Élevages et sociétés : les rôles multiples de l'élevage dans les pays tropicaux - Inra
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INRA Prod. Anim., 2011, 24 (1), 145-156 Élevages et sociétés : les rôles multiples de l’élevage dans les pays tropicaux V. ALARY1, G. DUTEURTRE2, B. FAYE3,4,5 1 CIRAD, ICARDA, 15 G. Radwan Ibn El-Tabib St., Giza, Egypt, P.O. Box 2416, Cairo, Egypte 2 CIRAD, DRASEC Direction Régionale du Cirad, Bureau 102, Bât 2G, Cité diplomatique de Van Phuc, 298 Kim Ma, Hanoï, Vietnam 3 INRA, UMR0868 Systèmes d'Elevage Méditerranéens et Tropicaux, 2 place Viala, F-34060 Montpellier, France 4 CIRAD, Systèmes d'Elevage Méditerranéens et Tropicaux, Campus International de Baillarguet, F-34398 Montpellier, France 5 Supagro, Systèmes d'Elevage Méditerranéens et Tropicaux, 2 place Viala, F-34060 Montpellier, France Courriel : veronique.alary@cirad.fr Par sa faculté à se développer dans des espaces très diversifiés (du désert à la forêt tropicale) et parfois restreints (hors-sol) ou dans des milieux agroécologiques extrêmes (haute montagne, désert), l’élevage constitue une opportunité et une sécurité alimentaire et économique pour une grande diversité de groupes sociaux. Il est aussi un marqueur socioculturel de nombreuses sociétés du Sud. Partout dans le monde, l’élevage a Un des moyens d’aborder la diversité tout les capacités d’adaptation de l’acti- marqué de son empreinte les sociétés et des rôles de l’élevage est de reconnaître vité d’élevage à des conditions diffici- les espaces. Dans les pays du Sud, zones sa multifonctionnalité. La multifonc- les. Les fonctions sociales sont considé- à fortes contraintes climatiques, envi- tionnalité de l’agriculture a été souli- rées en tenant compte des contributions ronnementales et socio-économiques, gnée par divers auteurs notamment dans à la fois aux champs culturel et social l’élevage et ses activités dérivées struc- les pays du Nord (Collectif groupe des activités d’élevage. Enfin, les fonc- turent probablement de façon plus mar- Polanyi 2008) mais aussi dans quelques tions économiques doivent être abor- quée qu’ailleurs, à la fois la vie écono- pays du Sud comme au Brésil dées aussi bien dans l’économie des mique des ménages et des groupes de (Bittencourt Machado 2009). Les rôles ménages que dans l’économie locale ou ménages, mais aussi la majorité des multiples de l’élevage ont cependant été régionale, voire nationale. événements sociaux, culturels ou reli- insuffisamment analysés, notamment gieux. dans les pays du Sud, dans la perspecti- ve de la défense d’une activité soumise 1 / L’élevage comme activité Cependant, les changements à l’œu- à bien des controverses (Steinfeld et al d’adaptation à des condi- vre aujourd’hui (perturbations clima- 2006). D’ailleurs, l’identification du tiques, accroissement de la pression rôle particulièrement important de l’éle- tions difficiles démographique, urbanisation, intensifi- vage dans les défis alimentaires du siè- cation des productions, emprise du mar- cle à venir (Delgado et al 1999) conduit ché, internationalisation des échanges) à s’interroger sur les autres fonctions de 1.1 / Adaptation aux conditions induisent toute une série d’activités en ce secteur qui connaît de fait d’impor- climatiques et environnemen- lien avec l’élevage, et des changements tantes mutations. Dans les pays du Sud, tales notoires de l’activité d’élevage elle- la spécificité de ces fonctions multiples même que ce soit dans les zones rura- tient moins à l’activité elle-même, quasi L’élevage occupe une grande diversi- les ou périurbaines, voire urbaines identique dans ses fondements à celle té de milieux écologiques, agrono- (Steinfeld et al 2010). Plus encore que mise en œuvre au Nord, qu’aux contex- miques et humains, bien qu’il reste l’ac- dans le passé (du fait des changements tes sociaux, culturels, économiques et tivité dominante des environnements évoqués ci-dessus), et de façon plus climatiques qui en révèlent tout le poids difficiles, impropres aux cultures, en marquée sans doute que dans les pays dans la société. raison : i) des conditions climatiques du Nord, l’élevage assure de multiples telles que les températures extrêmes ou fonctions, promouvant à la fois des acti- Nous aborderons dans cette synthèse les écarts de températures jour/nuit, le vités d’appoint pour assurer la couver- successivement les fonctions environ- niveau d’aridité ou d’humidité, l’occur- ture en produits alimentaires du ména- nementales, sociales et économiques de rence des sécheresses, ii) des contrain- ge, la diversification des sources de l’élevage, suivant en cela la typologie tes pédologiques (profondeur des sols, revenus pour des besoins de trésorerie des fonctions multiples de l’agriculture fertilité, texture, hydrologie, contraintes de la famille, la capitalisation des sur- proposée par Jean (2007 cité par chimiques comme la salinité…) ou phy- plus sous forme d’épargne ou des activi- Bittencourt Machado 2009). Les fonc- siques telles qu’un relief accidenté. Les tés de valorisation et de commercialisa- tions environnementales de l’élevage ne conditions d’aridité concernent plus des tion des produits d’élevage (Duteurtre se réduisent pas à ses externalités posi- trois quarts des terres d’Afrique du et Faye 2009). tives ou négatives, mais concernent sur- Nord, d’Asie centrale et d’Ouest et plus INRA Productions Animales, 2011, numéro 1
