Stefan Zweig L'actualité de son projet d'unification européenne sur la base de la culture - Université catholique de Louvain

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Conférence sur « Les intellectuels et l’Europe »
                    Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve), 14 mars 2018

                                            Stefan Zweig
L’actualité de son projet d’unification européenne sur la base de la culture

                                             Antje BÜSSGEN
                   Professeure de littérature allemande à l’Université catholique de Louvain

Ayant en vue la « scène politique » de la Révolution française, « où se traitent aujourd’hui, on le croit
du moins, les grandes destinées de l’humanité », l’auteur classique allemand Friedrich Schiller
justifia en 1794 son intention de s’employer à des questions d’esthétique, à ce qu’il appelle un « code
pour le monde esthétique ». L’impression d’inactualité, voire de scandaleux, que suscite le fait de se
préoccuper d’art, d’esthétique, tandis que le monde bascule, s’efface néanmoins lorsque l’on voit ce
que Schiller avait réellement à l’esprit : car il apparaît qu’il avait tout à fait voué son intérêt à la
problématique de son temps – et dans le fond, pourrait-on compléter, de toutes les crises politiques
qui s’ensuivirent jusqu’à nos jours : Schiller examinait la question dans quelles conditions, dans une
société, une « véritable liberté politique » et une conciliation pacifique des intérêts des divers
groupes pourraient être trouvées. Dès lors que la Révolution française dégénéra en règne de la
Terreur des Jacobins, Schiller fut amené à considérer le problème politique comme un problème
foncièrement anthropologique : son avis était que celui-ci trouvait son fondement dans le décalage
qui existait entre le niveau des connaissances historiquement atteint d’une part et une certaine
manière qu’a la volonté de l’homme de se déterminer d’autre part : car l’agir de l’homme, comme
l’avait démontré la Révolution, restait, en situation de conflit, dirigé par les affects, il se soustrayait à
un contrôle inhibant les impulsions par les maximes morales et par la raison. Ainsi, Schiller songeait
à la divergence de la prétention éclairée qu’avait cette époque, l’époque des Lumières, et d’une
action politique irrationnelle, inhumaine – dans le terme que Schiller utilisait: une action « barbare ».
Schiller fit ressortir de cette problématique de la période d’après 1792 la question de l’origine de la
barbarie en une époque éclairée : il doit y avoir, suppose-t-il, quelque chose « dans les âmes des
hommes » qui s’oppose à ce que ceux-ci puissent « accueillir la vérité » et notamment la transposer
dans leur vie pratique. Mais tant que la « lumière de l’intelligence » ne fait preuve d’aucun
retentissement sur le «caractère» de l’homme, sa valeur (= de l’intelligence) est insignifiante pour
Schiller. L’heure est par conséquent à faire fructifier, pour l’agir politique de l’homme, le degré de
civilisation historiquement d’ores et déjà acquis, à l’y rendre impérieux, et ce – telle était la solution
qu’il entrevoyait – en entreprenant résolument une – citation – « formation du sentiment » (eine
Ausbildung des Empfindungsvermögens). C’est cette « formation » que Schiller nomme « éducation
esthétique de l’homme » telle qu’annoncée par le titre de ses célèbres Lettres sur l’éducation
esthétique de l’homme datant des années 1794 et 95. L’épigraphe de cet écrit, considéré comme le
texte philosophique de base pour l’époque de la modernité en littérature allemande, est emprunté à
Rousseau : « Si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit. »

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Conférence sur « Les intellectuels et l’Europe »
                   Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve), 14 mars 2018

