Élevages et sociétés : les rôles multiples de l'élevage dans les pays tropicaux - Inra

 
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Élevages et sociétés : les rôles multiples de l'élevage dans les pays tropicaux - Inra
INRA Prod. Anim.,
2011, 24 (1), 145-156           Élevages et sociétés :
                                les rôles multiples de l’élevage
                                dans les pays tropicaux
                                                                         V. ALARY1, G. DUTEURTRE2, B. FAYE3,4,5
                       1 CIRAD, ICARDA, 15 G. Radwan Ibn El-Tabib St., Giza, Egypt, P.O. Box 2416, Cairo, Egypte
               2 CIRAD, DRASEC Direction Régionale du Cirad, Bureau 102, Bât 2G, Cité diplomatique de Van Phuc,
                                                                                        298 Kim Ma, Hanoï, Vietnam
      3 INRA, UMR0868 Systèmes d'Elevage Méditerranéens et Tropicaux, 2 place Viala, F-34060 Montpellier, France
                    4 CIRAD, Systèmes d'Elevage Méditerranéens et Tropicaux, Campus International de Baillarguet,
                                                                                        F-34398 Montpellier, France
              5 Supagro, Systèmes d'Elevage Méditerranéens et Tropicaux, 2 place Viala, F-34060 Montpellier, France

                                                                                Courriel : veronique.alary@cirad.fr

Par sa faculté à se développer dans des espaces très diversifiés (du désert à la forêt tropicale)
et parfois restreints (hors-sol) ou dans des milieux agroécologiques extrêmes (haute montagne,
désert), l’élevage constitue une opportunité et une sécurité alimentaire et économique pour une
grande diversité de groupes sociaux. Il est aussi un marqueur socioculturel de nombreuses
sociétés du Sud.

   Partout dans le monde, l’élevage a           Un des moyens d’aborder la diversité      tout les capacités d’adaptation de l’acti-
marqué de son empreinte les sociétés et      des rôles de l’élevage est de reconnaître    vité d’élevage à des conditions diffici-
les espaces. Dans les pays du Sud, zones     sa multifonctionnalité. La multifonc-        les. Les fonctions sociales sont considé-
à fortes contraintes climatiques, envi-      tionnalité de l’agriculture a été souli-     rées en tenant compte des contributions
ronnementales et socio-économiques,          gnée par divers auteurs notamment dans       à la fois aux champs culturel et social
l’élevage et ses activités dérivées struc-   les pays du Nord (Collectif groupe           des activités d’élevage. Enfin, les fonc-
turent probablement de façon plus mar-       Polanyi 2008) mais aussi dans quelques       tions économiques doivent être abor-
quée qu’ailleurs, à la fois la vie écono-    pays du Sud comme au Brésil                  dées aussi bien dans l’économie des
mique des ménages et des groupes de          (Bittencourt Machado 2009). Les rôles        ménages que dans l’économie locale ou
ménages, mais aussi la majorité des          multiples de l’élevage ont cependant été     régionale, voire nationale.
événements sociaux, culturels ou reli-       insuffisamment analysés, notamment
gieux.                                       dans les pays du Sud, dans la perspecti-
                                             ve de la défense d’une activité soumise      1 / L’élevage comme activité
   Cependant, les changements à l’œu-        à bien des controverses (Steinfeld et al     d’adaptation à des condi-
vre aujourd’hui (perturbations clima-        2006). D’ailleurs, l’identification du
tiques, accroissement de la pression         rôle particulièrement important de l’éle-    tions difficiles
démographique, urbanisation, intensifi-      vage dans les défis alimentaires du siè-
cation des productions, emprise du mar-      cle à venir (Delgado et al 1999) conduit
ché, internationalisation des échanges)      à s’interroger sur les autres fonctions de   1.1 / Adaptation aux conditions
induisent toute une série d’activités en     ce secteur qui connaît de fait d’impor-      climatiques et environnemen-
lien avec l’élevage, et des changements      tantes mutations. Dans les pays du Sud,      tales
notoires de l’activité d’élevage elle-       la spécificité de ces fonctions multiples
même que ce soit dans les zones rura-        tient moins à l’activité elle-même, quasi       L’élevage occupe une grande diversi-
les ou périurbaines, voire urbaines          identique dans ses fondements à celle        té de milieux écologiques, agrono-
(Steinfeld et al 2010). Plus encore que      mise en œuvre au Nord, qu’aux contex-        miques et humains, bien qu’il reste l’ac-
dans le passé (du fait des changements       tes sociaux, culturels, économiques et       tivité dominante des environnements
évoqués ci-dessus), et de façon plus         climatiques qui en révèlent tout le poids    difficiles, impropres aux cultures, en
marquée sans doute que dans les pays         dans la société.                             raison : i) des conditions climatiques
du Nord, l’élevage assure de multiples                                                    telles que les températures extrêmes ou
fonctions, promouvant à la fois des acti-       Nous aborderons dans cette synthèse       les écarts de températures jour/nuit, le
vités d’appoint pour assurer la couver-      successivement les fonctions environ-        niveau d’aridité ou d’humidité, l’occur-
ture en produits alimentaires du ména-       nementales, sociales et économiques de       rence des sécheresses, ii) des contrain-
ge, la diversification des sources de        l’élevage, suivant en cela la typologie      tes pédologiques (profondeur des sols,
revenus pour des besoins de trésorerie       des fonctions multiples de l’agriculture     fertilité, texture, hydrologie, contraintes
de la famille, la capitalisation des sur-    proposée par Jean (2007 cité par             chimiques comme la salinité…) ou phy-
plus sous forme d’épargne ou des activi-     Bittencourt Machado 2009). Les fonc-         siques telles qu’un relief accidenté. Les
tés de valorisation et de commercialisa-     tions environnementales de l’élevage ne      conditions d’aridité concernent plus des
tion des produits d’élevage (Duteurtre       se réduisent pas à ses externalités posi-    trois quarts des terres d’Afrique du
et Faye 2009).                               tives ou négatives, mais concernent sur-     Nord, d’Asie centrale et d’Ouest et plus

                                                                                          INRA Productions Animales, 2011, numéro 1
Élevages et sociétés : les rôles multiples de l'élevage dans les pays tropicaux - Inra
146 / V. ALARY, G. DUTEURTRE, B. FAYE

de la moitié des terres d’Afrique de         Photo 1. Elevage de petits ruminants dans la New Valley (Egypte).
l’Ouest et du Sud. Pour tous ces
milieux, un facteur commun de survie et
de développement socio-économique
est bien l’élevage en tant que capital sur
pieds et source d’échanges et de revenus
pour favoriser la vie sociale.