146 / V. ALARY, G. DUTEURTRE, B. FAYE de la moitié des terres d’Afrique de Photo 1. Elevage de petits ruminants dans la New Valley (Egypte). l’Ouest et du Sud. Pour tous ces milieux, un facteur commun de survie et de développement socio-économique est bien l’élevage en tant que capital sur pieds et source d’échanges et de revenus pour favoriser la vie sociale. Le développement et le maintien des activités d'élevage dans ces milieux extrêmes sont principalement basés sur les mécanismes de résistance biologiques de certaines espèces ou races (stockage d’eau chez les droma- daires, réserves énergétiques caudales chez les brebis Barbarine de Tunisie) ou la capacité à valoriser de multiples espè- ces végétales (Rutagwenda et al 1989). Les petits ruminants et dromadaires dominent largement les zones arides de l’Asie de l’Ouest, d’Afrique du Nord et du Nord Sahel (qui s’étend du Nord- CIRAD : V. Alary Ouest de la Mauritanie au Nord-Est du Tchad). Les camélidés offrent des opportunités d’activités aux limites du désert pour les dromadaires et cha- meaux, ou aux plus hautes altitudes de rente) dans les zones pluviales. Les ne de sociétés dites d’éleveurs, dans le pour les lamas et alpagas. principales différences entre ces deux sens où l’activité d’élevage est au cœur grands systèmes concernent à la fois la de la structuration et l’organisation Dans ces zones, la mobilité a consti- taille du troupeau et le mode de gestion sociopolitique et spatiale des popula- tué un élément quasiment permanent des ressources. Si les semi-nomades et tions. d’adaptation aux contraintes du milieu transhumants restent très dépendants et de gestion des ressources. Elle s’ins- des ressources collectives, les systèmes crit autant dans l’itinérance à la recher- 1.2 / Moyen de survie ou de déve- mixtes et agropastoraux sont extrême- loppement économique face aux che de nouveaux parcours, la gestion ment dépendants du foncier approprié. d’une soudure entre bonne et mauvaise changements globaux année, que dans les circuits de commer- cialisation qui se construisent sur des Le développement du système agro- Dès que les conditions agrono- réseaux sociaux. Aujourd’hui, la mobi- pastoral se traduit par une augmentation miques s’améliorent, se développent lité de longue durée tend à se restrein- de l'utilisation des résidus de récolte dans des activités liées à l’élevage bovin et dre accompagnant le déclin du système l'alimentation animale, des céréales four- bubalin que l’on retrouve dans une nomade ou transhumant au profit de ragères et d'autres concentrés à travers la bonne partie de l’Amérique du Sud, systèmes agropastoraux jusqu’aux vaste zone dite semi-aride (100-400 mm l’Afrique subsaharienne soudanaise et confins des zones arides. Les raisons de précipitations annuelles) qui s'étend du l’Asie du Sud. En Asie de l’Est, sous sont multiples en lien avec des facteurs Maroc à la Mongolie (Nordblom et al la pression démographique et foncière, externes (crises climatiques ou poli- 1997), mais aussi dans les pays d’Afrique le système d’élevage dominant combi- tiques qui ont obligé les éleveurs à déca- subsaharienne (Corniaux et al 1999). Les ne généralement des espèces à cycle pitaliser puis se diversifier vers l’agri- cultures fourragères (orge, berseem, sor- court telles que les porcins et les culture (Arditi 2009), politiques de gho, vesce, avoine) sont limitées aux volailles. En Asie du Sud (Inde) ou sédentarisation plus ou moins forcées), zones irriguées. La majorité des agropas- dans la vallée du Nil (Egypte), on trou- et internes liés à la modernisation, aux teurs développe la production de céréales ve des systèmes d’élevage de rumi- aspirations des jeunes générations et à sur des terres marginales dont les rende- nants en quasi hors-sol, utilisant peu l’émancipation des dépendants (Alary ments restent très dépendants des aléas de place, très proches finalement du et El Mourid 2005). Ces systèmes agro- climatiques. En Afrique du Nord, les res- modèle de basse-cour (Bravo- pastoraux sont multiples selon les sources pastorales ne couvriraient plus Baumann 2000) où les animaux sont milieux sociogéographiques et les que 10% des besoins (Nefzaoui et El élevés dans la cour de la maison avec conditions agroclimatiques qui condi- Mourid 2008), ce qui constitue un facteur un modèle d’alimentation à l’auge. tionnent l’importance des mécanismes de dépendance accrue à la fois au marché de mobilité. Il existe ainsi un gradient mais aussi aux aides publiques en cas de Aujourd’hui, avec la segmentation depuis les systèmes semi-nomades et sécheresse et donc une fragilisation des des territoires (par les frontières) transhumants (comme certains groupes systèmes durant les mauvaises années cli- notamment en Afrique, les migrations Peuls en Afrique subsaharienne, les matiques de colonisation se sont plus ou moins Bédouins en Asie occidentale, ou les taries laissant la place à des migrations Bahimas en Ouganda…) aux systèmes Ainsi, l’élevage peut être considéré économiques déterminées par la pau- sédentaires ou encore systèmes mixtes comme un marqueur géographique de vreté et l’exclusion (Auclair et al agriculture-élevage qui englobent à la nombreuses zones impropres à l’agri- 2001). Cette migration a changé de fois les cultivateurs qui investissent culture, comme on peut l’observer dans contour : elle prend un caractère plus dans l’élevage pour conserver leur épar- les zones sahéliennes ou les zones step- individuel et familial que collectif, elle gne et les éleveurs qui développent un piques du Maroc à la Mongolie selon un se complexifie sous l’effet de flux de système de culture, soit pour l’autocon- gradient Ouest/Est. Cette frange mar- réversibilité. Elle s’accompagne de sommation, soit pour la vente (cultures quée par l’aridité est souvent le domai- profonds changements des milieux, INRA Productions Animales, 2011, numéro 1
