulu lui faire de place dans leur existence. Les soliloques du maître d’école
se ressentent de son intense solitude, d’une froideur et d’une roideur, liée à
une obsession pour les soins corporels, dont ses parents seraient à l’origine,
et dont on trouve l’équivalent chez l’ensemble des figures d’enseignant
ndiayéenes. Jusqu’à un certain point, les atteintes aux corps des enfants sous
sa garde seraient des appels dans le vide, destinés à rester lettre morte puisque
ses propres parents, ainsi que ceux qui lui ont confié l’éducation de leurs
enfants, ne veulent croire qu’à sa grande innocence, dont son comportement

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enfantin semble porter garant. Le maître a beau vider son sac (et baisser le
froc comme dans la mise en scène, un peu lourde, de Christophe Perton) : per-
sonne ne voudra l’entendre, hormis Mme B., nouvelle venue et immigrée (son
fils s’appelle Karim). Pour l’ensemble des parents d’élèves, comme pour ses
propres géniteurs, le maître d’école doit rester figé dans son rôle sempiternel.
C’est à l’unanimité que la réunion de parents d’élèves, divisée sur le chapitre
de la purée de pommes de terre à la cantine, choisit de limoger Mme B. et de
porter aux nues, malgré ce qu’ils savent bien quelque part, « Lucas, l’excellent
Lulu, avec qui nous avons grandi, le brave petit père » (GP 38). Il s’agira
avant tout d’éviter de nommer les actes qu’il est censé avoir commis : « Ce
qui n’est jamais exprimé ne peut exister pour personne. » (GP 38)

    Revenons en arrière. Dans l’œuvre de Marie NDiaye, le cadre scolaire et
la figure de l’enseignant (dans le primaire ou le secondaire) figurent, dès
l’origine, aux côtés de la famille comme des aires de turbulence où se jouent
des processus de séparation et d’exclusion, de maîtrise et de subordination,
des violences réelles et symboliques, vécues ou scrutées par un individu soli-
taire. Dans Quant au riche avenir, écrit lorsque NDiaye, dont la mère a été
professeur, était elle-même toujours en cours de scolarité, les trois parties,
« L’Amie », « La Tante », et « L’École », d’un quasi-journal fictif écrit à la
troisième personne, par un garçon qui « se trouv[e] secrètement pédant »
(QRA 7), renvoient à ces trois zones sensibles que sont les sentiments envers
les autres, la famille, et le milieu éducatif. C’est dans le cadre de l’école que
le narrateur en vient à « craindre ses contemporains comme les fomenteurs de
quelque mystérieux complot tramé à ses dépens » (QRA 106). S’il a pourtant
du mal à se désentraver de l’école, c’est peut-être à cause de ce qu’il y a de
« professoral » chez « le jeune Z », qui se sent « froid et guindé », et reconnaît
chez son ami Blériot les mêmes tares—froideur, solitude, « supériorité com-
plaisante » (QRA 110) ?

    On retrouve ces traits de caractère dans le personnage d’Herman dans Un
temps de saison (1994). Ayant enfreint la règle selon laquelle les touristes
doivent sans faute quitter leur lieu de villégiature avant le premier septembre,
ce professeur de lycée parisien se voit condamné à évoluer, et petit à petit à se
diluer, dans une hyper-Normandie d’une humidité exécrable. Sa femme et ses
enfants auraient payé le prix de leur imprudence par leur métamorphose en
avatars ou émanations d’eux-mêmes, et c’est en essayant, du moins au début,
de savoir ce qu’ils sont devenus qu’Herman se métamorphosera à son tour, en
s’adaptant de plus en plus aux coutumes de la région. L’incipit du roman