   Le développement et le maintien des
activités d'élevage dans ces milieux
extrêmes sont principalement basés
sur les mécanismes de résistance
biologiques de certaines espèces ou
races (stockage d’eau chez les droma-
daires, réserves énergétiques caudales
chez les brebis Barbarine de Tunisie) ou
la capacité à valoriser de multiples espè-
ces végétales (Rutagwenda et al 1989).
Les petits ruminants et dromadaires
dominent largement les zones arides de
l’Asie de l’Ouest, d’Afrique du Nord et
du Nord Sahel (qui s’étend du Nord-

                                                                                                                                         CIRAD : V. Alary
Ouest de la Mauritanie au Nord-Est du
Tchad). Les camélidés offrent des
opportunités d’activités aux limites du
désert pour les dromadaires et cha-
meaux, ou aux plus hautes altitudes          de rente) dans les zones pluviales. Les        ne de sociétés dites d’éleveurs, dans le
pour les lamas et alpagas.                   principales différences entre ces deux         sens où l’activité d’élevage est au cœur
                                             grands systèmes concernent à la fois la        de la structuration et l’organisation
   Dans ces zones, la mobilité a consti-     taille du troupeau et le mode de gestion       sociopolitique et spatiale des popula-
tué un élément quasiment permanent           des ressources. Si les semi-nomades et         tions.
d’adaptation aux contraintes du milieu       transhumants restent très dépendants
et de gestion des ressources. Elle s’ins-    des ressources collectives, les systèmes
crit autant dans l’itinérance à la recher-                                                  1.2 / Moyen de survie ou de déve-
                                             mixtes et agropastoraux sont extrême-          loppement économique face aux
che de nouveaux parcours, la gestion         ment dépendants du foncier approprié.
d’une soudure entre bonne et mauvaise                                                       changements globaux
année, que dans les circuits de commer-
cialisation qui se construisent sur des         Le développement du système agro-             Dès que les conditions agrono-
réseaux sociaux. Aujourd’hui, la mobi-       pastoral se traduit par une augmentation       miques s’améliorent, se développent
lité de longue durée tend à se restrein-     de l'utilisation des résidus de récolte dans   des activités liées à l’élevage bovin et
dre accompagnant le déclin du système        l'alimentation animale, des céréales four-     bubalin que l’on retrouve dans une
nomade ou transhumant au profit de           ragères et d'autres concentrés à travers la    bonne partie de l’Amérique du Sud,
systèmes agropastoraux jusqu’aux             vaste zone dite semi-aride (100-400 mm         l’Afrique subsaharienne soudanaise et
confins des zones arides. Les raisons        de précipitations annuelles) qui s'étend du    l’Asie du Sud. En Asie de l’Est, sous
sont multiples en lien avec des facteurs     Maroc à la Mongolie (Nordblom et al            la pression démographique et foncière,
externes (crises climatiques ou poli-        1997), mais aussi dans les pays d’Afrique      le système d’élevage dominant combi-
tiques qui ont obligé les éleveurs à déca-   subsaharienne (Corniaux et al 1999). Les       ne généralement des espèces à cycle
pitaliser puis se diversifier vers l’agri-   cultures fourragères (orge, berseem, sor-      court telles que les porcins et les
culture (Arditi 2009), politiques de         gho, vesce, avoine) sont limitées aux          volailles. En Asie du Sud (Inde) ou
sédentarisation plus ou moins forcées),      zones irriguées. La majorité des agropas-      dans la vallée du Nil (Egypte), on trou-
et internes liés à la modernisation, aux     teurs développe la production de céréales      ve des systèmes d’élevage de rumi-
aspirations des jeunes générations et à      sur des terres marginales dont les rende-      nants en quasi hors-sol, utilisant peu
l’émancipation des dépendants (Alary         ments restent très dépendants des aléas        de place, très proches finalement du
et El Mourid 2005). Ces systèmes agro-       climatiques. En Afrique du Nord, les res-      modèle de basse-cour (Bravo-
pastoraux sont multiples selon les           sources pastorales ne couvriraient plus        Baumann 2000) où les animaux sont
milieux sociogéographiques et les            que 10% des besoins (Nefzaoui et El            élevés dans la cour de la maison avec
conditions agroclimatiques qui condi-        Mourid 2008), ce qui constitue un facteur      un modèle d’alimentation à l’auge.
tionnent l’importance des mécanismes         de dépendance accrue à la fois au marché
de mobilité. Il existe ainsi un gradient     mais aussi aux aides publiques en cas de         Aujourd’hui, avec la segmentation
depuis les systèmes semi-nomades et          sécheresse et donc une fragilisation des       des territoires (par les frontières)
transhumants (comme certains groupes         systèmes durant les mauvaises années cli-      notamment en Afrique, les migrations
Peuls en Afrique subsaharienne, les          matiques                                       de colonisation se sont plus ou moins
Bédouins en Asie occidentale, ou les                                                        taries laissant la place à des migrations
Bahimas en Ouganda…) aux systèmes               Ainsi, l’élevage peut être considéré        économiques déterminées par la pau-
sédentaires ou encore systèmes mixtes        comme un marqueur géographique de              vreté et l’exclusion (Auclair et al
agriculture-élevage qui englobent à la       nombreuses zones impropres à l’agri-           2001). Cette migration a changé de
fois les cultivateurs qui investissent       culture, comme on peut l’observer dans         contour : elle prend un caractère plus
dans l’élevage pour conserver leur épar-     les zones sahéliennes ou les zones step-       individuel et familial que collectif, elle
gne et les éleveurs qui développent un       piques du Maroc à la Mongolie selon un         se complexifie sous l’effet de flux de
système de culture, soit pour l’autocon-     gradient Ouest/Est. Cette frange mar-          réversibilité. Elle s’accompagne de
sommation, soit pour la vente (cultures      quée par l’aridité est souvent le domai-       profonds changements des milieux,