Dans son autobiographie Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, paru à titre posthume en 1942,
Stefan Zweig reconnaissait qu’après l’expérience de la Première Guerre Mondiale et en particulier
depuis qu’il jugeait de plus en plus vraisemblable le danger d’une nouvelle guerre, « l’unification
spirituelle de l’Europe » était devenue la vocation majeure de l’influence qu’il pouvait exercer, par
sa plume, en tant que témoin de son époque et en tant qu’intellectuel. En l’occurrence, comme les
explications qui vont suivre ont pour but de l’illustrer, pour Zweig – comme pour Schiller – il y avait
de toute évidence lieu de prendre le problème politique de l’époque par sa racine anthropologique,
c’est-à-dire psychologique. On peut l’observer notamment à la lumière des interventions de Zweig
datant de cette période dont nous savons aujourd’hui qu’il s’agissait de l’entre-deux-guerres
finissant, ou, comme le qualifiait Zweig lui- même, de « ce temps de contradiction » (eine Zeit des
Widersinns). Au cours de ces années, plus précisément encore, jusqu’à son suicide tragique au Brésil
en 1941, Zweig tenta, par des articles de journaux, des essais et des conférences, de contribuer à la
constitution d’une attitude de paix et d’une conscience profondément européenne au sein des
populations. En d’autres termes, il convient de dire que Zweig réfléchissait aux conditions de la
culture politique d’une société civile qui permettent à ses membres de déployer un amour de la paix
qui puisse tenir bon même dans les grandes situations de crises et de rivalités sociales. L’orientation
nationale, telle que rendue absolue dans l’attitude nationaliste, représentait à       cela le principal
obstacle au début du 20e siècle, ce pour quoi Zweig, depuis 1918, travaillait à        une – citation –
« dépolitisation du monde », et plaidait pour un développement – citation –            du « sens de la
souplesse parmi les nations » (den Sinn der Nachgiebigkeit der Nationen                fördern) : Moins
poétiquement formulé : Zweig plaidait pour le sens du compromis.

En novembre 1932, Zweig fut invité à Rome à intervenir dans un congrès portant sur l’Europe. Ce
congrès pouvait se prévaloir d’une liste d’invités extrêmement disparate du point de vue politique :
d’un côté elle reprenait les noms de sociologues libéraux aussi renommés qu’Alfred Weber et
Werner Sombart, de l’autre se trouvaient ceux de nationaux-socialistes fanatiques tels qu’Hermann
Goering et Alfred Rosenberg. Comme Zweig voulait éviter de rencontrer des nazis, il ne participa
pas au congrès. Cependant il rédigea bel et bien son intervention, lui apposa un titre provoquant et
programmatique en même temps, c’est-à-dire : La désintoxication morale de l’Europe, et la fit lire au
congrès. Davantage de stratégie médiatique encore : Zweig fit aussitôt imprimer des extraits de son
exposé dans un quotidien viennois, la Neue Freie Presse (« Nouvelle Presse Libre »). Zweig
recherchait donc à attirer une attention publique aussi large que possible sur son propos. La
publication en périodique reçut pour cela un titre moins agressif, plus engageant et constructif : Elle
fut intitulée La construction spirituelle de l’Europe.

Zweig plaide, dans ce texte, pour une éducation de la jeunesse au pacifisme et à un sentiment
transnational. Sa propre génération, qui initialement encore avait applaudi la guerre en 1914, ne
pourrait toutefois plus être vraiment libérée sa « mentalité haineuse » (Haßmentalität). Elle y serait
accoutumée comme à une « drogue » longtemps consommée et présenterait par ailleurs les
symptômes de – citation – « forte et brusque irritabilité » et d’« une grande lassitude morale ».
Zweig observe chez sa génération une méfiance insondable, il atteste chez ses contemporains « la
nervosité [et] l’humeur chagrine qui résultent du sentiment général d’insécurité ». La confiance en
son prochain et une attitude positive envers la vie sont autant de dispositions qu’une génération

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Conférence sur « Les intellectuels et l’Europe »
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aussi fortement marquée par des pulsions d’hostilité ne saurait plus développer. C’est pourquoi,
selon Zweig, il faut bien plutôt, pour garantir la paix à long terme, partir de la jeunesse, il faut
débuter ce qu’il appelle « la construction d’une nouvelle génération ». Zweig motive cela par la
psychologie du développement en disant que c’est la jeunesse seule qui est véritablement ouverte,
capable d’enthousiasme et prête à une affirmation. « Nous ne devons plus songer à reconstituer ce
qui est parti en morceaux », écrivait Zweig, « mais seulement à construire ce qui n’a pas encore pris
forme en lui donnant de nouveaux traits plus féconds. » Pour façonner ainsi spirituellement et
psychiquement une nouvelle génération, Zweig considérait comme fondamental la vision de
l’histoire avec laquelle cette jeunesse serait élevée : est-elle formée, à l’école, par une image de soi
et d’autrui antagonistique et militaire, une image qui dépeint le cours de l’histoire depuis une
perspective nationale et fait dès lors fatalement apparaître celui-ci comme l’éternel flux et reflux des
propres victoires et défaites ? Ou bien la jeunesse grandit-elle différemment, à savoir avec un
concept d’histoire mondiale par lequel Zweig entend plutôt une écriture de l’histoire culturelle
qu’une histoire politique ? Zweig définit donc l’historiographie au service de la mission pacifique à
laquelle il aspire comme quelque chose qui doit stimuler positivement le public, l’élever
moralement, et ce en faisant naître, grâce à la narration des époques révolues, une admiration pour
les accomplissements intellectuels, scientifiques et artistiques tant de sa propre patrie que des
autres nations.

