Un peu de ménage ethnique - Steve Canac-Marquis - Érudit
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Document generated on 09/18/2021 12:38 p.m. Québec français Un peu de ménage… ethnique Steve Canac-Marquis Enseignement stratégique Number 96, Winter 1995 URI: https://id.erudit.org/iderudit/44355ac See table of contents Publisher(s) Les Publications Québec français ISSN 0316-2052 (print) 1923-5119 (digital) Explore this journal Cite this article Canac-Marquis, S. (1995). Un peu de ménage… ethnique. Québec français, (96), 99–101. Tous droits réservés © Les Publications Québec français, 1995 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
HISTOIRES DE MOTS Steve CANAC-MARQUIS ESQUIMAUX OU INUIT Un peu de ménage... ethnique Dans les années 1970, entraînés par la vague d'affirmation culturelle et politique des autochtones en Amérique, les Esquimaux se regroupèrent afin de prendre en main leur propre avenir et d'agir collectivement auprès des États qui effectuaient de plus en plus de mises en valeur dans leurs territoires ancestraux, souvent sans même les consulter. Ce mouvement se concrétisa par l'avènement de plusieurs associations politiques, notamment /Inuit Tapirisat of Canada, fondée en 1971 par les Esquimaux du Canada, et /Inuit Circumpolar Conference, fondée en 1977 par l'ensemble des Esquimaux du cercle arctique. Dans les noms anglais de ces associations, le choix du terme Inuit n'était pas gratuit puisqu'il marquait la volonté des Esquimaux d'affirmer leur identité propre en remplaçant le nom qu'on leur avait donné jusque-là, celui de Esquimaux, par un de ceux qu'ils se donnent eux-mêmes, celui de Inuit 1 . D après certains des spécialistes qui ont endossé ce choix en utilisant eux- gique qu'à partir du XVIIIe siècle. En 1724, le jésuite Joseph-François Lafitau res par les « civilisés ». L'hypothèse se met donc à circuler et elle resurgit 20 ans mêmes Inuit par la suite, ce changement devient le premier auteur à signaler une plus tard sous la plume de l'historien aurait été grandement motivé par le fait parenté formelle entre ce mot et un nom François-Xavier de Charlevoix 3, qui que les autochtones concernés considé- tiré d'une langue indienne. Dans un cha- redéfinit le mot par « mangeur de viande raient le nom de Esquimaux comme mé- pitre où il s'intéresse aux mœurs des crue ». C'est de lui que se réclameront prisant ou offensant. Si tel était le cas, des Esquimaux, il observe que le nom « qu'on par la suite plusieurs auteurs 4 pour affir- générations entières auraient insulté pen- leur a donné, paraît formé de celui mer, sans en vérifier les fondements, que dant plus de 300 ans les membres de d'Eskimantsic, terme de la langue le mot vient bel et bien de Eskimantsic. cette ethnie disséminée sur de vastes Abenaquise, qui signifie ceux qui man- Toutefois, à partir de la fin du XIXe siècle, territoires arctiques depuis le Groenland gent cru ; parce que ne vivant que de quelques missionnaires en contact avec jusqu'à l'est de la Sibérie. Mais l'était-ce chasse et de pêche, ils mangent les chairs certains groupes d'Indiens du Canada vraiment ? des animaux et des poissons toutes crues élargiront cette hypothèse en proposant et toutes sanglantes [...]2 ». L'idée alors de nouveaux rapprochements avec L'origine de esquimau exprimée n'était qu'une hypothèse, mais d'autres noms signifiant surtout « man- Même s'il apparaît pour la première fois elle se trouvait en quelque sorte caution- geur de viande crue », comme c'est le cas en français dans une œuvre de Cham- née par certaines habitudes alimentaires pour l'oblat Albert Lacombe œuvrant plain publiée en 1632, le mot esquimau qu'avaient effectivement les Esquimaux chez les Cris. ne retient l'attention sur le plan étymolo- et qui étaient considérées comme barba- Q U t U C f r a n ç a i s • HIVER 1995 -NUMÉRO96 99