INRA Productions Animales, 2011, numéro 1
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Élevages et sociétés : les rôles multiples de l’élevage dans les pays tropicaux / 147

notamment la conversion des espaces           constitue une activité essentielle de             comme facteur de redistribution (Faye
forestiers et des savanes en terres agri-     survie, voire de développement. Ainsi             2009). L’élevage est souvent au centre
coles, avec ses conséquences directes         l’élevage s’inscrit comme un moyen                des alliances matrimoniales : chez les
sur l’érosion des sols, la déforestation,     d’adaptation des sociétés aux condi-              Peuls Wodaabés, le père du marié donne
l’appauvrissement des terres. Elle            tions du milieu et aux changements                une génisse au père de la mariée alors
s’accompagne aussi d’une évolution            extérieurs. Il se situe à l’interface             que l’époux donne à sa nouvelle femme
des sociétés : changements de mode            entre la société et la gestion du                 des animaux dont elle garde l’usage et
de vie, mutations sociales et familia-        milieu, répondant directement aux                 dont le capital est réservé aux enfants du
les. Dans ces mutations, on observe le        changements du milieu et induisant                couple (Thébaud 1988). On voit ainsi
rôle actif de l’élevage dans l’avancée        également des transformations des                 comment l’animal participe à la consti-
des fronts pionniers, notamment grâce         écosystèmes (en partant ou en arri-               tution de chaînes de relations sociales
à l’utilisation de la force animale           vant).                                            verticales (intergénérationnelles) et
(traction attelée). Cette activité est                                                          horizontales (entre familles d’une
certes souvent décriée pour son impact        2 / Les troupeaux : entre                         même tribu ou clan), ou à des mécanis-
dans la déforestation et la substitution du                                                     mes de redistribution qui participent à la
couvert forestier par les pâturages.          contribution culturelle et                        sécurité présente et future du groupe.
Toutefois, ces dynamiques environne-          capital social
mentales peuvent être également lues                                                               Le rôle important des animaux dans
comme des constructions paysagères                                                              les relations sociales et dans nombres de
nouvelles, dans lesquelles il s’agit moins    2.1 / Les dimensions sociales,                    cérémonies, rites ou pratiques ostenta-
de vilipender l’élevage que de trouver un     culturelles et symboliques des                    toires est un élément commun aux
nouvel équilibre entre les différents                                                           sociétés d’éleveurs, mais aussi à de
agroécosystèmes (Bommel et al 2010).          animaux                                           nombreux groupes d’agro-éleveurs ou
Ainsi, en Amazonie, l’élevage peut être          De nombreux travaux en anthropolo-             d’agriculteurs. Dans les systèmes agri-
aussi vu comme un moyen d’anthropiser         gie et sociologie ont mis en évidence             coles ou agropastoraux, l’élevage peut
des espaces forestiers, jusqu’alors peu       différentes contributions de l’élevage à          faire l’objet de nombreux échanges
fréquentés par l’Homme, en ouvrant            la structuration politique et l’organisa-         entre membres des communautés et est
la voie au développement agricole             tion socioculturelle des sociétés d’éle-          susceptible d’acquérir une dimension
(Ickowicz et al 2010).                        veurs, notamment en Afrique subsaha-              sociale, symbolique, ou un rôle de mar-
                                              rienne (voir par exemple Bernus 1975,             queur culturel. L’élevage participe aussi
   L’élevage joue aussi un rôle essen-        1981 et Bonte 2007, 2008). Certains tra-          de manière centrale aux trajectoires
tiel dans les systèmes agricoles pour le      vaux s’intéressent aux modes de vies              d’évolution des familles sahéliennes,
maintien de la fertilité des sols. On         des éleveurs et mettent en exergue cer-           qui peuvent prendre la forme «d’allers
citera, à titre d’exemple, les étables        tains traits relatifs à l’habitat, au territoi-   et retours» entre pastoralisme et agro-
fumières du Sénégal ou du Burundi où          re, aux techniques d’élevage, comme               pastoralisme, en fonction de l’état de
la production de lait devient (en ter-        aux fonctions symboliques du bétail.              capitalisation des familles (Bonfiglioli
mes de revenu et d’intérêt agrono-            D’autres insistent davantage sur l’orga-          1990). Enfin, l’élevage joue un rôle
mique) un produit secondaire par rap-         nisation socio-institutionnelle de ces            important dans les trajectoires d’accu-
port au fumier, principal produit pour        sociétés et sur les règles qui structurent        mulation des paysans des fronts
le développement des cultures vivriè-         à la fois leur mode de vie (gestion de            pionniers amazoniens et il acquiert, à ce
res intensives dans des régions rurales       l’espace et des ressources, sécurisation          titre, un statut particulier au sein de ces
à forte densité.                              d’un habitat) et sa reproduction (systè-          communautés agricoles (Tourrand
                                              me matrimonial, identité symbolique).             2009).
   Parfois grâce à ses produits, ses          Si l’approche culturelle des sociétés
modes de production et les formes             d’éleveurs basées sur le nomadisme, en               Ce «marquage» culturel par l’élevage
d’organisation sociale associées, l’éle-      opposition aux sociétés sédentaires, fait         apparaît aussi au sein même des sociétés
vage peut devenir un marqueur du ter-         toujours débat en matière de facteur de           urbaines. En Inde, les produits laitiers
ritoire en générant une succession            différenciation identitaire (Bonte 2006),         s’inscrivent dans un système symbo-
d’activités économiques, comme cela           le système symbolique existant autour             lique multiple combinant la religion
est par exemple observé dans certaines        de l’élevage (Bernus 1984), qui unit et           (par le biais du symbole de la vache
zones où la production laitière s’est         différencie les différentes communautés           «sacrée»), le système matrimonial (par
fortement développée. On peut citer le        d’éleveurs, révèle bien le rôle culturel          le système de la dot) et la réussite éco-
cas du Sénégal (Sow-Dia et al 2007)           de l’élevage. Ce système symbolique se            nomique nationale au travers de la
ou du Pérou (Aubron 2007). L’activité         retrouve dans de nombreux domaines                coopérative laitière, National Develop-
laitière induit aussi un ensemble             tels que les règles matrimoniales, les            ment Dairy Board (NDDB) (Alary
d’activités sociales et économiques en        rapports économiques, le langage ou la            1999). Dans les villes sahéliennes, les
amont (matériel de traite, intrants           religion et l’animal se trouve enchâssé           animaux domestiques peuvent se révé-
vétérinaires et aliments pour bétail…)        dans des règles sociales complexes.               ler être de puissants facteurs d’identité
et en aval (réseaux de transformation         Ainsi, au-delà de sa valeur économique,           pour les populations d’origine pastorale
et de distribution, outils de valorisa-       le capital cheptel constitue à la fois un         récemment urbanisées, mais aussi pour
tion…), qui en font un moteur du              héritage culturel et un des piliers de            certains individus à la recherche d’une
développement local.                          l’organisation sociale des groupes de             nouvelle identité et d’une reconnaissan-
                                              pasteurs.                                         ce sociale. Cette importance culturelle
   De fait, l’élevage ne se cantonne                                                            s’illustre par exemple avec le dévelop-
pas aux zones difficiles bien qu’il en           A titre d’exemple, on peut citer la pra-       pement de l’élevage de mouton de pres-
soit la principale activité quand les         tique du préhéritage commune à bien               tige dans les arrière-cours de Dakar
conditions climatiques ou pédolo-             des peuples pastoraux (Dupire 1970)               (Ninot 2010). Elle s’illustre aussi dans
giques ne permettent plus de cultiver.        conférant au jeune pasteur un réel statut         les modes de consommation urbains qui
Toutefois, l’élevage grâce à sa mobi-         social et économique ou le rôle de l’éle-         laissent une large part aux préparations
lité et ses capacités d’adaptation aux        vage dans le système de régulation                «traditionnelles» à base de produits lai-
conditions climatiques difficiles             sociale de la dot et de la dette agissant         tiers et de produits carnés, notamment

