Traversée. Toujours du neuf chez les Anciens
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Traversée. Toujours du neuf chez les Anciens LE MONDE DES LIVRES | 09.04.2015 à 09h36 • Mis à jour le 09.04.2015 à 10h29 | Par RogerPol Droit Formidables philosophes de l’Antiquité grecque et romaine ! Trois parutions révèlent les surprises et les perspectives nouvelles que leurs écrits recèlent encore (photo : ruine antique à Thessalonique). STUART FRANKLIN/MAGNUM PHOTOS L’Antiquité est étrangement inépuisable. Il y a plus de cinq cents ans que des légions d’experts s’acharnent sur ses ruines, perfectionnent leurs méthodes, passent au crible les bribes de textes qui nous sont parvenus. Ils ont mille fois comparé les manuscrits, édité les variantes, commenté les moindres mots. Il n’existe plus une seule ligne de grec ancien qui n’ait suscité quantité de notes, articles ou études. On s’attendrait donc à ce que tout soit connu : à force de labourer indéfiniment les mêmes œuvres, de scruter sous tous les angles les mêmes textes, les érudits devraient en avoir fait le tour. Ils ont répertorié, catalogué, numéroté tous les trésors. A part de rares découvertes – nouveau papyrus, inscriptions inconnues –, il n’y a, sembletil, rien de neuf à se mettre sous la dent. Pourtant, c’est exactement l’inverse : les textes antiques réservent indéfiniment surprises et perspectives inédites. Les chercheurs y font de perpétuelles trouvailles. Parfois, il est vrai, ce n’est qu’une modification de détail, un bouleversement infime, propre à n’émouvoir qu’une tribu d’initiés. Mais il arrive aussi que tout un pan du regard collectif bascule, sous l’effet d’une œuvre capable
de faire voir autrement ce qu’on croyait, bien à tort, déjà connaître à fond. Pierre Hadot (19222010), professeur au Collège de France, a opéré une mutation de cette ampleur : avant lui, on avait pris le pli de lire les philosophes antiques comme des modernes, des théoriciens, forgeant seulement des concepts, peaufinant des systèmes. Grâce à son œuvre, qui a fini par rencontrer une vaste audience, la philosophie antique est apparue comme une manière de vivre, un effort de conversion spirituelle. Il a montré combien les philosophes grecs et romains, dans leur diversité – de Platon à Sénèque, de Diogène à Plotin – cheminaient tous vers la sagesse, et travaillaient à vivre plutôt qu’à polir des idées. Alors qu’on célébrera prochainement le cinquième anniversaire de sa disparition (il mourut le 24 avril 2010), certains de ses lecteurs ont voulu rapprocher leurs visions de l’homme et de l’œuvre. Les études que rassemble le volume intitulé Pierre Hadot. Apprendre à lire et à vivre, sous la direction de Véronique Le Ru, éclairent des aspects aussi bien de sa biographie que de son travail philosophique. En cela, ce recueil se veut fidèle à la démarche de ce savant, sage moderne, ne cessant d’insister sur la métamorphose existentielle qu’engage la pensée. On saisit mieux, au fil de ce livre, le parcours personnel singulier de cet homme qui voulut « faire aimer de vieilles vérités », sans se contenter de les faire comprendre. De son vivant, Pierre Hadot avait évoqué – pudiquement, comme toujours – son « enfance à l’eau bénite », son passé de prêtre, sa vie de jeune homme passé des jupes de sa mère aux « jupes de l’Eglise », et son retour aventureux à la vie profane. Mais pas plus. Un article de Mercè Prats apporte du neuf sur l’homme qui apporta du neuf. Elle rappelle que les trois frères Hadot – Henri, Jean et Pierre – avaient été voués à l’Eglise par leur mère, qui les éleva dans l’unique ambition de devenir prêtre, à tel point que Jean, défroqué avant Pierre, se fit passer pour mort plutôt que d’avouer sa nouvelle vie. Pierre Hadot luimême, en 1952, n’osa pas aller voir sa mère pour lui annoncer qu’il quittait l’Eglise. Les thèmes de la conversion philosophique, de la philosophie comme manière de v ivre, possédaient aussi une signification intime pour celui qui les a si vivement remis en lumière. Cette intrication de la vie savante et de la vie privée a d’autres facettes. Car on découvre mieux, aujourd’hui, le rôle important joué par la personne et par l’œuvre d’Ilsetraut Hadot, aussi bien dans le renouvellement de notre connaissance de l’Antiquité que dans l’inspiration philosophique de son mari. C’est en 1966, à Berlin, que se sont mariés Pierre Hadot et Ilsetraut Marten, érudite allemande. Auteure, elle aussi, d’une œuvre considérable, elle s’est consacrée notamment, au fil d’une longue carrière de recherche, à l’étude du néoplatonisme et à l’œuvre de Simplicius, l’un des derniers penseurs, au VIe siècle de notre ère, de la tradition philosophique grecque (Le néoplatonicien Simplicius à la lumière des recherches contemporaines. Un bilan critique, Academia Verlag, 2014).