Au début des années 1950, les ob- Une hypothèse... éprouvée teurs, surpris de voir les Inuit manger le servateurs sont généralement convain- En 1978 et 1980, une revue spécialisée phoque, le caribou ou le saumon sans le cus que esquimauest d'origine indienne 5 , fait paraître deux articles ] 2 qui ébranlent passerau micro-ondes ! »(L. Létourneau, mais ils ne savent toujours pas à quelle sérieusement les idées reçues à propos Arts et cultures autochtones, 1988, p. 8). langue (abénaquise, crie ou autre) le mot du mot esquimau, car on y remet en Et encore : « Tu as déjà utilisé le terme a précisément été emprunté. C'est en tout question la fameuse théorie selon la- "esquimaux" pour parler de ces habitants cas la conclusion à laquelle arrive le quelle le mot signifierait « mangeur de du Grand-Nord canadien. Ce terme est linguiste français Émile Benveniste dans viande crue ». La thèse défendue par la malheureusement péjoratif ; il est donné un article 6 consacré à l'examen des pro- principale auteure, l'ethnolinguiste José à ce peuple par les Cris et il signifie blèmes soulevés par l'étymologie de es- Mailhot, fait appel à des arguments d'or- "mangeur de viande crue". » (L. Bédard quimau. Il émet alors, pour la première dre historique et linguistique. D'une part, et D. Racette, Canada: mon pays, mon fois, une idée qui prendra une impor- elle établit que le terme esquimau a servi héritage, 1989, p. 48). Il faut bien recon- tance considérable par la suite : le mot à désigner jusqu'en 1725 différents grou- naître que l'absence d'un ouvrage de indien à l'origine de esquimau (signifiant pes autochtones fréquentant la Côte- référence offrant une synthèse critique a « mangeur de viande crue ») reflète « le Nord, en l'occurrence les Esquimaux eux- certainement joué dans le maintien de mépris bien connu des Indiens envers mêmes qui circulaient alors sur la Basse ces affirmations qui n'ont pourtant ja- leurs voisins esquimaux 7 » ! Reste à sa- Côte-Nord depuis le détroit de Belle-lsle, mais été qu'hypothétiques. voir si le prétendu mépris des Indiens à mais aussi des Montagnais vivant sur la Encore aujourd'hui, certains diction- l'endroit d'autochtones mangeant de la Moyenne Côte-Nord et des Micmacs. Les naires publiés au Québec ne seraient chair crue n'était pas plutôt l'interpréta- premiers avaient peut-être la réputation guère plus utiles puisque, plus préoccu- tion du linguiste 8 ... Quoi qu'il en soit, de manger leur viande crue, mais certes pés d'orienter l'usage que de le décrire, Jacques Rousseau, premier directeur du pas les autres. D'autre part, elle démontre leurs auteurs affirment sur la base d'on ne Musée de l'Homme à Ottawa, établira d'après des relevés tirés de dictionnaires sait quoi que le mot esquimau appartient quelque temps après que esquimau est bilingues, rédigés à partir du XVII e siècle, à l'histoire ancienne ! Ainsi, on prétend selon toute vraisemblance d'origine que les termes équivalant à esquimau et dans Le petit Breton (1990) que les autoch- montagnaise 9 , mais il continuera à diffu- à manger cru, utilisés dans les langues tones qu'on devrait appeler Inuit « étaient ser la croyance qu'il signifie « mangeur indiennes du groupe cri montagnais (des- anciennement connus sous le nom d'Es- de viande crue » et qu'il constitue un quel les est issu le mot esquimau), ne quimaux, appellation amérindienne pé- terme de mépris. Son influence auprès correspondent pas. En contrepartie, elle jorative. » Dans le Multidictionnaire des des historiens et spécialistes de sa géné- se livre à sa propre analyse linguistique difficultés de la langue française (1992), ration sera notable, comme en témoi- des mots indiens à l'origine du terme esquimau est défini par « Ancienne ap- gnent par exemple les propos du père esquimau et elle en conclut qu'il doit pellation des Esquimaux [sic] du Canada, Ambroise Lafortune : « On les a appelés plutôt signifier « parlant la langue d'une des États-Unis, du Groenland et de Rus- pendant des siècles les Esquimaux, ce terre étrangère »,cequi expliquerait qu'on sie .» On sent presque l'urgence de faire qui constituait pour eux une véritable ait pu l'appliquer à la fois aux Esquimaux sortir de l'usage un mot pourtant encore injure. [...] Mais ce ne sont pas les Blancs et à des Indiens à date ancienne. Même si usité dans la langue générale, malgré la qui ont trouvé ce nom ; ce sont les Mon- el le n'a pas réussi à rai lier tous les spécia- concurrence de inuit dans la langue tagnais. En langue montagnaise, Esqui- listes autour de sa propre hypothèse, il officiel