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insiste sur la profession du protagoniste, le désignant cinq fois par le titre de
professeur avant de le nommer, et en pointant les « quelques doctes remarques
sur le changement de saison » dont il se fend à l’intention de la robuste jeune
fermière au « corsage imprimé de fleurs de pommier » (TS 117) qu’il ne s’em-
pêchera pas de tancer d’une manière professorale pour son incohérence, quitte
à se reprocher un peu plus tard son « manque de clairvoyance, de doigté » (TS
16). Ayant « l’habitude de diriger et d’ordonner » (TS 45) Herman rechigne
aux usages plus mous du village avant de s’y complaire, d’abord par tactique,
et ensuite parce qu’il prend goût à cette « déchéance paresseuse » (TS 92) :
« Quel repos, oui, que cette vie-là ! Quel repos que le village ! » (TS 86). Si
Herman se défait progressivement de sa raideur professorale, la figure de l’en-
seignant pète-sec—ou pire—continuera de figurer dans l’univers de NDiaye.
     Dans Rosie Carpe, les bilans scolaires médiocres du personnage éponyme
et de son frère Lazare sont des facteurs qui, chez Rosie, contribue à sa
« débine » et au sentiment durable d’avoir « quelque chose à payer » (RC 75
et passim), et, chez Lazare, induit un comportement de looser agressif et peu
fiable. « Égarée d’indignité » (RC 121), Rosie prendra le chemin de la Guade-
loupe aux trousses de son frère, traînant comme un boulet son fils maladif,
Titi. Comme il était prévisible, Lazare manquera au rendez-vous, et ce sera à
un autre personnage, à la peau noire, Lagrand, de venir à la rescousse de
Rosie, et au bout du compte de remédier au traitement plus que négligent de
l’enfant par sa mère, index de sa déchéance, mais aussi de son étrange destinée.
Dans l’univers narratif de NDiaye, où les personnages principaux sont tou-
jours saisis dans leur capacité à se transformer au gré d’une dynamique à la
fois empirique et tâtonnante des sentiments et des perceptions, l’évolution de
Rosie ne peut être comprise qu’en fonction de celle d’autres personnages. La
structure temporelle particulière de ce roman, avec le long flashback de la
deuxième partie, qui retrace le périple de Rosie de Brive-la-Gaillarde à la
banlieue parisienne, mais se termine par une ellipse temporelle correspondant
aux cinq ou six premières années de la vie de son fils, Titi, avant le voyage à
la Guadeloupe, rend cette évolution particulièrement retorse. Et, dans la
quatrième partie, c’est une autre ellipse, consistant cette fois en un saut dans
le temps de dix-neuf ans, qui nous fait découvrir une nouvelle distribution des
rôles au point où un nouveau remaniement va se produire.
     C’est ici que la figure de l’enseignant est de nouveau sollicitée. Au début
de cette quatrième et dernière partie, nous découvrons un Lagrand qui suf-
foque sous la surveillance de sa femme noire, Renée, vivotant auprès d’elle
« dans une double solitude extrême et taciturne », et se demandant « glacée
de tristesse : Où sont mes enfants ? Où est ma famille ? » (RC 318, cf. 231,

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319, 324, 333). Devant rencontrer sa femme dans le centre-ville, il tombe sur
une « manifestation d’enseignants » (RC 317) où il reconnaît le Titi qu’il avait
autrefois sauvé in extremis, suppléant à l’indifférence de la mère du petit
garçon en l’emmenant à l’hôpital pour faire soigner la leptospirose qu’il aurait
attrapée en mangeant des fruits infectés par l’urine des rats (RC 271). À sa
stupéfaction, il découvre que Titi, dont il n’avait jamais cherché de nouvelles
par la suite—source de remords qu’il tentera d’exprimer à l’intéressé—est
maintenant professeur de mathématiques dans un collège. Chétif et
blanchâtre, Titi tient une banderole portant l’inscription « DES SOUS ! DES
SOUS ! » (RC 320) que Lagrand, dérouté, lira d’abord d’un autre œil, se
demandant « Dessous quoi ? », bévue significative qui donne le ton du traite-
ment franchement ironique de cet épisode, avec ce Titi à la voix « un peu
docte et raisonneuse », doté d’une « éloquence de syndicaliste » (RC 322,
321). NDiaye nous propose un échantillon savoureux de la langue de bois
jargonnant de ces fonctionnaires dont les revendications détonnent dans le
contexte de la pauvreté régnante sur l’île.
    Mû par le désir de savoir ce qu’est devenue Rosie Carpe, Lagrand accepte
d’accompagner le jeune professeur chez lui à Morne-à-l’Eau. Il découvre en
route que Titi a été élevé par ses grands-parents, et que ceux-ci, ayant quitté
Brive pour la Guadeloupe, ont fait un échange de partenaires avec un certain
Alex Foret et sa fille Lisbeth qu’il avait autrefois abandonnée. Dans ce troc,
la grand-mère de Titi, relookée et rajeunie, est devenue la radieuse Diane
Carpe, et Lisbeth, d’abord partenaire du « Papi » de Titi, l’adjudant-chef
François Carpe8, était devenue, à la mort de celui-ci, et sur les instances de
Grand-Mère Diane, la femme de Titi et mère de sa nombreuse progéniture.
Lagrand apprend aussi de Titi que sa mère « va bien », mais, arrivé à la
maisonnée remplie déjà d’une flopée d’enfants bruyants, il découvrira que
Rosie tient non seulement le rôle d’une sorte de bonne à tout faire dans la
maison, dont elle n’est pas sortie depuis des années, mais que, pour des
raisons que mère et fils ont tous deux oubliées, mais qui n’avaient pas trait « à
l’amour » (c’est Rosie qui tient à le préciser [RC 328]), elle consent au statut
d’une sorte d’« intouchable », avec interdiction de se rapprocher des enfants,
et obligation de manger à une petite table pliante au coin de la salle où le reste
de la famille se gorge dans un boucan d’enfer.
    Tout au long de cette scène, qui aboutira à la formation d’un nouveau
couple, Lagrand-Rosie, NDiaye exploite plaisamment la figure, ou la carica-
ture, du professeur. Tel qu’il est perçu par son sauveteur d’antan, Titi est un
individu aux « lèvres étroites » (RC 322), frappé d’ « une espèce d’épouvante
sans cause » (RC 321), qui semble marqué par les « vestiges intimes d’hor-

