SOCIOLOGIE SOCIOLOGIE DU CHÔMAGE ET DES CHÔMEURS - JEAN-SERGE ELOI UNIVERSITÉ DU TEMPS LIBRE DE BIARRITZ
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SOCIOLOGIE SOCIOLOGIE DU CHÔMAGE ET DES CHÔMEURS JEAN-SERGE ELOI UNIVERSITÉ DU TEMPS LIBRE DE BIARRITZ 2018-2919
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 1 UTLB 2018/2019 SOCIOLOGIE DU CHÔMAGE ET DES CHÔMEURS INTRODUCTION La sociologie du chômage part de la double nature du phénomène, sociale parce qu’il concerne l’ensemble d’une société comme la nôtre mais aussi sélective parce qu’il ne touche que certains de ses membres. Jusqu’au milieu des années 1970, les sociologues se sont surtout intéressés au tra- vail en tant qu’objet d’investigation. La recherche de Paul Lazarsfeld sur les chômeurs de Marienthal en Autriche pendant la crise de 1930 consti- tuait la brillante exception en mettant en évidence comment l’absence de travail bouleverse en profondeur la vie individuelle et collective de ceux qui sont privés d’emploi.1 Depuis le milieu des années 1970, date à laquelle notre pays est entré dans une ère de chômage de masse, les recherches sociologiques le prenant comme objet se sont multipliées, le travail de Do- minique Schnapper sur l’expérience du chômage comme épreuve consti- tuant une première à laquelle il est toujours fait référence.2 La notion de chômage repose, au-delà d’une définition sommaire qui en ferait une simple privation d’emploi, sur une convention qui date des années 1930. C’est à cette époque en effet qu’émerge la catégorie moderne de chômeur. Quelle est cette convention ? Permet-elle la mesure du phé- nomène tant les frontières entre emploi, inactivité et chômage ont fini par se brouiller ? En laissant le soin aux économistes d’identifier les causes du chômage et de trancher entre salaires trop élevés (version libérale) et in- suffisance de la demande (version keynésienne), les sociologues s’intéres- sent à lui en tant qu’expérience vécue. En quoi est-il une épreuve ? Si le travail apparaît comme une sphère d’intégration des individus à la société dans laquelle ils vivent, le chômage n’est-il pas l’indice d’un affaiblisse- ment, voire d’une rupture, du lien social qui débouche sur une stigmatisa- tion du chômeur ? Après avoir montré que le chômage repose sur une convention sociale de laquelle découle sa mesure (I), le propos s’orientera vers l’expérience 1 - Paul Lazarsfeld, Marie Jahoda, Hans Zeisel, 1932, Les chômeurs de Marienthal, Pa- ris, Minuit, 1981 2 - Dominique Schnapper, L’épreuve du chômage, Paris, Gallimard, 1981.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 2 UTLB 2018/2019 vécue par ceux qui sont privés d’emploi (II), pour finir par envisager les risques de rupture que fait peser le chômage de masse sur le lien social et l’intégration des individus (III). I/ LE CHÔMAGE EST UNE CONVENTION On admet généralement que le chômage résulte d’une suspension de travail, mais toute suspension de travail ne peut être assimilée à du chô- mage. Il s’agit alors d’établir les critères permettant de tracer des fron- tières parmi ceux qui ne travaillent pas. Ces frontières sont convention- nelles et c’est pourquoi l’on peut parler d’« invention du chômage » et par la même occasion des chômeurs.3 On peut ensuite, en se fondant sur cette convention, établir la mesure du chômage qui se révèle plus délicate qu’il n’y paraît de prime abord. Dès lors que l’on dispose d’instruments de me- sure, on met en évidence le caractère sélectif du chômage. A/ L’«INVENTION » DU CHÔMAGE Au dix-neuvième siècle, chômer ne signifie pas forcément être chô- meur. En effet, chômer désigne toute interruption de travail avec perte de salaire, quelle que soit la raison de cette interruption.4 Les ouvriers chô- maient pour diverses raisons : la récession économique bien sûr mais aussi la morte saison, les jours fériés, les jours saints, la grève ou encore la ma- ladie. La main d’œuvre est instable, il lui arrive de célébrer le « saint lundi », voire de quitter sa place sans prévenir. Avec le développement du salariat, le chômage se différencie plus nettement et plus brutalement de l’emploi en devenant privation de travail. « L’invention du chômage » est liée à l’existence d’une relation salariale qui s’appuie sur un contrat de tra- vail. 1/ La construction de la catégorie chômeurs (1896-1936) En 1891, le recensement laissait apparaître une « population non classée », ni active, ni inactive et qui comprenait ceux dont les réponses n’étaient pas prévues par le statisticien : « profession inconnue », « indi- vidus non classés », « sans profession ». Parmi ces derniers, les individus « sans place » qu’aucune question n’incitait à se déclarer en tant que tels cependant. Les chômeurs ne constituent une catégorie spécifique ni à l’in- térieur des « sans profession » ni au sein de la « population non classée ». 3 - Robert Salais, Nicolas Baverez, Bénédicte Reynaud, L’invention du chômage, Paris, PUF, 1986. 4 - Didier Demazière, Sociologie des chômeurs, Paris, La Découverte, 2006.