The system - FIAN Belgium

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The system - FIAN Belgium
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                                                                                                       PB- PP B-7
                                                                                                       BELGIE(N) - BELGIQUE

Le magazine des luttes pour la souveraineté alimentaire

                RÉENCHANTER LA SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE
                                         Face aux nouvelles menaces de l’agrobusiness, réinventer la lutte

       INTRODUCTION                              LES NOUVELLES MENACES                  RÉINVENTER LA LUTTE
The system - FIAN Belgium
QUI EST FIAN BELGIUM?

               FIAN International est l’organisation internationale des qui consacre son travail
  à la lutte pour la réalisation du droit à l’alimentation. FIAN Belgium soutient cette lutte tant
  au niveau international, en partenariat avec les autres sections de FIAN, qu’ici en Belgique,
 où elle travaille avec les mouvements paysans, les associations d’aide aux démunis et tous
les mouvements sociaux réclamant une transition vers des systèmes alimentaires durables
                                                            respectueux du droit à l’alimentation.

                             FIAN Belgium développe son action pour la réalisation du droit
                                      à l’alimentation à travers 4 axes d’action principaux :
 le plaidoyer - éducation et mobilisation citoyenne - soutien aux luttes des communautés
                       - renforcement et appui à la participation des mouvements sociaux

                                            Envie d’en savoir plus? De soutenir notre action?
                                      De rejoindre un de nos groupes d’actions? www.fian.be

                                            " Beet the system! , le magazine des luttes pour la
                                    souveraineté alimentaire" est une publication annuelle de
                                      FIAN Belgium visant à offrir un espace d’expression aux
                                     voix multiples qui animent ce mouvement depuis 25 ans:
                                       fianistas, agriculteur·rice·s, expert·e·s, militant·e·s de la
                                                                                société civile, etc.

                                        Beet the system! a été lancé en 2017 afin de stimuler
                                               les échanges, les réflexions et de renforcer les
                                           rencontres entre acteur·rice·s des luttes pour des
                                                       systèmes agroalimentaires alternatifs.

                                          Découvrez les éditions précédentes téléchargeables
                                            gratuitement sur notre site internet: www.fian.be
The system - FIAN Belgium
INTRODUCTION
> Manuel Eggen                                                                                                                            > 04

PARTIE 1 : LES NOUVELLES MENACES

1. Comment les entreprises s’emparent-elles du Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires ?
Dévoiler les mécanismes du pouvoir des entreprises sur la gouvernance alimentaire mondiale
> Almudena Garcia i Sastre                                                                                                                > 08

2. Capitalisme dévoyé et financiarisation des terres et de la nature
> Résumé du rapport publié par FIAN International, Transnational Institute et Focus on the Global South                                   > 14

3. Neutralité carbone : greenwashing et fausses solutions liées aux terres
> Brigitte Gloire                                                                                                                         > 22

4. Les machines intelligentes nous volent la terre. Digitalisation et smart farming
> Coécrit par les membres de Fabriek Paysanne, coordonné par Olivier Vermeulen                                                            > 30

5. Feu vert pour de nouveaux OGM ?
> Friends of the Earth Europe, rédigé par Helen Burley, Paul Hallows and Mute Schimpf                                                     > 38

6. Agriculteur·rice·s et populisme d’extrême droite: de faux amis
> Hélène Seynaeve                                                                                                                         > 46

PARTIE 2 : RÉINVENTER LA LUTTE

7. Technologie, « care » et espoir de convivialité
> Barbara Van Dyck et Saurabh Arora                                                                                                       > 52

8. 25 ans de lutte pour la souveraineté alimentaire : ce n’est qu’un début !
> Sabine Renteux                                                                                                                          > 58

9. Comment, pourquoi et pour quoi penser l’alimentation comme commun ?
> Jean-Marc Louvin                                                                                                                        > 64

10. Décoloniser et réenchanter les droits humains
> Manuel Eggen                                                                                                                            > 70

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The system - FIAN Belgium
Introduction
                                                                                                           Par Manuel Eggen,
                                                                         chargé de recherche et plaidoyer chez FIAN Belgique

En 2021, le mouvement pour la sou­         L’année 2021 a également été choisie            alimentation est estimé cha­ que
veraineté alimentaire célèbre ses          par le Secrétaire général des Nations           année à plus de 11 millions de
25 ans. C’est en effet en 1996, lors du    unies, António Guterres, pour tenir un          personnes (Lancet 2019). Cela
Sommet Mondial de l’Alimentation,          Sommet des Nations Unies sur les                représente quatre fois plus que
que le concept a été énoncé pour la        systèmes alimentaires. Reconnais­               le nombre de personnes mortes
première fois par des militant·e·s         sant les défis actuels, le Sommet est           des suites du Covid-19 en 2020.
du jeune mouvement paysan inter­           censé aboutir à des solutions visant
national « la Via Campesina ». Avec        à « transformer les systèmes alimen-        •   Le système alimentaire globalisé
la souveraineté alimentaire, la Via        taires mondiaux ».                              est responsable de 21 à 37 % des
Campesina entendait questionner le                                                         émissions de gaz à effet de serre
concept technocrate de « sécurité ali­     En effet, le système alimentaire in­            (GIEC 2019).
mentaire » utilisé dans les négocia­       dustriel mondialisé est en pleine
tions internationales. Et surtout, elle    déroute :                                   •   Et le système alimentaire in­
entendait dénoncer les impacts des­                                                        dustriel est le principal facteur
tructeurs des politiques néolibérales      •   Malgré les engagements de la                de l’effondrement de la biodi­
et du modèle agro-industriel mon­              communauté          internationale          versité (IPBES 2019) et favorise
dialisé.                                       d’éradiquer la faim pour 2030, le           l’émergence et la diffusion des
                                               nombre de personnes souffrant               maladies zoonotiques comme le
Au fils des ans, la lutte pour la sou­         de la faim et de la malnutrition            Covid-19 (PNUE 2020).
veraineté alimentaire a servi de ca­           est en hausse depuis 2015 : en
talyseur pour un formidable mouve­             2021, 811 millions de personnes         Face à ces constats alarmants, et à la
ment social inspirant et rassembleur.          sont sous-alimentées et 2,3 milliards   mobilisation croissante de la société
Le mouvement pour la souveraineté              de personnes sont en situation          civile et des citoyen·ne·s, un consen­
alimentaire a joué un rôle clé pour            d’insécurité alimentaire grave ou       sus international émerge enfin sur
créer un rapport de force face aux ac­         modérée (SOFI 2021).                    la nécessité de transformer en pro­
teur·rice·s dominants de l’agrobusi­                                                   fondeur les systèmes alimentaires.
ness mondial et pour développer des        •   Le nombre de personnes en sur­          Même parmi les acteurs dominants
alternatives au système alimentaire            poids et les maladies chroniques        de l’agrobusiness, peu d’acteurs os­
industriel, telles que : l’agroécologie,       liées à une mauvaise alimentation       ent encore remettre en question cette
l’agriculture soutenue par la commu­           ne cessent d’augmenter. Le nom­         évidence.
nauté, les circuits-courts, etc.               bre de décès liés à une mauvaise