le ou spécialisée. Pourtant, le rejet mau veut di re barbare, I ittéralement man- n'en demeure pas moins que J. Mailhot a de esquimau au profit de inuit n'a jamais geur de v i a n d e crue, c'est-à-dire démontré par sa recherche combien il fait l'unanimité, comme le rappellent les quelqu'un d'assez primitif pour ne pas était devenu impossible de prouver scien- propos du missionnaire Guy Mary- connaître le feu , 0 ». Il semble donc que tifiquement, avec la documentation Rousselière : « Il nous semble [...] que le la connotation péjorative associée au existante, que le mot esquimau avait terme "esquimau", consacré par un usage mot esquimau soit née de cette idée de déjà eu le sens de « mangeur de viande séculaire, garde toute sa place à côté de primitivité que l'on attribue, dans notre crue » et, partant, qu'il constituait un celui d'"inuit" qui ne le recouvre pas culture à tout le moins, aux mangeurs de terme de mépris, comme on se plaisait à entièrement, puisque, à côté des Inuit, il viande crue. Chose certaine, l'idée s'im- le répéter depuis les années 1950. existe aussi des Esquimaux qui se dési- plantera tellement bien dans les esprits gnent eux-mêmes sous le nom de Y u i t u ». que les Esquimaux eux-mêmes jugeront David Morrison, conservateur d'archéo- l'appellation offensante et qu'ils la rem- Encore des histoires logie au Musée canadien des civilisa- placeront par Inuit. L'anthropologue M a l h e u r e u s e m e n t , les articles de tions, confirme dans un ouvrage récent Louis-Jacques Dorais résume bien l'atti- J. Mailhot sont passés inaperçus auprès que le mot esquimau n'est « pas aban- tude de rejet qui s'est alors imposée dans des vulgarisateurs, de sorte que ceux-ci donné, mais il conserve un sens plus les années 1970 : « [...] le mot "esqui- ont continué à diffuser les mêmes croyan- large, pour lequel n'existe aucun équiva- mau" est à bannir de notre vocabulaire. ces dénuées de fondement, mais toujours lent autochtone u «.Voilàpourl'ancien- Les Inuit n'aiment pas se faire traiter de élevées au rang de certitudes, à propos de neté de esquimau. Et c'est sans compter "mangeurs de viande crue", pas plus que esquimau. C'est du moins ce que l'on que même certains des spécialistes qui les Québécois n'aiment à être appelés constate à la lecture de manuels scolaires ont remplacé esquimau par inuit, malgré "Pea soups", "mangeurs de soupe aux de la fin des années 1980 destinés aux la non-équivalence des termes, recou- p o i s " " ». élèves du secondaire : « L'ancienne et rent encore au mot esquimau pour dési- péjorative appellation "Esquimau" (man- gner les ancêtres de tous les Esquimaux geur de viande crue) vient des explora- 100 Q U i B â C f r a n ç a i s • HIVER 1995 «NUMÉRO96
actuels ; ils l'appliquent même à l'une des deux langues de la famille linguis- LITTERATURE tique appelée par eux esquimau- a/éoufe' 5 . JEUNESSE Avec le recul, on constate que CRITIQUES D'OUVRAGES rien ne justifiait le rejet du mot esqui- DESTINÉS AUX ADOLESCENTS mau, victime d'un jugement déprécia- tif non fondé dont il fallait peut-être se disculper auprès des autochtones con- cernés... Il serait pourtant assez logi- que d'appliquer encore le nom de Esquimaux (plutôt que celui de Inuit) à l'ensemble des Esquimaux du cercle Familles disloquées arctique et de réserver les noms spéci- fiques Inuit, Yuit, etc. (signifiant « les hommes ») aux seuls groupes esqui- Rassurez-vous, je ne vous parlerai pas des déboires maux qui se désignent ainsi dans leurs langues respectives. Mais pour faire des familles défaites et reconstituées. Evidemment, ce valoir cette idée, il faudra peut-être la thème revient (trop ?) souvent avec cette mode de la voix de quelqu'un d'aussi convain- « politically correctness ». Nous verrons plutôt des cant que ceux qui ont contribué à faire de esquimau un terme de mépris et un romans réalistes qui mettent en scène des terme ancien, quelqu'un capable de personnages qui vivent des situations familiales hors vendre un frigidaire à un Esquimau! • de l'ordinaire. Il y est question de sectes, de meurtres, de folie. Chacun des livres que j ' a i choisis NOTES 1. Nom que se donnent les Esquimaux du traite d'au moins un de ces sujets. Canada ; ceux du Groenland, du sud de l'Alaska ot de la Sibérie s'appellent plutôt Kalâtdltt,Yuit et Suif (d'après L.