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 3 UTLB 2018/2019 Il faut inventer une règle de classement pour établir l’existence de dif- férentes positions au sein de ceux qui ne travaillent pas et distinguer par exemple le chômeur du vagabond. Inventer une règle de classement des individus revient à construire un instrument de mesure du chômage. Il est unanimement admis que le chômage est une suspension de travail mais toute suspension du travail ne s’apparentant pas à du chômage, on ne dis- pose d’aucun critère pour tracer des frontières parmi ceux qui ne travail- lent pas entre malades, invalides et retraités d’un côté et les chômeurs d’un autre côté. En 1896, on utilise deux critères pour distinguer les chômeurs des autres personnes sans emploi. Le premier porte sur l’âge et le second sur la durée de la suspension de travail. Pour être au chômage, la suspension de travail doit être temporaire. C’est ainsi qu’en 1896 et 1901, l’âge limite pour appartenir à la catégorie des chômeurs est de 65 ans et la durée maxi- mum de suspension du travail d’un an. La catégorie de chômeur peine à émerger de celle des « sans profes- sion ». Elle devient plus nette à partir du recensement de 1896. Elle se fonde sur la référence à l’établissement dans lequel l’activité profession- nelle est exercée, ce qui permet de distinguer différentes catégories : chef d’établissement, employés et ouvriers des établissements, travailleurs iso- lés, chômeurs. Cette dernière catégorie regroupe ceux qui sont « momen- tanément sans place ou sans emploi », repérés à partir d’une question po- sée aux seuls travailleurs rattachés à un établissement, c’est-à-dire aux sa- lariés stabilisés. Le chômage est donc involontaire et s’apprécie par rap- port à une situation normale de salarié. Il est provoqué par des causes éco- nomiques indépendantes des individus. Au tournant du vingtième siècle, on peut dire, sans sombrer dans la provocation, que le qualificatif de chô- meur renvoie à une forme de promotion sociale.5 2/ L’émergence de la catégorie moderne de chômeur (années 1930) La crise de 1929 ne touche la France qu’avec retard. Le nombre de sans-emploi est cependant multiplié par 2 entre les recensements de 1931 et de 1936 (de 452 000 à 864 000). Cette crise constitue une étape impor- tante dans la construction sociale du chômage et elle permet d’observer les usages de la catégorie « chômeurs ». Les individus qui perdent leur emploi ne sont pas automatiquement considérés comme chômeurs et ne se consi- dèrent pas forcément comme des chômeurs. 5 - Didier Demazière, op cit.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 4 UTLB 2018/2019 L’analyse des bureaux municipaux de chômage fait apparaître des opérations de tri et de classement de la main d’œuvre qui s’adresse à ces bureaux de secours, opérations qui débouchent sur l’octroi éventuel d’un revenu de remplacement. La définition du chômage qui prévaut croise dif- férents critères d’âge, de situation familiale, de perte involontaire de tra- vail et de moralité. Se dessine ainsi une cible correspondant à des chô- meurs « modèles » qui bénéficient en priorité des secours et des offres d’emplois : français, de sexe masculin, d’âge moyen, chefs de ménage, ma- riés, au passé professionnel régulier. Les aides se concentrant sur ces chô- meurs modèles, les travailleurs occasionnels perçus comme indisciplinés et non méritants sont écartés de leur bénéfice en tant que faux chômeurs. Les réponses individuelles au questionnaire du recensement mettent en évidence que la variation du nombre de chômeurs entre les recense- ments de 1931 et de 1936 n’est pas corrélée aux variations de l’emploi mais au degré d’urbanisation et d’industrialisation du département.6 Dans les zones rurales où dominent paternalisme et organisation communautaire du travail, l’interruption d’activité tend à ne pas être vécue comme du chô- mage. Dans les zones urbaines, dans les villes où règne la grande industrie, le manque de travail, les interruptions d’activité professionnelle sont vé- cues et déclarées aux recensements comme du chômage. L’économie de subsistance et l’entraide y sont moins présentes, le manque de travail est plus souvent que dans les zones rurales, vécu comme du chômage. Dans les années 1930, à mesure que le salariat se développe, le chô- mage devient une catégorie pertinente pour désigner et interpréter la pri- vation d’emploi. Il existe cependant un écart entre les catégories statis- tiques et celles qui sont issues de la subjectivité des interprétations indivi- duelles. Cette distance va se réduire, après la seconde guerre mondiale avec la codification du statut de demandeur d’emploi qui parachève l’émergence du chômage et du chômeur modernes. 3/ Le parachèvement de l’émergence du chômage moderne (à partir de 1946) La Constitution de 1946 proclame le droit au travail. En contrepartie de cette obligation étatique de plein emploi, il est désormais exigé du chô- meur qu’il soit disponible et qu’il recherche un emploi. Le chômage de- vient un statut juridique avec des garanties et des obligations, le chômeur un sujet de droit. Le statut de demandeur d’emploi se codifie. Après la seconde guerre mondiale, dans un contexte de pénurie de main d’œuvre, c’est une conception dirigiste qui prévaut en matière de ges- tion de main d’œuvre. Des services extérieurs du ministère du Travail sont 6 - Robert Salais (et alii), op cit.