LE GRAND CAHIER D'Agota Kristof

La page est créée Yannis Marion
 
CONTINUER À LIRE
LE GRAND CAHIER
                D’Agota Kristof

    SCENE VAGABONDE FESTIVAL – GENEVE
        DU 24 AVRIL AU 10 MAI 2020
           DOSSIER PEDAGOGIQUE
UNE RECREATION DE LA NEW HELVETIC SHAKESPEARE COMPANY

                                                        1
-Vous connaissez donc les Dix Commandements. Les respectez-vous ?
-Non, Monsieur, nous ne les respectons pas. Personne ne les respecte. Il est écrit " Tu ne tueras
point " et tout le monde tue.

RESUME
Le Grand Cahier, une fable incisive, mais aussi un véritable roman d'apprentissage dominé par
l'humour noir, nous livre sans fard, sans une once de sensiblerie, les malheurs de la guerre et du
totalitarisme.

Le Grand Cahier paraît en 1987. C’est le premier roman d’une émigrée hongroise installée en
Suisse romande. Agota Kristof, née en 1935, a reçu plusieurs prix pour ce livre. Elle a en effet
charmé des millions de lecteurs avec l’histoire de jeunes jumeaux qui poussent la logique de
la survie jusqu’à la cruauté.

Pour les éloigner du danger de la Deuxième Guerre mondiale, une mère confie ses deux
garçons à leur grand-mère qui habite à la campagne. La guerre n’épargne pas le petit village
hongrois où ils échouent. Tous les habitants en souffrent, certains sombrent dans la folie. Les
gens, en temps de guerre, ne se comportent pas comme les gens en temps de paix. Les
tabous sont facilement transgressés. Claus et Lucas vont apprendre à s’en sortir à la dure. Ils
font des exercices d’endurcissement pour apprendre à supporter la souffrance.

Les narrateurs de ce Grand cahier sont les jumeaux. Ils n’ont pas encore 10 ans, mais ils
écrivent à deux mains, en secret. Dans un style enfantin, ils racontent leur apprentissage de
la vie. Ils sont initiés, par la porte de derrière, aux événements les plus marquants de
l’existence. Ils cherchent à devenir insensibles à la souffrance morale, à la douleur physique,
au malheur de l’aliénation sociale. Avec lucidité et naïveté, ils relatent les expériences
quotidiennes qui les forcent à s’endurcir, à devenir cruels. Un jour, ils seront capables de
tuer.

Dans ce récit, toutes les valeurs à la source de l’humanité sont renversées. Quand plus
personne ne fait la différence entre vérité et mensonge, on ne peut plus se faire confiance.
Le salut repose dans l’aveuglement moral. Sauver sa vie devient plus important que sauver
son âme. Dans ce contexte, les jumeaux s’imposent leurs propres règles morales pour
survivre. D’emblée, il n’y a aucune place pour le rêve. La réalité est lourde et grave. Chacun
se méfie de tous, et tous profitent de chacun.

La lecture du célèbre roman d’Agota Kristof, Le grand cahier ne laisse personne indiffèrent,
voire intact : sa violence, ses descriptions elliptiques et cliniques, sa propension à la fatalité,
tout cela heurte de plein fouet. En apposant à cela l’enfance ballottée par les remous de la
guerre, le récit en est que plus poignant.

Ils vont apprendre, en accéléré et à un trop jeune âge, la brutalité de l’expérience humaine :
humiliations physiques, injustices, faim, soif, condition de proie facile pour des prédateurs
sexuels portant fièrement le costume militaire, aucune souffrance ne semble vouloir les
épargner.

                                                                                                      2
En fait, ces observateurs impitoyables de leur monde en déliquescence morale et en
décrépitude recherchent activement ces expériences aux limites de l’insoutenable,
attendant chaque jour avec moins d’espoir que leur mère vienne les reprendre des griffes de
celle que tous appellent la sorcière : la Grand-mère. Ils auront eux-mêmes plus d’un tour
dans leur sac pour punir les pédophiles, les antisémites, ou simplement ceux et celles qui
croient agir pour leur bien, laissant poindre une lâcheté que ces enfants terribles ne
sauraient pardonner.

NOTES D’INTENTION DU METTEUR EN
SCENE
Agota Kristof écrit la guerre à travers les yeux de l’enfance. Deux petits garçons, des
jumeaux désirent vaincre tout ce qui fait mal. Ils ne sont plus des enfants, d'ailleurs un
enfant loin de sa mère n'est plus vraiment un enfant. Ces jumeaux sont la cicatrice de la
guerre, avec leurs regards remplis de solitude, de sentiment d'abandon, de clarté, de
cruauté aussi. Ces enfants ne sont plus les victimes de la guerre ; ils sont la guerre.