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reur devant l’existence » (même s’il insiste trois fois sur son grand bonheur),
donnant l’impression qu’il est « toujours tout près d’être exagérément,
injustement, détesté » (RC 326), et arborant un « faux air de modestie » (RC
327). C’est aussi par trois fois que, d’une voix « stridente et légèrement hale-
tante » où perce « l’onde concentrique de l’inquiétude », Titi supplie Lagrand
de prendre un bain dans sa piscine. En effet, Titi est obsédé par la pureté
irréprochable de l’eau de sa piscine, précisant à plusieurs reprises avec fierté
que sa femme Lisbeth, même « si elle ne s’y baigne jamais », la nettoie à
longueur de journée afin de « la purifier, cette eau » (RC 326). Les retrou-
vailles de Lagrand avec Rosie s’amorcent lorsque Lagrand lui prend le
poignet : tout l’équilibre fragile entre mère et fils s’en trouve ébranlé. La fable
d’une Rosie qui aurait été une « bonne mère », qui la fige dans la posture
d’une vieille dame en cire (« Mon fils Titi […] s’occupe de moi comme si
j’étais déjà vieille et fragile » [RC 329]), ce pacte scellé, sur fond de
désamour, avec la mère rabaissée, tombe en morceaux. Grossie, aux cheveux
gris, la femme qui salue Lagrand est pourtant robuste, et prête à revenir à la
vie si on veut d’elle. La figure du professeur dans Rosie Carpe se rattache
donc à un nombre de traits—obsession de pureté et de contamination par le
toucher, inquiétude, impopularité, rigueur inhumaine (Lagrand craint pour les
enfants de Titi), combativité, condescendance. Dans un passage où l’art
laconique de NDiaye est à son comble, Rosie, qui renaît à la vie comme un
personnage de conte de fées, évoque sans amertume les diverses interdictions
à laquelle elle s’était pliée, s’indignant seulement du fait que les enfants de
Titi et de Lisbeth sont obligés d’assister aux batailles féroces de leurs parents
qui ont l’habitude de se rouler « par terre en se donnant des coups de griffes »
(RC 330). « Mon fils est professeur, Lagrand », résume-t-elle, comme si avec
cette précision tout était dit ! ; et Rosie d’enchaîner : « J’en ai assez de cette
maison ». Lorsque, après la scène avec la nouvelle Rose-Marie, fruit de l’union
de Diane Carpe et d’Alex Foret, Lagrand et Rosie prennent le chemin d’une
nouvelle vie, les yeux de Titi, qui du coup les bannit, sont « livrés sans frein
à la déroute » (RC 331).

    À la suite de Rosie Carpe, la figure du professeur—crispé, cassant, raide,
pédant, et bien pis—réapparaît souvent dans l’œuvre romanesque et théâtrale
de NDiaye, dans des rôles subalternes ou majeurs. Dans Papa doit manger en
2003, comme dans la nouvelle éponyme qui ouvre le recueil Tous mes amis
en 2004, des questions de couleur de peau et d’appartenance ethnique viennent
rejoindre et s’entrelacer avec celles de la famille et de la pédagogie. Après la
défection de son mari africain, ce « Papa », homme d’affaires raté et

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médiocre, mais doué d’un charisme indéfectible (puisqu’il est généré par les
fantasmes que les blancs projettent sur les peaux noires9), « Maman » et ses
deux filles vivent avec Zelner, soi-disant « professeur de lettres au grand lycée
de Courbevoie » (PDM). Zelner se veut raisonnable et près de la norme en
toute chose (y compris sa vie sexuelle), mais reste piteusement conscient de
sa nullité foncière. Ennuyeux et suffisant (il traite sa famille recomposée
comme ses élèves, corrigeant le français de sa femme, et se livrant à des
monologues vaseux où transparaît un humanisme usé jusqu’à la corde),
Zelner mène une « petite enquête » sur Papa, puis s’empêtre dans les contra-
dictions entre la bonne conscience, le politiquement correct, et la rivalité mas-
culine. Après la mort de Zelner, Maman ne résistera pas à la tentation de se
remettre avec Papa.