Élevages et sociétés : les rôles multiples de l’élevage dans les pays tropicaux / 147 notamment la conversion des espaces constitue une activité essentielle de comme facteur de redistribution (Faye forestiers et des savanes en terres agri- survie, voire de développement. Ainsi 2009). L’élevage est souvent au centre coles, avec ses conséquences directes l’élevage s’inscrit comme un moyen des alliances matrimoniales : chez les sur l’érosion des sols, la déforestation, d’adaptation des sociétés aux condi- Peuls Wodaabés, le père du marié donne l’appauvrissement des terres. Elle tions du milieu et aux changements une génisse au père de la mariée alors s’accompagne aussi d’une évolution extérieurs. Il se situe à l’interface que l’époux donne à sa nouvelle femme des sociétés : changements de mode entre la société et la gestion du des animaux dont elle garde l’usage et de vie, mutations sociales et familia- milieu, répondant directement aux dont le capital est réservé aux enfants du les. Dans ces mutations, on observe le changements du milieu et induisant couple (Thébaud 1988). On voit ainsi rôle actif de l’élevage dans l’avancée également des transformations des comment l’animal participe à la consti- des fronts pionniers, notamment grâce écosystèmes (en partant ou en arri- tution de chaînes de relations sociales à l’utilisation de la force animale vant). verticales (intergénérationnelles) et (traction attelée). Cette activité est horizontales (entre familles d’une certes souvent décriée pour son impact 2 / Les troupeaux : entre même tribu ou clan), ou à des mécanis- dans la déforestation et la substitution du mes de redistribution qui participent à la couvert forestier par les pâturages. contribution culturelle et sécurité présente et future du groupe. Toutefois, ces dynamiques environne- capital social mentales peuvent être également lues Le rôle important des animaux dans comme des constructions paysagères les relations sociales et dans nombres de nouvelles, dans lesquelles il s’agit moins 2.1 / Les dimensions sociales, cérémonies, rites ou pratiques ostenta- de vilipender l’élevage que de trouver un culturelles et symboliques des toires est un élément commun aux nouvel équilibre entre les différents sociétés d’éleveurs, mais aussi à de agroécosystèmes (Bommel et al 2010). animaux nombreux groupes d’agro-éleveurs ou Ainsi, en Amazonie, l’élevage peut être De nombreux travaux en anthropolo- d’agriculteurs. Dans les systèmes agri- aussi vu comme un moyen d’anthropiser gie et sociologie ont mis en évidence coles ou agropastoraux, l’élevage peut des espaces forestiers, jusqu’alors peu différentes contributions de l’élevage à faire l’objet de nombreux échanges fréquentés par l’Homme, en ouvrant la structuration politique et l’organisa- entre membres des communautés et est la voie au développement agricole tion socioculturelle des sociétés d’éle- susceptible d’acquérir une dimension (Ickowicz et al 2010). veurs, notamment en Afrique subsaha- sociale, symbolique, ou un rôle de mar- rienne (voir par exemple Bernus 1975, queur culturel. L’élevage participe aussi L’élevage joue aussi un rôle essen- 1981 et Bonte 2007, 2008). Certains tra- de manière centrale aux trajectoires tiel dans les systèmes agricoles pour le vaux s’intéressent aux modes de vies d’évolution des familles sahéliennes, maintien de la fertilité des sols. On des éleveurs et mettent en exergue cer- qui peuvent prendre la forme «d’allers citera, à titre d’exemple, les étables tains traits relatifs à l’habitat, au territoi- et retours» entre pastoralisme et agro- fumières du Sénégal ou du Burundi où re, aux techniques d’élevage, comme pastoralisme, en fonction de l’état de la production de lait devient (en ter- aux fonctions symboliques du bétail. capitalisation des familles (Bonfiglioli mes de revenu et d’intérêt agrono- D’autres insistent davantage sur l’orga- 1990). Enfin, l’élevage joue un rôle mique) un produit secondaire par rap- nisation socio-institutionnelle de ces important dans les trajectoires d’accu- port au fumier, principal produit pour sociétés et sur les règles qui structurent mulation des paysans des fronts le développement des cultures vivriè- à la fois leur mode de vie (gestion de pionniers amazoniens et il acquiert, à ce res intensives dans des régions rurales l’espace et des ressources, sécurisation titre, un statut particulier au sein de ces à forte densité. d’un habitat) et sa reproduction (systè- communautés agricoles (Tourrand me matrimonial, identité symbolique). 2009). Parfois grâce à ses produits, ses Si l’approche culturelle des sociétés modes de production et les formes d’éleveurs basées sur le nomadisme, en Ce «marquage» culturel par l’élevage d’organisation sociale associées, l’éle- opposition aux sociétés sédentaires, fait apparaît aussi au sein même des sociétés vage peut devenir un marqueur du ter- toujours débat en matière de facteur de urbaines. En Inde, les produits laitiers ritoire en générant une succession différenciation identitaire (Bonte 2006), s’inscrivent dans un système symbo- d’activités économiques, comme cela le système symbolique existant autour lique multiple combinant la religion est par exemple observé dans certaines de l’élevage (Bernus 1984), qui unit et (par le biais du symbole de la vache zones où la production laitière s’est différencie les différentes communautés «sacrée»), le système matrimonial (par fortement développée. On peut citer le d’éleveurs, révèle bien le rôle culturel le système de la dot) et la réussite éco- cas du Sénégal (Sow-Dia et al 2007) de l’élevage. Ce système symbolique se nomique nationale au travers de la ou du Pérou (Aubron 2007). L’activité retrouve dans de nombreux domaines coopérative laitière, National Develop- laitière induit aussi un ensemble tels que les règles matrimoniales, les ment Dairy Board (NDDB) (Alary d’activités sociales et économiques en rapports économiques, le langage ou la 1999). Dans les villes sahéliennes, les amont (matériel de traite, intrants religion et l’animal se trouve enchâssé animaux domestiques peuvent se révé- vétérinaires et aliments pour bétail…) dans des règles sociales complexes. ler être de puissants facteurs d’identité et en aval (réseaux de transformation Ainsi, au-delà de sa valeur économique, pour les populations d’origine pastorale et