                                                                                                INRA Productions Animales, 2011, numéro 1
148 / V. ALARY, G. DUTEURTRE, B. FAYE

     pour les fêtes (Duteurtre                 2003,   constituent à la fois un facteur de sécu-      géographique et sociale du cheptel sur
     Brisebarre et Kuczynski 2009).                    rité (entraide en situation difficile, dimi-   la base d’une relation contractualisée
                                                       nution des risques par la possibilité de       (Faye 2009). Il participe aussi à un
     2.2 / Élevage et capital social                   mener, au niveau d’un groupe, des stra-        mécanisme de solidarité au sein de la
                                                       tégies diversifiées), et un facteur d’opti-    communauté pastorale qui implique une
        Le capital social constitue un maillon         misation des systèmes de production            certaine réciprocité en cas de besoin ;
     essentiel et critique des stratégies de           par l’organisation de synergies, comme         tout animal confié est susceptible de
     lutte contre la pauvreté et de développe-         la régulation de l’accès aux ressources        revenir dans son troupeau d’origine en
     ment économique durable. Le capital               dans les sociétés d’élevage pastoral. Le       cas de difficulté du propriétaire (séche-
     social est défini comme l’ensemble des            capital social peut aussi être un facteur      resse, épizooties, dépense importante).
     normes et réseaux, et la capacité des             de domination, de dépendance, de fragi-
     gens à agir collectivement (Woolcock et           lité, voire un facteur d’exclusion ou de          Le transfert d’animaux par dons ou
     Narayan 2000). Il est considéré dans              marginalisation. Il est communément            prêts peut prendre des formes très diver-
     l’approche des «capabilités» formalisée           admis en Afrique subsaharienne que la          ses, variant d’un groupe ethnique à l’au-
     par Sen (1992) comme un élément essen-            famille élargie exerce, par le jeu des         tre. Chez les Peuls Wodâabe (Niger),
     tiel de la réduction de la vulnérabilité.         solidarités, une fonction de redistribu-       «la vache habbanae (le «contrat» asso-
                                                       tion des richesses, mais aussi un rôle de      cié est alors appelé habbanaaji) est
        Cependant, le capital social fait l’ob-        partage des charges d’une descendance          celle qui est prêtée temporairement à un
     jet de nombreux débats sur sa définition          nombreuse (Mahieu 1989, Adjamagbo              parent ou un ami jusqu’à ce qu’elle ait
     et ses retombées. Pour Fafchamp et                1997), qui conduit souvent à des situa-        mis bas trois fois, les produits devenant
     Mintens (2002), il peut être défini               tions de dominance, de dépendance et           la propriété de l’emprunteur. La vache
     comme : «a stock of emotional attach-             de fragilité. Ainsi, les interactions socia-   fewnaange est prêtée à un ami qui vient
     ment to a group or society at large               les sont des processus complexes avec          de perdre un animal. Le confiage pour
     that facilitate the provision of public           des effets négatifs (inhibition de l’initia-   une durée indéterminée à un cousin
     goods […]» ; pour Putman (1993), il               tive privée, faible incitation à accroître     croisé est appelé soggarae. Lorsqu’il
     s’agit principalement d’une externalité           les gains du fait de la pression sociale,      s’agit d’une vache prêtée à une famille
     collective et donc d’un bien public ;             déresponsabilisation, relation de dépen-       temporairement privée de lait, on parle
     alors que Coleman (1988) suppose que              dance, voire domination) comme des             de vache diilae. Le transfert d’un mâle
     le capital social et donc ses intérêts            effets positifs (prise en charge familiale     reproducteur pour répondre aux
     (revenus du capital) sont individuels             d’une protection sociale non assurée par       besoins de reproduction d’un troupeau
     même s’il résulte d’une interaction               l’économie publique).                          qui en est démuni peut également avoir
     sociale. Pour Fafchamps (ibid.), les                                                             lieu auquel cas l’emprunteur est géné-
     bénéfices du capital sont principalement             L’une des formes les plus connues de        ralement tenu de rendre l’animal au
     issus de la réduction des coûts de trans-         capital social propre aux systèmes             bout de quelques temps à son proprié-
     action alors que, dans la conception              d’élevage sont les réseaux de confiage         taire avec une génisse. Ces transferts
     beckerienne, les revenus de cet actif se          et de redistribution du cheptel. Le don        diffèrent fondamentalement du gardien-
     matérialisent soit comme un flux d’uti-           ou le confiage de la vache ou de tout          nage par les bergers de vaches joke-
     lité perçu par des individus, soit comme          autre animal «de rente» est une pratique       reeji, c’est-à-dire d’animaux apparte-
     une augmentation des rendements d’une             classique dans la plupart des sociétés         nant à des étrangers (commerçants ou
     fonction de production (Réquier-                  pastorales. Si le don est formellement         fonctionnaires). En effet, pour ces ber-
     Desjardins 2003).                                 un mécanisme d’aide au pauvre, à celui         gers, le lait représente une rémunéra-
                                                       qui a perdu tout ou partie de son bétail       tion» (Faye 2009). Dans la plupart des
        Cette notion de capital social est par-        au point qu’il ne peut plus en vivre, le       cas, ces transferts concernent des
     ticulièrement importante dans le                  confiage est avant tout un élément d’une       vaches ou d’autres animaux, en âge de
     contexte africain où les liens tissés             stratégie de prudence par la dispersion        se reproduire, confirmant le rôle de
                                                                                                      sécurisation que jouent ces mécanismes.
                                                                                                      Les transferts peuvent aussi être tempo-
                  Photo 2. Marché de Roro au Sud-Est du Tchad.                                        raires et ne concerner alors que les pro-
                                                                                                      duits (naissances et/ou produits tels que
                                                                                                      le lait).