      « Si l’histoire de la culture prenait dans l’éducation la place centrale, au lieu de l’histoire politique, les
      nations auraient plus de respect les unes pour les autres et moins de méfiance les unes envers les
      autres, et la génération montante ferait preuve de plus d’amour pour les choses de l’esprit et de moins
      d’inclination à la violence. Et surtout l’optimisme si nécessaire se consoliderait et nous ne douterions
      pas, à quelque nation que nous appartenions, de pouvoir en fin de compte, grâce aux réalisations
      communes des Européens, maîtriser toutes les difficultés politiques, économiques et sociales et
      sauvegarder la supériorité que nous avons su affirmer face à l’histoire, depuis deux mille ans, sur notre
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      ‘petite péninsule de l’Asie’, comme l’appelle Nietzsche » .

Zweig misait donc sur une transformation en profondeur des mentalités au sein des populations
d’Europe. Fin observateur et analyste poétique de l’âme humaine, ainsi, notamment, que
contemporain d’une époque au plus haut point politisée, il savait que de tels changements ne
pouvaient être décrétés de façon ad hoc, comme ç’avait été le cas avec la fin de la guerre en 1918 et
le passage à un nouveau système politique. Zweig avait déjà médité cette question directement
après la guerre, dans un court texte intitulé L’éducation à la conscience républicaine. Il savait que
les modifications profondes des mentalités sont le résultat d’évolutions sur une longue durée et très
variées de – je cite – « la sphère morale » de l’homme, Zweig le savait bien. Je le cite :

      « La république ne doit pas parvenir au peuple par retournement extérieur, c’est lui qui doit parvenir à
      elle de l’intérieur. N’allez pas vous convaincre que cela s’est produit dès lors que quelques enseignes
      de fournisseurs de la cour ont été recouvertes et qu’un drapeau rouge flotte sur le château de Berlin.
      Cela indique seulement que l’autocratie a été vaincue, et non la victoire intérieure de la république. »

1
    Appels aux européens, p. 88.

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Conférence sur « Les intellectuels et l’Europe »
                        Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve), 14 mars 2018

Tout comme Schiller dans son analyse de crise politique à la fin du 18e siècle, Zweig misait sur une
transformation qui s’opère à l’intérieur de l’homme et qui, pour cette raison, demande du temps : la
prévision de Schiller quant à la durée de son projet éducatif «esthétique» après la Terreur des
Jacobins faisait déchanter: il supposait qu’il y aurait là « du travail pour plus d’un siècle » !

La notion qu’avait Zweig de la réorientation spirituelle de la jeune génération peut être comparée à
la conception éducative de Schiller et ainsi être comprise comme projet d’une « éducation
esthétique pour l’Europe ». Dans le discours qu’il écrivit pour le congrès à Rome, Zweig développa
des propositions très concrètes sur les manières de promouvoir une telle rééducation de la jeunesse.
Vues d’aujourd’hui, certaines de ses idées ont un effet frappant, étant donné qu’entre- temps elles
se sont vu effectivement concrétiser – quoiqu’après l’expérience, il est vrai, de ce que Zweig avait
justement cherché à éviter, après une autre guerre mondiale. Le programme Erasmus des
universités européennes, fondé et financé par l’Union européenne, pourrait, quand on lit la
proposition présentée en 1932 par Zweig, s’appeler à juste titre programme Stefan-Zweig. Mais on
peut supposer que l’auteur d’une biographie sur Érasme de Rotterdam, dans laquelle Érasme est
caractérisé comme le « premier Européen conscient », n’aurait rien trouvé à redire non plus au nom
finalement retenu pour le programme d’internationalisation des études. Zweig proposa déjà en
1932 – je le cite – « des conventions internationales entre états et universités [...] qui permettraient
aux étudiants d’obtenir la reconnaissance d’un semestre ou d’une année d’études dans une
université étrangère »2. Mais Zweig réclamait aussi des programmes d’échanges déjà au niveau
scolaire, dès la formation secondaire.