de distribution, outils de valorisa- le capital cheptel constitue à la fois un récemment urbanisées, mais aussi pour tion…), qui en font un moteur du héritage culturel et un des piliers de certains individus à la recherche d’une développement local. l’organisation sociale des groupes de nouvelle identité et d’une reconnaissan- pasteurs. ce sociale. Cette importance culturelle De fait, l’élevage ne se cantonne s’illustre par exemple avec le dévelop- pas aux zones difficiles bien qu’il en A titre d’exemple, on peut citer la pra- pement de l’élevage de mouton de pres- soit la principale activité quand les tique du préhéritage commune à bien tige dans les arrière-cours de Dakar conditions climatiques ou pédolo- des peuples pastoraux (Dupire 1970) (Ninot 2010). Elle s’illustre aussi dans giques ne permettent plus de cultiver. conférant au jeune pasteur un réel statut les modes de consommation urbains qui Toutefois, l’élevage grâce à sa mobi- social et économique ou le rôle de l’éle- laissent une large part aux préparations lité et ses capacités d’adaptation aux vage dans le système de régulation «traditionnelles» à base de produits lai- conditions climatiques difficiles sociale de la dot et de la dette agissant tiers et de produits carnés, notamment INRA Productions Animales, 2011, numéro 1
148 / V. ALARY, G. DUTEURTRE, B. FAYE pour les fêtes (Duteurtre 2003, constituent à la fois un facteur de sécu- géographique et sociale du cheptel sur Brisebarre et Kuczynski 2009). rité (entraide en situation difficile, dimi- la base d’une relation contractualisée nution des risques par la possibilité de (Faye 2009). Il participe aussi à un 2.2 / Élevage et capital social mener, au niveau d’un groupe, des stra- mécanisme de solidarité au sein de la tégies diversifiées), et un facteur d’opti- communauté pastorale qui implique une Le capital social constitue un maillon misation des systèmes de production certaine réciprocité en cas de besoin ; essentiel et critique des stratégies de par l’organisation de synergies, comme tout animal confié est susceptible de lutte contre la pauvreté et de développe- la régulation de l’accès aux ressources revenir dans son troupeau d’origine en ment économique durable. Le capital dans les sociétés d’élevage pastoral. Le cas de difficulté du propriétaire (séche- social est défini comme l’ensemble des capital social peut aussi être un facteur resse, épizooties, dépense importante). normes et réseaux, et la capacité des de domination, de dépendance, de fragi- gens à agir collectivement (Woolcock et lité, voire un facteur d’exclusion ou de Le transfert d’animaux par dons ou Narayan 2000). Il est considéré dans marginalisation. Il est communément prêts peut prendre des formes très diver- l’approche des «capabilités» formalisée admis en Afrique subsaharienne que la ses, variant d’un groupe ethnique à l’au- par Sen (1992) comme un élément essen- famille élargie exerce, par le jeu des tre. Chez les Peuls Wodâabe (Niger), tiel de la réduction de la vulnérabilité. solidarités, une fonction de redistribu- «la vache habbanae (le «contrat» asso- tion des richesses, mais aussi un rôle de cié est alors appelé habbanaaji) est Cependant, le capital social fait l’ob- partage des charges d’une descendance celle qui est prêtée temporairement à un jet de nombreux débats sur sa définition nombreuse (Mahieu 1989, Adjamagbo parent ou un ami jusqu’à ce qu’elle ait et ses retombées. Pour Fafchamp et 1997), qui conduit souvent à des situa- mis bas trois fois, les produits devenant Mintens (2002), il peut être défini tions de dominance, de dépendance et la propriété de l’emprunteur. La vache comme : «a stock of emotional attach- de fragilité. Ainsi, les interactions socia- fewnaange est prêtée à un ami qui vient ment to a group or society at large les sont des processus complexes avec de perdre un animal. Le confiage pour that facilitate the provision of public des effets négatifs (inhibition de l’initia- une durée indéterminée à un cousin goods […]» ; pour Putman (1993), il tive privée, faible incitation à accroître croisé est appelé soggarae. Lorsqu’il s’agit principalement d’une externalité les gains du fait de la pression sociale, s’agit d’une vache prêtée à une famille collective et donc d’un bien public ; déresponsabilisation, relation de dépen- temporairement privée de lait, on parle alors que Coleman (1988) suppose que dance, voire domination) comme des de vache diilae. Le transfert d’un mâle le capital social et donc ses intérêts effets positifs (prise en charge familiale reproducteur pour répondre aux (revenus du capital) sont individuels d’une protection sociale non assurée par besoins de reproduction d’un troupeau même s’il résulte d’une interaction l’économie publique). qui en est démuni peut également avoir sociale. Pour Fafchamps (ibid.), les lieu auquel cas l’emprunteur est géné- bénéfices du capital sont principalement L’une des formes les plus connues de ralement tenu de rendre l’animal au issus de la réduction des coûts de trans- capital social propre aux systèmes bout de quelques temps à son proprié- action alors que, dans la conception d’élevage sont les réseaux de confiage taire avec une génisse. Ces transferts beckerienne, les revenus de cet actif se et de redistribution du cheptel. Le don diffèrent fondamentalement du gardien- matérialisent soit comme un flux d’uti- ou le confiage de la vache ou de tout nage par les bergers de vaches joke- lité perçu par des individus, soit comme autre animal «de rente» est une pratique reeji, c’est-à-dire d’animaux apparte- une augmentation des rendements d’une classique dans la plupart des sociétés nant à des étrangers (commerçants ou fonction de production (Réquier- pastorales. Si le don est formellement fonctionnaires). En effet, pour ces ber- Desjardins 2003). un mécanisme d’aide au pauvre, à celui gers, le lait représente