Victor Klemperer, une résistance à la langue totalitaire
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Samuel Lepastier (dir.) L'incommunication CNRS Éditions Victor Klemperer, une résistance à la langue totalitaire Laurence Aubry DOI : 10.4000/books.editionscnrs.19842 Éditeur : CNRS Éditions Lieu d'édition : CNRS Éditions Année d'édition : 2013 Date de mise en ligne : 29 octobre 2019 Collection : Les essentiels d'Hermès ISBN électronique : 9782271122056 http://books.openedition.org Référence électronique AUBRY, Laurence. Victor Klemperer, une résistance à la langue totalitaire In : L'incommunication [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2013 (généré le 27 mars 2020). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782271122056. DOI : https://doi.org/10.4000/ books.editionscnrs.19842.
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 105 Victor Klemperer, une résistance à la langue totalitaire Laurence Aubry Inédit « Je lisais tout ce qui me tombait sous les yeux et je voyais partout les traces de cette langue. Elle était vraiment totalitaire. » Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich Quelque cinquante ans après que Roland Barthes puis Jacques Lacan ont montré l’assujettisse- ment de l’être parlant à un ordre du langage préfor- mant sa pensée et ses désirs, plusieurs publications reviennent, en ce début du XXIe siècle, sur la question des rapports entre langue et pouvoir. Elles témoignent d’une urgence à saisir, aujourd’hui, la résurgence ou le renouvellement des formes de domination exploitant cette dimension d’emprise du langage. Ces études considèrent à la fois les dévoiements de la 105
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 106 L’incommunication rhétorique1 substituant la manipulation à la persua- sion ou à la délibération – dont les discours de pro- pagande sont le modèle –, et les infiltrations plus insidieuses de l’idéologie opérant à même la langue. Elles les observent dans les régimes autoritaires où règne la censure de la parole, comme dans les espaces démocratiques, ouverts au contraire à la pluralité et au débat. Aussi sont-elles souvent pluridisciplinaires, privilégiant une approche qui, au-delà de ses déter- minations strictement linguistiques, interroge le langage dans son rapport au monde, à l’histoire et au sujet. Elles prennent pour référence l’œuvre de Victor Klemperer, reconnu a posteriori comme le fondateur des analyses du discours qui se sont développées, en particulier en France, à partir des années 1960, dans le champ de la politique, de la communication, de la sociologie et de la littérature2. 1. Voir à ce propos Carrilho, 2012 ; ainsi que les articles de Ruth Amossy « Les avatars du “raisonnement partagé” : langage, mani- pulation et argumentation », Roselyne Koren « Langage et justi- fication implicite de la violence : le cas de l’“amalgame” » et Emmanuelle Danblon « Le langage totalitaire et la rhétorique. Un tragique avatar de la modernité ? » (Aubry et Turpin, 2012, p. 79-91, p. 93-105 et p. 285-297). 2. Ainsi par exemple : Dewitte, 2007 ; Hartmann, 2008 ; Nowicki, Oustinoff et Chartier, 2010. 106
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 107 Victor Klemperer Le concept en question L’expression langue totalitaire est équivoque et problématique. Ce qui la rend nécessaire est cet incommunicable du sens qui la distinguerait de l’expression langue de bois 3. Historiquement et depuis Hannah Arendt, langue ou langage totalitaire ren- voient aux deux extrêmes des totalitarismes nazi et stalinien, indiquant la visée d’une domination totale4. Elle peut se lire comme une hyperbole, mais aussi se comprendre par référence à une violence exercée à travers la langue dans d’autres contextes, sous une forme d’autant plus pernicieuse qu’elle s’y fait moins visible. L’étrange ouvrage qui paraît en 1947 à Berlin, dans lequel Victor Klemperer observe et analyse les transformations de sa langue maternelle, l’allemand, brusquement envahie et dénaturée par la langue spéciale des nazis, peut d’autant mieux nous servir 3. Voir à ce sujet Nowicki, Oustinoff et Chartier, op. cit. 4. Depuis l’Italie fasciste de Mussolini, totalitaire, totalitarisme renvoient à un concept mouvant. Hannah Arendt en stabilise provisoirement le sens d’après les deux régimes qui en ont, selon elle, presque accompli le programme : l’URSS de Staline et l’Alle- magne de Hitler. Parmi les nombreux ouvrages de la philosophe, le tome 3 des Origines du totalitarisme lui est particulièrement consacré (Arendt, 1972). 107