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 5 UTLB 2018/2019 en effet en charge du placement des travailleurs à la recherche d’un em- ploi. Toutefois, la mission de placement passe au second plan par rapport aux activités de gestion administrative et de production des statistiques sur le chômage. Pour remédier à cet état de fait, l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) est créée en 1967, avec pour objectif prioritaire le placement. Offre institutionnelle rénovée, l’ANPE va révéler un chômage caché. Dès la fin des années 1960, on note une diffusion du comportement d’inscription à l’ANPE. Cette dynamique s’effectue par paliers : elle porte d’abord sur les groupes les plus concernés par l’indemnisation, les licenciés économiques, mais aussi ceux qui ne bénéficiaient d’aucune couverture sociale (chefs de famille). Elle s’est étendue, par la suite, à ceux qui n’ont pas le même inté- rêt à l’inscription (femmes en reprise d’activité, jeunes à la recherche d’un premier emploi). La diffusion des comportements d’inscription représente une étape supplémentaire sur la voie de l’institutionnalisation du chômage qui sera marquée par le poids accru de ce qui est exigé du chômeur, no- tamment l’obligation de recherche d’emploi. Cette dernière obligation devient centrale. Un individu s’inscrivant à l’ANPE est « demandeur d’emploi » et non chômeur. Être « demandeur d’emploi », plutôt que chômeur, n’est pas anodin car cela implique l’obli- gation de rechercher un emploi et indique la possibilité de contrôles. L’ANPE a pour mission de vérifier l’accomplissement d’actes positifs de recherche d’emploi. Si de tels actes sont absents, l’ANPE peut prononcer la radiation. Deux critères structurent l’identification juridique du chômeur. Le premier porte sur sa situation (l’absence d’emploi) qui fonde la distinction avec certains inactifs (les invalides par exemple) pour lesquels l’emploi n’est pas une perspective, le second qualifie le comportement du chômeur à travers l’exigence de recherche d’emploi qui les différencie d’autres inac- tifs (retraités et enfants) qui ne sont pas soumis à cette obligation. Finale- ment, l’obligation de recherche d’emploi est bien le point le plus important de l’identité juridique du chômeur. L’accomplissement d’actes positifs est obligatoire, notamment quand le chômeur est indemnisé. Cette recherche est une dimension importante des relations entre chômeurs et agents de l’ANPE qu’elles prennent la forme de contrôles, de conseils ou de sanctions. La qualité de la recherche est forcément appréciée de manière subjective, donc variable et incertaine. Elle nourrit les conflits d’interprétation entre agents de contrôle et chô- meurs. Les cadres interprétatifs mobilisés ne font pas toujours consensus et ils sont donc instables. Si le chômage résulte d’une convention, même instable, il est possible de le mesurer. C’est à quoi s’emploient l’ANPE mais aussi l’INSEE lors des enquêtes d’emploi.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 6 UTLB 2018/2019 B/ DE LA CONVENTION À LA MESURE En France, le dénombrement des chômeurs est issu de plusieurs sources statistiques et il repose sur trois définitions principales qui ont subi quelques modifications au cours du temps. On distingue le chômage au sens du recensement de la population, le chômage au sens du Bureau international du travail (BIT), le chômage au sens de l’ANPE. Ces trois formes peuvent faire l’objet de comparaison et la mesure est de plus en plus difficile tant les frontières entre chômage, emploi et inactivité ont ten- dance à devenir incertaines. 1/ Les trois méthodes de mesure Le chômage spontané repose sur les déclarations directes des enquê- tés qui se classent eux-mêmes lors des opérations de recensement. Sont comptabilisées comme « chômeur » ceux qui se déclarent comme tels et sont dits « chômeurs au sens du recensement ». Purement subjective, cette approche spontanée qui repose sur le sentiment d’appartenance à la catégorie a été mise en œuvre dans les recensements jusqu’en 1999 et fut abandonnée par la suite pour cause d’harmonisation européenne. La me- sure spontanée du chômage n’est plus possible aujourd’hui. Le chômage déduit est issu des recommandations du Bureau interna- tional du travail (BIT) émises en 1954 et modifiées de manière marginale en 1982. Elle est mise en œuvre par l’INSEE et repose sur trois conditions : être sans emploi, être disponible (c’est-à-dire prêt à travailler dans les 15 jours), rechercher activement un emploi. Cette approche est considérée comme la plus pertinente pour décrire les évolutions du chômage sur une longue période. Avoir travaillé, ne serait-ce qu’une heure, la semaine de référence, celle qui précède l’enquête, conduit à être classé parmi les actifs occupés ayant un emploi même si l’activité n’était que ponctuelle. Les per- sonnes n’ayant pas travaillé la semaine précédant l’enquête en raison de la mauvaise conjoncture sont considérées comme étant dans l’emploi. Le chômage enregistré, produit par l’ANPE puis PÔLE EMPLOI, qui fait l’objet d’une mise à jour mensuelle est le solde des flux d’entrée et de sortie des demandeurs d’emploi. Il se mesure par le nombre de deman- deurs d’emploi en fin de mois (DEFM), demandes non satisfaites. Les sé- ries sont dites « corrigées des variations saisonnières » (CVS) c’est-à-dire lissées sur l’ensemble de l’année quand elles sont répétitives (par exemple, l’afflux brutal d’inscription des jeunes tous les ans à la rentrée scolaire). Les statistiques produites sont administratives. Elles dépendent étroite- ment des conditions d’inscription à Pôle-Emploi et de leurs variations dans le temps. L’indicateur généralement retenu est celui des DEFM de catégorie A (ENCADRÉ 1). Depuis 1995, les personnes qui ont une activité