                                                                                                         Le confiage des animaux à un ensem-
                                                                                                      ble de parents, de relations ou de mem-
                                                                                                      bres du clan contribue à la constitution
                                                                                                      d’un «réseau social de solidarité»
                                                                                                      (Gallais 1989). Le prêt et le don sont des
                                                                                                      éléments permettant de tisser des allian-
                                                                                                      ces, d’entretenir des liens de parenté et
                                                                                                      d’amitié. Ils contribuent surtout à la via-
                                                                                                      bilité des unités domestiques temporaire-
                                                                                                      ment non viables parce qu’affectées par
                                                                                                      une surmortalité de leur bétail (sécheres-
                                                                                                      se, épizootie) ou par un déstockage invo-
                                                                                                      lontaire ou contraint. Ils sont aussi le
                                                                                                      moyen pour un éleveur dépassant sa
                                                                                                      capacité de main-d’œuvre de favoriser la
                                                                                                      circulation de l’excédent du troupeau en
                                                                                                      répartissant les charges animales dans
CIRAD : B. Faye

                                                                                                      l’espace. Au fond, ce qui confère du pres-
                                                                                                      tige au sein de ce réseau social, c’est
                                                                                                      moins la possession de richesses en bétail

    INRA Productions Animales, 2011, numéro 1
Élevages et sociétés : les rôles multiples de l’élevage dans les pays tropicaux / 149

que sa distribution (Levi-Strauss 1967).       de capital social conduit alors les indi-        (petits ruminants) ou pluriannuels
Derrière l’avantage «numérique» de             vidus à privilégier les investissements          (ruminants).
disposer d’un grand nombre d’animaux,          à retour rapide et de montant peu élevé,
il y a l’intérêt d’avoir un grand nombre       susceptibles d’éroder le capital naturel,           Comprendre le rôle de l’élevage dans
d’amis et de relations (Waller 1999). La       ou encore à se réfugier dans des straté-         les exploitations revient à attribuer un
redistribution du bétail génère un réseau      gies défensives (logique extensive,              poids à ces différentes fonctions entre
«d’obligés». Une telle construction socia-     statu quo technique) qui sont conjoin-           production et épargne et donc aux for-
le n’est pas envisageable avec une riches-     tes à des comportements opportunistes            mes d’exploitation et de valorisation
se monétaire. Chez les peuples pasteurs,       sur les ressources naturelles. De plus,          des produits de l’élevage, reflétées dans
l’argent ne peut être le véhicule des rela-    l’innovation individuelle accroît les            les pratiques d’élevage. Généralement
tions sociales et identitaires et en aucun     risques : risque technique lié à la              la fonction d’épargne se révèle en partie
cas ne peut entrer dans des mécanismes         phase de transition du système produc-           dans le croît net du troupeau et sa struc-
de redistribution.                             tif et risque social lié aux jalousies sus-      ture démographique, alors que le degré
                                               citées.                                          d’investissement dépend du taux d’ex-
   Cependant, les stratégies de redéploie-                                                      ploitation (incluant les achats et ventes
ment du capital animal n’ont pas empê-            A l’instar des autres activités de diver-     d’animaux). Les fonctions de trésorerie
ché les risques d’épuisements biolo-           sification et à l’interface entre le social et   sont mises en évidence par l’exploita-
giques au cours des récentes sécheresses.      l’économique, l’élevage porte aussi en           tion des produits intermédiaires (lait,
La surmortalité du bétail, la détérioration    soi le risque d’un affaissement global de        laine, mise en location, transport) ou la
des termes de l’échange pastoral (aug-         la formation et d’une marginalisation            vente régulière de certains types ou
mentation du prix des céréales et chute        croissante d’une certaine classe sociale         catégories d’animaux.
du prix du bétail en période de sécheres-      par le jeu de la déscolarisation, comme il
se), la péjoration des ressources en four-     a été observé en Inde pour les enfants et           Les études typologiques des systèmes
rages et en eau, la désorganisation des        plus particulièrement les filles (Alary          fonctionnels d’exploitation que ce soit
écosystèmes concourent parfois à dépas-        2009). Ainsi l’organisation socioculturel-       dans des sociétés agropastorales ou