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 108 L’incommunication aujourd’hui de balancier que s’y associe le récit d’une résistance dans le langage, opposant, à l’emprise de la destructivité, la préservation, via l’écriture, d’un espace pour vivre et communiquer. Ainsi le colloque de Cerisy, réunissant en 2010 des linguistes, des litté- raires, des historiens et des psychanalystes rouvrait-il modestement la voie héroïque dont LTI, la langue du IIIe Reich nous a conservé la trace (cf. Turpin, 2010). Du Journal au Carnet de notes d’un philologue Lorsque Hitler arrive au pouvoir en Allemagne en 1933, Victor Klemperer (1881-1960) est profes- seur de philologie romane à l’université de Dresde. Dernier fils d’un rabbin libéral, il a épousé la pianiste Eva Schlemmer, issue d’une famille protestante. Contrairement à nombre de juifs qui ont choisi l’exil5, le couple Klemperer restera à Dresde pendant toute la durée de la guerre, Victor échappant de justesse à la déportation grâce à son mariage avec une aryenne. Il est néanmoins destitué de sa chaire d’université en 1933, puis chassé de sa maison et contraint d’emmé- 5. Dont son frère aîné Georg Klemperer, chirurgien renommé, et son oncle, le chef d’orchestre Otto Klemperer. 108
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 109 Victor Klemperer nager dans une maison juive, quand chaque jour, lui est enlevée une part de liberté et d’humanité : inter- diction de fréquenter les bibliothèques, d’utiliser les transports en commun, de se tailler la barbe, de consommer du tabac, de posséder un animal domes- tique, une machine à écrire, etc. Obligation de porter l’étoile juive… Contraint d’abandonner ses recherches, Victor Klemperer continue cependant de tenir un journal commencé au sortir de l’adolescence. Sa passion du langage et des textes se reporte aussi sur l’étude de « la langue du temps » (Klemperer, 2003, p. 36). Son imprégnation nazie est d’autant plus simple à observer que cette « langue spéciale » se répand partout. Elle est d’autant plus difficile à étudier scientifiquement cepen- dant que les sources écrites sont rares et leur détention dangereuse. Eva emprunte des livres, collecte journaux, tracts, revues, formulaires administratifs, que Victor étudie au péril de sa vie et de celle de ses compagnons. L’analyse de la LTI – abréviation de la périphrase latine Lingua Tertii Imperii dont le romaniste baptise ironi- quement la langue des nazis – l’occupe chaque jour davantage : Le projet d’une étude sur la langue du IIIe Reich prend aussi de plus en plus de place dans mon esprit. À déve- lopper par la littérature, par exemple lire Mein Kampf, dans lequel la langue de la Première Guerre devrait 109
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 110 L’incommunication apparaître nettement comme étant à l’origine (au moins partiellement) de celle d’aujourd’hui. C’est Eva qui attire mon attention sur cette langue de guerre (« Bataille du travail » ; 2000a, 27 juillet 1934, p. 134). Le 13 février 1945 sont convoqués les 174 der- niers Juifs survivants de Dresde. La nuit suivante, le bombardement anglo-américain de la ville commence. Eva arrache l’étoile jaune du manteau de son mari et le couple fuit jusqu’en Bavière. Dans la bouche de certains réfugiés, Klemperer continue de traquer et décrypter les déformations de sa langue maternelle. Mais il entend aussi le mot d’une ouvrière berlinoise : « Pourquoi étiez-vous donc en taule ? demandai-je. – Ben, j’ai dit des mots qui n’ont pas plu. » (Elle avait offensé le Führer, les symboles et les institutions du Troisième Reich.) Ce fut l’illumination pour moi. En entendant sa réponse, je vis clair. « Pour des mots », j’entreprendrai le travail sur mon journal. Je voulais détacher le balancier de la masse de toutes mes notes et esquisser seulement, en même temps, les mains qui le tenaient. C’est ainsi qu’est né ce livre, moins par vanité, je l’espère, que « pour des mots » (2003, p. 362). En 1947, dans le Berlin occupé par les Sovié- tiques, paraît ainsi LTI – Notizbuch eines Philologen. Le Journal de Klemperer, publié en Allemagne en 1996, nous en découvre la genèse. Âgé de 65 ans, le 110
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 111 Victor Klemperer professeur retrouve son poste et sa maison : il s’établit à l’Est, où il espère « que les Allemands reviennent » (2000b, 30 mai 1942, p. 102). Du moins, fatigué et usé, fait-il semblant d’y croire encore… Le régime communiste freinera cependant les rééditions d’un ouvrage décrivant la propagation et l’emprise d’une langue au miroir de laquelle se reconnaissait une entreprise de destruction similaire, attelée à la tenta- tive d’annuler la pensée. Une autre philologie Après la guerre, Victor Klemperer choisit de remettre l’achèvement de ce qu’il croyait « l’œuvre de sa vie », une Histoire de la littérature française au e XVIII siècle dont le second tome ne paraîtra que six ans après sa mort, pour rédiger à la hâte ce qu’il nomme modestement le Carnet d’un philologue. Extraites des quelque mille deux cents pages du Jour- nal, les notes concernant la LTI s’y détachent encore du fond « plus privé et plus général écrit en ces années difficiles », auxquelles se greffent des observations joignant « au point de vue d’hier […] celui d’aujour- d’hui » (2003, p. 38). Le caractère unique de ce livre, mêlant analyse linguistique, chronique du nazisme, manuel de résistance et de combat, histoire d’une 111