     Voulez-vous créer un personnage creux, manipulateur, sinistre, calculateur,
étroit d’esprit, sûr de son bon droit, pas marrant, rancunier, le type d’individu
qu’on veut éviter à tout prix, qu’on préfère oublier ? Alors, faites de lui un pro-
fesseur ! Le narrateur de « Tous mes amis » est un homme de cette trempe et
la trame de cette nouvelle, drôle et grinçante, est constituée par les efforts d’un
professeur du secondaire dans une ville de province de se faire reconnaître par
d’anciens élèves qui, à son grand dam, semblent l’avoir totalement oublié. Il
est allé jusqu’à embaucher, comme femme de ménage, Séverine, jeune mariée
d’une trentaine d’années qui aurait été son élève quinze ans auparavant, et il
passe son temps à la guetter, essayant de provoquer chez elle le moindre
soupçon de reconnaissance. Se remémorant les sentiments d’hostilité, mais
aussi de peur irrationnelle, qu’il avait nourris à son égard lorsque, dans sa
classe—Séverine semblait « repouss[er] [s]on enseignement » (TMA 13)—il
essaie de se convaincre qu’il en va autrement maintenant qu’elle est censément
à sa merci, tout en s’apercevant qu’il n’en est rien. Séverine continue de lui
échapper, et il lui semble qu’elle persiste comme jadis à refuser « tout mélange
avec [lui] » (TMA 14), à « ne laisser s’introduire nul ferment de ma personne
en la sienne » (TMA 18). Imaginant qu’il était allé trop loin en lui posant des
questions personnelles sur ses rapports avec son mari, il rend visite à celui-ci
au bureau de poste où il travaille. Là, nouvelle surprise, ou nouveau fantasme
(la narration, prenant source dans un travail de projections et d’identifications,
maintient l’équivoque), qui relance la manie du professeur : le mari de Séverine
est aussi son ancien élève, et de surcroît était le seul Maghrébin de sa classe.
Alimenté par des obsessions ayant trait en même temps à la classe sociale et
aux stéréotypes ethniques, le discours du narrateur est tout en murmures et en
chuchotements. Le lecteur n’est jamais très sûr si les interrogatoires qu’il fait

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subir à Séverine, ou les scénarios, souvent au conditionnel ou au futur, con-
cernant un troisième élève, ont réellement lieu ou sont fantasmés. Pour le pro-
fesseur, en tout cas, il y a manifestement confusion entre ce qui pour lui n’est
pas « concevable », et ce qui du coup il juge « pas recevable » (TMA 29) et
passible de sanctions de sa part, violentes s’il le faut. Et c’est là que le bât
blesse : dans l’attitude « hautaine et pure » (TMA 27) de la jeune fille (ou
projetée sur elle), entière, « presque fanatiquement sûre d’elle et de son bon
droit » (TMA 29), qui partage avec son futur mari une « anomalie », « la souillure
de leur impuissance exhibée » qu’une « note grotesque » attribuée par le pro-
fesseur ne semble pas entamer. C’est comme si le Maghrébin et sa copine « se
comport[aient] en artistes, [dédaignant] le professeur qui transpire pour eux et
bégaye d’exaltation et de désir de convaincre » (TMA 28). On voit ici comment
chez NDiaye le professorat, dans la mesure où il risque toujours de se voir
réduit à des rapports hiérarchiques, fondés sur une inégalité foncière, et par la
présomption absolue de la supériorité du maître, peut devenir le véhicule d’une
vision plus globale des rapports sociaux, surtout lorsque les questions eth-
niques, et des rapports familiaux et générationnels entrent en lice. Nous
sommes ici dans l’univers pédagogique, si bien analysé par Jacques Rancière,
où l’explication est fomenteur d’inégalité:

Avant d’être l’acte du pédagogue, l’explication est le mythe de la pédagogie, la parabole d’un
monde divisé en esprits savants et esprits ignorants, esprits mûrs et immatures […]. [S]ur toutes
les choses à apprendre [l’explicateur] jette ce voile de l’ignorance qu’il se charge lui-même de
lever. […] Le mythe pédagogique […] divise le monde en deux.10

Le schéma pédagogique « abrutissant » qui sous-tend la nouvelle de NDiaye
se ressent pleinement de la « passion inégalitaire » selon laquelle l’échange
social devient « ce troc de la gloire et du mépris où chacun reçoit une
supériorité en contrepartie de l’infériorité qu’il confesse » (Rancière 135).
« Ce que vous ignorez, Séverine », marmonne le professeur dérouté de « Tous
mes amis », « c’est que je n’étais pas toujours le maître de ce que je faisais ou
disais… » (TMA 30), raison de redoubler ses efforts pitoyables d’affirmer sa
supériorité actuelle, et de rappeler sa « gloire » (TMA 31) ancienne, malgré les
signes évidents de sa déchéance. « L’incorruptibilité » (TMA 29), « le purisme
innocent et redoutable de Séverine » (TMA 37), fantasmes narcissiques et
spéculaires alimentés par un ressentiment qui se traduit en obsession de
pureté, sont les contreparties du sentiment d’abjection qui envahit de plus en
plus le narrateur. Se plaignant de la médiocrité de ses « origines » (TMA 35),
il voit la corruption partout (TMA 37), et semble petit à petit sombrer dans des
fantasmes de violence à l’encontre du couple doré « Séverine et le

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Maghrébin » (la formule est martelée) avec leurs « vêtements de sport bien
repassés », etc. (TMA 40).