une rémunéra- qui a perdu tout ou partie de son bétail tion» (Faye 2009). Dans la plupart des Cette notion de capital social est par- au point qu’il ne peut plus en vivre, le cas, ces transferts concernent des ticulièrement importante dans le confiage est avant tout un élément d’une vaches ou d’autres animaux, en âge de contexte africain où les liens tissés stratégie de prudence par la dispersion se reproduire, confirmant le rôle de sécurisation que jouent ces mécanismes. Les transferts peuvent aussi être tempo- Photo 2. Marché de Roro au Sud-Est du Tchad. raires et ne concerner alors que les pro- duits (naissances et/ou produits tels que le lait). Le confiage des animaux à un ensem- ble de parents, de relations ou de mem- bres du clan contribue à la constitution d’un «réseau social de solidarité» (Gallais 1989). Le prêt et le don sont des éléments permettant de tisser des allian- ces, d’entretenir des liens de parenté et d’amitié. Ils contribuent surtout à la via- bilité des unités domestiques temporaire- ment non viables parce qu’affectées par une surmortalité de leur bétail (sécheres- se, épizootie) ou par un déstockage invo- lontaire ou contraint. Ils sont aussi le moyen pour un éleveur dépassant sa capacité de main-d’œuvre de favoriser la circulation de l’excédent du troupeau en répartissant les charges animales dans CIRAD : B. Faye l’espace. Au fond, ce qui confère du pres- tige au sein de ce réseau social, c’est moins la possession de richesses en bétail INRA Productions Animales, 2011, numéro 1
Élevages et sociétés : les rôles multiples de l’élevage dans les pays tropicaux / 149 que sa distribution (Levi-Strauss 1967). de capital social conduit alors les indi- (petits ruminants) ou pluriannuels Derrière l’avantage «numérique» de vidus à privilégier les investissements (ruminants). disposer d’un grand nombre d’animaux, à retour rapide et de montant peu élevé, il y a l’intérêt d’avoir un grand nombre susceptibles d’éroder le capital naturel, Comprendre le rôle de l’élevage dans d’amis et de relations (Waller 1999). La ou encore à se réfugier dans des straté- les exploitations revient à attribuer un redistribution du bétail génère un réseau gies défensives (logique extensive, poids à ces différentes fonctions entre «d’obligés». Une telle construction socia- statu quo technique) qui sont conjoin- production et épargne et donc aux for- le n’est pas envisageable avec une riches- tes à des comportements opportunistes mes d’exploitation et de valorisation se monétaire. Chez les peuples pasteurs, sur les ressources naturelles. De plus, des produits de l’élevage, reflétées dans l’argent ne peut être le véhicule des rela- l’innovation individuelle accroît les les pratiques d’élevage. Généralement tions sociales et identitaires et en aucun risques : risque technique lié à la la fonction d’épargne se révèle en partie cas ne peut entrer dans des mécanismes phase de transition du système produc- dans le croît net du troupeau et sa struc- de redistribution. tif et risque social lié aux jalousies sus- ture démographique, alors que le degré citées. d’investissement dépend du taux d’ex- Cependant, les stratégies de redéploie- ploitation (incluant les achats et ventes ment du capital animal n’ont pas empê- A l’instar des autres activités de diver- d’animaux). Les fonctions de trésorerie ché les risques d’épuisements biolo- sification et à l’interface entre le social et sont mises en évidence par l’exploita- giques au cours des récentes sécheresses. l’économique, l’élevage porte aussi en tion des produits intermédiaires (lait, La surmortalité du bétail, la détérioration soi le risque d’un affaissement global de laine, mise en location, transport) ou la des termes de l’échange pastoral (aug- la formation et d’une marginalisation vente régulière de certains types ou mentation du prix des céréales et chute croissante d’une certaine classe sociale catégories d’animaux. du prix du bétail en période de sécheres- par le jeu de la déscolarisation, comme il se), la péjoration des ressources en four- a été observé en Inde pour les enfants et Les études typologiques des systèmes rages et en eau, la désorganisation des plus particulièrement les filles (Alary fonctionnels d’exploitation que ce soit écosystèmes concourent parfois à dépas- 2009). Ainsi l’organisation socioculturel- dans des sociétés agropastorales ou ser la capacité de réponse du système le autour de l’activité d’élevage n’est pas rurales mettent de façon «quasi naturel- basé sur les réseaux de solidarité. Ainsi, neutre dans ses effets, en termes de capi- le» en évidence le rôle différencié de les crises démographiques, dont ont été tal humain et donc de réduction de la vul- l’élevage selon un gradient allant des victimes les troupeaux suite aux récentes nérabilité. Cette organisation sociale for- fonctions de trésorerie aux fonctions de sécheresses, déstabilisant le système tra- tement imbriquée autour de l’activité capitalisation et d’épargne. Ce rôle ditionnel d’assistance mutuelle, se sont d’élevage se retrouve à l’échelle des varie selon l’histoire et le stade de vie traduites par des réorientations de l’acti- ménages ou des familles où se concréti- du ménage (selon l’approche des cycles vité (vers l’agriculture notamment) ou sent les phénomènes de pauvreté ou d’in- de vie de Tchayanov 1924), le degré et par l’exil vers les centres urbains, pous- sécurité alimentaire. le type de diversification des activités sant chacun sur des positionnements plus au sein du ménage (en différenciant les individualistes, incompatibles avec la répartition du capital. Dans les cas extrê- 3 / Les fonctions éco- activités d’élevage, des activités cultu- rales vivrières ou de rente et de la natu- mes de paupérisation généralisée, la nomiques de l’élevage à re des activités non agricoles : activité mutualisation du risque conduit la redis- tribution