SIMON DOUBNOV (1860-1941) QUE FAIRE QUAND SONNE L'HEURE D'HAMAN ?

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SIMON DOUBNOV (1860-1941)
QUE FAIRE QUAND SONNE L’HEURE D’HAMAN ?
(1939)

par Nathan WEINSTOCK

Présentation
    L’essai de Simon Doubnov que nous publions ci-dessous est resté inédit
en langue française. Pourtant, c’est à Paris que l’éminent historien du peu-
ple juif l’avait publié sous la forme d’une lettre adressée à la rédaction de
la revue yiddish Oyfn Shaydveg. Cette contribution a paru dans le second
fascicule de ce périodique, daté d’août 1939.
    Fondés en cette dernière année d’avant-guerre par Elias (Elihou) Tche-
rikower (1861-1943)1 et Israël Jefroykin (1884-1954), les cahiers Oyfn
Shaydveg (À la croisée des chemins2) se voulaient une tentative de recons-
truction de la vie juive bouleversée par l’ascension d’Hitler, la montée de
l’antisémitisme radical en Europe de l’Est – l’on croyait avec une naïveté
que nous avons rétrospectivement beaucoup de mal à comprendre que la tra-
dition républicaine française immunisait l’Hexagone contre ce danger – et
la longue nuit stalinienne qui s’était abattue sur le judaïsme russe. Il s’agis-
sait pour la direction de la revue de contribuer à la restructuration et au res-
sourcement de la vie culturelle juive en Europe. Et, à cette fin, elle invitait
les intellectuels juifs à venir exposer leurs vues sur la question. Appel qui
débordait très largement le cercle des personnalités en vue de la vie cultu-
relle yiddish. Oyfn Shaydveg accueillera du reste dans ses cahiers des per-

   1. Qui était lui-même un historien de qualité : on lui doit notamment deux monographies
remarquables sur les pogroms d’Ukraine. La première a paru en 1923 avec une préface de
Doubnov, la seconde est une publication posthume de 1965. C’est également sous sa direc-
tion que la section historique du Yivo a publié une monumentale étude en deux volumes
consacrée à l’histoire du mouvement ouvrier juif américain.
   2. On notera que ce titre n’est que la traduction du célèbre recueil d’Ahad Ha’am Al Par-
chat drakhim.
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sonnalités que l’on aurait pu croire a priori fort éloignées de ce monde et de
ses préoccupations, telles que Stefan Zweig ou Charles Rappaport.
    Un spécialiste de l’histoire du judaïsme parisien au cours de la période
de l’entre-deux-guerres n’a pas craint d’évoquer, à propos de l’orientation
de la revue, un « retour au ghetto »1, ce qui est sans doute excessif. Mais la
tonalité est, sans conteste, celle du désenchantement et du repli sur soi. Au
point que David Roskies estime que le contenu du périodique eût justifié
qu’il s’intitulât « Sans issue »2. Fondée dans le sillage des accords de
Munich, qui laissait les mains libres aux nazis, et de l’échec de la confé-
rence d’Évian, annonçant à qui voulait l’entendre que les Juifs persécutés,
bannis, auxquels ne s’offrait aucun havre de salut, n’avaient rien à attendre
de l’opinion mondiale, la revue s’ouvrait sur un éditorial qui ne cherchait
pas à masquer l’étendue du désastre : « Nous vivions en un temps qui pré-
cède de peu la fin de l’âge de l’émancipation, avec ses principes humani-
taires et démocratiques. Nous sommes devenus une nation de réfugiés
devant des portes fermées, de haymloze [apatrides] sans espoir de trouver
une nouvelle terre d’accueil3. » Un rapprochement s’impose ici : le poète
Jacob Glatstein n’anticipait-il pas la catastrophe, dès 1938, lorsque, usant
d’accents d’une véhémence inouïe, il donnait congé à la civilisation occi-
dentale dont le peuple juif n’avait désormais plus rien à attendre : « Bonne
nuit vaste monde/Monde géant, monde puant »4 ?
    On aurait pu croire que la jeune revue – qui devait disparaître après deux
numéros dans la tourmente de l’Occupation – aurait invité spontanément
Doubnov à participer au débat qu’il entendait lancer. La présentation de
l’article (sous-titrée « Une lettre à la rédaction d’Oyfn Shaydveg ») ainsi que
l’allusion de l’auteur à la première livraison de la revue découverte « parmi
les colis de journaux » donne toutefois à penser qu’il s’agit d’une contribu-
tion spontanée. D’une plume nerveuse et passionnée qu’on ne lui connais-
sait guère, le vieil historien y lance un cri d’alarme : l’heure n’est pas aux
jérémiades ou aux débats de salon mais à l’action. Le monde juif est exposé
à un péril imminent : l’anéantissement physique, l’extermination le guet-
tent. Et pour dissiper toute ambiguïté, Doubnov se réfère directement au
Livre d’Esther qui narre le projet du vizir perse Haman de faire périr toute