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7   Le magazine des luttes pour la souveraineté alimentaire
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Mais l’enjeu se situe maintenant au         Mais après 25 ans de lutte, il nous         •   Le troisième article de Brigitte
niveau des orientations qui devront         semble aussi important pour les ac­             Gloire dénonce le nouveau green-
guider cette transformation et des          teurs du mouvement, dont FIAN se                washing des entreprises au nom
solutions à mettre en œuvre pour            revendique, de prendre un peu de re­            du climat. L’interprétation mal­
répondre au triple défi de la faim, de      cul et de perspective afin d’analyser           honnête du concept de « neutra­
la malnutrition et des crises envi­         les nouveaux enjeux et d’imaginer               lité carbone » par les entreprises
ronnementale et climatique.                 des pistes pour redynamiser et ré­              et certains gouvernements an­
                                            inventer la lutte. C’est l’objectif de ce       nonce une nouvelle ruée sur les
Dans un contexte qui lui est peu fa­        nouveau numéro du Beet the system !             terres mondiales aux dépens des
vorable, l’agrobusiness mondialisé                                                          populations rurales.
est passé à l’offensive. Alors qu’elles     ***
sont les principales responsables de                                                    •   Le collectif Fabriek paysanne nous
la situation actuelle, les grandes en­      Dans la première partie, nous avons             alerte ensuite sur les dangers de
treprises de l’agroalimentaire tentent      voulu mettre en évidence quelques               la digitalisation et du smart far­
aujourd’hui de montrer patte blanche.       exemples des nouveaux enjeux et des             ming. Les nouvelles technologies,
Elles communiquent en grande                nouvelles menaces qui pèsent sur                présentées comme la nouvelle
pompe sur leurs engagements de              les systèmes alimentaires et sur le             panacée par l’agrobusiness, ris­
« neutralité en carbone » et avan­          monde paysan :                                  quent bien de devenir les nou­
cent leurs solutions pour réformer                                                          veaux outils de l’asservissement
et verdir les systèmes alimentaires :       •     Le premier article d’Almudena             du monde paysan. La Fabriek
(climate) smart agriculture, digita­              Garcia analyse les stratégies de          paysanne nous invite à recon­
lisation, biotechnologies, compensa­              l’agrobusiness pour renforcer             quérir notre souveraineté tech­
tion carbone, nourriture enrichie en              son influence sur la gouvernance          nologique.
nutriments, etc.                                  des systèmes alimentaires. L’arti­
                                                  cle explique comment les acteurs      •   Le cinquième article est une
Loin de viser une transformation                  de l’agrobusiness ont réussi à in­        synthèse d’un rapport des Amis
radicale des systèmes alimentaires,               filtrer l’organisation du Sommet          de la terre Europe. Il expose l’in­
ces fausses solutions visent surtout              des Nations unies sur les sys­            tense lobby que les acteurs de
à maintenir et renforcer le contrôle              tèmes alimentaire et à imposer            l’agrobusiness et des biotech­
de l’agrobusiness sur l’ensemble des              leur narratif et leurs solutions.         nologies effectue auprès de l’UE
maillons de la chaîne alimentaire et                                                        pour changer la réglementation
sur les profits juteux des marchés ali­     •     Le deuxième article, synthèse             OGM. L’objectif de ce lobby est de
mentaires.                                        d’un rapport de FIAN interna­             sortir les nouveaux OGM (notam­
                                                  tional, détaille les dangers de ce        ment les techniques d’édition du
Face à cet écran de fumée, le concept             qu’on appelle la « financiarisa­          génome) du cadre réglementaire
de souveraineté alimentaire, et les               tion » des terres et des ressour­         actuel, jugé trop contraignant.
concepts interconnectés d’agroécolo­              ces naturelles. Plusieurs exem­
gie, de droit à l’alimentation ou de bien         ples y illustrent en quoi nous        •   Enfin dans le dernier article de
commun sont plus pertinents que ja­               pouvons désormais qualifier le            cette première partie, Hélène
mais pour engager une réelle transfor­            capita­lisme « dévoyé ».                  Seynaeve analyse la menace que
mation des systèmes alimentaires.                                                           représente la montée du popu­

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lisme d’extrême droite en milieu          de domination (de l’humain sur la       •   Enfin, Manuel Eggen explore le
    rural. Face à la marginalisation et       nature et de l’humain sur les au­           rôle des droits humains dans la
    à la précarisation du monde pay­          tres humains), elles nous invitent          transformation des systèmes
    san dans le contexte de la mon­           à explorer une autre vision basée           alimentaires. La réalisation des
    dialisation néolibérale, de plus          sur les concepts du radical care            droits humains doit être au coeur
    en plus d’agriculteur·rice·s se           (prendre soin) et de la convivialité.       des politiques alimentaires mon­
    laissent séduire par les discours                                                     diales. Mais afin d’être un vérita­
    nationalistes et populistes. Une      •   Le deuxième article de Sabine               ble outil d’émancipation sociale, il
    voie qui est pourtant sans issue          Renteux, militante au Mouve­                invite les activistes des droits hu­
    pour les paysan∙ne∙s car elle ne          ment d’Action Paysanne (MAP),               mains à faire évoluer le cadre ac­
    s’attaque pas aux causes struc­           célèbre les 25 ans de la souver­            tuel pour l’affranchir de son héri­
    turelles des dysfonctionnements           aineté alimentaire et effectue un           tage colonial, occidentalo-centré
    des systèmes alimentaires. Les            rapide bilan de la lutte. Elle en­          et déconnecté de la nature.
    mouvements d’extrême droi­                courage ensuite les acteur·rice·s
    te ne proposent finalement                du mouvement à se rassembler,           Avec ce nouveau numéro du Beet the
    que la continuité des politiques          au-delà des initiatives individuelles   system ! nous espérons, humblement,
    néolibérales, les habillant sim­          et locales, pour changer le ca­         contribuer à explorer de nouveaux
    plement d’un discours nationa­            dre des politiques néolibérales.        horizons et imaginaires afin que le
    liste et nativiste.                                                               mouvement pour la souveraineté ali­
                                          •   Jean-Marc Louvin analyse le cad­        mentaire continue à jouer un rôle de
Dans la deuxième partie, nous par­            re conceptuel « des biens com­          critique radicale et à être un acteur
tageons quelques réflexions pour              muns ». Après nous avoir rappelé        pour mettre en place des systèmes
réenchanter le mouvement pour la              le cadre conceptuel et politique        alimentaires répondant aux aspira­
souveraineté alimentaire. Prenant             des biens communs, il propose           tions des peuples.
acte des nouveaux enjeux et des               des pistes pour l’appliquer aux
nouvelles menaces, nous explorons             politiques alimentaires comme           Bonne lecture !
quelques pistes pour redynamiser              changement de paradigme des
et réinventer la lutte. Au-delà de            systèmes alimentaires mondia­
propositions techniques et politiques         lisés.
c’est plutôt à une réflexion intros­
pective à laquelle nous nous livrons
et à laquelle nous invitons nos lec­
teur∙rice∙s.