Le Grand cahier, par le choix d’une forme déroutante, nous conduit à nous interroger sur le
type d’enfants que produisent des situations historiques d’une violence extrême : la guerre,
le totalitarisme.

La volonté de la mécanique du seul en scène et particulièrement l’adaptation de ce roman,
tient du fait qu’il n’y a pas, à ma connaissance, un récit aussi puissant sur les conséquences
de la guerre auprès des civiles et des stigmates qu’elles peuvent engendrer. Dire ce texte
c’est évoquer la façon dont l’état de guerre expulse souvent brutalement l’enfant de sa
condition d’enfant. Non seulement témoin mais aussi souvent victime de la sauvagerie des
adultes, il peut néanmoins s’identifier à l’agresseur et devenir à son tour meurtrier. Donnant
fictivement la parole à des enfants qui font l’épreuve de la brutalité des comportements des
hommes et des femmes en état de guerre, Le Grand cahier, par le choix d’une écriture
glacée, conduit à son extrême limite cette représentation de l’enfance dévastée : anesthésie
de la vie émotive, destruction de tout ce qui peut faire lien avec autrui, d’où insensibilité à la
mort reçue ou donnée. Cette chute hors de l’humain peut être considérée comme une
technique, certes mutilante, de survie.

Il ne s’agit donc pas, de raconter la guerre mais de la vivre de l’intérieur. Tel ces enfants, il
est besoin de la banaliser avec un humour noir afin d’y trouver sa place dans ce traumatisme
romanesque. Il s’agit enfin d’une survie avec ou sans moralité qui prend forme au travers du
récit. Car l’écriture ne s’abandonne pas aux privilèges des compassions mais dénonce
l’absence de toute compassion. C’est pourquoi Le Grand cahier est unique en son genre, un
chef-d’œuvre de la littérature romande, reconnu au-delà des frontières et du temps. Un
conte bouleversant de par sa véracité et sa fausse simplicité, à jamais irremplaçable.

                                                                                                 3
Ce seul en scène, c'est un peu s'oublier soi-même, oublier le regard de l'autre et tenter
d'extirper les mots qui se suivent de façon lucide et placide. Éviter tant bien que mal
l’émotivité afin de se rapprocher du récit jusqu’à en devenir le récit. Incarner enfin, une
mémoire affective, sans affectations mais toutefois en restant humain. Ceci afin de ne plus
pouvoir faire la différence entre eux et nous, entre vérité et mensonge. Dire les mots qui ne
nous appartiennent pas, sans trop mentir.

LE MONOLOGUE, UNE NECESSITE
Etre seul, c’est rejoindre la solitude extrême de ces enfants au travers du récit. D’ailleurs
l’interrogation demeure ; s’agit-il de deux jumeaux ou d’un enfant unique ? L’imaginaire d’un
seul aurait-il créé un frère à son identique ? « A deux on est plus fort ». Un raisonnement qui
se pourrait être le moteur caché de ce roman. A cette question Agota Kristof m’avait
répondu ; je ne sais plus. Un doute donc, même dans la mémoire de l’auteure. Ce doute qui
s’éclaircit peut-être à la fin mais qui demeure aujourd’hui encore énigmatique chez le
lecteur.

La force de ce texte ne serait-ce pas l’émanation d’un enfant solitaire, qui s’est inventé un
frère pour conjurer une insupportable solitude ? Ces deux êtres ne formeraient-ils pas une
unité corporelle déroutante, ne faisant qu’une seule et même personne ? Peut-être une
incapacité de se distancier de soi qui est sans doute l’effet psychique le plus dévastateur sur
l’enfant dans ces situations de violence extrême..

Dans ce travail du seul en scène, l’option et le parti pris dramaturgique est de rejoindre
l’abîme de l’abandon. S’inventer un frère jumeau, c’est indéniablement une façon de
survivre pour Agota Kristof.

                                                                           Valentin Rossier

AGOTA KRISTOF ET L’ECRITURE
Le rapport à la langue et à l’écriture chez les personnages de Kristof est un thème central.
Dans son autobiographie elle raconte : «Cette langue, le français, ce n’est pas moi qui l’ait
choisie. Elle m’a été imposée par le hasard, par les circonstances. Je sais que je ne réussirai
jamais à écrire comme écrivent les écrivains français de naissance. Mais j’écrirai du mieux
que je le pourrai. C’est un défi. Le défi d’une analphabète.» Ce défi d’écriture que l’auteur
s’impose à son arrivée en Suisse semble marquer plusieurs personnages de la pièce. Les
jumeaux tiennent «un Grand Cahier» où ils consignent chaque événement, tout au long du
séjour chez leur grand-mère. Plus tard dans La preuve, le personnage de Victor vend sa
maison et ses biens, quitte sa ville pour s’installer chez sa sœur et pouvoir finalement écrire
le livre dont il a toujours rêvé. Dans Le Troisième mensonge Lucas est en prison. La seule
chose qu’il demandera, ce sera du papier et un crayon. Klaus, le frère de Lucas, travaille dans
une imprimerie pour pouvoir écrire et imprimer ses livres de poésie le soir. Par la suite, il