   1. David Weinberg, in Les Juifs à Paris de 1933 à 1939, Ed. Calmann-Lévy, Coll.
« Diaspora », Paris 1974, pp. 242-243. (Les guillemets, notons-le, sont de l’auteur.)
   2. David G. Roskies, Against the Apocalypse. Responses to Catastrophe in Modern
Jewish Culture, Harvard University Press, Cambridge-Londres, 1984, p. 196.
   3. Traduction in Weinberg, op. cit., pp. 242-243.
   4. Cf. Charles Dobzynski, Anthologie de la poésie yiddish. Le Miroir d’un peuple, Poé-
sie/Gallimard, Paris 2000, pp. 341-342.
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la population juive : « Et par les courriers, les lettres furent expédiées dans
toutes les provinces du roi, < ordonnant > de détruire, exterminer et anéan-
tir tous les Juifs – jeunes et vieux, enfants et femmes – en un seul jour, à
savoir le treizième jour du douzième mois, qui est le mois d’Adar, et de faire
main basse sur leur butin1. » Et Doubnov, spécialiste chevronné des persé-
cutions subies par les Juifs au cours des âges, de marteler sa conviction :
nous nous trouvons confrontés à une menace sans précédent, d’une ampleur
qui n’a pas de commune mesure avec les massacres et persécutions passées.
    Aujourd’hui, cette analyse paraît presque relever du truisme. Pour
l’époque, elle est exceptionnelle. On reste stupéfait par sa précision : sans
disposer d’un quelconque accès à des informations privilégiées, le vieil
homme – né en 1860, Doubnov va en 1939 sur ses 80 ans – a su décrypter
d’emblée le processus du génocide hitlérien en gestation, pressentant que
le désastre qui s’annonçait éclipserait même le souvenir encore brûlant des
terrifiants pogroms d’Ukraine et de leurs dizaines de milliers de victimes.
Observateur angoissé et pénétrant de la montée de la barbarie nazie, il avait
rédigé, dès 1938, à l’occasion de la parution à Riga d’une nouvelle édition
de sa monumentale histoire du peuple juif, un épilogue où il prenait la
mesure du danger en soulignait que « nous vivons à un tournant de l’his-
toire mondiale et ce tournant à présent nous conduit vers le pire, vers les
pires siècles de l’histoire des peuples. […] la théorie du racisme mène de
l’humanisme à la bestialité »2.
                                               *
                                           *       *

                 Que faire quand sonne l’heure d’Haman ?
                  Lettre à la rédaction d’Oyfn Shaydveg
    « Chers amis,
   L’année 1937 marque le deux millième anniversaire de l’arrivée à
Rome des premiers prisonniers juifs que Pompée, alors au pouvoir, y avait
déportés de Jérusalem (en 63 avant l’ère chrétienne). Ce fut ainsi que
débuta l’installation des Juifs en Europe. Quelques années plus tard, ces
détenus étaient devenus des hommes libres et nous savons, grâce au témoi-