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 112 L’incommunication formation intellectuelle et morale, se reflète dans ses formes, son langage… Tel le rédacteur d’un traité ou d’une encyclo- pédie, Victor Klemperer décrit la LTI en trente-six articles, dont les titres indiquent l’angle par lequel il l’aborde : un mot (Fanatique) dont le sens et la fréquence ont changé, une période (Dix ans de fascisme) au cours de laquelle son évolution est obser- vée, une catégorie syntaxique (Noms) ou énonciative (Ponctuation), un corpus (Extraits du journal de la première année), un effet (La douche écossaise), un symbole (L’étoile), une régularité stylistique (Qualité foncière : pauvreté), une figure (La malédiction du superlatif), une problématique (Que restera-t-il ?). Tous, ils signalent l’implication subjective du cher- cheur : pris dans la langue, ce n’est qu’à partir d’elle qu’il peut se mettre à distance pour l’observer, la décrire, tenter d’en saisir enfin les ressorts et la sin- gularité. Pour Victor Klemperer, cette langue se démarque des autres par le réel qu’elle instaure, dans une course vers toujours plus d’appauvrissement et de rigidité. Elle est totalitaire parce qu’elle vise et réalise la destruction de l’intellect et de la sensibilité. En témoignent les propos d’Eichmann au procès de Jéru- salem, qui fera formuler à Hannah Arendt l’hypothèse scandaleuse de la banalité du mal : réduite aux clichés et aux formules administratives, la langue de l’ancien colonel SS pense pour lui (Arendt, 1991). 112
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 113 Victor Klemperer Linguiste avant la lettre, Victor Klemperer note donc de l’intérieur quelle convergence de traits – syntaxiques, sémantiques et pragmatiques – pourrait permettre, à qui veut – ou peut encore – écouter et lire, d’y demeurer sensible et de décrypter, au miroir de son langage, le sens de l’entreprise totalitaire. Alliant aux prémices positivistes du structuralisme l’attachement de la philologie classique à l’histoire et aux textes, il présente la langue des nazis telle qu’elle finit par se confondre avec l’allemand parlé et écrit, système de signes en constante évolution. Il le fait en inventant une forme originale d’écriture scientifique, comme si la saisie du phénomène totalitaire modifiant la langue et agissant à travers elle appelait la révision de l’héritage méthodologique et théorique. Quelques traits saillants de la langue totalitaire Uniformisation de la langue et mécanisation de la pensée Il n’est pas de frontières, sinon poreuses, entre les langues, aussi Klemperer découvre que la spécifi- cité de la langue nazie ne se laisse pas définir en soi, indépendamment de son contexte historique, de l’intention de ceux qui la forgent et l’utilisent, non 113
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 114 L’incommunication plus que de l’esprit de ceux qui la reçoivent. Il remar- que vite que la LTI procède du détournement des traits de la langue commune, qu’elle communique aussi avec d’autres langues particulières, dont – scan- dale suprême pour le philologue pétri des cultures européennes – celles de la littérature et de la philo- sophie. Ainsi le mot Sturm (« assaut » ou « tempête »), appartenant à l’expressionnisme, en vient à désigner un « groupe de combat » (2003, p. 101-102). Il pare la guerre nazie des prestiges de l’héroïsme et de la culture, avant de disparaître derrière ses abréviations occultes, performatives et poétiques6 : SA dissimule Schutzstaffel (échelon de protection). Ce qu’une langue totalitaire communique en scotomisant le détour de la signification n’est pas le jeu du sens, mais le meurtre qu’elle efface. Au-delà de l’appropriation et du renversement des mots et des formes du discours, la LTI modifie la « fréquence » et la « valeur » des signes (ibid., p. 40). Elle pervertit également le mouvement de la langue de telle sorte que celle-ci se rigidifie et s’uniformise. Langue tambour, elle propage sans état d’âme, partout à l’identique, la même psalmodie de la haine de l’homme. Répété, « juif » ne signifie plus que « sous- homme », amalgamé à « étranger ». Les verbes méca- 6. Au sens de la fonction poétique de Roman Jakobson. 114