                                                                                                  4
devient un écrivain célèbre. Le livre est pour Kristof un élément vital. «Je sais lire, je sais lire
à nouveau - crie-t-elle dans sa biographie quand elle apprend à lire et à écrire en français. Le
monde est plein de livres, des livres finalement compréhensibles, pour moi aussi!»
Dans la trilogie, presque tous les personnages ont finalement un lien avec «le livre» : le curé
prête des livres d’histoire et de géographie aux jumeaux, Clara est une bibliothécaire qui
cache des livres interdits et lit tout ce qui peut être lu, Peter cache « le grand cahier » à la
demande de Lucas et devient le premier lecteur de ce livre-journal. Les livres défilent tout au
long de l’histoire, symbole d’espoir et de mémoire.
C’est peut-être ce rapport non «naturel» à la langue qui dépouille l’écriture de Kristof de
tout accessoire. On trouvera chez elle très peu d’adjectifs, des phrases souvent courtes et
sans détour. Des dialogues pointus.
L’étude de l’emploi systématique du pronom “nous” dans Le Grand Cahier, pour articuler
l’histoire de ses personnages jumeaux, permet de caractériser les modalités du
dédoublement d’une identité douloureuse.

THEMES
Les problèmes de l’identité, la nostalgie du pays perdu, le devoir de mémoire – exprimés
dans une écriture volontairement distanciée – donnent une dimension universelle à l’œuvre
de l’écrivaine du désenchantement.
À l’époque de la montée du nazisme, lors des premières mesures d’exclusion raciales, des
pogroms et des processus de mise à mort du peuple juif, peu de gens se rendaient compte
de la force de destruction qui allait bientôt déferler sur l’Europe entière. Parmi les peuples
ostracisés par les nazis, plusieurs préféraient ne pas entendre ce que certains énonçaient
pourtant avec lucidité — comme ce personnage de Moshé-le-Bedeau dans La Nuit d’Élie
Wiesel (1973). Devant l’impensable, l’inconcevable dessein mortifère de destruction de
l’humain par les totalitarismes, des processus psychiques d’autoprotection tels le déni ou le
clivage contribuent à contrer les forces de résistance, comme on peut le lire dans l’oeuvre
d’Agota Kristof.
Grande question, car les stratégies que nous choisissons et développons pour y faire face,
font de nous des âmes plus au moins cuirassées, des êtres plus au moins aptes à l’amour.
Mais Pourquoi nous obstinons-nous à aimer si cela nous rend faibles? Pourquoi voulons-
nous comprendre si cela est parfois impossible? Pourquoi voulons-nous savoir si cela est
souvent douloureux? Les jumeaux de cette trilogie sont les personnages fascinants qui
cristallisent tous ces paradoxes. Entité double par définition, ces jumeaux nous font réfléchir
à l’idée de frontière, de séparation, à l’idée de rupture, à l’extérieur de nous, avec les autres,
et à l’intérieur de nous, dans nos humaines contradictions.
Inutile de chercher à comprendre pourquoi : peut-être parlent-ils mieux de nous-mêmes que
nous ne sommes capables de le faire! Peut-être ont-ils quelque chose qui leur échappe,

                                                                                                   5
peut-être sont-ils tellement personnels et sincères qu’ils en sont devenus universels. La
trilogie des jumeaux est une de ces histoires qui nous habite et ne nous quitte pas.

CONCLUSION

Même si le récit est fictif, il demeure crédible. On croit en sa vérité, de telle sorte qu’on se
dit que l’histoire des jumeaux est possible. En temps de guerre, lorsque les interdits ne
retiennent plus les hommes de leurs pulsions tragiques, réapparaît la cruauté. Lorsque les
interdits n’empêchent plus l’expression de la violence, tous les désirs se déploient, même les
plus tordus.

Le Grand Cahier est un récit d’apprentissage. La vie est observée du côté sombre, à travers
les yeux de deux enfants. C’est aussi un roman initiatique, car il aborde les thèmes qui
définissent les limites de la condition humaine. Agota Kristof décrit des réalités que plusieurs
personnes aimeraient cacher.

