THÉORIE DE SÃO PAULO Aujourd'hui et toujours - Revue Des Deux Mondes
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Aujourd’hui et toujours THÉORIE DE SÃO PAULO › Sébastien Lapaque Pour Bento Mineiro V ol JJ 3257 de la compagnie chilo-brésilienne Latam entre Belo Horizonte et São Paulo, hier soir. Aux alentours de 20 h 30, l’Airbus A320 effectue un virage au-dessus d’un lac artificiel. Les lumières dis- posées tout autour composent de jolies guirlandes de Noël. C’est l’un des plus grands réservoirs de l’État. La Represa Bil- lings contient près d’un milliard de mètres cubes d’eau, apprendrais-je plus tard. Dans la capitale économique du Brésil, ces chiffres sont en proportion du reste : 12 millions d’habitants dans la ville, 20 millions dans l’agglomération, 7 millions de voitures, 500 gratte-ciel, 700 héli- coptères, dont les rotors bourdonnent nuit et jour dans le ciel. L’avion s’approche de São Paulo, que je regarde à travers le hublot. Un scintillement de lumières rouges et jaunes dans la nuit brésilienne. Des dizaines, des centaines, des milliers d’immeubles serrés les uns contre les autres. Un spectacle stupéfiant. On aurait tort de se laisser effrayer par cet immense enchevêtre- ment de verre, de béton et d’acier. Il y a quelque chose de fiévreux, de sublime et d’enchanteur dans toute cette modernité. Arrivé en 138 FÉVRIER-MARS 2018
littérature 1924, non par l’avion mais par le port voisin de Santos puis par la route, Blaise Cendrars l’a célébrée dans un poème de Feuille de route. « J’adore cette ville Saint-Paul est selon mon cœur Ici nulle tradition Aucun préjugé Ni ancien ni moderne Seuls comptent cet appétit furieux cette confiance abso- lue cet optimisme cette audace ce travail ce labeur cette spéculation qui font construire dix maisons par heure de tous styles ridicules grotesques beaux grands petits nord sud égyptien yankee cubiste Sans autre préoccupation que de suivre les statistiques prévoir l’avenir le confort l’utilité la plus-value et d’atti- rer une grosse immigration Tous les pays Tous les peuples J’aime ça Les deux trois vieilles maisons portugaises qui restent sont des faïences bleues (1) » Saint-Paul est selon mon cœur et ce Sébastien Lapaque est romancier, poème lui aussi. En traversant l’aéroport de essayiste et critique au Figaro littéraire. Il collabore également au Congonhas, je m’en répète quelques mots. Monde diplomatique. Son recueil « Ici nulle tradition aucun préjugé ni ancien Mythologie française (Actes Sud, ni moderne. » À première vue, le Brésil de 2002) a été récompensé du prix Goncourt de la nouvelle. Dernier Blaise Cendrars est assez différent de celui ouvrage publié : Théorie d’Alger de Georges Bernanos, que j’ai découvert le (Actes Sud, 2016). premier et que je connais le mieux, mais il › slapaque@gmail.com sonne juste. Celui de l’auteur de Journal d’un curé de campagne est profond, rural. Ce sont les hauts plateaux du Minais Gerais, d’où j’ar- rivais avant d’atterrir à Saint-Paul. Dans les villes de la route de l’or et dans les humbles fermes posées sur les collines, on sent la douce et FÉVRIER-MARS 2018 139
aujourd’hui et toujours, par sébastien lapaque laborieuse patience de l’homme. Sur la route qui mène à Ouro Preto, l’ancienne cité coloniale, son corps-à-corps séculaire avec la terre rouge et sauvage, avec une nature qui ne se rend pas et qui ne se rendra jamais, continue de s’observer. Dans le Minais Gerais s’est jouée une aventure humaine unique qui a suffi à Bernanos pour comprendre la totalité de l’immense Brésil où il a séjourné entre 1938 et 1945. « Votre peuple grandit comme un arbre, ou se compose comme un poème, par une sorte de nécessité intérieure, auquel le monde moderne ne comprend absolument rien, parce que, précisément, il n’a pas de nécessité intérieure ; parce qu’il s’impose du dehors, qu’il est une victoire monstrueuse, éphémère, de l’activité désor- donnée des hommes sur la nature et sur l’homme, une dissipation, un défi. Votre peuple grandit sans le savoir – comme nous avons grandi nous-même jadis –, ce qui est bien la meilleure manière de se développer régulière- ment, sans risquer de perdre ses proportions originelles, d’être tôt ou tard une tête de géant sur des jambes de nain. Ici, comme jadis en Europe, l’homme et la terre réagissent l’un sur l’autre, se perfectionnent l’un par l’autre… (2) » Vue de loin, cette réalité des noces de l’homme et de la nature est invisible à São Paulo ; vue de près, elle apparaît partout. Ce n’est certes pas Rio de Janeiro, où la nature enserre la ville, mais ici aussi elle sur- git sans cesse au coin des rues, où des tico-tico picorent la farine aux abords des boutiques, comme dans la chanson de Carmen Miranda : O tico-tico tá / Tá outra vez aqui / O tico-tico tá comendo meu fubá… On le découvre dans le quartier des Jardins, au milieu de la ville, mais presque hors de la ville, hors du temps. C’est là qu’on trouve les deux plus beaux hôtels de Saint-Paul, des établissements où l’on réapprend ce qu’est la douceur des choses : l’Emiliano et le Fasano, posés dans des rues où l’on entend couler l’eau et chanter les oiseaux, comme si l’on était à des kilomètres de l’avenida Paulista, moderne fleuve aux 140 FÉVRIER-MARS 2018