ser la capacité de réponse du système          le autour de l’activité d’élevage n’est pas      rurales mettent de façon «quasi naturel-
basé sur les réseaux de solidarité. Ainsi,     neutre dans ses effets, en termes de capi-       le» en évidence le rôle différencié de
les crises démographiques, dont ont été        tal humain et donc de réduction de la vul-       l’élevage selon un gradient allant des
victimes les troupeaux suite aux récentes      nérabilité. Cette organisation sociale for-      fonctions de trésorerie aux fonctions de
sécheresses, déstabilisant le système tra-     tement imbriquée autour de l’activité            capitalisation et d’épargne. Ce rôle
ditionnel d’assistance mutuelle, se sont       d’élevage se retrouve à l’échelle des            varie selon l’histoire et le stade de vie
traduites par des réorientations de l’acti-    ménages ou des familles où se concréti-          du ménage (selon l’approche des cycles
vité (vers l’agriculture notamment) ou         sent les phénomènes de pauvreté ou d’in-         de vie de Tchayanov 1924), le degré et
par l’exil vers les centres urbains, pous-     sécurité alimentaire.                            le type de diversification des activités
sant chacun sur des positionnements plus                                                        au sein du ménage (en différenciant les
individualistes, incompatibles avec la
répartition du capital. Dans les cas extrê-    3 / Les fonctions éco-                           activités d’élevage, des activités cultu-
                                                                                                rales vivrières ou de rente et de la natu-
mes de paupérisation généralisée, la           nomiques de l’élevage à                          re des activités non agricoles : activité
mutualisation du risque conduit la redis-
tribution non pas à faciliter la reconstitu-   l’échelle des familles                           salariale ou privée…) ou bien les événe-
tion du cheptel des plus démunis, mais                                                          ments conjoncturels qui peuvent faire
simplement à répondre à la survie immé-                                                         varier brutalement le cursus. C’est ainsi
diate, ce qui se traduit par l’échange de      3.1 / Entre trésorerie (activité                 que dans des études sur les systèmes lai-
l’animal donné ou confié contre des            productive) et sécurité (capital                 tiers en Inde ou en Ouganda, on re-
grains, voire à l’autoconsommation de          sur pieds) : des réalités qui se                 trouve des rôles similaires d’épargne ou
l’animal, abolissant par là même toute         recouvrent au sein d’un même                     de valorisation des produits laitiers en
possibilité de réciprocité (Anderson                                                            fonction des formes de diversification et
                                               élevage                                          de l’âge du chef de ménage (Alary et al
1999). Dès lors, ces mécanismes de soli-
darité ne suffisent plus à sortir les pas-        L’élevage constitue par essence un            2007, Alary 2009). Mais l’identification
teurs de la marginalisation collective. Ils    objet complexe ; principal mécanisme             de ces rôles différenciés ne doit pas
peuvent aussi éroder sérieusement la           d’accumulation et de transmission de             masquer le rôle potentiel des autres
capacité de réponse du système à des           richesse dans les sociétés pastorales et         fonctions qui varient selon les espèces.
stress externes.                               agropastorales, principal mécanisme
                                               d’épargne dans les sociétés rurales du              Ces différents rôles sont bien révélés
   Dans les sociétés agropastorales            Sud, il reste toujours un capital produc-        dans les approches en termes de moyens
d’Afrique du Nord, l’individualisme,           tif plus ou moins actif selon les besoins        d’existence (Livelihood approach)
par érosion du capital social, explique        courants du ménage ou les événements             (Ellis et Mdoe 2003, Carter et Barrett
en grande partie les difficultés de ges-       familiaux ou sociaux – qui peuvent               2006). Ces approches s’inscrivent en
tion commune des ressources renouve-           générer des dépenses ostentatoires – ou          partie sur les théories du bien-être pro-
lables, comme les parcours, et l’adop-         les risques extérieurs (crise climatique,        posées et formalisées par Sen (2002) qui
tion de technologies susceptibles de           spéculation sur les marchés…). Les pro-          a mis l’accent sur les «capabilités» des
favoriser un développement durable             duits sont multiples avec des pas de             agents comme moyen de réduire leur
(Dutilly-Diane et al 2005). En effet, les      temps productifs très variés ce qui rend         vulnérabilité. Ainsi, une approche des
technologies relatives à la durabilité         la complémentarité des espèces très              niveaux de richesses dans les systèmes
des ressources naturelles (plantations,        sécuritaires. On peut citer des produits         oasiens de la New Valley en Egypte,
mise en défens…) s’inscrivent généra-          intermédiaires comme le lait, les œufs,          basée sur les dotations en capital des
lement dans le temps et nécessitent une        la traction animale ou le transport, la          ménages classés selon des groupes de
prise en charge par une communauté             fumure et des produits finaux comme              pauvreté monétaire, montre comment
d’individus du fait de l’insuffisance de       les peaux et cuirs et la viande… ou              l’élevage de petits ruminants peut être
l’épargne pour supporter l’investisse-         encore la combinaison des espèces à              un moyen de sortie de la grande pauvre-
ment. Les conséquences de l’absence            cycles courts (volaille, porc), bisannuels       té (figure 1).