non pas à faciliter la reconstitu- l’échelle des familles salariale ou privée…) ou bien les événe- tion du cheptel des plus démunis, mais ments conjoncturels qui peuvent faire simplement à répondre à la survie immé- varier brutalement le cursus. C’est ainsi diate, ce qui se traduit par l’échange de 3.1 / Entre trésorerie (activité que dans des études sur les systèmes lai- l’animal donné ou confié contre des productive) et sécurité (capital tiers en Inde ou en Ouganda, on re- grains, voire à l’autoconsommation de sur pieds) : des réalités qui se trouve des rôles similaires d’épargne ou l’animal, abolissant par là même toute recouvrent au sein d’un même de valorisation des produits laitiers en possibilité de réciprocité (Anderson fonction des formes de diversification et élevage de l’âge du chef de ménage (Alary et al 1999). Dès lors, ces mécanismes de soli- darité ne suffisent plus à sortir les pas- L’élevage constitue par essence un 2007, Alary 2009). Mais l’identification teurs de la marginalisation collective. Ils objet complexe ; principal mécanisme de ces rôles différenciés ne doit pas peuvent aussi éroder sérieusement la d’accumulation et de transmission de masquer le rôle potentiel des autres capacité de réponse du système à des richesse dans les sociétés pastorales et fonctions qui varient selon les espèces. stress externes. agropastorales, principal mécanisme d’épargne dans les sociétés rurales du Ces différents rôles sont bien révélés Dans les sociétés agropastorales Sud, il reste toujours un capital produc- dans les approches en termes de moyens d’Afrique du Nord, l’individualisme, tif plus ou moins actif selon les besoins d’existence (Livelihood approach) par érosion du capital social, explique courants du ménage ou les événements (Ellis et Mdoe 2003, Carter et Barrett en grande partie les difficultés de ges- familiaux ou sociaux – qui peuvent 2006). Ces approches s’inscrivent en tion commune des ressources renouve- générer des dépenses ostentatoires – ou partie sur les théories du bien-être pro- lables, comme les parcours, et l’adop- les risques extérieurs (crise climatique, posées et formalisées par Sen (2002) qui tion de technologies susceptibles de spéculation sur les marchés…). Les pro- a mis l’accent sur les «capabilités» des favoriser un développement durable duits sont multiples avec des pas de agents comme moyen de réduire leur (Dutilly-Diane et al 2005). En effet, les temps productifs très variés ce qui rend vulnérabilité. Ainsi, une approche des technologies relatives à la durabilité la complémentarité des espèces très niveaux de richesses dans les systèmes des ressources naturelles (plantations, sécuritaires. On peut citer des produits oasiens de la New Valley en Egypte, mise en défens…) s’inscrivent généra- intermédiaires comme le lait, les œufs, basée sur les dotations en capital des lement dans le temps et nécessitent une la traction animale ou le transport, la ménages classés selon des groupes de prise en charge par une communauté fumure et des produits finaux comme pauvreté monétaire, montre comment d’individus du fait de l’insuffisance de les peaux et cuirs et la viande… ou l’élevage de petits ruminants peut être l’épargne pour supporter l’investisse- encore la combinaison des espèces à un moyen de sortie de la grande pauvre- ment. Les conséquences de l’absence cycles courts (volaille, porc), bisannuels té (figure 1). INRA Productions Animales, 2011, numéro 1
150 / V. ALARY, G. DUTEURTRE, B. FAYE Figure 1. Profils de composition du capital en fonction du revenu moyen per capita maux dont elles ont l’usage et la pro- des ménages (Source : données d’enquête, New Valley, Egypte, 2010). priété temporaire jusqu’aux descen- dants. A ces systèmes, on pourrait attribuer «la notion de système d’activités plu- rispatiales» telle que développée par Lesourd (1997). Ainsi à l’unité de pro- duction se substitue le ménage comme unité familiale globale, multi-active et plurilocalisée pour aborder les rôles complémentaires de chaque espèce dans la viabilité du ménage. 3.3 / L’élevage dans la diversifi- cation des activités et la sécurisa- tion des revenus L’élevage joue aussi un rôle moteur ou accélérateur de la diversification dans le secteur agricole ou non agricole. Ce degré de diversification est particu- lièrement important dans les zones très vulnérables (forte variabilité climatique, baisse de fertilité des sols) comme les zones où se développe une activité com- 3.2 / Rôle différencié et complé- des petits ruminants (ovin, caprin) pour merciale importante grâce au dynamis- mentaire des espèces animales satisfaire les dépenses courantes ou sai- me agricole (Reardon et al 1992). Mais au sein d’un ménage sonnières du ménage et des gros rumi- ce rôle de diversification varie en fonc- nants (bovin ou bubalin) qui constituent tion du nombre de travailleurs dans les Dans les régions du Sud, il est fré- à la fois la sécurité financière du ména- ménages, des revenus issus de la princi- quent de rencontrer des élevages mixtes ge ainsi que sa sécurité alimentaire via pale activité et bien sûr des opportunités dans les exploitations où chaque espèce l’approvisionnement en lait de la ou options dans une zone donnée ou des peut jouer un rôle dominant particulier. famille (Corniaux et al 2009). Dans les possibilités d’émigrer. Dans la majorité des zones arides zones plus densément peuplées, notam- d’Afrique du Nord et du Nord du Sahel, ment en Asie, la combinaison se fait Tout d’abord la diversification des les élevages sont composés générale- autour des élevages à cycles courts activités animales ne répond pas toujours ment d’ovins, caprins, voire de came- (élevages porcin et avicole). aux mêmes objectifs ou critères de choix lins, permettant ainsi une répartition des que la diversification sous forme d’acti- risques (épidémiologiques, d’accès aux La