théorie de são paulo milliers de voitures, qui est pourtant à deux pas. Les noms de ces deux hôtels indiquent l’importance des familles italiennes dans l’histoire de São Paulo en général et dans sa tradition hôtelière et gastrono- mique en particulier. Les premières brasseries ont été fondées par des Italiens. Et l’excellence a souvent l’accent de Milan et des inflexions vénitiennes aujourd’hui. Après avoir bu une caïpirinha de maracujá au bar de l’Emiliano ou du Fasano, dans un calme et une paix qui vous transportent au temps où Dieu inventa le monde, j’aime retrouver la table du chef Paolo Picchi dans le restaurant qui porte son nom. Quel festival ! La gastronomie, à São Paulo, est élevée au rang des beaux- arts, comme la mode, la photographie, l’art contemporain. On est tenté de se demander si les magazines ne parlent pas que de ça. Un Français s’y sent forcément bien. Les assiettes de Paolo Picchi sont des navires qui sortent impeccables de leurs jetées pour mener ses hôtes tout autour de la terre. On trouve également des pirates et des bistronomes parmi les chefs paulistanos. Au Mocotó, un ancien restaurant ouvrier dans lequel il a succédé à son père, Rodrigo Oliveira propose une cuisine nordestine inventive, rugueuse et délicieuse. À la Casa do Porco, Jefferson Rueda fait rôtir deux ou trois cochons entiers chaque jour qu’il sert sous les formes que lui commande son imagination en buvant des litres de cachaça. Originaire de São José do Rio Pardo, une ville de l’intérieur de l’État où j’ai eu l’honneur et l’avantage d’aller faire un tour avec lui, Jefferson Rueda est l’apôtre d’une cuisine qu’on nomme ici « caipira » du nom des paysans du coin, cousins de ceux du Minas Gerais que Georges Bernanos a célébrés dans ses textes. Une cuisine simple et directe où la viande de porc ou de bœuf est posée directement sur la grille et servie sans apprêt avec du riz, des haricots noirs, un œuf au plat, de la farine de manioc, des bananes. Typique d’une grande région d’élevage, dans un autre esprit que la fameuse feijoada. « Mais on passe son temps à manger, à São Paulo ? », m’a un jour demandé ma femme en m’entendant raconter mes aventures gour- mandes dans les profondeurs de l’Estado de São Paulo. Au Mercado municipal, où l’on débite des bêtes entières de 6 heures du matin à FÉVRIER-MARS 2018 141
aujourd’hui et toujours, par sébastien lapaque 6 heures du soir, c’est parfois l’impression que cela laisse. Un peu comme dans la « rue des fantômes », à Pékin. Mais Saint-Paul est aussi la capitale d’une très haute culture méconnue chez nous – bien qu’elle fût étroitement liée à la France dans les années vingt à cinquante et que ce lien ne soit pas totalement rompu. Saint-Paul a longtemps parlé français. J’ai naguère eu la chance de rencontrer Claude Lévi- Strauss chez lui, dans son appartement de la rue de la Faisanderie à Paris chargé de souvenirs, pour qu’il me parle de cette époque englou- tie, comme presque tout ce qu’il avait connu et aimé. « En arrivant à São Paulo en 1935, j’ai observé que la France et le Brésil étaient presque deux pays unis. Son- gez que, dans le cadre de la Mission universitaire, nous donnions nos cours en français à São Paulo sans aucun problème. À cette époque, toute la bonne société brési- lienne parlait couramment français. » Débarqué une décennie après Blaise Cendrars, Claude Lévi-Strauss a été frappé comme le poète par la construction de « dix maisons par heure de tous styles ». « C’est un des aspects essentiels de l’expérience bré- silienne. La naissance d’une ville, qui s’étale sur des siècles ou sur des millénaires dans l’ancien monde, prenait quelques années ou quelques mois au Brésil. J’envoyais mes élèves observer leur quartier ou leur rue. À São Paulo, cela changeait tous les jours. Nous obser- vions également les villes en train de se construire, au bord du chemin de fer qui pénétrait dans l’ouest de l’État de São Paulo et du Parana. C’était très étonnant. La première ville avait 2 000 habitants, celle d’après n’en avait plus que 90, vingt kilomètres plus loin, elle en avait 40, et encore vingt kilomètres plus loin, en avait un seul. » 142 FÉVRIER-MARS 2018