                                                                                                INRA Productions Animales, 2011, numéro 1
150 / V. ALARY, G. DUTEURTRE, B. FAYE

Figure 1. Profils de composition du capital en fonction du revenu moyen per capita         maux dont elles ont l’usage et la pro-
des ménages (Source : données d’enquête, New Valley, Egypte, 2010).                        priété temporaire jusqu’aux descen-
                                                                                           dants.

                                                                                              A ces systèmes, on pourrait attribuer
                                                                                           «la notion de système d’activités plu-
                                                                                           rispatiales» telle que développée par
                                                                                           Lesourd (1997). Ainsi à l’unité de pro-
                                                                                           duction se substitue le ménage comme
                                                                                           unité familiale globale, multi-active et
                                                                                           plurilocalisée pour aborder les rôles
                                                                                           complémentaires de chaque espèce dans
                                                                                           la viabilité du ménage.

                                                                                           3.3 / L’élevage dans la diversifi-
                                                                                           cation des activités et la sécurisa-
                                                                                           tion des revenus
                                                                                              L’élevage joue aussi un rôle moteur
                                                                                           ou accélérateur de la diversification
                                                                                           dans le secteur agricole ou non agricole.
                                                                                           Ce degré de diversification est particu-
                                                                                           lièrement important dans les zones très
                                                                                           vulnérables (forte variabilité climatique,
                                                                                           baisse de fertilité des sols) comme les
                                                                                           zones où se développe une activité com-
3.2 / Rôle différencié et complé-             des petits ruminants (ovin, caprin) pour     merciale importante grâce au dynamis-
mentaire des espèces animales                 satisfaire les dépenses courantes ou sai-    me agricole (Reardon et al 1992). Mais
au sein d’un ménage                           sonnières du ménage et des gros rumi-        ce rôle de diversification varie en fonc-
                                              nants (bovin ou bubalin) qui constituent     tion du nombre de travailleurs dans les
   Dans les régions du Sud, il est fré-       à la fois la sécurité financière du ména-    ménages, des revenus issus de la princi-
quent de rencontrer des élevages mixtes       ge ainsi que sa sécurité alimentaire via     pale activité et bien sûr des opportunités
dans les exploitations où chaque espèce       l’approvisionnement en lait de la            ou options dans une zone donnée ou des
peut jouer un rôle dominant particulier.      famille (Corniaux et al 2009). Dans les      possibilités d’émigrer.
Dans la majorité des zones arides             zones plus densément peuplées, notam-
d’Afrique du Nord et du Nord du Sahel,        ment en Asie, la combinaison se fait            Tout d’abord la diversification des
les élevages sont composés générale-          autour des élevages à cycles courts          activités animales ne répond pas toujours
ment d’ovins, caprins, voire de came-         (élevages porcin et avicole).                aux mêmes objectifs ou critères de choix
lins, permettant ainsi une répartition des                                                 que la diversification sous forme d’acti-
risques (épidémiologiques, d’accès aux           La diversification des espèces au sein    vités culturales ou de travail de salarié
ressources, de sensibilité aux aléas          des exploitations dans les pays du Sud       agricole, par exemple. Généralement,
climatiques) entre les espèces (Faye          est complexe et répond à une multitude       l’acquisition des premiers animaux
1992). Si les ovins sont principalement       de facteurs à la fois agronomiques et        répond souvent à une forme de thésauri-
destinés à la vente sur les marchés, les      sociaux en lien avec la gestion de           sation de la vente du surplus agricole et
caprins sont souvent associés aux gestes      l’espace et des ressources (Gibon 1997),     c’est souvent une fois atteint une certaine
traditionnels de convivialité au sein de      économiques (satisfaction des besoins        taille, que le troupeau devient alors une
la famille élargie ; ils permettent aussi     de trésorerie ou d’emploi), financiers       activité de diversification par la valorisa-
d’assurer un certain statut social (capa-     (sécurité financière, absence de système     tion des produits animaux (veaux, lait,
cité à bien «recevoir» ses hôtes) durant      bancaire), nutritionnels (complément         fumier) et donc un apport de revenu
les fêtes familiales ou religieuses. Les      protéinique) et socioculturels (satisfac-    monétaire régulier. Il s’agirait donc plus
dromadaires représentent le principal         tion des gestes de convivialité qui assu-    du produit ou résultat de la diversifica-
capital sécuritaire de la famille en cas de   rent une certaine reconnaissance et          tion des sources de revenu, pour ensuite
grosses dépenses imprévues, mais aussi        participent à la construction d’un capi-     devenir un facteur de contribution à cette
un moyen de déplacement et donc               tal social). Dans certaines économies        diversification ainsi qu’un facteur d’in-
d’échange non négligeable. Dans les           familiales, il peut y avoir des appropria-   tensification agricole (grâce à l’énergie et
zones montagneuses des Andes, Tichit          tions multiples du troupeau ou une com-      la fertilisation organique fournies par les
décrit comment la viabilité des exploita-     binaison entre propriétaires et usagers ;    animaux). Ceci est surtout vrai dans les
tions dépend des fonctions complémen-         les femmes ou les personnes dépendan-        communautés agricoles qui démarrent
taires de chaque espèce au sein du trou-      tes peuvent notamment démarrer un            une activité d’élevage, et ce à la différen-
peau (Tichit et al 2004). Dans les            petit élevage qui va leur permettre de       ce des sociétés agricoles qui ont toujours
régions des Cerrados au Brésil où se          couvrir soit leurs dépenses personnelles     pratiqué simultanément l’agriculture et
développe une activité laitière intensive,    (amélioration du bien-être individuel)       l’élevage (cas des exploitations indien-
nombre de producteurs maintiennent            soit servir d’assurance face à un chef de    nes, ou exploitations appelées «mixed
dans la phase transitoire de constitution     ménage imprudent (assurance collecti-        farming systems» en Afrique de l’Est).
du cheptel laitier des vaches zébus pour      ve). En Afrique, il n’est pas rare que les
la viande ; le maintien d’un élevage por-     femmes soient aussi propriétaires de            L’élevage peut être aussi au centre
cin pour l’autoconsommation concerne          quelques têtes de petits ruminants qui       d’une diversification. Boutrais (1994)
tous les ménages. Dans les régions agri-      leur permettent de couvrir des dépenses      montre comment les Foulbé de
coles irriguées ou non d’Afrique, il          alimentaires ou de scolarité pour leurs      l’Adamaoua dans le Cameroun septen-
n’est pas rare de voir se développer une      enfants. On a vu précédemment, que les       trional ont su s’adonner à l’agriculture
activité d’élevage complexe, associant        femmes peuvent recevoir en dot des ani-      dans les périodes de crises sanitaires

INRA Productions Animales, 2011, numéro 1
Élevages et sociétés : les rôles multiples de l’élevage dans les pays tropicaux / 151