     Parmi les œuvres majeures de NDiaye Mon cœur à l’étroit11 est le roman
le plus dominé par les figures d’enseignant et le cadre de l’école. C’est au sein
de l’école républicaine, et surtout de son mythe—égalité, universalité, oubli
des différences sociales et raciales—que le personnage principal, Nadia, a
voulu trouver le moyen d’effacer ce qu’elle ressent comme la disgrâce de ses
origines, dans le petit peuple immigré d’une misérable cité de la banlieue de
Bordeaux où elle a abandonné ses parents. Pour perfectionner sa trajectoire
sociale, elle a non seulement obtenu un poste dans une école primaire d’un
quartier chic du centre-ville, elle a aussi quitté un mari d’origine bien
française, mais vulgaire électricien, victime de cette « mésestime de soi » (MC
121) que Nadia a voulu enrayer chez elle, pour se mettre avec Ange
Lacordeyre, collègue plus âgé sur lequel elle a jeté son dévolu12. Ange est, lui,
un « vrai bordelais », né rue Vital-Carles (MC 177), loin de la cité des Aubiers,
et il s’est entiché des idées d’un certain Richard Noget, écrivain illustre, sur
le rôle sacrificiel de l’enseignant. C’est en caressant dans le sens du poil le fer-
vent disciple de Noget, même si elle juge ses théories « fumeuses » (MC 135),
que Nadia a mis le grappin dessus. S’installant rue Esprit-des-Lois au centre
de Bordeaux (dont la toponymie joue un rôle important dans le roman13) Ange
et Nadia se sont construit une vie à deux fondée sur le snobisme intellectuel,
le sentiment absolu de leur supériorité, et le mépris du vulgum pecus, surtout
des gens qui regardent la télévision ou suivent la mode. Lorsqu’Ange tombe
victime d’une attaque qui le laisse moribond, et qu’avec son épouse se voit
« mis au ban de l’école » (MC 11), Nadia et lui sont forcés de s’interroger sur
les raisons de l’antipathie qu’ils provoquent depuis un certain temps dans le
milieu scolaire et plus largement dans la ville. Aidé en cela par les remon-
trances d’une pharmacienne, membre du conseil d’école, et de la directrice de
l’établissement où elle travaille, Nadia comprend petit à petit que l’erreur
qu’elle et Ange aurait commise était d’être trop rigides, trop sûrs de leur bon
droit, trop méprisants à l’endroit d’autrui, et trop enclins à croire que leur
statut d’instituteurs les mettait au-dessus des autres. Or, NDiaye construit récit
et personnages de manière à faire comprendre au lecteur que Nadia est tout de
même victime autant que persécutrice. Car ses collègues et voisins font savoir
à l’institutrice hautaine que ce qui est acceptable chez Ange, bordelais de
souche, n’est pas tolérable chez elle, c’est-à-dire chez quelqu’un qui a voulu
faire oublier sa « différence », à la fois sociale et ethnique. Ce qui lui est
reproché, à travers les propos hypocrites de la pharmacienne, est de se targuer