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 7 UTLB 2018/2019 réduite supérieure à 78 heures dans le mois sont comptabilisées à part (Catégorie C). ENCADRÉ 1 Les catégories de demandeurs d’emploi depuis 2009 La publication des effectifs de demandeurs d'emploi inscrits se fait selon les ca- tégories statistiques suivantes : • catégorie A : demandeurs d'emploi tenus de faire des actes positifs de recherche d'emploi, sans emploi ; • catégorie B : demandeurs d'emploi tenus de faire des actes positifs de recherche d'emploi, ayant exercé une activité réduite courte (i.e. de 78 heures ou moins au cours du mois) ; • catégorie C : demandeurs d'emploi tenus de faire des actes positifs de recherche d'emploi, ayant exercé une activité réduite longue (i.e. plus de 78 heures au cours du mois) ; • catégorie D : demandeurs d'emploi non tenus de faire des actes positifs de recherche d'emploi (en raison d'un stage, d'une formation, d'une maladie…), y compris les deman- deurs d'emploi en convention de reclassement personnalisé (CRP), en contrat de transi- tion professionnelle (CTP), sans emploi et en contrat de sécurisation professionnelle ; • catégorie E : demandeurs d'emploi non tenus de faire de actes positifs de recherche d'em- ploi, en emploi (par exemple : bénéficiaires de contrats aidés). Elles succèdent aux huit catégories précédemment établies. Quelle que soit la méthode utilisée, le critère le plus problématique est celui de la recherche d’emploi. Avec quelle intensité, quelle régularité un individu doit-il rechercher un emploi pour satisfaire à ce critère ? La no- tion de « recherche active » ou de « démarches positives » ne résout pas le problème. On entend généralement par là des réponses à des petites an- nonces, des visites directes d’entreprise ou encore une inscription dans une agence d’intérim. Depuis 2003, le simple fait d’être inscrit à l’ANPE n’est plus considéré, harmonisation européenne oblige, comme un signe de recherche active. 2/ Comparaison On peut se livrer à une comparaison des approches mises en œuvre par l’INSEE et l’ANPE dont les indicateurs de chômage ne coïncident pas for- cément même s’ils évoluent souvent dans le même sens. Une différence importante tient à la démarche même. Alors que l’IN- SEE va vers les chômeurs lors des enquêtes d’emploi, ce sont les chômeurs qui s’inscrivent à l’ANPE, ils n’y sont pas tenus et peuvent penser compter
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 8 UTLB 2018/2019 sur leurs propres ressources pour trouver un emploi. De tels individus ap- paraissent donc dans les chiffres du chômage déduit (celui de l’INSEE) mais pas dans celui de l’ANPE. L’indicateur de l’ANPE, les Demandeurs d’emploi en fin de mois (DEFM) de catégorie A, le plus souvent cité par les médias, permet, du fait de sa publication mensuelle de suivre l’évolution conjoncturelle (à court terme) du chômage alors que l’enquête d’emploi (INSEE) n’a longtemps été qu’annuelle et ne donnait lieu à la publication d’un indicateur qu’une seule fois par an. Depuis 2003, l’enquête d’emploi se déroule en continu et l’indicateur est calculé tous les trimestres. La démarche de l’INSEE ap- paraît plus fiable que celle de l’ANPE (devenue PÔLE-EMPLOI) car elle ne dépend pas, comme elle, des conditions administratives d’inscription. 3/ Difficultés : le halo du chômage Les écarts entre les différents indicateurs se sont accrus ces dernières années. En effet les zones floues autour du noyau « dur » de chômeurs, les chômeurs au sens du BIT, se sont élargies à un point tel que l’on parle de « halo autour du chômage » qui rend la mesure d’autant plus incertaine. Les zones d’intersection entre emploi, chômage et inactivité sont plus im- portantes. Dans son acception la plus générale, un chômeur est une personne sans emploi à la recherche d’un emploi. Cette définition combine un cri- tère de situation, relativement objectif, la privation d’emploi et un critère de comportement, plus subjectif et difficile à apprécier, nous l’avons vu. Cependant, l’emploi, le chômage et l’inactivité ne sont pas des ensembles disjoints. Ils présentent certaines zones intermédiaires situées aux inter- sections de ces trois ensembles. En période de crise ou de faible croissance quand le chômage devient massif, ces zones intermédiaires ont tendance à s’élargir. L’exemple du temps réduit ou encore temps partiel apparaît à l’inter- section de l’emploi et de l’inactivité (1) ou de l’emploi et du chômage (2) selon sa nature volontaire ou pas (FIGURE). Une femme par exemple qui choisit volontairement un temps partiel pour mieux se consacrer à l’édu- cation de ses enfants peut être considérée comme ayant un emploi mais aussi comme inactive dans la mesure où, au-delà de son horaire partiel, elle ne cherche pas d’emploi. En revanche, le temps réduit involontaire fait de la personne qui subit ce temps partiel quelqu’un qui, en réalité, cherche un emploi à temps plein. Il peut donc aussi être considéré comme chô- meur. De plus, la notion de volonté est sujette à caution dans l’exemple des femmes qui choisissent de travailler à temps partiel. Il se peut que ce « choix » soit dicté par la rigidité d’un système de valeurs qui fait des femmes les actrices principales de l’éducation des enfants à moins qu’il ne s’agisse que d’une adaptation aux conditions du marché du travail.