En 1966, elle venait d’achever, à l’Université libre de Berlin, une thèse originale et novatrice sur Sénèque et la direction spirituelle dans l’Antiquité. Les résultats de ce travail, traduit pour la première fois en français, forment la trame de Sénèque. Direction spirituelle et pratique de la philosophie, assorti de nouveaux développements et commentaires. Cette enquête savante, étayée par une lecture minutieuse des textes, fait voir un autre Sénèque (Ier siècle) que celui de la caricature, trop répandue, d’un stoïcien romain littéraire et sentencieux. Ilsetraut Hadot découvre en ce maître spirituel un penseur d’envergure, articulant constamment de manière originale la dimension théorique de la philosophie – comprenant, pour les stoïciens, logique, physique, éthique – et le travail de direction spirituelle, avec ses objectifs propres et ses techniques particulières. En suivant pas à pas cette somme méticuleuse, ce n’est pas seulement Sénèque que l’on voit changer, mais de larges pans de l’Antiquité, car la chercheuse prend soin de replacer sa pratique de la direction spirituelle dans l’ensemble des écoles de sagesse grecques et romaines, en comparant leurs traits respectifs. Cet univers à la fois intellectuel et pratique est à l’évidence loin du nôtre, et il serait trompeur de le croire actualisable sans précautions. Il n’en reste pas moins que la reconstitution de ce monde perdu conduit à s’interroger sur ce qui pourrait peutêtre, vingt siècles plus tard, être inventé d’équivalent pour notre temps. Dans nos connaissances des écoles de sagesse antiques, beaucoup reste à découvrir de leurs relations respectives comme de leur évolution spécifique. MarieOdile GouletCazé, qui a fait connaître en détail la pensée des cyniques et mis en lumière leur influence sur les stoïciens (elle a publié, notamment, L’Ascèse cynique, Vrin, 1986, et Les « Kynika » du stoïcisme, Franz Steiner Verlag, 2003), s’interroge aujourd’hui sur leurs liens avec les premiers chrétiens. Car on a beaucoup spéculé, aux EtatsUnis, ces trente dernières années, sur les convergences entre cyniques et chrétiens. Ce qui peut surprendre, car on ne voit pas, de prime abord, comment rapprocher Diogène ou Cratès – ces « chiens » aux mœurs rudes, désireux de vivre selon la nature, vagabonds provocateurs, railleurs, volontiers obscènes – et les disciples du Nazaréen, annonçant la bonne nouvelle de la résurrection et du royaume de Dieu. Il semble que ces deux mondes n’ont rien de commun. Erreur : des cyniques, manteau de bure et besace à l’épaule, sont repérés, non loin de Tibériade, en Galilée, au début de l’Empire romain. On sait aussi, de source sûre, que certains premiers c hrétiens furent d’anciens cyniques, et qu’il exista des cas de « double appartenance ». Ce qui rapproche ces apparents opposés : la critique des valeurs de la civilisation, le refus des hiérarchies sociales, le mépris des richesses – entre autres. MarieOdile GouletCazé examine objectivement, un à un, tous les arguments voulant faire de Jésus un « cynique juif » et démontre qu’il n’existe que des suppositions, parfois hasardeuses, et aucune preuve convaincante. Audelà de cette question, ce livre est une telle mine d’informations qu’il doit se lire aussi comme une introduction, savante et accessible, au monde