•   Le premier article de Barbara Van
    Dijck et Saurabh Arora nous inter­
    rogent sur les concepts de tech­
    nologie, innovation et progrès.
    Plutôt qu’une vision de la moder­
    nité et du progrès (technologique)
    fondée sur l’idée de contrôle et

                                                             9                            Le magazine des luttes pour la souveraineté alimentaire
The system - FIAN Belgium
PARTIE 1 : LES NOUVELLES MENACES

    1.            Comment les entreprises s’emparent-elles du Sommet
                  des Nations unies sur les systèmes alimentaires ?
                  Dévoiler les mécanismes du pouvoir des entreprises sur la gouvernance
                  alimentaire mondiale

                                                                                                    Par Almudena Garcia i Sastre,
                                                                                 chargée de plaidoyer européen chez FIAN Belgium

Alors que le Sommet des Nations            privé. Un cadre analytique tridimen­            David Navarro ou le professeur Joachim
Unies sur les systèmes alimentaires        sionnel1 – instrumental, structurel et          von Braum.
s’est tenu le 23 septembre 2021, se        discursif – pour aborder le pouvoir des
rapproche grandement, la phase             entreprises nous aide à décortiquer             Dr Agnes Kalibata a été nommée En­
préparatoire a révélé le rôle poli-        les mécanismes qui permettent le                voyée spéciale pour diriger le Som­
tique croissant du secteur privé dans      rôle politique croissant des entreprises        met. Ancienne présidente de l’Alliance
l’ensemble du processus. L’analyse         dans l’élaboration des règles interna­          pour une révolution verte en Afrique
de ces stratégies met en lumière           tionales qui régissent l’alimentation           (AGRA), Dr Kalibata est dès lors ar­
les nouveaux équilibres de pouvoir         dans le monde.                                  rivée avec l’idée de transformer les
qui restructurent la gouvernance                                                           systèmes alimentaires, à l’image
alimentaire mondiale. Le Sommet            1.1.LE POUVOIR INSTRUMENTAL :                   de la promesse d’AGRA de sauver
devient un véritable « laboratoire         LE CONTRÔLE DIRECT DES                          l’Afrique de la faim et de la pauvreté
vivant » dans lequel le contrôle des       ENTREPRISES                                     grâce à un modèle de production
entreprises revêt différentes formes                                                       alimentaire à forte intensité d’in­
pour exercer un pouvoir politique.         Premièrement, la dimension instru­              trants, axée sur la technologie.
                                           mentale du pouvoir des entrepri–
Le Sommet des Nations unies sur            ses met en évidence une causalité               L’organisation de M. Navarro, 4SD,
les systèmes alimentaires (UNFSS),         fonctionnelle et linéaire de l’influence.       est chargée de développer et de
organisé par le Secrétaire général         L’agroindustrie s’est assuré une place          soutenir les dialogues du Sommet,
de l’ONU en 2021, est motivé par le        de choix depuis les travaux prépara­            qui comprennent des Dialogues du
besoin urgent de transformer les           toires du Sommet grâce à la nomina­             Sommet mondial, des Dialogues des
systèmes alimentaires, avec pour ob­       tion d’associé·e·s clé·e·s occupant des         États membres et des Dialogues
jectif la « faim zéro » et l’intégration   rôles stratégiques dans la prise de             indépendants. Ses liens avec les
de la durabilité. Toutefois, le dévelop­   décision, comme Dr Agnes Kalibata,              coalitions d’entreprises, dont AGRA
pement et l’architecture de l’UNFSS                                                        est un co-partenaire, et son rôle de
remettent en question la vision d’une                                                      conseiller auprès du World Business
gouvernance mondiale publique et           1 Fuchs, D. and Clapp, J., 2009. Corporate      Council for Sustainable Development
                                           power and global agrifood governance: Lessons
laisse place au contrôle du secteur        learned. Corporate Power in Global Agrifood     confèrent une influence croissante au
                                           Governance. MIT Press, Cambridge.

     the system                                                 10
The system - FIAN Belgium
secteur privé dans les propositions
mises sur la table lors des dialogues.
                                                    • ENCADRÉ •
Joachim von Braun2, nommé pré–
sident du groupe scientifique de                    AGRA ET SES FAUSSES PROMESSES
l’UNFSS, est également membre du
conseil d’administration d’AGRA et                  L’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA)1, a été
ancien directeur de l’Institut interna­             lancée en 2006 sous la forme d'une organisation au capital d’un
tional de recherche sur les politiques              milliard de dollars US, financés par la Fondation Bill et Melinda
alimentaires (IFPRI), qui reçoit des                Gates et la Fondation Rockefeller. Elle promouvait des mesures
fonds de la Fondation Bill et Melinda               visant à révolutionner l'agriculture africaine sous la forme de
Gates. En tant que scientifique en chef             programmes de subvention des intrants (FISP). Elle présentait
de l’UNFSS, il prône avec détermina­                alors l'objectif ambitieux de doubler les revenus et les rende-
tion la réforme de la gouvernance                   ments de 30 millions de petit·e·s exploitant·e·s agricoles d'ici à
alimentaire en apportant une nou­                   2020, mais peu de preuves attestent de sa concrétisation.
velle approche scientifique dite efficace.
                                                    Une étude indépendante2 menée dans les treize pays bénéfi­
La désignation de ces trois person­                 ciaires d'AGRA a révélé que loin d'améliorer la sécurité alimen-
nalités ayant des liens étroits avec le             taire dans la région, AGRA l'a aggravée au détriment des pro­
secteur privé, et en particulier avec               fits tirés de la faim. Elle indique que le nombre de personnes
AGRA, ont été le premier signal d’une               souffrant de la faim a augmenté de 30 % dans les pays ciblés.
influence directe du pouvoir des en­
treprises sur le processus politique                Et la sécurité alimentaire s'est même détériorée en raison du
dans lequel s’inscrit le Sommet.                    déclin des cultures nutritives et résistantes, de l'acidification
                                                    des sols par la monoculture et de l'endettement des petit·e·s
                                                    producteur·rice·s alimentaires participant·e·s.