(perte de bétail suite à la trypanosomia-     mobilité. «L’ex-nomade, s’il est mainte-      périssables et le stockage (à l’exception
se bovine) ainsi que face aux change-         nant fixé, bénéficie d’une culture séculai-   du stockage sur pied qui est très coûteux
ments sociaux et politiques (libération       re du nomadisme qu’il ne sera pas facile      ou de la viande séchée traditionnelle)
des anciens esclaves en charge des tra-       d’évacuer en l’espace d’un décret»            est limité dans les pays du Sud. Ceci
vaux agricoles chez les Foulbé). De           (Louis 1979, cité par Sandron 1998).          induit une certaine rigidité de l’offre.
plus, les Foulbé ont de longue date su
associer le commerce de bétail à l’éle-          On voit bien que l’élevage est un             Face à ces risques, les producteurs ont
vage. Si certains ont su agrandir leur        moyen de gérer les crises ou difficultés      su développer une multiplicité de straté-
troupeau grâce au bénéfice du commer-         dans le temps. Outre son apport de pro-       gies anti-risque que l’on retrouve au tra-
ce, d’autres ont été contraints de revenir    duits toute l’année à la différence des       vers des études sur les pratiques d’éle-
au pastoralisme lorsque les affaires ont      activités culturales, l’élevage permet de     vage. On peut citer :
décliné. Le convoyage des animaux,            gérer des chocs climatiques et de favo-          1. Les faibles densités animales sur
notamment vers le Sud du Cameroun,            riser les opportunités grâce à sa mobili-     les pâturages ;
constitue aussi une activité très attracti-   té et à ses effets induits : transfert
ve pour les jeunes, qui tentent parfois       d’idées, changement social. Dans les             2. Les mobilités entre milieux com-
leur chance dans le commerce parallèle        zones agropastorales transfrontalières        plémentaires ;
de petits objets, de noix de cola, de         de l’Afrique de l’Est (Ethiopie, Kenya,          3. Les troupeaux multi-espèces ayant
commerce de vêtement, etc. Ainsi, il          Somalie) ou d’Afrique de l’Ouest (Mali,       des rythmes de reproduction, des
existe des liens étroits entre élevage et     Niger, Burkina Faso), le commerce de          besoins, des qualités différentes et com-
commerce : la vente de bétail permet de       bétail génère aussi une multiplicité          plémentaires ;
démarrer un commerce ou une bou-              d’activités parallèles (commerce, res-           4. La prédominance des femelles qui
tique. Les activités religieuses, telles      tauration, artisanat), qui peuvent être       fournissent un potentiel de reproduc-
que maîtres d’école coranique ou écri-        garantes d’un dynamisme régional ;            tion ;
vains de versets de prière, sont aussi un     dans ces zones, en cas de perturbation           5. La répartition sociale du cheptel
moyen de se constituer un troupeau du         du commerce de l’élevage, cette plu-          entre les différentes unités d’exploita-
fait que la majorité des récompenses          riactivité peut soit s’effondrer, soit, au    tion (par prêts, héritages, dots) et à l’in-
consistent en bétail. Ainsi, l’élevage        contraire, jouer un rôle d’appoint. Ainsi,    térieur du ménage ;
peut se conjuguer à de nombreuses acti-       il est difficile de comprendre l’évolution
vités et le champ est d’autant plus large     de l’économie d’élevage sans intégrer            6. Le faible taux d’exploitation du
que les animaux sont un excellent             ce dynamisme spatial et économique.           troupeau (vente, consommation) ;
moyen d’exploiter la diversité spatiale.                                                       7. Les échanges de biens et services
Mais on voit qu’au travers des cycles de      3.4 / Mécanismes de gestion des               (lait, mil, poisson, bétail) avec les
vie, l’élevage peut être un pis-aller vers    risques induits par l’élevage                 sédentaires.
une autre activité comme une activité de
repli en cas de non succès ; vice versa          Comme on l’a vu précédemment                  Ces mécanismes de gestion du risque
l’activité non agricole peut être un          l’élevage présente en soi un potentiel        s’inscrivent généralement dans le temps
moyen de capitaliser en bétail comme          formidable puisqu’il est capable de se        long pour les éleveurs. En Afrique du
un tremplin vers un mode de vie citadin.      développer dans des régions où toute          Nord, on a pu mettre en évidence un
                                              autre activité économique semble com-         certain nombre de facteurs internes et
   Suite aux sécheresses chroniques           promise en raison des conditions natu-        externes aux exploitations qui expli-
(1972, 1977, 1983-84, 1991-92) qui ont        relles. Mais, comme toute activité agri-      quent l’abandon de ces modes de ges-
affecté les Peuls de la vallée du Sénégal,    cole, l’économie d’élevage est aussi          tion des risques (Alary et El Mourid
Santoir (1994) montre que si la pluriac-      soumise aux risques climatiques, agro-        2005). Parmi ces facteurs, prédominent
tivité a constitué une stratégie de survie,   nomiques, sociaux, et économiques. A          les politiques de sédentarisation, puis
elle n’a pas induit de véritables ruptures    ces risques, se juxtaposent un ensemble       les politiques de lutte contre les séche-
sachant qu’elle a toujours fonctionné         de risques propres à l’activité d’élevage     resses (avec la distribution gratuite ou à
dans ce groupe social. «En 1975, on           et qui sont en partie liés à la mobilité      faible prix de vastes stocks d’orge) qui
notait déjà que la moitié des ménages         (risque de perte, risque de vol, risque de    se traduisent, aujourd’hui, par l’affai-
Peuls Sare de Matam et 21% des ména-          divagation, risque sanitaire plus élargi      blissement des mécanismes tradition-
ges Peuls Waalo de la basse vallée            du fait des déplacements…). Dans les          nels de gestion des ressources pastora-
avaient recours à l’émigration pour           pays en développement, les exploitations,     les favorisant les comportements
compléter leurs ressources. Chez ces          qui dépendent le plus de l’économie de        opportunistes, individualistes au détri-
derniers, un ménage sur cinq se consa-        l’élevage (pasteurs, agropasteurs), se        ment du renouvellement des ressources
crait au commerce (principalement petit       situent souvent dans des zones diffici-       et le maintien d’un cheptel surnumérai-
bétail) et à la cueillette (gomme sur-        les, au climat peu propice à toutes acti-     re en période de sécheresse par rapport
tout) ; un ménage sur trois disposait de      vités culturales ce qui les rendent très      à un stock de ressources naturelles
revenus tirés d’une activité extérieure       dépendantes du marché pour leur appro-        affecté par les sécheresses répétitives.
au village : travail temporaire (tâche-       visionnement en produits vivriers ; alors     Le résultat est bien un épuisement des
ron dans les périmètres ou à la               que la diversification vers l’élevage est     ressources pastorales et un accroisse-
Compagnie Sucrière Sénégalaise (CSS),         plus évidente dans les zones agricoles,       ment de la dépendance des éleveurs vis-
Sardiennage des troupeaux villageois,         en tenant compte bien évidemment de           à-vis du marché des céréales (notam-
charbon de bois, vente d’allumettes…)»        certaines contraintes comme la résistan-      ment l’orge en Afrique du Nord). Des
(Santoir 1994). Dès lors, si la migration     ce aux trypanosomiases. Comme tout            dynamiques similaires de sédentarisa-
et le petit commerce prennent une place       produit agricole, les produits animaux        tion sont observées en Afrique subsaha-
de plus en plus importante, on ne peut        subissent les risques de méventes ou de       rienne en lien avec les sécheresses des
toutefois parler de reconversion. On          mal vente (prix bas) ainsi qu’une dété-       dernières décennies et des perturbations
peut aussi se demander, à l’instar de         rioration des termes de l’échange             politiques (Arditi 2009, Correra et al
Sandron (1998), si cette pluriactivité        (notamment avec les prix des céréales).       2009). Cette sédentarisation s’accompa-
spatiale dans les zones agropastorales        A la différence de nombreux produits          gne d’une diversification croissante des
dominées par des anciens nomades              agricoles comme les céréales, les tuber-      activités et une activation plus rapide
n’est pas une sorte de continuité dans la     cules, les produits animaux sont très         des multiples rôles de l’élevage.

                                                                                            INRA Productions Animales, 2011, numéro 1
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