-J. Dorais, dans Recherches amérindiennes au Qué- bec, 4/4-5, 1974, p. 78). a / \ v e c les événements de l'Ordre du Ayant également un meurtre dans le 2. Mœurs des Sauvages Ameriquains compa- Temple Solaire (non-élucidés au moment décor, le livre de Susanne Julien est ce- rées aux mœurs des premiers temps, t. 1, 1724, p. 53. d'écrire ces lignes), j'ai l'impression que pendant bien différent, pas de secte, pas 3. Histoire et description générale de la Nou- Denis Côté possède une boule de cristal : vraiment d'action. C'est permis de rêver velle France, t. 3, 1744, p. 178. son dernier ouvrage, Descente aux en- est l'histoire d'une famille vraiment dé- 4. Au XIXesiècle, même les ethnologues amé- ricains A. Gallatin et J.W. Powell répan- fers, traite des sectes. Je me suis dit qu'il truite : une mère décédée, un père mort dront cette hypothèse (qui figure encore l'avait peut-être écrit à la suite de l'affaire des suites d'un accident d'auto parce dans des dictionnaires américains). des Davidiens de Waco, mais non... Sa qu'il fuyait le lieu de son crime... et deux 5. Certains lui attribueront aussi des origines première version de ce roman a été pu- enfants qui se retrouvent seuls. Vous les non indiennes, mais à tort. 6. Dans International Journal of American bliée en 1984, L'Invisible Puissance. Re- connaissez, ces enfants puisqu'il s'agit Linguistics, vol. 19, 1953, p. 242-245. marquez que dans la secte dont nous de la su ite d'un roman de la même auteure, 7. Extrait traduit de l'anglais. parle Denis Côté il n'y a pas de suicide La vie au M a x ; ils ont l'habitude de se 8. Un Montagnais de Uashat m'a assuré que le mot esquimau n'est pas senti comme collectif ou de règlement de compte in- débrouiller. Le hic pour Max c'est qu'il méprisant par les gens de sa communauté. terne. ne restera pas seul bien longtemps avec À ses yeux, il n'est pas plus dégradant pour L'Invisible Puissance s'en prend à sa petite sœur. Une famille d'accueil les les Esquimaux de manger de la viande crue attend, et encore plus étrange pour Max, que pour les Japonais de manger du sushi. une catégorie de personnes qu'elle ne 9. Ce sont les Basques qui auraient emprunté tolère pas : elle veut éliminer les andro- cette famille les accueille vraiment. Dé- le nom aux Montagnais et qui l'auraient gynes. Nicolas se trouve mêlé à cette concertant ! O n se dit que c'est tant mieux appris aux Français dès le XVIe siècle (voir pour tout le monde, mais ce n'est pas secte lorsqu'elle assassine son chanteur Y. Goddard, dans Handbook of North American Indians, t. 5: Arctic, 1984, p. 5- préféré, Stark. Il découvrira sur le tard évident d'être bien et d'y croire. Pour- 7). que sa sœur fait partie de cette secte. quoi la vie serait-elle belle tout à coup ? 10. te pays d'où je viens, 1977, p. 101 -102. Peut-il faire quelque chose pour elle ? Souvent, dans ce genre de roman, les 11. Dans Recherches amérindiennes au Qué- auteurs font intervenir une espèce de bec, 4/4-5, 1974, p. 78. Comment se fait-il qu'il n'ait rien vu 12.J. Mailhot, dans Etudes Inuit, 2/2, 1978, auparavant ? Une autre famille dislo- pensée magique qui arrange le tout, ce p. 59-69 et J. Mailhot, J.-P. Simard et S. quée... Mais le bouquin de Denis Côté, n'est pas le cas ici. J'ai cru à ce roman Vincent, id., 4/1-2, 1980, p. 59-76. parce que la psychologie des personna- c'est plus que cela. Humaniste, Côté y va 13. Qitdlarssuaq, l'histoired'une migration po- d'un plaidoyer contre l'intolérance. Un ges est bien développée. O n comprend laire, 1980, p. 12. Relire la note 1. 14. Chasseurs de l'Arctique: les Inuit et sujet dont on ne parlera jamais assez, leur réaction, ce qui est tout à l'honneur Diamond Jenness, 1992, p. 7. surtout lorsqu'il est aussi bien traité. de Susanne Julien. Cette femme a sûre- 15. Lire par exemple L.-J. Dorais (dans Les ment des adolescents, à moins qu'elle ne langues autochtones du Québec, 1992, p. Comme d'habitude, DenisCôté nous tient 68-69) et L. Drapeau Ud., p. 185). en haleine. le soit restée elle-même. QUÉBEC français • HIVER 1995 «NUMÉRO 96 101
Vous pouvez aussi lire