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L’ESPRIT CRÉATEUR

d’être comme les autres. « Nous sommes comme vous » affirme Nadia, à quoi
la pharmacienne lui répond : « C’est ce qu’il vous semble […], mais ce que
vous inspirez à certains, pas à moi, oh, pas à moi, de dégoût et de hostilité […]
Pardonnez-moi, c’est si difficile. Vous portez sur votre figure ce qu’on n’y
supporte pas d’y voir » (MC 28). Tant qu’il reste avec sa femme, Ange est pas-
sible de la même censure, puisque son mariage morganatique avec Nadia
semble comporter un défi aux normes de la société, défi qui prend la forme
paradoxale de ne pas reconnaître qu’ils ne sont pas comme les autres, même
si la loi, et partant l’école républicaine, semble dire le contraire. Nadia et Ange
sont pris dans la contradiction entre les valeurs affichées de la République et
sa réalité sociale, moins glorieuse. Avec une subtilité cocasse, le dispositif
romanesque de Mon cœur à l’étroit suggère que si les attaques qu’il suscite
sont ignobles, le comportement de Nadia—envers ses parents, son fils, son
premier mari, ses voisins—est loin d’être aussi « innocent » (MC 11) qu’elle
le prétend. C’est justement ce qu’elle apprendra petit à petit, en prenant le
chemin des retrouvailles avec son fils, traumatisé, lui, par son enfance auprès
de Nadia, et surtout avec ses vieux parents honnis, toujours prêts à accueillir
Nadia sans arrière-pensées (n’ayant jamais renié leurs origines, ils ont
préservé l’humanité que leur fille a perdu de vue en voulant se transformer
pour se mettre hors d’atteinte). Nadia aura progressivement le sentiment
d’être « un corps nu, vulnérable, piteux, arraché de sa coquille ou de sa cara-
pace » (MC 229).
     Tout au long du roman, la figure étrange de Richard Noget maintient au
premier plan le contexte de l’école et de l’éducation comme points névral-
giques pour les questions fondamentales d’appartenance et de différence,
d’assimilation et de rejet. Il s’avère que le petit vieillard à l’apparence
minable, habitant au rez-de-chaussée, que Nadia et Ange ne manquent pas de
snober à toute occasion, jugeant son manque de distinction incompatible avec
le standing de leur immeuble, est en fait un ancien professeur devenu fieffé
idéologue et écrivain à succès, familier des plateaux de télévision. Ses publi-
cations sont connues pour leurs positions tranchées sur la place de l’école
dans la cité et lui ont gagné les suffrages de nombreux lecteurs et téléspecta-
teurs. Si Ange et Nadia ne l’ont pas reconnu, c’est à cause de leur mépris hau-
tain des gens qui regardent la télévision. Or, non seulement Ange connaît par
cœur les idées de « l’illustre Noget », c’est elles qui ont inspiré sa propre
ferveur républicaine, se traduisant en le choix de la profession d’instituteur, et
ses secondes noces avec une femme issue du milieu immigré. Qui plus est, il
aurait plagié les idées de Noget dans ses propres articles. C’est ce que
découvrira Nadia à la fin du roman, lorsqu’elle aura quitté Bordeaux et

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MICHAEL SHERINGHAM

retrouvé ses parents, lors d’un entretien avec une autre directrice d’école qui
lui fait connaître un opuscule de Noget où elle lit ce passage haut en couleur,
belle parodie d’idées réactionnaires sur l’éducation :

La salle de classe ne doit en aucun cas être une réconfortante matrice, mais le lieu d’une sévérité
bien dosée et d’une implacable justice / Mes frères, qu’avons-nous fait de nos enfants ? / Ce n’est
pas le lait que nous devons apporter, il suffit qu’il ait été donné en abondance dans les premières
années, […] mais […] le sang, métallique, déplaisant et sublime » (MC 280)14.

Auparavant, dans un délicieux quiproquo, où le plagiaire s’imagine
plagié, Ange a été flatté de découvrir que Noget connaissait « [sa] pensée
de l’éducation » :

Il m’a répété presque mot pour mot mon dernier article à propos du don de soi […] Le bon pro-
fesseur doit avoir… une vocation de sacrifice, il doit enseigner en pensant toujours qu’il aurait
pu… faire autre chose […] Mais il y a renoncé pour enseigner… […] pour cette tâche… belle
entre toutes […] Noget… il partage mes opinions (MC 134)15.

Ragaillardi par le malheur qui est arrivé à ses voisins méprisants, Noget ten-
tera de remettre Ange et Nadia dans le bon chemin, à l’aide de ses prouesses…
culinaires. Leur proposant une bonne leçon d’assimilation, il prépare des
repas d’une « francité » hyperbolique—pain, jambon, le bon vin de sa cam-
pagne, croque-monsieur dégoulinant d’emmenthal, tripoux d’Auvergne à
laquelle la gourmande Nadia ne peut pas résister, même si elle gagne des kilos
à une allure spectaculaire jusqu’à ce que le surpoids qui en résulte se mue en
une grossesse qui se soldera par l’expulsion d’un fœtus immonde.
     Pour comprendre le rôle de l’école et des enseignants chez NDiaye il est
utile de faire une comparaison avec l’œuvre d’un de ses contemporains,
Richard Millet, où l’éducation est un thème central. Son beau roman, Lauve
le pur16, est le long lamento d’un professeur de collège dans une banlieue dif-
ficile de la région parisienne qui rentre à son pays natal dans le Limousin
après avoir giflé un élève insupportable devant toute la classe. Après de
longues déambulations dans un Paris glauque, il décide de quitter l’enseigne-
ment, n’en pouvant plus d’avoir affaire à des adolescents « ayant un compte
à régler non seulement avec leur professeur de français, mais aussi avec
l’autorité, la langue, la civilisation française, oui, cette France sur laquelle
l’un d’eux, Farid Belhassen, quelques jours plus tôt, m’avait dit qu’il
chiait… » (355). Se vidant, littéralement, puisqu’il chie dans son froc dans le
métro (Nadia se videra aussi en mettant bas un fœtus étrange chez son fils), et
au sens figuré, puisque son monologue est censé être reçu par les femmes de