BIBLIOGRAPHIE RECOMMANDEE
Le Fils de ton voisin : La Fabrique d’un tortionnaire, Un film de : Jørgen Flindt Pedersen, Erik
Stephensen (Danemark)
Danemark-Suède | 1981 | 55 min | vo doublée français
http://www.comitedufilmethnographique.com/din-nabos-son-le-fils-de-ton-voisin/

Arnothy, C. (1955). J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir, Éditions Laurence-Olivier Four,
Québec

Cayrol, J. (1945). « J’accuse », dans Paroles de déportés d’Y. MÉNAGER (2005), Éditions de
l’Atelier

Spiegel, I. (1956). «Donnez-moi la mémoire», dans Paroles de déportés d’Y. MÉNAGER
(2005), Éditions de l’Atelier

                                                                                                   6
L’AUTEURE

Agota Kristof est née en Hongrie en 1935 d’où elle fuira lors de la répression soviétique en 1956 pour
se réfugier en Suisse à Neuchâtel. Elle écrit des poèmes hongrois avant de s’expatrier, elle passe
d’abord une longue période d’adaptation à son nouveau pays (apprentissage du français). Elle fera
différents petits boulots : travail dans l’horlogerie, comme vendeuse, comme aide-dentaire, avant de
commencer à écrire en français. Après quelques nouvelles restées à l’état de manuscrit, elle écrira
des pièces de théâtre, avant de commencer sa trilogie, directement en français (la langue de son
exil). « La trilogie des jumeaux » est composée du Grand Cahier, La Preuve, et Le Troisième
Mensonge.

Dramaturge à ses débuts, elle va surtout connaître un grand succès avec « La trilogie des jumeaux »,
traduite dans de nombreuses langues. Elle a ainsi reçu le Prix littéraire européen d'ADELF pour le
premier tome, Le Grand Cahier, en 1986. Ensuite, le deuxième tome La Preuve est publié en 1988. Le
Prix du Livre Inter couronne le dernier tome, Le Troisième Mensonge, en 1992. De plus, elle reçoit en
2008 le Prix de l'État autrichien pour la littérature européenne pour l'ensemble de son œuvre. Enfin,
Agota Kristof obtient le prix Gottfried Keller en 2001 et le Prix Schiller en 2005.

Elle est la mère de trois enfants et est par deux fois divorcée, mais Kristof parle très peu de sa vie
familiale et personnelle dans l'ensemble de ses productions. Elle décède en Suisse le 27 juillet 2011, à
l'âge de 75 ans.

DISTRIBUTION
Metteur en scène et interprète : Valentin Rossier

Création lumière : Davide Cornil

Création son : David Scrufari

Administration: Eva Kiraly

Une production de la New Helvetic Shakespeare Company 2020

                                                                                                      7
BIOGRAPHIE

                              Valentin Rossier – metteur en scène et comédien.

2019-        Initiateur et directeur artistique du Tour Vagabonde Festival.
2012-2017    Directeur du théâtre de l’Orangerie de la Ville de Genève.
1995-        Metteur en scène et comédien de la New Helvetic Shakespeare Company.
1990-        Comédien
1989-1992    Ecole Supérieure d’arts Dramatique (ESAD)

Il se forme à l’École Supérieure d’Art Dramatique (ESAD) de Genève. Depuis, il n’a cessé
de fouler les planches et de signer des mises en scène marquées par une esthétique
élégante, épurée, et un travail sur le jeu d’acteur qui tente de saisir au plus près la
complexité des êtres.

En 1994, avec le comédien, metteur en scène et ancien directeur du Théâtre du Grütli
Frédéric Polier, il fonde l’Helvetic Shakespeare Company. S’il fréquente assidûment les
écritures de Shakespeare et de Ödön von Horvàth, il monte également des auteurs tels
que Brecht, Agota Kristof, Jean-Claude Grumberg, Tom Stoppard, Heinrich von Kleist et
Tchekhov.

Parmi ses dernières mises en scène (dans lesquelles il interprète toujours un rôle), on
compte : L’île des esclaves de Marivaux, Lisbeths de Fabrice Melquiot, Macbeth de
Shakespeare, La Panne de Dürrenmatt, La seconde surprise de l’amour de Marivaux, Hamlet
ou l’anatomie de la mélancolie d’après Shakespeare, La Ronde d’Arthur Schnitzler et Qui a
peur de Virginia Woolf d’Edward Albee.

En tant que comédien, en dehors de ses propres mises en scène, il a travaillé sous la
direction de Claude Stratz, Letizia Quintavalla, Katharina Thalbach, Gianni Schneider,
Dominique Catton, Éric Salama, Frédéric Polier, Rafaël Bermudez et Bernard Meister.

                                                                                            8
Vous pouvez aussi lire