  1. Chap. III, verset 13, du Livre d’Esther dans la traduction procurée par le Rabbinat fran-
çais sous la direction du Grand Rabbin Zadoc Kahn : La Bible, Éditions Durlacher, Paris,
1960, vol. II, p. 472.
  2. Simon Doubnov, Histoire moderne du peuple juif, Le Cerf, Paris 1994, pp. 1692-1693.
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gnage du grand orateur Cicéron, que les Juifs jouaient un rôle important
dans la vie sociale romaine. Nous pourrions commémorer ainsi le
deuxième millénaire de l’établissement des communautés juives en Europe
si cette célébration ne venait pas à être perturbée à la veille du troisième
millénaire par une réincarnation1 de ces mêmes Germains barbares qui, à
l’époque de Pompée-César, vivaient encore dans un état de semi-barbarie.
Ce que nous avons vécu au cours des deux dernières années du régime
hitlérien, en 1938-1939, donne l’impression à nombre d’entre nous que
nous assistons au début de l’anéantissement2 du judaïsme européen et que
le centre hégémonique de notre peuple devra se transplanter au-delà des
mers – en Amérique ou en Asie.
    Nous sommes en train de vivre une des crises les plus graves de notre
histoire. Les années 5698-56993 prendront rang dans la liste des dates his-
toriques des plus épouvantables atrocités, telles que : 5856 (les Croisa-
des)4, 5108-5109 (la Peste Noire)5, 5252 (l’Expulsion d’Espagne)6, 5408-
5409 (Chmelnitski)7, 5641-5642, 5663 et 5666 (les pogroms russes)8, 5679
et 5680 (pogroms des bandes ukrainiennes et de la soldatesque de Pet-
lioura)9. Des persécutions telles que nous en connaissons actuellement en
Europe centrale – lesquelles concentrent tous les tourments des temps jadis
tout en les agençant en un système moderne de cruautés, de spoliations et
de tortures – ne pouvaient naître que de l’imagination, captivée par l’Inqui-
sition, d’un Hitler, d’un Goering ou d’un Streicher. Le monde dans lequel
nous sommes plongés nous fait véritablement revivre l’époque d’Haman :
le “système d’extermination”10 d’Hitler n’est qu’une simple transposition

   1. L’auteur se sert ici de l’expression gilgoul qui désigne la transmigration des âmes.
   2. Khurbm (khourban, en hébreu) : destruction totale. L’expression est traditionnelle-
ment utilisée pour évoquer la destruction du Temple de Jérusalem.
   3. Selon le calendrier hébraïque, 1938-1939, d’après le calendrier civil (la transposition
est approximative, l’année hébraïque ne recoupant que partiellement l’année civile). Tradi-
tionnellement, les principaux désastres et persécutions qui ont frappé la population juive au
cours de son histoire sont désignées en yiddish par la simple évocation de leur date dans le
calendrier hébraïque.
   4. 1096.
   5. 1348-1349.
   6. 1492.
   7. Les massacres perpétrés en 1648-1649 par les Cosaques.
   8. 1881-1882, 1903 et 1906.
   9. 1919-1920.
   10. Littéralement : oysrotungssistem. Sous le régime nazi, les vocables « ausrotten » et
« Ausrottung » – qui, appliqués de manière routinière aux Juifs, désignent « un objectif