                                                    1   Alliance for a Green Revolution in Africa
                                                    2 Wise, T. (2021). AGRA Update: Withheld Internal Documents Reveal No Progress
                                                    for Africa’s Farmers. Washington, DC: Institute for Agriculture & Trade Policy.
                                                    https://www.iatp.org/blog/202102/agra-update-withheld-internal-documents-re-
                                                    veal-no-progress-africas-farmers

2 Von Braun, J. and Kalkuhl , M. (2015).
International Science and Policy Interaction for
Improved Food and Nutrition Security: towardan
International Panel on Food and Nutrition (IPFN).
ZEF Working Paper 142. Center for Development
Research, Bonn. https://www.zef.de/uploads/
tx_zefportal/Publications/WP142_final.pdf

                                                                  11                                Le magazine des luttes pour la souveraineté alimentaire
The system - FIAN Belgium
Source : Koen Dekeyser / Flickr

Malgré ses échecs visibles (voir          Le partenariat entre l’ONU et le                   future des systèmes alimentaires, et
Encadré), AGRA est présentée com­         Forum économique mondial, ainsi                    affaiblit dangereusement le rôle des
me un exemple pour transposer les         que l’accord de la FAO avec CropLife               États dans la sauvegarde du droit à
partenariats public-privé à l’échelle     International3 en 2019, accordent un               l’alimentation.
mondiale et étendre les tentacules        accès préférentiel aux multinatio­
de la Fondation Gates dans la gouver­     nales aux organes des Nations unies,               1.2. POUVOIR STRUCTUREL :
nance des systèmes alimentaires. La       au détriment des acteurs d’intérêt                 LE CONTRÔLE TACITE DES
Fondation Gates sponsorise des solu­      public. La manière dont ces ingéren­               ENTREPRISES FAIT BASCULER
tions technologiques propriétaires        ces vont opérer, que ce soit par le                LES STRUCTURES DE
(non libres) en tant que solutions gag­   biais de dons ou sous la forme de                  GOUVERNANCE LÉGITIMES
nant-gagnant et promeut leur trans­       conseils d’experts, reste encore in­
fert du Nord au Sud via des change­       certaine. Ce qui est certain, c’est que            Au fur et à mesure que la mondia­
ments de politiques nationales. Ces       les collaborations entre les Nations               lisation se consolide, les acteurs du
changements nécessitent l’appro­          unies et les entreprises révèlent                  secteur privé viennent régulièrement
bation de subventions publiques et        comment une approche privée axée                   suppléer les acteurs traditionnels
la protection des droits de propriété     sur le profit imprègne ouvertement                 tels que les États et les organisations
intellectuelle. Cependant, l’incur­       les décisions sur la transformation                internationales dans les structures
sion d’AGRA dans l’UNFSS n’est pas                                                           économiques et institutionnelles,
le seul canal de contrôle direct des                                                         pour prendre eux-mêmes les déci­
                                          3 International Network for Economic, Social
entreprises dans la gouvernance           & Cultural Rights. Background Document -           sions de gouvernance. Les entrepri­
alimentaire mondiale.                     Corporate capture of the United Nations, Février   ses ont pris un rôle clé qui va au-delà
                                          2021. https://www.escr-net.org/news/2021/          d’un accès direct aux décideur·euse·s,
                                          background-document-corporate-capture-unit-
                                          ed-nations
                                                                                             qui leur permet de fixer l’agenda. Ils

     the system                                                 12
ont progressivement gagné un siège         conçu avec une structure multipartite               participer à ces initiatives et quel rôle
autour de la table des négociations à      d’organes consultatifs politiques et                chacun·e peut jouer dans la prise de
laquelle sont rédigées les règles af­      scientifiques, combinée à des dis­                  décision. Cela nécessite des critères
fectant leurs propres activités. Cette     cussions thématiques sur les cinq                   définis démocratiquement. Cepen­
forme de pouvoir est structurelle car      voies d’action (accès, consommation,                dant, les MSI conçues par le proces­
elle influe sur la partie « input » du     production, moyens de subsistance                   sus de l’UNFSS fonctionnent sur base
processus politique, permettant ain­       équitables et résilience). Néanmoins,               volontaire et la participation dépend
si aux entreprises d’augmenter leur        la forme sous laquelle tous les résul­              des ressources dont chacun·e dis­
contrôle sur la détermination de la        tats de ces dialogues alimenteront                  pose pour y prendre part, ce qui se
portée des cadres réglementant leurs       la feuille de route finale du sommet                révèle être un espace d’exclusion
activités, ainsi que sur leur contenu.     n’a pas encore été détaillée dans les               pour celles·eux qui ont moins de res­
                                           do­cuments de référence ni dans les                 sources humaines et financières.
Dans ce contexte, l’UNFSS promeut          derniers rapports de synthèse pu­
de nouvelles plateformes multipar­         bliés en juillet.                                   Si l’on ne donne pas la priorité aux
tites4, dans le but de se démarquer                                                            voix des détenteur·rice·s de droits
de l’actuel Comité des Nations unies       La sélection des dirigeant·e·s, des                 touché·e·s par l’insécurité alimen­
sur la sécurité alimentaire mon­diale      expert·e·s et des participant·e·s a été             taire et si l’on ne garantit pas leur
(CSA). Il ne tient pas compte des ef­      faite de manière arbitraire et leurs                participation aux décisions qui les
forts internationaux déjà réalisés         rôles ne sont pas clairs, ce qui ne                 concernent, les participant·e·s les
pour encadrer les systèmes alimen­         répond pas aux normes de transpa­                   plus puissant·e·s et les mieux doté·e·s
taires et définir des pistes de solu­      rence et aux mécanismes de respon­                  en ressources risquent de dominer le
tions, et ce, à trois égards. Première­    sabilité envers les personnes les plus              débat sur la transformation des sys­
ment, l’annonce de ce sommet n’a           touchées par l’insécurité alimentaire.              tèmes alimentaires.
pas réellement émané de l’Assem­
blée générale des Nations unies ou         Troisièmement, ce manque récur­                     En ouvrant la porte aux acteurs du
du CSA, mais de l’initiative unilatérale   rent de transparence et l’érosion                   secteur privé pour qu’ils participent
du Secrétaire général des Nations          de la responsabilité sont ancrés                    à la définition des normes visant
unies. Compte tenu de la structure de      dans l’approche multipartite que le                 à défendre le droit à l’alimentation
gouvernance du CSA, beaucoup s’at­         Sommet soutient en matière de gou­                  et la santé de la planète, l’UNFSS
tendaient à ce que celui-ci soit le fo­    vernance alimentaire par le biais de                ignore les asymétries de pouvoir et
rum le mieux placé pour accueillir le      ses dialogues multidimensionnels.                   les conflits d’intérêts. Les débats
prochain UNFSS 2021.                       Au cours des deux dernières décen­                  s’orienteront vers des propositions
                                           nies, les initiatives multipartites (MSI)           qui éviteront de porter atteinte à la
Deuxièmement, la structure du Som­         se sont multipliées, avec pour objectif             rentabilité privée et d’aborder les
met semble avoir été conçue pour           d’aborder des questions complexes                   questions politiques contestées res­
imiter celle du CSA et tenter de le        de politique mondiale, soulevant de                 ponsables de la faim et de la pauvreté.
remplacer en tant qu’organe mondial        multiples préoccupations en matière
reconnu pour guider l’élaboration des      de droits humains5. Qui est invité à
politiques alimentaires. L’UNFSS a été
                                           5 voir ce briefing sur les initiatives multipar­
                                           tites préparé par FIAN International :              note-on-multi-stakeholder-initiatives-msi-2507
4   En anglais : multi-stakeholder         https://fian.org/en/publication/article/briefing-