diversification des espèces au sein vités culturales ou de travail de salarié ressources, de sensibilité aux aléas des exploitations dans les pays du Sud agricole, par exemple. Généralement, climatiques) entre les espèces (Faye est complexe et répond à une multitude l’acquisition des premiers animaux 1992). Si les ovins sont principalement de facteurs à la fois agronomiques et répond souvent à une forme de thésauri- destinés à la vente sur les marchés, les sociaux en lien avec la gestion de sation de la vente du surplus agricole et caprins sont souvent associés aux gestes l’espace et des ressources (Gibon 1997), c’est souvent une fois atteint une certaine traditionnels de convivialité au sein de économiques (satisfaction des besoins taille, que le troupeau devient alors une la famille élargie ; ils permettent aussi de trésorerie ou d’emploi), financiers activité de diversification par la valorisa- d’assurer un certain statut social (capa- (sécurité financière, absence de système tion des produits animaux (veaux, lait, cité à bien «recevoir» ses hôtes) durant bancaire), nutritionnels (complément fumier) et donc un apport de revenu les fêtes familiales ou religieuses. Les protéinique) et socioculturels (satisfac- monétaire régulier. Il s’agirait donc plus dromadaires représentent le principal tion des gestes de convivialité qui assu- du produit ou résultat de la diversifica- capital sécuritaire de la famille en cas de rent une certaine reconnaissance et tion des sources de revenu, pour ensuite grosses dépenses imprévues, mais aussi participent à la construction d’un capi- devenir un facteur de contribution à cette un moyen de déplacement et donc tal social). Dans certaines économies diversification ainsi qu’un facteur d’in- d’échange non négligeable. Dans les familiales, il peut y avoir des appropria- tensification agricole (grâce à l’énergie et zones montagneuses des Andes, Tichit tions multiples du troupeau ou une com- la fertilisation organique fournies par les décrit comment la viabilité des exploita- binaison entre propriétaires et usagers ; animaux). Ceci est surtout vrai dans les tions dépend des fonctions complémen- les femmes ou les personnes dépendan- communautés agricoles qui démarrent taires de chaque espèce au sein du trou- tes peuvent notamment démarrer un une activité d’élevage, et ce à la différen- peau (Tichit et al 2004). Dans les petit élevage qui va leur permettre de ce des sociétés agricoles qui ont toujours régions des Cerrados au Brésil où se couvrir soit leurs dépenses personnelles pratiqué simultanément l’agriculture et développe une activité laitière intensive, (amélioration du bien-être individuel) l’élevage (cas des exploitations indien- nombre de producteurs maintiennent soit servir d’assurance face à un chef de nes, ou exploitations appelées «mixed dans la phase transitoire de constitution ménage imprudent (assurance collecti- farming systems» en Afrique de l’Est). du cheptel laitier des vaches zébus pour ve). En Afrique, il n’est pas rare que les la viande ; le maintien d’un élevage por- femmes soient aussi propriétaires de L’élevage peut être aussi au centre cin pour l’autoconsommation concerne quelques têtes de petits ruminants qui d’une diversification. Boutrais (1994) tous les ménages. Dans les régions agri- leur permettent de couvrir des dépenses montre comment les Foulbé de coles irriguées ou non d’Afrique, il alimentaires ou de scolarité pour leurs l’Adamaoua dans le Cameroun septen- n’est pas rare de voir se développer une enfants. On a vu précédemment, que les trional ont su s’adonner à l’agriculture activité d’élevage complexe, associant femmes peuvent recevoir en dot des ani- dans les périodes de crises sanitaires INRA Productions Animales, 2011, numéro 1
Élevages et sociétés : les rôles multiples de l’élevage dans les pays tropicaux / 151 (perte de bétail suite à la trypanosomia- mobilité. «L’ex-nomade, s’il est mainte- périssables et le stockage (à l’exception se bovine) ainsi que face aux change- nant fixé, bénéficie d’une culture séculai- du stockage sur pied qui est très coûteux ments sociaux et politiques (libération re du nomadisme qu’il ne sera pas facile ou de la viande séchée traditionnelle) des anciens esclaves en charge des tra- d’évacuer en l’espace d’un décret» est limité dans les pays du Sud. Ceci vaux agricoles chez les Foulbé). De (Louis 1979, cité par Sandron 1998). induit une certaine rigidité de l’offre. plus, les Foulbé ont de longue date su associer le commerce de bétail à l’éle- On voit bien que l’élevage est un Face à ces risques, les producteurs ont vage. Si certains ont su agrandir leur moyen de gérer les crises ou difficultés su développer une multiplicité de straté- troupeau grâce au bénéfice du commer- dans le temps. Outre son apport de pro- gies anti-risque que l’on retrouve au tra- ce, d’autres ont été contraints de revenir duits toute l’année à la différence des vers des études sur les pratiques d’éle- au pastoralisme lorsque les affaires ont activités culturales, l’élevage permet de vage. On peut citer : décliné. Le convoyage des animaux, gérer des chocs climatiques et de favo- 1. Les faibles densités animales sur notamment vers le Sud du Cameroun, riser les opportunités grâce à sa mobili- les pâturages ; constitue aussi une activité très attracti- té et à ses effets induits : transfert ve pour les jeunes, qui tentent parfois d’idées, changement social. Dans les 2. Les mobilités entre milieux com- leur chance dans le commerce parallèle zones agropastorales transfrontalières plémentaires ; de petits objets, de noix de cola, de de l’Afrique de l’Est (Ethiopie, Kenya, 3. Les troupeaux multi-espèces ayant commerce de vêtement, etc. Ainsi, il Somalie) ou d’Afrique de l’Ouest (Mali, des rythmes de reproduction, des existe des liens étroits entre élevage et Niger, Burkina Faso), le commerce de besoins, des