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 9 UTLB 2018/2019 FIGURE Le halo du chômage EMPLOI 1 INACTIVITÉ 1 : Temps réduit volontaire 4 2 : Temps réduit involontaire 3 : Formation, 2 3 cessation antici- pée d’activité, chômeurs décou- ragés 4 : Travail clan- CHÔMAGE destin (D’après Jacques Freyssinet, Le chômage, Paris, La découverte, 1998) Les personnes en formation, celles qui sont en cessation anticipée d’activité (en pré-retraite), les chômeurs découragés sont à l’intersection du chômage et de l’inactivité (3, FIGURE). En effet, celles qui sont en stage de formation ne sont pas disponibles donc de ce point de vue, elles sont inactives. En outre, il faut considérer qu’elles sont en stage de formation parce qu’elles sont au chômage, situation qu’elle peuvent de nouveau con- naître pendant un certain temps à la sortie de leur stage. Les chômeurs découragés ne répondent pas au critère de comportement qui consiste à rechercher activement un emploi. Chômeurs de longue durée (plus d’un an), ils ont renoncé à chercher un emploi qui n’existe pas pour eux. Ils peuvent même être dispensés de recherche par l’ANPE. Découragés, ils n’en sont pas moins chômeurs et rien ne dit que si la situation de l’emploi s’améliorait ils ne se remettraient pas à chercher. Le travail clandestin (ou travail « au noir ») se réalise dehors des règles habituelles d’utilisation de la main d’œuvre (4, FIGURE). Il peut concerner des actifs ayant un emploi qui complètent leur emploi officiel par une activité clandestine (le professeur qui donne des cours particuliers
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 10 UTLB 2018/2019 non déclarés), un chômeur qui ne veut pas perdre le bénéfice de ses allo- cations mais qui vend ses services à autrui, un inactif qui ne tient pas à sortir, souvent pour des raisons fiscales, de sa situation (la gardienne d’en- fants non déclarée). Les travailleurs des ateliers clandestins sont officiel- lement inactifs puisque leur situation est soustraite au regard de l’État. C/ UN PHÉNOMÈNE SÉLECTIF Qu’il s’agisse du chômage déduit ou du chômage enregistré, la priva- tion d’emploi ne frappe pas la main d’œuvre au hasard, elle renvoie à un phénomène sélectif. 1/ La sélectivité du chômage Le chômage caractérise une société globale et au sein de celle-ci une population particulière. Ce fait social est aussi un phénomène économique et démographique. Ces données doivent servir de base à une étude socio- logique du chômage.7 Une telle approche doit répondre à deux questions. Qui est chômeur dans la société ? Qui peut le devenir ? La population de chômeurs n’est pas le reflet de la population active. Certaines catégories apparaissent plus vulnérables que d’autres. La vulné- rabilité renvoie au risque de perdre son emploi ou de ne pas en trouver, l’employabilité aux chances d’en trouver ou d’en retrouver un. 2/ Les variables qui affectent le taux de chômage Les inégalités face au chômage tiennent à un certain nombre de va- riables telles que l’âge, le sexe, le niveau de diplômes, la position socio- professionnelle qui agissent sur la vulnérabilité au chômage. D’autres ca- ractéristiques jouent également un rôle, par exemple l’origine ethnique ou la localisation géographique, mais elles sont plus difficiles à appréhender. Le taux de chômage diminue avec l’âge : en 2017 il est de 21,3 % pour les 15-24 ans, 8,5 % pour les 25-49 ans pour tomber à 5,6 % pour les 50 ans et plus. L’exposition au chômage des jeunes de 15-24 ans est 2,5 (21, 3/8,5) fois plus importante que celle des adultes de 25-49 ans. Cette plus grande vulnérabilité des jeunes au chômage explique les différentes tenta- tives pour instaurer ce qui apparaissait peu ou prou comme un « SMIC 7 - Raymond Ledrut, Sociologie du chômage, Parsi, PUF, 1966.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 11 UTLB 2018/2019 jeune » (Contrat d’insertion professionnelle en 1994, Contrat première embauche en 2006). Alors que les femmes ont longtemps été plus exposées que les hommes au chômage (en 2004, 9% contre 11,1%) l’écart semble s’être res- serré. Pour l’année 2017, le taux de chômage des femmes n’est supérieur à celui des hommes que pour le premier trimestre. L’écart est encore en fa- veur des hommes au premier trimestre 2018 (8,8% pour les hommes contre 9% pour les femmes). On a longtemps attribué le chômage des femmes à leur manque de qualification. Si tel est le cas, ce facteur joue moins fortement aujourd’hui. Le diplôme protège du chômage même s’il n’immunise pas complète- ment. En 2017, on constate que le taux de chômage diminue avec le niveau de diplôme : 18 % pour les non diplômés ou titulaire d’un Certificat d’études primaires (CEP) ou d’un brevet, il n’est plus que de 10 % pour les titulaires d’un Bac, d’un Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) ou d’un Brevet d’études professionnelles et de 5 % pour les diplômés bac + 2 et plus. Le diplôme semble jouer le rôle de marqueur, celui d’une forma- tion et sans doute aussi d’une employabilité. Les inégalités entre Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS) face au chômage sont considérables et redoublent celles du diplôme. En 2017, les taux de chômage varient de 4 % pour les cadres à 5 % pour les professions intermédiaires à 10 % pour les employés et les ouvriers quali- fiés mais à 18 % pour les ouvriers non qualifiés. Dans une société qui a la religion du titre scolaire la privation d’emploi touche d’abord les moins qualifiés. La hausse du chômage depuis le début des années 2000 n’a pas eu la même ampleur selon les PCS. Entre 2007 et 2017 selon l’INSEE, le nombre de chômeurs a augmenté de 400 000.8 Parmi eux, on comptait 310 000 ouvriers ou employés soit les ¾ de cette augmentation. Le déclin de l’industrie a touché tout particulièrement les ouvriers non qualifiés dont les emplois sont le plus facilement délocalisables ou substituables. Le chômage résulte donc d’une construction sociale, d’une convention qui, comme toute convention, relève en partie d’un arbitraire. La catégorie moderne de chômeurs n’apparaît que dans les années 1930 avec le déve- loppement du salariat. Une fois défini, le phénomène apparaît mesurable, mais l’INSEE et l’ANPE utilisent des indicateurs différents dans la mesure où un institut statistique et un organisme de placement n’ont pas les mêmes objectifs. Les indicateurs ne partant pas des mêmes présupposés, on peut dire que les statisticiens du chômage trouvent les chômeurs qu’ils 8- « Chômage : les ouvriers qualifiés aux premières loges », http://www.observation société.fr, Août 2017.