                                                                  13                                 Le magazine des luttes pour la souveraineté alimentaire
1.3. POUVOIR DISCURSIF :                   conception des systèmes alimen­                   Le groupe d’universitaires participant
LES ENTREPRISES S’EMPARENT                 taires qui privilégie un type de con­             au suivi de l’UNFSS9 a proposé une
DES NARRATIFS ET CONTRÔLENT                naissance, principalement la science              analyse de la manière dont le narratif
LA SCIENCE                                 expérimentale, et un type de poli­                du Sommet s’appuie sur une logique
                                           tique, qui s’appuie sur des solutions             de manque de nourriture et de con­
Une troisième approche du pouvoir          reposant sur les lois du marché6.                 naissances. Il crée un imaginaire de
explore la dimension discursive du                                                           lacunes (lacunes factuelles, lacunes
processus politique. Cette perspec­        Cette inquiétude a été soulevée                   politiques, lacunes technologiques)
tive analytique montre comment les         non seulement par la Réponse Au­                  devant être comblées par des ex­
décisions politiques peuvent répon­        tonome des Peuples à l’UNFSS7                     pert·e·s scientifiques, en collabora­
dre à des disputes narratives sur le       mais aussi par trois rapporteurs                  tion avec des entreprises. Ces col­
cadrage des problèmes et des solu­         spé­ciaux des Nations unies. Ceux­                laborations sont ancrées dans un
tions selon certaines normes et va­        ci ont ouvertement critiqué8 le                   discours qui soutient les innovations
leurs.                                     Sommet pour ne pas avoir placé le                 technologiques axées sur le marché
                                           droit à l’alimentation au centre du               au détriment des connaissances tra­
Le processus de l’UNFSS révèle             débat et pour avoir omis l’agroéco­               ditionnelles acquises au fil des siècles
l’influence croissante du secteur          logie en tant que changement de pa­               pour nourrir la population mondiale.
privé sur la perception publique           radigme permettant de réformer les
des problèmes liés à l’alimentation        systèmes alimentaires en vue d’une                Parallèlement, de nouveaux concepts
et propose des solutions qui pri­          justice sociale et écologique. Michel             sont créés, tels que les « nature-based
vilégient les chaînes de valeur mon­       Fakhri, actuel rapporteur spécial des             solutions » (solutions fondées sur
diales, l’innovation technologique et      Nations unies pour le droit à l’ali­              la nature) et la « climate-smart
le profit au détriment des systèmes        mentation, dans son rapport pour la               agriculture » (l’agriculture intelli­
agroécologiques locaux, des droits         46 ème session du Conseil des droits              gente face au climat). Ces nouveaux
humains et de l’intérêt public.            humains, a déploré que :                          cadres de pensée prônent des change­
                                                                                             ments majeurs dans la valorisation
Si le concept de système alimentaire       « Les premiers documents de prépa-                de la nature pour offrir des solutions
offre une grille d’analyse permettant        ration du Sommet reflètent le lan-              gagnant-gagnant et pour lesquelles
de révéler les différents éléments          gage et le cadre du projet du Forum              une approche mécaniste de la science
qui le composent, de la production         économique mondial sur la transfor-               est nécessaire pour relever le double
à la consommation en passant par           mation des systèmes alimentaires. »               défi du changement climatique et de
la distribution, il ne fournit pas d’in­                                                     la sécurité alimentaire. À l’inverse,
dications sur ce qui est nécessaire                                                          l’agroécologie est attaquée pour son
pour qu’un changement se produise.                                                           (soi-disant) caractère idéologique et
Le narratif des principales voix du                                                          non scientifique.
Sommet sur la transformation du sys­       6 Right to food: Report of the Special
tème alimentaire en une voie durable       Rapporteur on the right to food, Michael Fakhri
                                           (A/HRC/46/33). https://undocs.org/A/HRC/46/33
ne s’appuie pas sur une approche                                                             9 Montenegro et al (2021). UN Food System
                                           7 Voir https://www.csm4cfs.org/letter-csm-co-
fondée sur le droit dans toutes ses        ordination-committee-cfs-chair/)
                                                                                             Summit Plants Corporate Solutions and Plows
phases préparatoires. Au lieu de cela,                                                       Under People’s Knowledge. A brief prepared by
                                           8 Voir https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/       academics following the UN Food Systems Sum­
le discours promu au sein du Som­          Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=27505&Lan-          mitand committed to critical analysis and public
met se positionne en faveur d’une          gID=E                                             education. agroecologyresearchaction.org