auquel on aspire ardemment » – connaîtront la triste fortune que l’on sait (cf. Victor Klem-
perer, LTI. La langue du Troisième Reich, Albin Michel, Paris, 1996, p. 231).
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du plan d’Haman de “détruire, exterminer et anéantir tous les Juifs”1, à
cette différence près qu’à l’époque ce dessein est demeuré à l’état de projet
parce que le peuple juif a résisté et a mené Haman à la potence tandis
qu’Hitler a quasiment mené son plan à terme. En Allemagne, en Autriche
et en Tchécoslovaquie, un million de Juifs ont été anéantis, spoliés,
malmenés ; près de la moitié d’entre eux ont été expulsés et l’autre moitié
languit encore en Hitlérie comme des captifs sinon comme des otages vic-
times de lents supplices. Désormais, dans tous les continents et par-dessus
toutes les mers, retentissent les clameurs des dizaines de milliers d’“exilés
d’Ashkénaz”2 qui frappent vainement aux portes de tous les pays, et on leur
interdit l’accès soit en raison de dispositions légales restreignant l’immi-
gration, soit simplement par animosité envers les Juifs.
    Que faire en de pareils temps ? Lorsque le brigand s’apprête à abattre
son couteau sur la gorge de sa proie, on doit repousser soi-même la main
de l’égorgeur et sauver la victime. Il faut constituer un mouvement mondial
d’opposition à la bande d’assassins tout en organisant par ailleurs des asso-
ciations chargées de chercher des pays d’accueil pour les expulsés et les
fugitifs. Depuis un certain nombre d’années, c’est dans cette direction-là
qu’œuvrent les organisations juives ainsi qu’en partie le monde non juif. Et
ces derniers temps, dans le monde entier, on a vu s’enclencher la lutte con-
tre les agressions de l’Axe nazi-fasciste qui constitue tout à la fois un dan-
ger pour le genre humain et pour sa composante juive. Il importe que toutes
les forces actives du peuple juif s’investissent dans ce grand combat afin
de tirer l’Europe du bourbier où elle s’est enfoncée et sauver le judaïsme
européen du désastre. En première ligne – la priorité –, l’action de sauve-
tage. Et par la suite – en seconde ligne –, la reconstruction du monde et de
notre propre petit monde à nous, sur la base de la justice et de la liberté,
d’un programme d’épanouissement de l’Homme et de la nation.
   Et au beau milieu de ces journées de tourmente marquées de l’appré-
hension d’une guerre prochaine, voilà justement que me parvient, perdu
parmi les colis de journaux qui résonnent des cris des victimes d’Hitler, le
premier de vos recueils intitulés Oyfn Shaydveg. En temps normal, il m’eût
procuré beaucoup de satisfaction, mais, au moment présent, il me porte à
formuler des pensées critiques. J’aurais salué le simple fait que l’on se
place “à la croisée des chemins”3 pour se demander si les voies parcourues
antérieurement par l’intelligentsia juive étaient bien les bonnes et si l’heure
n’était pas venue de repenser notre idéologie de la fin du XIXe et du début