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 12 UTLB 2018/2019 cherchent. Enfin, les personnes privées d’emploi sont considérées sous l’angle de leur âge, de leur sexe, de leur diplôme et de leur situation professionnelle. Le chômage est un fait social et nous l’avons abordé du point de vue statistique, de manière froide et désincarnée, mais comment les chômeurs vivent-ils leur situation ? II/ L’EXPÉRIENCE DU CHÔMAGE On rendra compte de l’expérience du chômage à travers l’étude pion- nière menée par Paul Lazarsfeld9 et ses collaborateurs à Marienthal en Au- triche où la communauté villageoise a été durement affectée par la ferme- ture de l’usine locale victime de la crise de 1930.10 Plus récemment, en 1981, Dominique Schnapper entreprit d’analyser « l’épreuve douloureuse que connaissent les chômeurs ».11 Pour sa part Pierre Bourdieu parle de « mort sociale ».12 A/ UNE RECHERCHE PIONNIÈRE Après avoir rappelé le contexte de crise économique dans lequel se trouve plongé Marienthal, Paul Lazarfeld établit une typologie des com- portements adoptés face au chômage et dresse les traits caractéristiques des familles en capacité de résister 1/ Un contexte de crise économique Marienthal est un bourg industriel situé non loin de Vienne. Il est né autour d’une usine dont l’histoire se confond avec celle du village. Au dé- part, il s’agit d’une filature de lin implantée par Herman Todesko en 1830 et qui attire rapidement des ouvriers allemands, tchèques et bohémiens. Todesko, maître de l’usine et du village mène une politique paternaliste ce qui n’empêche pas les idées syndicales de pénétrer Marienthal ni la pre- mière grève d’éclater en 1890. En 1926, après la grande grève nationale du textile, les premiers signes de crise se manifestent. De juillet à décembre de cette année-là, les 9 - Paul Lazarsfeld, sociologue américain d’origine autrichienne, né en 1901 et mort en 1976 enseignait à l’Université de Columbia où il mit en œuvre une sociologie quantita- tiviste. 10 - Paul Lazarsfeld, Marie Jahoda, Hans Zeisel, 1932, Les chômeurs de Marienthal, Paris, Minuit, 1981. 11 - Dominique Schnapper, 1981, L’épreuve du chômage, Paris, Gallimard 12 - Pierre Bourdieu, « Ce terrible repos qui est celui de la mort sociale », Le Monde diplomatique, juin 2003. Il s’agit d’une reprise du texte intégral de la préface que Pierre Bourdieu avait écrite pour la version française de l’ouvrage de Lazarsfeld, Jahoda et Zeisel.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 13 UTLB 2018/2019 effectifs sont réduits de moitié. Malgré le sursaut de 1927, 1928 et du début de 1929 pendant lequel les effectifs atteignent leur maximum, l’activité s’effondre : en juillet le filage ferme, en août l’impression, en septembre le blanchiment. La fermeture du tissage, en février 1930, signe l’arrêt défini- tif de la production. Cet ancien lieu de travail n’est plus qu’un monceau de ruines livré à l’œuvre des démolisseurs dans un bourg qui compte environ 1500 habitants. Désormais vivent à Marienthal « des gens qui se sont habitués à pos- séder moins, à entreprendre moins et à espérer moins que ce qui est con- sidéré comme nécessaire à une existence ordinaire ».13 La communauté renvoie l’image d’une grande lassitude. L’intérêt pour la vie culturelle et la lecture a diminué (« on n’a pas la tête à ça » déclare un habitant), l’intérêt pour la politique est émoussé, les antagonismes sociaux se sont affaiblis, mais la solidarité entre familles ouvrières s’est maintenue. Après ces con- sidérations d’ordre général, Lazarsfeld va proposer une typologie des com- portements face au chômage. 2/ Typologie des comportements face au chômage À l’issue de l’enquête de terrain, les auteurs distinguent quatre types de comportement face au chômage : résignation, stabilité, désespoir, apa- thie. Examinons les critères qui ont servi à les définir. La résignation est le comportement le plus répandu. La vie apparaît sans but et sans espoir, indifférente. On ne peut rien contre le chômage. Les familles résignées donnent parfois une impression de satisfaction qui tranche avec l’atmosphère de résignation, malgré la restriction des besoins et le fait de ne plus rien attendre de la vie. Le ménage est parfaitement tenu, les enfants sont propres et, malgré tout, ces familles expriment un sentiment de bien-être collectif. La stabilité désigne un comportement qui se différencie du précé- dent par une plus grande activité. La maison est aussi bien tenue que dans le groupe précédent, mais la restriction des besoins y est moindre, l’hori- zon moins limité, l’énergie plus grande. Les enfants sont soignés, des pro- jets en l’avenir formulés, la recherche de travail poursuivie. Il se dégage de ces familles une certaine joie de vivre. Le désespoir renvoie au comportement de familles que rien n’oppose aux précédentes dans leur apparence extérieure et leur vie quotidienne mais qui vivent la situation d’une façon diamétralement opposée. Elles tiennent leur maison et prennent soin de leurs enfants aussi bien que les stables et les résignés. Toutefois, elles sont désespérées, déprimées, habi- tées par le sentiment que tout effort est vain. La recherche d’emploi est 13- Paul Lazarsfeld, Marie Jahoda, Hans Zeisel, 1932, Les chômeurs de Marienthal, Paris, Minuit, 1981.