     the system                                                  14
Dans cette optique, l’UNFSS encou­                   CONCLUSION                                  venir que de la Réponse autonome des
                                  rage une conception étriquée de la                                                               peuples à l’UNFSS, en tant que déten­
                                  science et ouvre la voie à la création               La phase préparatoire a témoigné du         teur·rice·s légitimes de droits, qui
                                  d’une nouvelle Interface science-poli­               rôle politique croissant des entrepri­      exigent de l’Etat qu’il reprenne son
                                  tique (ISP) destinée à remplacer                     ses dans l’ensemble du processus.           rôle de seul responsable de la mise
                                  l’actuel Groupe d’experts de haut                                                                en œuvre du droit à l’alimentation.
                                  niveau (HLPE)10 du CSA. Une nou­                     Les mécanismes employés ne se
                                  velle ISP11 est envisagée pour mieux                 limitent plus au lobbying tradition­        Toute contre-stratégie doit donc
                                  s’aligner sur une compréhension                      nel qui permet de s’assurer d’avoir         faire obstacle simultanément aux
                                  unidimensionnelle des systèmes ali­                  des allié·e·s proches aux postes            trois facettes du pouvoir des entre­
                                  mentaires et pour traiter l’alimenta­                stratégiques du Sommet. La nou­             prises qui progressent via l’UNFSS
                                  tion comme une marchandise plutôt                    veauté vient ici de l’institutionnalisa­    pour s’emparer de la gouvernance
                                  que comme un droit humain.                           tion du pouvoir des entreprises par         alimentaire mondiale. Sur le plan du
                                                                                                 le biais du multipartisme et      pouvoir instrumental, les garde-fous
                                                                                                 de la mainmise des narrat­        en matière de conflits d’intérêts et
                                                                                                 ifs de « transformation des       les mécanismes de transparence
                                                                                                 systèmes alimentaires »,          doivent être appliqués. Au niveau du
                                                                                                 in­
                                                                                                   fluençant en amont le           pouvoir structurel, les plateformes
                                                                                                 processus politique.              multipartites ne peuvent pas rem­
Source : Koen Dekeyser / Flickr

                                                                                                                                   placer les espaces multilatéraux
                                                                                                  Les structures démocra­          dotés de procédures claires concer­
                                                                                                  tiques de gouvernance mon­       nant les asymétries de pouvoir et la
                                                                                                  diale en matière de sécurité     définition des rôles et des obligations
                                                                                                  alimentaire et de nutrition      en fonction des droits. Enfin, et sur­
                                                                                                  – le CSA et le HLPE – sont       tout, sur le terrain de la connaissance
                                                                                                  menacées et, avec elles, le      et de la science, il est nécessaire de
                                                                                                  savoir-faire des auto­chtones,   construire des contre-narratifs qui
                                                                                                  des expérimentateur·rice·s,      délégitimisent les fausses solutions
                                                                                                  des agriculteur·rice·s et des    profitant à quelques-uns dans le pro­
                                                                                       femmes, qui sont pourtant plus que          cessus de transformation des sys­
                                  10 Le HLPE a un mandat clair, ancré dans             jamais nécessaires pour faire face à        tèmes alimentaires et qui défendent
                                  le droit à l’alimentation, et est basé sur une
                                  approche consultative qui compile les contribu­
                                                                                       l’incertitude et cocréer des systèmes       l’intérêt public et les droits humains
                                  tions de multiples parties prenantes. Il s’agit de   alimentaires justes et durables.            plutôt que le profit.
                                  l’organe consultatif scientifique le plus reconnu
                                  et le plus respecté au niveau international, qui     Il est urgent d’apporter une réponse
                                  fournit une évaluation des preuves de la
                                  recherche guidant les politiques liées au            efficace à la consolidation accrue du
                                  système alimentaire.                                 pouvoir du secteur privé en matière
                                  11 Clapp et al. (2021). AN ‘IPCC FOR FOOD’?          de systèmes alimentaires, et de ses
                                  How the UN Food Systems Summit is being used         répercussions insidieuses sur la
                                  to advance a problematic new science-policy
                                  agenda. Briefing note 1 on the Governance of
                                                                                       sécurité alimentaire et la santé de
                                  Food Systems, Juillet 2021. http://www.ipes-food.    la planète. Cette réponse ne peut
                                  org/_img/upload/files/GovBrief.pdf

                                                                                                          15                           Le magazine des luttes pour la souveraineté alimentaire
2.                Capitalisme dévoyé et financiarisation des terres
                       et de la nature

                                                                                          Résumé du rapporta publié par FIAN International,
                                                                    Transnational Institute et Focus on the Global South en septembre 2020
                                                                                                   adapté par Margot Vermeylen, journaliste

Aux quatre coins de la planète, les                    difie fondamentalement la manière           activement à dissimuler leurs opéra­
communautés rurales sont con-                          dont la valeur financière est créée         tions, nous proposons de parler de
frontées à une augmentation spec-                      et dont les profits sont générés :          capitalisme dévoyé, c’est-à-dire un
taculaire de la dépossession et de la                  la richesse n’est plus créée par les        capitalisme tellement poussé dans
destruction de leurs terres, rivières,                 revenus des secteurs réels – produc­        ses limites qu’il outrepasse ses pro­
pâturages, forêts, océans et maisons,                  tifs – de l’économie (comme par exem­       pres règles.
alors même qu’ils constituent le fon-                  ple les secteurs industriel, agricole
dement de nos communautés et de                        et des services), mais dans la sphère       COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ LÀ ?
notre tissu social. En cause : le capi-                « virtuelle » des opérations financières,
talisme dévoyé1 . Cet article propose                  notamment grâce à la spéculation. En        La domination croissante de la fi­
une description de ce phénomène et                     tant que telle, elle constitue une nou­     nance mondiale sur nos vies ne surgit
de son évolution, ainsi qu’une série                   velle manière d’organiser l’extraction      pas de nulle part ; elle est le résultat
d’exemples pour mieux le compren-                      capitaliste de la richesse. La finan­       des politiques qui ont été élaborées
dre.                                                   ciarisation croissante de l’économie        lors des dernières décennies. C’est
                                                       a pour conséquence, notamment,              la déréglementation des marchés
Pourquoi parlons-nous de capita­                       que l’alimentation et la terre sont de      financiers, avant et après la crise
lisme dévoyé, et qu’entendons-nous                     plus en plus considérées comme des          financière mondiale de 2007-2008,
par cela ? D’abord, il convient de                     actifs financiers, et non comme des         qui a ouvert la voie pour donner au
comprendre le phénomène de finan-                      biens communs et des droits hu­             capital financier mondial le pouvoir
ciarisation, qui peut être globalement                 mains [pour en savoir plus, voir arti­      qu’il détient aujourd’hui.
entendu comme la croissance du                         cle n°9 sur les biens communs].
pouvoir et de l’influence de la finance                                                            Tout (re)commence dans les années
mondiale. La financiarisation mo­                      FINANCIARISATION                            70, qui marquent la fin du système
                                                       = CAPITALISME DÉVOYÉ                        monétaire de Bretton Woods. Ce sys­
                                                                                                   tème avait été mis en place après
a Le rapport complet peut être consulté                En raison de l’illégitimité des acca­       le krach boursier de Wall Street, en
sur le site de FIAN Belgique http://www.fian.          parements auxquels la finance mon­          1929, qui fut suivi d’une crise bancaire
be/Le-capitalisme-devoye-et-la-financiarisa-
tion-des-terres-et-de-la-nature?lang=fr
                                                       diale soumet nos territoires et de ses      majeure et de la Grande Dépression.
                                                       conséquences destructrices sur nos          Il empêchait notamment les banques
1 Définition selon le Larousse : qui est sans          communautés, et en raison du fait           d’utiliser de l’argent public ou privé
moralité, perverti. Définition selon le Robert : Qui
est sorti du droit chemin, s’est dévoyé.
                                                       que les acteurs impliqués cherchent         (à savoir les économies des gens)