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L’ESPRIT CRÉATEUR

son village, Lauve revient inlassablement sur les mêmes obsessions. Au pre-
mier chef, la déchéance du professorat, qui « n’est plus un métier digne de ce
nom, mais un combat perdu d’avance » (114), et « la fin de […] l’autorité
naturelle, le charisme, la gloire quasi anonyme que les maîtres recevaient de
la grandeur de leur fonction » (130). « Vous êtes professeur, n’est-ce pas ? »
lui demande un autre éclopé, rencontré au Café français, Place de la
Bastille17 :

Oui, lui ai-je dit, un professeur de collège, c’est-à-dire presque rien, un pauvre type, mal habillé,
malade, déchu de tout prestige social et intellectuel, un tâcheron du savoir théorique, qui faisait
semblant d’enseigner quelque chose qui relevât de l’ordre, de la grandeur, de la mémoire, de
l’universalité, à des élèves qui vivent dans la haine, le mépris, le repli ethnique… (Millet 286)

« Ethnique » : Voilà le mot lâché. Dans sa classe Lauve se trouve parfois « le
représentant minoritaire [de sa race ou ethnie], et par là même renvoyé à « [s]a
qualité de Français comme à une singularité coupable ». Coupable, entre
autres, d’aimer Nerval, Apollinaire, Jouhandeau…, et de tiquer devant les
fautes de français devenues légion « en cette fin de siècle [où] les Noirs
deviennent blonds, […] les Blancs portent des dreadlocks comme des Jamaïcains,
[…] les Asiatiques ont l’accent maghrébin » (222). En cette « pliure des
siècles » (nous sommes en 1999), où une élève « Vanessa Dieudonné,
mulâtresse de Guadeloupe » dit « ‘Je ne vais pas m’asseoir avec la racaille’ »,
visant non pas son professeur blanc, mais les « Maghrébins, Turcs, Tamouls,
Africains même, que la belle vouait aux gémonies, relançant encore une fois
l’éternel partage des sangs » (351-52).
    Lauve le pur, dira-t-on, est un roman idéologique. Non pas au sens d’un
simple véhicule de la pensée de l’auteur (teintée plutôt d’une sorte de pes-
simisme culturel comparable, dans un registre diffèrent, à Cioran ou Bernhard),
mais parce que ce serait une œuvre qui, par le truchement d’un personnage et
de son discours semé d’idéologèmes, voudrait pointer un état de choses, trans-
mettre un message qui vaut pour la société dont le roman est le miroir.
    Pourquoi hésite-t-on à faire le même diagnostic à propos de Mon cœur à
l’étroit, Rosie Carpe, où d’autres œuvres de NDiaye où la figure de l’en-
seignant semble prise dans les mêmes courants sociaux et politiques ? N’est-
ce pas parce que, en renvoyant souvent aux mêmes réalités que Millet, elle en
fait un usage très différent dans l’économie narrative de ses fictions
romanesques et théâtrales ? NDiaye ne chercherait pas à se lamenter sur un
état de fait, mais plutôt, d’une manière beaucoup plus retorse, à ouvrir des
lignes de fuite qui ne convergent qu’à l’infini. Cette « étrangéité » qui nimbe
ses personnages, le mixage d’éléments quotidiens et réalistes avec des situa-

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tions et des transformations dont la logique est d’ordre fantastique, fantasma-
tique, ou onirique, le traitement de la langue qui ne s’aligne jamais tout à fait
sur des catégories sociales établies, font que, même lorsqu’il s’agit d’un
monde reconnaissable, comme celui de l’école et de l’enseignement, on n’est
jamais très sûrs de ses repères. Certes, la question de l’éducation travaille les
textes de NDiaye, mais elle est prise dans une série de relations, avec la
famille, la stigmatisation ethnique et sociale, le déni, le fantasme, qui sont des
opérations ou des processus qui créent un terrain glissant et fluide sur lequel
évoluent des personnages aux contours incertains. D’où le sentiment d’un
champ de forces où ses personnages, dans leurs trajectoires individuelles et
dans leurs rapports multiples, ne font pas que tomber dans des ornières
familières, mais, par exemple par des couplages inattendus, inventent des
solutions originales, des sorties inouïes.