      « On éduquerait ainsi », conclut-il, « dans tous les pays en même temps, sous le signe de l’amitié, une
      génération vigilante, une élite connaissant les langues et les mœurs étrangères, ayant vu les pays
      étrangers de ses propres yeux, une sorte d’état-major de l’armée intellectuelle dont la mission
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      commune serait de conquérir l’avenir » .

Dans cette formation d’une élite européenne qui aurait la fonction de médiateurs culturels,
intervenaient pour Zweig d’autres initiatives encore, notamment la création d’une académie et
d’une université européennes. Toutes deux devraient trouver temporairement et successivement
leur résidence dans diverses villes d’Europe. Le projet de paix européen que Zweig espérait mettre
en œuvre à l’aide de la culture incorporait donc concrètement les établissements d’enseignement
pour différentes tranches d’âge. La jeunesse devait devenir l’avant-garde d’un « dialogue des
cultures » qui résonnerait de toutes ses voix dans les sociétés européennes :

      « À partir de cette élite, de ce groupe lié par l’amitié, se diffuserait immédiatement dans chaque pays la
      connaissance de l’autre. Ils seraient les agents tout désignés de la médiation, les propagateurs de
      l’esprit d’entente et donc les adversaires de cette sourde méfiance entre les nations dont nous avons le
      sentiment qu’elle est encore plus fatale que toutes les brèves éruptions d’hostilité belliqueuse. »

2
    Appels aux européens, p. 91.
3
    Ibid., p. 94.

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Conférence sur « Les intellectuels et l’Europe »
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À peine quelques années plus tard, en 1936, alors que Zweig avait depuis longtemps quitté
l’Autriche pour fuir les Nazis et vivait en exil à Londres, il parla à nouveau publiquement de ses plans
pédagogiques et pacifistes : Lors d’une tournée de conférences, il prononça en Brésil un discours en
langue française intitulé L’unité spirituelle du monde. Zweig enthousiasmait avec ses propos un
public de 2000 personnes. Chose très surprenante, ce discours resta impublié jusqu’en 2013. Zweig
n’y évoquait plus simplement une union transnationale européenne, mais élargissait maintenant, en
dehors de l’Europe, son argumentation à des dimensions universelles : Tout comme en 1932 pour le
congrès de Rome, il démontrait la nécessité d’éduquer la jeunesse dans un sens résolument
internationaliste. Mais il radicalisait son argumentation en ne parlant plus seulement de ce qui était
pertinent au niveau pragmatique, comme l’apprentissage des langues et la transmission de la
culture, mais appelait à prendre part émotionnellement à ce qui nous est étranger : il décrivait
l’éducation au cosmopolitisme comme un amour qui serait débarrassé de la méfiance et de la peur
de ce qui nous n’est pas semblable. Si la jeunesse grandit aussi en compagnie de ce qui lui est
étranger, l’expérience du différent pourrait être vécue comme un enrichissement et un
élargissement de sa propre force d’âme. Au final, selon Zweig, la présence de l’étranger et du
différent aurait l’effet d’un stimulant vital. « Il faut », dit Zweig, « combattre le pessimisme »
comme attitude de repli sur soi et de résignation, et ce tout simplement comme le pessimisme est
un « élément destructeur ». D’un ton à la foi inspiré et implorant Zweig sollicitait dans son discours
brésilien un comportement exemplaire de la génération plus âgée :

   « Nous devons instruire une jeunesse à haïr la haine, parce qu’elle est stérile et détruit la joie de
   l’existence, le sens de la vie, nous devons éduquer les hommes d’aujourd’hui et de demain à penser et à
   ressentir dans des dimensions plus vastes. »

Nous devons leur enseigner que c’est faire preuve de petitesse d’esprit et de fermeture sur soi que
de circonscrire la camaraderie à son propre cercle, à son propre pays uniquement, au lieu de
ressentir la fraternité jusque par-delà les océans avec tous les peuples du monde. Nous devons
montrer par notre propre exemple, nous les aînés, que la libre admiration de valeurs qui nous sont
étrangères n’amoindrit pas la force intérieure de l’âme, mais ne fait au contraire que l’élargir [...]. »

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