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 14 UTLB 2018/2019 donc abandonnée de même que toute tentative d’améliorer la vie quoti- dienne tant la comparaison avec la vie antérieure est omniprésente. L’apathie caractérise le comportement de familles qui, par rapport aux précédentes, ont abandonné tout effort de tenue du ménage. Elles sont indifférentes au cours des choses, témoins passifs de la ruine qui les af- fecte. L’ambiance est plus indolente que désespérée. Pas de projet, pas d’espoir. La famille monte des signes de désorganisation, les querelles y sont nombreuses. On y boit beaucoup et on va jusqu’à mendier et à l’occa- sion voler. Les allocations sont dépensées en quelque jours « sans penser à ce qui se passera en suite ».14 Comment la population de Marienthal se répartit-elle entre ces dif- férentes catégories ? Au début de leur enquête 100 familles avaient été si- gnalées aux chercheurs comme « particulièrement intéressantes ». Elles se répartissent de la manière suivante : résignées (48%), stables (16 %), désespérées (11 %), apathiques (25 %). Les chercheurs ont fait le constat ultérieur que toutes les familles « effondrées » de Marienthal apparte- naient à ce groupe des 100. Si l’on considère maintenant les 478 familles de Marienthal, 2,3 % sont désespérées, 5,3 % apathiques soit environ 8 % qui se sont effondrées à cause du chômage. Le reste se répartit entre stables et résignés dans des proportions analogues à ce premier échantil- lon. La partie « non effondrée » de la population est donc aux trois quarts résignée et stable pour un quart. Pour l’ensemble des familles de Marien- thal la répartition est la suivante : résignées (69%), stables (23 %), effon- drées (désespérées et apathiques, 8%). Les chercheurs estiment que si peu de familles ont exprimé l’espoir d’une issue quelconque c’est à cause de l’émigration des éléments les plus dynamiques vers la Tchécoslovaquie, la Roumanie, voire la France. 3/ La capacité de résistance Comment les familles résistent-elles dans la durée à cette épreuve ? En général, celles qui ont bénéficié d’une existence passée plutôt heureuse résistent particulièrement peu ou particulièrement longtemps. Celles d’entre elles qui résistent longtemps le doivent à la conjonction d’une si- tuation antérieure meilleure et d’une plus grande souplesse de caractère. Il s’agit de personnes qui disposent de ressources matérielles et morales. D’autres parmi ceux qui ont eu un passé heureux vivent néanmoins la situation de manière très difficile, sans doute par manque de souplesse de caractère, incapables de supporter la différence entre passé et présent. Pour certains d’entre eux, le sentiment de décadence est si fort qu’il les empêche de se reprendre en main. Cet état psychologique pourrait aboutir, 14 - Paul Lazarsfeld (et alii), op cit.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 15 UTLB 2018/2019 dans une grande ville, à des suicides ou à des réactions de désespoir du même ordre. Ceux qui, à l’opposé, ont eu un passé difficile appartiennent à la caté- gorie des « effondrés » (désespérés et apathiques). La misère générale les conduit à celle des « résignés ». Le chômage n’a rien changé au comporte- ment des alcooliques ou des violents à l’égard de leur femme et de leurs enfants. Finalement les familles qui menaient avant la crise une existence sans histoire, sans signe notable, bref une existence « normale » se répartissent entre les trois catégories de manière indifférenciée mais les sociologues n’ont pas pu identifier les traits de caractère qui influençaient leur atti- tude. B/ LE CHÔMAGE COMME ÉPREUVE Pendant la crise de 1930, le chômage avait atteint des niveaux record et il n’est pas très étonnant que l’exemple de Marienthal ait pu attirer l’at- tention d’un sociologue comme Lazarsfeld qui fut un militant socialiste ac- tif dans le mouvement étudiant. Cette question a fait l’objet de beaucoup moins de recherches dans la période de prospérité des « trente glo- rieuses » au cours de laquelle le chômage était devenu résiduel.15 À la fin des années 1970, le chômage de masse a suscité de nombreux travaux so- ciologiques à la suite de l’enquête de Dominique Schnapper qui fait tou- jours référence tant sur le plan du contenu que de la méthode. L’objectif de Dominique Schnapper n’est pas tant de décrire l’ensemble des dimen- sions de la vie des chômeurs que de comprendre le sens que les individus au chômage donnent à leur expérience vécue.16 Elle distingue trois expé- riences vécues de chômage : le chômage total, le chômage inversé, le chô- mage différé. 1/ Le chômage total C’est l’expérience que vivent de nombreux travailleurs manuels, cer- tains employés et, dans une certaine mesure, des cadres d’origine modeste. Le travail représentait pour eux le mode privilégié de l’expression de soi, au sens où il procure activité et revenu mais encore raison d’être, senti- ment d’utilité et de reconnaissance sociale. Au rendez-vous de la privation d’emploi donc humiliation, ennui, désocialisation ! L’humiliation suscitée par le chômage est à la mesure de l’attache- ment au travail des ouvriers adultes qui l’expriment comme morale du 15 - Serge Paugam, « L’expérience du chômage : une rupture cumulative des liens so- ciaux ? », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XLIV-135 | 2006. 16 - Ibid