  1. Voir la note 1, p. 11.
  2. Ashkenaz désigne l’Allemagne en hébreu médiéval.
  3. En yiddish : oyfn shaydveg.
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du XXe siècle. Mais maintenant, alors que c’est notre existence physique
même qui est en jeu, qu’il s’agit de notre dignité d’êtres humains, qu’il ne
se passe pas de jour sans que des milliers de victimes ne soient arrachés à
nos rangs, que près d’un million de nos frères n’en peuvent plus à force de
souffrances atroces qui mène nombre d’entre eux au suicide ou à la folie,
est-ce le moment, en de pareilles circonstances, de nous mettre à réfléchir
à la révision de notre idéologie ? Je ne pense pas, quant à moi, que nous
nous trouvions à la croisée des chemins, au sens spirituel de l’expression,
mais bien sur le champ de bataille, et entourés de frères humains qui tom-
bent, terrassés par la violence et les supplices.
    Je pressens l’objection : en quoi des masses juives dépourvues d’arme-
ment peuvent-elles bien contribuer à l’issue du combat qui se livre sur le
champ de bataille ? Eh bien ! Elles peuvent faire beaucoup. Un peuple
international, comptant des millions d’âmes, débordant de haine envers le
nazisme et le fascisme, peut jouer le rôle d’un puissant ferment, secouer la
torpeur du monde, le mobiliser contre ces mouvements sanguinaires et
éveiller la conscience mondiale. Déjà, le résultat auquel nous sommes par-
venus en proclamant le boycott des marchandises allemandes – particuliè-
rement aux États-Unis où des masses ouvrières non juives se tiennent, elles
aussi, à nos côtés – n’est pas peu de chose. Les dernières statistiques
démontrent que l’exportation des marchandises allemandes a décliné grâce
au boycott. Même Hitler et ses séides ont été forcés de reconnaître que le
judaïsme mondial a créé de graves soucis à l’Allemagne. Oter le quignon
de pain ou la motte de beurre de la bouche de l’assassin, cela signifie lui
arracher des mains l’épée qu’il s’apprête à plonger dans notre corps. Nous
participons ainsi au blocus économique que les grands États du bloc hostile
à l’agression ont érigé autour des États au pouvoir d’Hitler et de Mussolini.
Et, par notre propagande, nous contribuons à la mise en place d’un blocus
moral frappant les États forbans. Quand la situation débouchera sur une
guerre mondiale, c’est avec enthousiasme que des soldats juifs se porteront
volontaires pour combattre au front dans les rangs du bloc anti-agressions.
    Voilà un aspect de notre lutte, l’autre est plus important encore : trouver
les moyens d’organiser l’installation de nos frères persécutés qui cherchent
dans tous les coins du monde un toit sous lequel ils puissent trouver refuge.
À cet égard aussi, c’est un rude combat que nous devons livrer : en Eretz-
Israël, contre les terroristes arabes et les arabophiles du gouvernement
britannique ; dans les autres pays d’immigration, contre les sentinelles pos-
tées devant les portes verrouillées qui barrent l’accès au territoire. Quant
aux pays d’immigration qui, infestés dans une mesure variable par le virus
nazi, veulent se débarrasser de leur population juive, là il s’agit de poursui-
vre notre vieux combat pour l’égalité civique.
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    Ainsi donc, nous avons à accomplir un travail urgent, une tâche qui
excède nos forces. Et c’est le moment même que d’aucuns choisissent pour
répandre parmi nous leurs sentiments de désespoir et de résignation, pour
nous livrer leurs réflexions empreintes de repentir religieux1 et de la
“recherche de Dieu”. Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons de
semblables dispositions d’esprit, empreintes de repentir. Même au cours des
soixante dernières années – depuis les pogroms russes jusqu’aux pogroms
allemands –, nous avons déjà vécu à plusieurs reprises une révision de nos
idéaux : Amants de Sion, sionisme politique et spirituel, autonomisme dias-
porique, territorialisme et combinaisons socialistes diverses de ces divers
“ismes”. Vous avez tout à fait raison, chers amis, d’écrire (Oyfn Shaydveg,
n° 1, p. 5) qu’“après chaque grande catastrophe vécue par notre peuple au
cours de son existence a surgi, du fond même des décombres, une nouvelle
consolidation et on s’est livré à un examen de conscience”. Assurément :
après la catastrophe. Mais non pas au cours des jours mêmes où celle-ci se
déroule. Et nous sommes encore loin d’être sortis de l’actuelle, car elle est
plus longue et plus aiguë que toutes les catastrophes précédentes du siècle
qui vient de s’écouler. Quand “l’Expulsion d’Allemagne”2 aura pris fin et
que nous aurons pu installer les centaines de milliers de réfugiés dans
d’autres pays, alors nous pourrons faire le bilan : apprécier dans quelle
mesure a été éradiquée en notre sein, après la tornade hitlérienne et raciste,
la tendance à l’assimilation et rechercher les moyens d’assurer la survie spi-
rituelle des âmes desséchées de la nouvelle génération. Mais, en attendant,
ce sont leurs corps qu’il faut sauver. D’abord les Juifs – et ensuite le
judaïsme3. Entre-temps, nous devons lutter contre le fléau de la haine du
Juif sous sa forme nazie et contre les projets d’organiser de nouvelles expul-
sions et de nouvelles persécutions en Europe de l’Est.
   À notre époque de contre-émancipation, il n’est pas permis de poser la
question ironique : “Eh bien ! Que nous a-t-elle donc apporté, cette belle
émancipation ?” Il est vrai qu’elle nous a donné l’assimilation, mais nous lui
devons aussi la liberté et la dignité humaines – elle a réveillé l’homme libre
qui sommeillait dans le Juif. Et la tâche de notre grand mouvement national
au cours de cette dernière moitié du siècle consiste à lutter pour une émanci-
pation sans assimilation, à la fois pour les droits civiques et les droits natio-
naux. De pareils droits, nous les avions déjà conquis de haute lutte après la