      the system                                                          16
« Après des discussions avec des organisations de petits producteurs                 firent faillite lorsque la bulle éclata et
 alimentaires et des mouvements sociaux, nous sommes arrivés à la                    que les prix de l’immobilier s’effon­
conclusion que ce que l’on appelle souvent la "financiarisation" devrait             drèrent. Cependant, contrairement à
plutôt être appelé "capitalisme dévoyé" parce que l’accaparement des                 ce que l’on pourrait penser, ceci ne
territoires par la finance mondiale est illégitime et destructeur, et que            poussa pas les États à prendre les
                                                                                     problèmes sous-jacents à bras le
       les acteurs impliqués cherchent activement à dissimuler
                                                                                     corps, mais augmenta le pouvoir du
                           leurs opérations. »                                       capital financier. Tout d’abord, car
                                                                                     plusieurs États se mirent à renflouer
                                               Philip Seufert, FIAN International    des banques et d’autres acteurs fi­
                                                                                     nanciers – et leurs actionnaires –
pour réaliser des investissements          Plusieurs nouvelles lois suivirent, qui   afin de stopper la contagion sur les
spéculatifs et ne les y autorisaient à     abrogèrent la séparation des ban­         marchés financiers. Ensuite, la chute
le faire qu’avec leur propre argent.       ques commerciales et des banques          des prix de l’immobilier survenue à la
Pour faire simple, interdiction donc,      d’investissement, et ouvrirent la voie    suite de la crise poussa les acteurs
pour les banques commerciales de           à de nouvelles possibilités de spécu­     financiers à rechercher de nouveaux
« jouer » avec l’argent sur les comp­      lation financière. Ce fût également le    domaines où investir et spéculer,
tes de leurs clients. Et, toute per­       début de la privatisation des retraites   comme les terres agricoles (voir
sonne, ou entité, qui désirait utiliser    aux Etats-Unis et en Europe, créant       exemples plus loin).
son capital à des fins spéculatives        ainsi une nouvelle réserve impor­
devait s’adresser à des banques dites      tante de capitaux d’investissement,       C’est ainsi que l’idéologie économique
d’investissement. Ce système donna         qui doivent être investis quelque         ayant provoqué la crise demeure in-
lieu à une période de relative stabilité   part. Ce pool croissant de capi­   tal-   tacte et incontestée. Aujourd’hui, la
financière.                                investissement s’élève aujourd’hui à      finance mondiale a fait son grand re­
                                           47 000 milliards de dollars.              tour : les bénéfices, les dividendes, les
                                                                                     rémunérations et les primes propres
                                                                                     au monde de la finance ont regagné
                                           2007-2008 : CONSÉQUENCE PUIS              les niveaux observés par le passé.
                                           CAUSE DE LA FINANCIARISATION              Les marchés financiers ont atteint de
                                           CROISSANTE                                nouveaux sommets record et la prise
                                                                                     de risque a de nouveau augmenté.
                                           La crise financière de 2007-2008,         Dans un même temps, les projets
                                           qui généra une importante crise           de nouvelle règlementation de la
                                           économique mondiale, fut le résultat      finance se sont retrouvés enlisés
                                           du processus de financiarisation et       dans des négociations politiques sans
                                           contribua à l’exacerber. Déclenchée       fin. Ce regain de la financiarisation de
Mais, afin de permettre aux acteurs        par la spéculation sur les marchés        l’économie s’est accompagné d’une
commerciaux d’engranger de plus            du logement et de l’immobilier aux        augmentation de l’exploitation et de
grands bénéfices, les États-Unis, sui­     États-Unis et en Europe, plusieurs        la dépossession des communautés et
vis de près par le Royaume-Uni, com­       banques et autres acteurs financiers      des individus.
mencèrent à démanteler ce système.         ayant pris part à cette spéculation

                                                             17                           Le magazine des luttes pour la souveraineté alimentaire
(85 %) et la DEG, une branche financière de la coopération au déve-
                                                                                       loppement (15 %).

PANORAMA DES DIFFÉRENTES
FORMES QUE PREND LE
CAPITALISME DÉVOYÉ

Le capitalisme dévoyé se manifeste
sous diverses formes dans les ter­
roirs des communautés et des popu­
lations.