du cynisme antique, dont la diversité et la richesse sont une découverte récente. Pierre Hadot. Apprendre à lire et à vivre, sous la direction de Véronique Le Ru, Epure, 148 p., 15 €. Sénèque. Direction spirituelle et pratique de la philosophie, d’Ilsetraut Hadot, Vrin « Philosophie au présent », 452 p., 25 €. Cynisme et christianisme dans l’Antiquité, de MarieOdile GouletCazé, Vrin, « Textes et traditions », 250 p., 30 €. Lire aussi : Les esclaves de la démocratie (/livres/article/2015/04/08/les esclavesdelademocratie_4611801_3260.html) Lire aussi : François Hartog : « La cité grecque peut trouver ou retrouver une pertinence comme utopie » (/livres/article/2015/04/09/francoishartog lacitegrecquepeuttrouverouretrouverunepertinencecommeutopie_4612189_3260.html) Rien n’est aussi utile qu’une vaste troupe d’esclaves, surtout si on les choisit robustes ou qualifiés, bref si on n’achète que de la bonne qualité. Ils rendent tous les services, domestiques ou sexuels. Mais c’est aussi, forcément, beaucoup de soucis. Il convient en effet de savoir tirer, en toutes circonstances, le meilleur parti de ses biens. Il faut donc organiser la reproduction, éviter émeutes et trahisons, torturer pour maintenir l’ordre, en se souvenant toujours que « les esclaves sont perdus par leurs propres vices, et non par la cruauté d’un maître ». Il s’agit aussi de contrôler le comportement des affranchis, et de prendre garde à cette engeance que sont les chrétiens. Ainsi parle Marcus Sidonius Falx. Ce personnage est en fait un grand propriétaire romain d’apparition récente. Il doit son existence de papier à la plume, ou à l’ordinateur, du Britannique Jerry Toner, du Churchill College, à Cambridge. Il n’empêche : ses conceptions, ses conseils, ses expériences sont indiscutablement impériales et authentiques, issues d’une fréquentation assidue et précise des sources romaines. Ce livre percutant produit sur son lecteur un drôle d’effet : il est à la fois insupportable et amusant, il scandalise en même temps qu’il fait prendre conscience d’une infranchissable distance mentale. Il nous parle d’un monde révolu, disparu, étrange, où nous reconnaissons pourtant quantité de traits du nôtre. Quand on songe que 27 millions d’esclaves sont répertoriés dans le monde d’aujourd’hui – plus que dans
l’Empire romain –, le malaise s’accroît. L’Art de gouverner ses esclaves (How to Manage Your Slaves), de Marcus Sidonius Falx avec Jerry Toner, traduit de l’anglais par Laurent Bury, PUF, 254 p., 19 €. Mais comment donc les hommes de l’Antiquité savaientils l’heure ? Cette question pratique n’a pas retenu l’attention. On a voulu qu’ils ne s’en préoccupent guère, leur attribuant des horaires flous et des emplois du temps élastiques. Ce qui est peu vraisemblable en quantité d’occasions : rendezvous, assemblées, spectacles, négoces, rituels, travaux quotidiens exigent tous, à des degrés divers, une forme de ponctualité, individuelle et c ollective. L’extraordinaire travail de Jérôme Bonnin montre, avec un luxe de détails et d’exemples précis, que ce problème était bien mieux résolu qu’on ne le pense, au moyen d’une foule d’instruments, cadrans solaires principalement, publics et privés, disséminés presque partout. Conçus d’abord par les Grecs, diffusés ensuite par les Romains, les outils de mesure du temps permettaient l’ouverture des marchés, des thermes, des gymnases ou des bibliothèques. Dans la plupart des cas, il s’agissait de cadrans solaires, monumentaux ou portatifs. Les horloges à eau étaient des exceptions. L’étude de la mesure du temps antique fut longtemps délaissée, entre autres parce qu’on comprenait à l’envers la phrase de Sénèque : « On mettrait plus facilement d’accord les philosophes que des horloges », dont on déduisait, à tort, que les horloges étaient inefficaces. Jérôme Bonnin explore sous tous ses aspects cet univers méconnu – types de c adrans, fabrication, usages, répartition historique, géographique, sociale, inscriptions, décorations, etc., et souligne, au terme de ce parcours encyclopédique, combien il reste de découvertes à faire. La Mesure du temps dans l’Antiquité, de Jérôme Bonnin, Les Belles Lettres, 446 p., 35 €. RogerPol Droit Journaliste au Monde
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