    Et si Marie NDiaye avait voulu, par rapport à son confrère Millet, faire le
même constat que nous, par un clin d’œil collégial ? « Noget l’écrivain » (MC
68), « L’illustre Richard Noget » (MC 85), n’aurait-il pas des atomes crochus
avec l’auteur de Lauve le pur, tous deux s’intéressant (comme NDiaye
d’ailleurs) à la famille, la France profonde, la belle mission (impossible) de
l’enseignant, la belle langue ? Richard Millet / Richard Noget ? Thomas
Lauve, habitant de Nogent-sur-Marne ? Ce n’est qu’une hypothèse…18

Université d’Oxford

                                             Notes

 1. Les Grandes Personnes (Paris: Gallimard, 2011).
 2. Pierre Nora, « Le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson » in Pierre Nora, éd.,
    Les Lieux de mémoire, vol. 1, La République (Paris: Gallimard, 1984), 372. La littérature
    aurait, bien sûr, le beau rôle dans la dissémination de cette imagerie, du Petit Chose
    d’Alphonse Daudet au beau film documentaire de Nicholas Philibert, Être et avoir.
 3. Les Grandes Personnes de Marie NDiaye, mise en scène Christophe Perton, La Colline—
    Théâtre national, 4 mars—20 avril 2011, 21-22.
 4. Les Jouets vivants [2005] (Paris: Seuil/Points, 2007), 141 et 223.
 5. Interview de Jean-Yves Cendrey par Emmanuel Favre, http://www.comme-un-roman.com/
    auteur/jean-yves-cendrey/jean-yves-cendrey.htm (consulté le 6/8/2012).
 6. Nous employons les abréviations suivantes: GP, Les Grandes Personnes ; QAR, Quant au
    riche avenir (Paris: Minuit, 1985) ; TS, Un Temps de saison (Paris: Minuit, 1994) ; RC,
    Rosie Carpe (Paris: Minuit, 2001) ; PDM, Papa doit manger (Paris: Minuit, 2003) ; TMA,
    Tous mes amis (Paris: Minuit, 2009) ; MCA, Mon cœur à l’étroit (Paris: Gallimard, 2007).
 7. Les citations d’Un temps de saison renvoient à l’édition dans la collection « double » (Paris:
    Minuit, 2004).
 8. On peut noter que le père abominable de Jean-Yves Cendrey était lui aussi “adjudant-chef”
    dans l’armée de terre (Les Jouets vivants, 42).

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L’ESPRIT CRÉATEUR

 9.   Voir notre article “The Law of Sacrifice: Race and Family in Marie NDiaye’s En famille and
      Papa doit manger,” in Marie-Claire Barnet et Edward Welch, éds., Affaires de famille : The
      Family in Contemporary French Culture and Theory (Amsterdam: Rodopi, 2007), 23-38.
10.   Le Maître ignorant [1987] (Paris: 10/18, 2004), 15-16.
11.   Paris: Gallimard, 2007.
12.   Il n’est pas indifférent que le nom de cet éducateur zélé ressemble à celui de l’illustre prédi-
      cateur ultramontain, Lacordaire (1802-1861).
13.   Voir notre article « Mon cœur à l’étroit : éthique et espace », dans Andrew Asibong et
      Shirley Jordan, éds., Marie NDiaye : l’étrangeté à l’œuvre, Revue des Sciences Humaines,
      293 (2009): 171-86. Sûre de son bon droit, Nadia n’a pas compris l’avertissement contenu
      dans le nom de sa rue : elle a voulu profiter de la lettre de la loi, là où il fallait en com-
      prendre, justement, l’esprit, plus retors, moins universalisant.
14.   Le remplacement des signes de ponctuation par des barres obliques indique le caractère
      exalté des propos de Noget.
15.   Noget reconnaît Ange comme un disciple pour avoir lu ses articles « dans d’excellentes
      revues consacrées […] aux nouvelles méthodes d’enseignement à l’école primaire » (MC
      41).
16.   Paris: P.O.L, 2000, et Gallimard Folio, 2001. Les citations de Lauve le pur renvoient à l’édi-
      tion Folio.
17.   Les noms de lieux et de rues jouent un rôle important dans Lauve le pur comme dans Mon
      cœur à l’étroit.
18.   Mais une hypothèse qui s’étoffe lorsqu’on constate la similitude entre la scène du gifle dans
      Lauve le pur et la crise de nerfs en pleine cour de récréation de cet autre personnage d’en-
      seignant, chez NDiaye, le Rudy de Trois femmes puissantes (roman où, disons-le ici, la
      figure de l’enseignant est significatif mais accessoire), qui quittera lui aussi l’enseignement
      après avoir pété les plombs. Comme le malheureux Thomas Lauve, Rudy a pâti sous le
      poids d’un père brutal, et ses démêlés avec les femmes sont plutôt désastreux.

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