   1. Doubnov emploie le terme de Tchouva.
   2. Littéralement geyrush Ashkenaz. L’expression évoque par analogie l’expulsion des
Juifs d’Espagne en 1492.
   3. Doubnov se sert ici du terme à peu près intraduisible de yiddishkayt qui exprime tout
à la fois l’attachement à la culture, aux traditions et aux valeurs juives (ashkénazes)…
16                                                      Revue d’histoire de la Shoah

Grande Guerre, grâce aux traités signés par la Société des nations avec les
pays d’Europe de l’Est. Cette liberté était toutefois limitée à la sphère juri-
dique. À peine avions-nous commencé à mettre en œuvre cette émancipation
complète qu’est apparue la peste hitlérienne qui a empoisonné les esprits
dans les pays abritant de grandes concentrations juives. Est-ce à dire que
l’émancipation nous a bernés ? Nous devons lutter contre l’esprit de la con-
tre-émancipation, contre les plans infâmes d’“évacuer” des millions de Juifs
des pays qu’ils ont édifiés tout au long des siècles, aux côtés de la population
chrétienne, contre la plaie pestilentielle des expulsions hitlériennes. Mais
nous ne pouvons laisser tomber les bras et soupirer : “L’émancipation fut un
leurre !” Vous me direz que l’on pourrait voir se reproduire en Europe de
l’Est “l’Expulsion d’Allemagne” pratiquée par le pays d’Hitler ? – mais ici
on a déjà goûté à la saveur de l’hitlérisme et on s’y est vu contraint de rejoin-
dre le bloc anti-agressions forgé par les pays démocratiques contre les ban-
dits opérant à l’échelle mondiale. Lorsque le mouvement anti-agressions
libérera l’Europe, il libérera du même coup sa composante juive.
    Et voici qu’en ce moment même, alors que sévit la plus effroyable des
contre-révolutions, on commémore le 150e anniversaire de la Grande
Révolution française qui a inauguré une époque nouvelle dans l’histoire
mondiale. Dans les cercles progressistes, notre peuple célébrera avec fer-
veur ce premier symbole de l’“ère de notre liberté”. Et, dans deux ans,
lorsqu’il s’agira de commémorer notre Première Émancipation (1791),
nous rappellerons au monde qu’au cours de la période qui vient de s’écou-
ler nous avons ajouté à cette exigence d’émancipation civique élémentaire
celle de l’émancipation nationale ou de l’auto-émancipation. Notre sort est
lié au progrès ou à la régression de l’Humanité tout entière et non pas à
l’évolution de quelques parcelles dégénérées du genre humain.
    Le mot d’ordre de “retour au ghetto” n’a rien de neuf et nous l’avons
déjà entendu à diverses reprises au cours des dernières dizaines d’années.
S’il faut entendre par là : “retour à la culture juive ou au judaïsme entendu
au sens moderne”, alors cette revendication s’inscrit tout naturellement
dans le programme du mouvement national. En revanche, le judaïsme pro-
gressiste n’acceptera jamais de retourner au ghetto médiéval et à son
judaïsme. Le mot d’ordre de “retour au ghetto, retour à la religiosité
d’autrefois” ne connaîtra pas plus de succès que les appels analogues que
les églises chrétiennes adressent à leurs peuples. Les masses religieuses
resteront attachées à leurs croyances, mais on ne parviendra pas à entraîner
les libres penseurs à regagner les maisons de prière juives1 ou les églises.

  1. En yiddish : beys-medresh (beit hamidrach) : maison d’étude.
Simon Doubnov (1860-1941)                                                               17

    Voici cent ans déjà, Samson Raphaël Hirsch, fondateur de la néo-ortho-
doxie juive, proclamait dans ses Dix-Neuf Lettres1 l’exigence ardue que
“ce n’est pas à la Tora de s’adapter à la vie mais à la vie de s’adapter à la
Tora”. Et, pourtant, les nouvelles générations ont démontré que ce n’est
qu’en s’adaptant aux exigences de la vie nouvelle qu’il est possible de pré-
server l’essence même du judaïsme. À présent, existent un judaïsme reli-
gieux, un judaïsme national ou bien une combinaison des deux formes pré-
cédentes. Que chaque parti suive donc sa voie. Mais nul n’a le droit de
prétendre monopoliser le judaïsme tout entier à son bénéfice. Les divergen-
ces de vue sont issues des grands processus historiques que traverse tout
peuple vivant. La libre confrontation des idées doit se poursuivre et l’ins-
tinct de survie nationale se chargera de dicter au peuple historique le plus
ancien de la terre la voie qui s’indique pour perpétuer son existence.
    Nous aurons encore amplement le temps de débattre de toutes ces ques-
tions internes quand notre monde frappé de démence se sera calmé, lorsque
la nouvelle “alliance contre les agressions” aura remporté la victoire sur les
États prédateurs à l’issue du combat auquel doit participer activement, dans
les limites de ses possibilités, la nation juive qui, plus que toute autre, a été
spoliée et brutalisée. »
                                              *
                                          *       *

  1. Samson Raphaël Hirsch (1808-1888), fondateur du mouvement néo-orthodoxe en
Allemagne. A publié en 1836 ses Dix-neuf Épîtres sur le judaïsme qui visent à concilier les
enseignements de la Tora avec le monde moderne, ce qu’il exprimait par le mot d’ordre :
« Tora im derekh-eretz » (La Tora avec un engagement dans le monde).
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