1. LES TERRES ET L’AGROINDUSTRIE

L’implication d’importantes sommes
d’argent dans l’agriculture n’a rien
de nouveau. Les grands propriétaires
fonciers sont les principaux acteurs
encourageant l’expansion de l’agro­
industrie et des plantations en mono­
culture ; ils sont aussi les premiers
à en bénéficier. La nécessité con­
stante de recourir à des machines
et à des intrants onéreux (engrais,
produits agrochimiques, semences                                   Infographie 1 • Déforestation et expansion de l’agriculture industrielle
commerciales et OGM, entre autres),                             à grande échelle dansflaigure:
                                                                                           régionDéforestation
                                                                                                   paraguayenne  et expansion   de l’agriculture
                                                                                                                     du Gran Chaco,    2006-2016 in-
                                                                                                 dustrielle à grande  échelle dans  la région para-
                                                                Source : FIAN International, Transnational Institute, Focus on the Global South
couplée à la ruée vers une produc­                                                                                                       11
                                                                       “Le capitalisme dévoyé etguayenne    du Gran Chaco,
                                                                                                  la financiarisation         2006-2016
                                                                                                                       des terres et de la nature”,
tion toujours plus importante de
                                                                                                                   RAPPORT | SEPTEMBRE 2020
matières premières agricoles, a forcé
les entreprises de l’agroindustrie à       considérées par la finance mondiale                                              restation et de l’expansion de l’agri­
contracter des prêts et des crédits        comme une « catégorie d’actif » et                                               culture industrielle à grande échelle,
auprès d’établissements bancaires          un négoce à part entière. Les exem-                                              notamment dans la région dénom­
et d’autres investisseurs financiers.      ples suivants font la lumière sur la                                             mée Gran Chaco (la partie occiden­
Ainsi, l’influence et le pouvoir des       manière dont tout ceci a intensifié la                                           tale du pays). Nombre des entre­
acteurs financiers sur la produc­          dépossession des personnes vivant                                                prises ayant récemment pénétré la
tion agricole industrielle lors des        en milieu rural et des communautés                                               région pour y développer l’agriculture
dernières décennies s’en sont trou­        de leurs territoires.                                                            industrielle sont des acteurs finan­
vés consolidés.                                                                                                             ciers. L’entreprise luxembourgeoise
                                           L’agroindustrie et les acteurs                                                   PAYCO S.A., par exemple, détient
Néanmoins, plus récemment, l’inten­        financiers
                                           L E C API TAL I SM E prennent     leI N Acontrôle
                                                                DÉVOYÉ ET LA F      N C I A R I S AT I O Nde
                                                                                                           D E Sla
                                                                                                                 T E R R E S144
                                                                                                                              E T D E L 000      hectares
                                                                                                                                        A N AT U R E      de terres dans 21le
sité, l’échelle, la vitesse et l’ampleur   moitié du Paraguay…                                                              pays. Ses actionnaires sont EuroAmer­
de l’implication du capitalisme finan­                                                                                      ican Finance S.A., basée au Luxem­
cier dans l’agroindustrie ont changé       Le Paraguay a connu une trans­ bourg (85 %), et la DEG, une filiale de
de façon substantielle et alarman­         formation complète en l’espace de la banque publique allemande d’inves­
te. Les terres sont de plus en plus        seulement dix ans, victime de défo­ tissement et de développement (15 %).

     the system                                                         18
... et alimentent la déforestation en                provoqué la déforestation, mais, plus      acteurs financiers transnationaux.
Amazonie.                                            important encore, elle joue un rôle        Ces acteurs, qui financent la produc­
                                                     important dans la transformation de        tion de produits de base agricoles par
En juillet et août 2019, la destruction              l’Amazonie en plantations de mono­         l’agroindustrie depuis plusieurs an­
continue de la forêt amazonienne                     culture. Ce n’est pas un hasard que        nées, ont récemment pris les terres
s’est transformée en incendies vio­                  la déforestation dans la région autour     pour principale cible. C’est ainsi
lents et sans précédent qui ont détruit              du BR163 ait augmenté chaque an­           qu’ont émergé de nouvelles compa­
de vastes parties de cet écosystème                  née depuis 2004, alors même que la         gnies spécialisées dans la spécula­
crucial, et détruit des moyens de                    déforestation en Amazonie dans son         tion foncière. Le plus grand fonds de
subsistance. Il est prouvé que plu­                  ensemble a diminué.                        pension américain, la TIAA, par exem­
sieurs incendies ont été déclenchés                                                             ple, a lancé deux fonds de terres agri­
de manière planifiée et coordonnée                   Ailleurs au Brésil, les communautés        coles depuis 20123, pour un montant
par des accapareurs de terres et de                  traditionnelles de l’état brésilien de     total de 5 milliards de dollars. Grâce à
grands propriétaires terriens aux                    Piauí sont expulsées de leurs terres,      ces fonds, TIAA a acquis et gère près
abords de la route BR163, le 10 août                 de leurs forêts et de leurs rivières       de 200 000 hectares de terres au
20192. Cette autoroute a été cons­                   pour faire place à la progression des      Brésil, dont la moitié est située dans
truite principalement pour permettre                 monocultures de soja. La déforesta­        Piauí et les États voisins. La majorité
aux entreprises agroalimentaires de                  tion, la contamination des sols et des     des investisseurs dans ces fonds
transporter du soja et des céréales                  eaux par les produits agrochimiques,       sont des investisseurs institution­
vers le terminal maritime de Miritituba,             la destruction des moyens d’exis­          nels, en particulier des fonds de pen­
situé au plus profond de l’Amazonie                  tence, les bouleversements au niveau       sion des États-Unis, du Canada, de la
dans l’État brésilien du Pará, d’où                  de la communauté, ainsi que l’in­          Corée, de la Suède, de l’Allemagne,
elles sont ensuite expédiées vers des                sécurité alimentaire et nutritionnelle     du Royaume-Uni, du Luxembourg
ports du monde entier.                               rendent la vie de la population impos­     et des Pays-Bas. De nombreuses
                                                     sible. En outre, la violence perpétrée à   exploitations agricoles appartenant à
Le terminal maritime de Miritituba est               l’encontre des communautés par des         la TIAA au Brésil ont été achetées par
géré par Hidrovias do Brasil, une so­                groupes armés liés à des entreprises       une société appelée Radar Imobiliária
ciété qui appartient en grande partie                de l’agroindustrie est en hausse. La       Agrícola, qui a été créée par une en­
à Blackstone, l’une des plus grandes                 population locale est souvent forcée       treprise commune entre la TIAA et
sociétés financières du monde : celle-               à migrer vers les bidonvilles (favelas)    la plus grande société sucrière du
ci détient directement près de 10 %                  des grandes villes brésiliennes.           Brésil, Cosan. Ces évolutions ont ren­
des actions de Hidrovias do Brasil, et                                                          forcé davantage encore la violence
possède aussi indirectement, via sa                  L’accaparement constant des terres         dont sont victimes les communautés
filiale Pátria Investimentos, 55,8 %                 et la destruction permanente des           rurales.
de Hidrovias do Brasil. Le dével­                    écosystèmes sont rendus possibles
oppement de la route elle-même a                     par les grandes quantités d’argent in­
                                                     jectées par des fonds de pension des
2 Voir, par example, de Freitas Paes, Caio,          États-Unis, du Canada et d’Europe.
“Matopiba concentra mais da metade das               En effet, des entreprises du secteur
queimadas no Cerrado.” In: De Olho dos Ruralistas,
16 septembre 2019. https://deolhonosruralis-
                                                     agroindustriel local et national ont
tas.com.br/2019/09/16/matopiba-concen-               formé des coentreprises avec des           3 Appelés TIAA-CREF Global Agriculture LLC I
tra-mais-da-metade-das-queimadas-no-cerrado/                                                    et II (TCGA I+II)

                                                                       19                            Le magazine des luttes pour la souveraineté alimentaire
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