théorie de são paulo C’est ainsi, avec les yeux de Blaise Cendrars et de Claude Lévi- Strauss, que l’on apprend à regarder, à comprendre et à aimer Saint- Paul. On rêverait que l’élan, la fièvre, l’espoir et l’énergie créatrice observés par ici soient contagieux. En se glissant dans les plis sinueux de la capitale fondée en 1554 par les jésuites, plus souvent en taxi qu’à pied, car São Paulo est aussi une ville dangereuse, on se plaît à croire que tous les pays portent en eux un autre pays possible ; et que tout, chaque matin, peut être réinventé dans ce monde de brutes : l’art, le bonheur, les rêves, la mesure parfaite de toute chose. Ces retrouvailles avec l’imprévu ont servi de programme au mouvement moderniste brésilien, né au cours de la Semaine d’art moderne organisée au Théâtre municipal de São Paulo, du 13 au 17 février 1922 : la proclamation orgueilleuse d’une ère nouvelle dans le domaine de la poésie, de la littérature, de la peinture, de la sculpture et de la musique. Menés par l’écrivain Mário de Andrade, le poète Manuel Bandeira, la peintre Tarsila do Amaral, le musicien Heitor Villa-Lobos et le mécène Paulo Prado, les modernistes refusaient de se laisser dominer par les influences européennes et nord-américaines, mais au contraire décidaient de les dévorer comme jadis les Indiens tupinambas les Portugais. « Tupi or not tupi », juraient-il crânement, proclamant « la naissance émouvante du Brésil ». Le lien avec le cubisme et le futurisme qui se déployaient en Europe au même moment transparaît dans le « Manifeste de la poésie Pau-Brasil »du trublion Oswald de Andrade, publié dans le quoti- dien Correio da Manhã, le 18 mars 1924. Cet éloge de la coïncidence des opposés : « Ascenseurs obus, gratte-ciel cube et la savante paresse solaire. La prière. Le Carnaval. L’énergie intime. Le sabiá. L’hospitalité un peu sensuelle, amoureuse. La saudade des sorciers/pajés et les ter- rains d’aviation militaire. Pau-Brasil. » Le poète, romancier, essayiste et dramaturge né et mort à São Paulo, très représentatif de l’esprit à la fois commerçant, artiste et bandeirante (3) qui caractérise souvent les membres de l’élite de cette ville, termine son manifeste de 1924 – un autre a suivi en 1928 – en réclamant un sentiment pur, un équilibre géométrique, une fusion totale : « La forêt et l’école. Le Musée national. La cuisine, le minerai. La végétation. Pau-Brasil. » FÉVRIER-MARS 2018 143
aujourd’hui et toujours, par sébastien lapaque Ce sentiment, cet équilibre, cette fusion se retrouvent aujourd’hui à São Paulo dans les musées, les galeries et les écoles d’art, où le mou- vement de 1922 a laissé une trace longue, persistante. Pour com- prendre l’esprit du modernisme brésilien en le respirant, on peut se promener dans les parcs dessinés par le paysagiste Roberto Burle Marx – non seulement dans celui qui porte son nom mais aussi dans le parc Ibirapuera, au cœur de la ville, où un monument de granit aux arêtes martiales honore l’épopée de bandeirantes. Le sauvage y cohabite partout avec le civilisé. Avec un peu d’effort, on peut y observer toutes sortes d’oiseaux et apprendre à reconnaître leur chant : le bem-te-vi, le cardeal, la lavadeira et le sabiá – le merle à plumage roux chanté par Oswald de Andrade dans son poème. L’opposition du minéral et du végétal, la confrontation des courbes et de l’angle droit, les jeux de contraste et de superposition imposent un univers. Ce qui est impressionnant, c’est la taille des arbres, leurs formes torturées, inquiétantes, et la variété des plantes épiphytes – lianes, orchidées, broméliacées, tillandsia – qui les ont colonisés. Le Parque Burle Marx du quartier de Panamby – « papillon » en langue tupi – a été inauguré en 1995, un an après la mort de l’architecte et paysagiste auquel on doit les vagues en noir et blanc de la promenade de Copacabana à Rio – une autre illustration de l’inspiration moder- niste. Il permet instantanément de sortir de la métropole et d’oublier le mugissement de ses sept millions de voitures. Soudain l’imprévu au coin de la rue. Le jeu, l’étonnement, la surprise réclamés par les modernistes réinventés. Saint-Paul, ville fiévreuse, ville gourmande, ville cubiste. 1. Blaise Cendrars, « Saint-Paul » in Du monde entier au cœur du monde. Poésies complètes, Gallimard, 2006. 2. Georges Bernanos, Brésil, terre d’amitié, anthologie, La Table ronde, coll. « La petite vermillon », 2009, p. 30. 3. Dans l’histoire brésilienne, les bandeirantes sont les aventuriers, généralement originaires de São Paulo, qui se sont enfoncés dans l’intérieur du pays à partir du XVIIe siècle, lui permettant de repous- ser ses frontières vers l’ouest et vers le sud. 144 FÉVRIER-MARS 2018
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