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 16 UTLB 2018/2019 comportement et comme honneur de l’homme. Ils formulent le plus net- tement la déchéance que provoque le chômage. C’est aussi parmi eux que l’expérience de la privation d’emploi se révèle la plus douloureuse. Cepen- dant des employés « qualifiés » et « non qualifiés » parce qu’ils font du travail la même valeur partagent avec les ouvriers ce sentiment de honte et de culpabilité. Le chômage remet aussi en question la virilité car c’est par le travail que l’homme se distingue de la femme. L’humiliation est ré- activée à chaque pointage à l’ANPE et à chaque démarche pour retrouver un emploi qui fournit une nouvelle fois l’occasion d’évoquer les faiblesses de la candidature, l’âge, l’absence de diplômes, la durée du chômage. L’absence d’emploi provoque la désorganisation du temps quotidien. Leur faible niveau de diplômes empêche les jeunes ouvriers sans qualifi- cation d’adopter des modèles de comportement issus de la vie d’élève ou d’étudiant : formation complémentaire, lecture, photographie. L’absence d’activités de substitution fait du chômage total une période d’ennui. Enfin, le chômage total crée un sentiment de solitude. Avoir un travail revient aussi à nouer des relations multiples avec des compagnons de tra- vail. Cette forme de sociabilité ouvrière qui se déroule à l’intérieur de l’en- treprise disparaît avec l’entrée en chômage. « Le chômage se vit en soli- taire ».17 Cette désocialisation est aggravée par une probabilité de désinté- gration familiale plus forte dans les catégories populaires. On notera enfin que le militantisme politique et syndical apparaît comme le moyen privilégié de ne pas connaître humiliation, ennui et dé- socialisation. 2/ Le chômage inversé Cette forme, vécue de manière très différente par des individus jeunes d’origine moyenne, voire supérieure, leur permet de retrouver le charme des loisirs et de l’oisiveté, d’avoir du temps pour eux ou pour les loisirs, et de se consacrer à une passion, dans certains cas, à une « vie d’artiste ». Ce sont les « vacances de rentiers provisoires ». Ces jeunes qui n’accordent pas de valeur au travail ne se sentent pas dévalorisé par son absence. Ils peuvent alors retrouver les loisirs de la vie d’étudiant : voyages, promenades, sports, lectures, cinéma, rencontres avec les amis. C’est au sein de ces groupes de jeunes que l’on a le plus de chances de trouver des comportements de refus, même provisoires, du tra- vail réel. Au rythme imposé du travail, ces chômeurs opposent leur rythme per- sonnel et la liberté de créer. Le vrai travail n’étant pas celui de la survie 17 - Dominique Schnapper, op cit.
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE 17 UTLB 2018/2019 mais celui de la création, la privation d’emploi permet au chômeur de réa- liser sa vocation. 3/ Le chômage différé Le « chômage différé » est celui des cadres. Il se caractérise par la recherche active d’un emploi, voire par l’adoption d’activités de substitu- tion. Ils maintiennent les normes de leur univers professionnel et s’accro- chent au statut de « cadre au chômage ». L’expérience du « chômage to- tal » est différée au-delà d’un an. Rechercher un emploi constitue pour eux une occupation à plein temps. Au vide et à l’ennui du chômage total chez les ouvriers, ils opposent le « plein » de leur nouvelle expérience. Les cadres au chômage restent donc en activité sur le mode du « comme si ». Ils ne se livrent pas sans remords à des activités de loisirs. ENCADRÉ 2 Le non-travail n’est pas toujours une épreuve Dans la plupart des sociétés du passé, le non-travail, loin de constituer une épreuve, était un privilège. Dans l’Inde traditionnelle, dont le principe d’organisa- tion sociale était religieux, il était interdit aux membres de la caste la plus haute, les Brahmanes d’avoir une activité de production. Ils étaient voués à la contemplation. Aristote voyait dans la politique l’activité essentiellement humaine de l’homme, celle qui autorisait la véritable humanité de l’homme, la production était confiée aux es- claves. Le non-travail a longtemps été un signe de haut statut social, la jouissance des biens apparaissait comme le privilège des riches. En 1899, Veblen a encore fait une théorie de la « classe de loisir », dont l’existence même démontrait la supériorité sociale de ceux qui n’ont pas besoin de travailler pour vivre noblement. C’est notre société qui a mis le travail au centre de ses valeurs collectives. C’est l’esprit du capi- talisme ou la spécificité du capitalisme, né en Occident, qui lui donne cette signifi- cation. Ceux qui, aujourd’hui, ne participent plus à l’activité productive par un emploi peuvent vivre cette condition dans la passivité ; ils sont alors soumis à la contrainte, ils font l’expérience d’une désocialisation progressive, ils intériorisent même dans certains cas, la stigmatisation sous des formes concrètes variables qui sont liées à cette condition dans des sociétés organisées autour de la production. (Dominique Schnapper, La compréhension sociologique, 1999, Paris, PUF, 2012) Ce système de défense du statut de « cadre au chômage » finit par s’effriter progressivement avec le chômage de longue durée (supérieur à un an). La recherche d’emploi n’a débouché sur rien, les stages ne mènent à rien, l’âge devient un handicap de même que la durée du chômage. Les
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