qualités différentes et com- commerce : la vente de bétail permet de bétail génère aussi une multiplicité plémentaires ; démarrer un commerce ou une bou- d’activités parallèles (commerce, res- 4. La prédominance des femelles qui tique. Les activités religieuses, telles tauration, artisanat), qui peuvent être fournissent un potentiel de reproduc- que maîtres d’école coranique ou écri- garantes d’un dynamisme régional ; tion ; vains de versets de prière, sont aussi un dans ces zones, en cas de perturbation 5. La répartition sociale du cheptel moyen de se constituer un troupeau du du commerce de l’élevage, cette plu- entre les différentes unités d’exploita- fait que la majorité des récompenses riactivité peut soit s’effondrer, soit, au tion (par prêts, héritages, dots) et à l’in- consistent en bétail. Ainsi, l’élevage contraire, jouer un rôle d’appoint. Ainsi, térieur du ménage ; peut se conjuguer à de nombreuses acti- il est difficile de comprendre l’évolution vités et le champ est d’autant plus large de l’économie d’élevage sans intégrer 6. Le faible taux d’exploitation du que les animaux sont un excellent ce dynamisme spatial et économique. troupeau (vente, consommation) ; moyen d’exploiter la diversité spatiale. 7. Les échanges de biens et services Mais on voit qu’au travers des cycles de 3.4 / Mécanismes de gestion des (lait, mil, poisson, bétail) avec les vie, l’élevage peut être un pis-aller vers risques induits par l’élevage sédentaires. une autre activité comme une activité de repli en cas de non succès ; vice versa Comme on l’a vu précédemment Ces mécanismes de gestion du risque l’activité non agricole peut être un l’élevage présente en soi un potentiel s’inscrivent généralement dans le temps moyen de capitaliser en bétail comme formidable puisqu’il est capable de se long pour les éleveurs. En Afrique du un tremplin vers un mode de vie citadin. développer dans des régions où toute Nord, on a pu mettre en évidence un autre activité économique semble com- certain nombre de facteurs internes et Suite aux sécheresses chroniques promise en raison des conditions natu- externes aux exploitations qui expli- (1972, 1977, 1983-84, 1991-92) qui ont relles. Mais, comme toute activité agri- quent l’abandon de ces modes de ges- affecté les Peuls de la vallée du Sénégal, cole, l’économie d’élevage est aussi tion des risques (Alary et El Mourid Santoir (1994) montre que si la pluriac- soumise aux risques climatiques, agro- 2005). Parmi ces facteurs, prédominent tivité a constitué une stratégie de survie, nomiques, sociaux, et économiques. A les politiques de sédentarisation, puis elle n’a pas induit de véritables ruptures ces risques, se juxtaposent un ensemble les politiques de lutte contre les séche- sachant qu’elle a toujours fonctionné de risques propres à l’activité d’élevage resses (avec la distribution gratuite ou à dans ce groupe social. «En 1975, on et qui sont en partie liés à la mobilité faible prix de vastes stocks d’orge) qui notait déjà que la moitié des ménages (risque de perte, risque de vol, risque de se traduisent, aujourd’hui, par l’affai- Peuls Sare de Matam et 21% des ména- divagation, risque sanitaire plus élargi blissement des mécanismes tradition- ges Peuls Waalo de la basse vallée du fait des déplacements…). Dans les nels de gestion des ressources pastora- avaient recours à l’émigration pour pays en développement, les exploitations, les favorisant les comportements compléter leurs ressources. Chez ces qui dépendent le plus de l’économie de opportunistes, individualistes au détri- derniers, un ménage sur cinq se consa- l’élevage (pasteurs, agropasteurs), se ment du renouvellement des ressources crait au commerce (principalement petit situent souvent dans des zones diffici- et le maintien d’un cheptel surnumérai- bétail) et à la cueillette (gomme sur- les, au climat peu propice à toutes acti- re en période de sécheresse par rapport tout) ; un ménage sur trois disposait de vités culturales ce qui les rendent très à un stock de ressources naturelles revenus tirés d’une activité extérieure dépendantes du marché pour leur appro- affecté par les sécheresses répétitives. au village : travail temporaire (tâche- visionnement en produits vivriers ; alors Le résultat est bien un épuisement des ron dans les périmètres ou à la que la diversification vers l’élevage est ressources pastorales et un accroisse- Compagnie Sucrière Sénégalaise (CSS), plus évidente dans les zones agricoles, ment de la dépendance des éleveurs vis- Sardiennage des troupeaux villageois, en tenant compte bien évidemment de à-vis du marché des céréales (notam- charbon de bois, vente d’allumettes…)» certaines contraintes comme la résistan- ment l’orge en Afrique du Nord). Des (Santoir 1994). Dès lors, si la migration ce aux trypanosomiases. Comme tout dynamiques similaires de sédentarisa- et le petit commerce prennent une place produit agricole, les produits animaux tion sont observées en Afrique subsaha- de plus en plus importante, on ne peut subissent les risques de méventes ou de rienne en lien avec les sécheresses des toutefois parler de reconversion. On mal vente (prix bas) ainsi qu’une dété- dernières décennies et des perturbations peut aussi se demander, à l’instar de rioration des termes de l’échange politiques (Arditi 2009, Correra et al Sandron (1998), si cette pluriactivité (notamment avec les prix des céréales). 2009). Cette sédentarisation s’accompa- spatiale dans les zones agropastorales A la différence de nombreux produits gne d’une diversification croissante des dominées par des anciens nomades agricoles comme les céréales, les tuber- activités et une activation plus rapide n’est pas une sorte de continuité dans la cules, les produits animaux sont très des multiples rôles de l’élevage. INRA Productions Animales, 2011, numéro 1
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