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 115 Victor Klemperer niques, tels Aufziehen (monter), se multiplient : appliqués à l’homme, ils prennent d’abord dans le vocabulaire nazi une connotation laudative où se reconnaît encore un renversement du « sens métapho- rique réprobateur » premier de la métaphore. La langue nazie devient totalitaire lorsque ses formes se dépouillent de toute coloration subjective, affective ou axiologique. « Envahie d’expressions mécaniques et ne sen[tant] pas la rupture de style et l’indignité de combinaisons telles qu’une “organisation mon- tée” » (ibid., p. 79), la langue participe de l’entreprise de destruction de l’humain en visant le terreau linguistique de la pensée. Ainsi « Système » est-il un de ces mots détournés par la LTI qui en modifie la valeur axiologique : appli- qué d’abord par métaphore au Gouvernement de la République de Weimar, il ne s’emploie plus que dans un sens péjoratif. Klemperer met en scène son propre questionnement : Système emporte pourtant cette idée de « totalité », où le chercheur déchiffre « une des poutres maîtresses de la LTI » réfléchissant l’ambition nazie d’« embrass[er] absolument chaque manifesta- tion et chaque situation de la vie » (ibid., p. 140). C’est que système tient de ses premiers emplois en philosophie de connoter la pensée logique et l’intel- ligence abstraite : une menace pour le régime nazi. Dans la LTI vomie par Hitler, polie par Goebbels, répandue enfin par la propagande jusqu’à ce que, dans 115
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 116 L’incommunication la langue partagée par les brutes de la Gestapo et les « Juifs en cage » (ibid., p. 36), eux aussi contaminés, en passant par les collègues de l’université et les ouvriers croisés à l’usine7, système s’oppose à « orga- nisation ». Organisation, organiser, se répandent avec une valeur positive, associés à l’adjectif organique, détournant la justification par l’étymologie d’associa- tions obéissant à une logique poétique8 : Ils n’ont pas de « système », ils ont une « organisation », ils ne systématisent pas avec l’entendement, ils cher- chent à entrer dans le secret de l’organique (ibid., p. 140). Et Victor Klemperer de constater, doublement horrifié : que ce verbe, réifiant l’humain – ne laissant pas d’évoquer, après-coup, l’organisation du génocide – se maintient dans la langue après la guerre, norma- lisé dans ce sens « bon enfant, partout en vogue […] désignation naturelle d’une façon d’agir devenue naturelle » ; et même qu’il vient de l’entendre dans sa propre bouche : 7. Soumis au travail obligatoire, Victor Klemperer sera affecté comme manœuvre. 8. Figure d’élocution appelée étymologisme. 116
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 117 Victor Klemperer Cela fait déjà un bon moment que j’écris : c’était… c’était. Mais qui a dit hier encore : « Il faut que je “m’organise” un peu de tabac ? » Je crains que ce ne soit moi-même (ibid., p. 144). Accouplant le mécanique et l’organique, la nouvelle langue neutralise les résistances en même temps qu’elle normalise la destruction de la pensée et le crime programmé par la référence au mythe de la race supérieure. Mais cet implicite même, où se marque encore la vie de la langue, disparaît avec la bascule totalitaire. Langue de croyance et haine du religieux Monstrueuse et anodine, la métaphore passée dans la langue destitue la raison au profit de la croyance. Pourtant, les nazis persécutent les popula- tions sorabes pour leur « pieux catholicisme », dont ils perçoivent le rapport intrinsèque avec l’attache- ment « à leur langue slave, dont le nazisme voulait les priver9 » (ibid., p. 345). Par-dessus la division des articles de son étude, l’alliance de la mécanisation et de l’organicité s’articule à cet autre trait stylistique de 9. Rappelons que religieux vient de religare, « relier » : est-ce que l’étymologie ne vient pas éclairer aussi, par retour, la haine tota- litaire envers tout ce qui peut faire lien ? 117
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 118 L’incommunication la LTI que Klemperer identifie d’abord à la récurrence de la formule « Je crois en lui », entendue aussi bien dans les couches populaires que chez les intellectuels. Son emploi dans la langue totalitaire accentue le caractère figé du stéréotype* venu de la langue commune, puisque le pronom lui, en principe poly- valent, y désigne désormais toujours Hitler. Les formules empruntées au sermon et à la prière dans les discours du Führer, écrits et mis en scène par Goebbels, collaborent à cette assimilation du nazisme à l’expression d’une nouvelle religion. Elle justifie la « guerre sainte du peuple » dont l’ennemi peut rester implicite dès que le Juif est identifié au Mal, quand Hitler est le « Sauveur allemand » (ibid., p. 158) du « Reich millénaire » (ibid., p. 283), les soldats morts au combat « ses apôtres […] ressuscités dans le IIIe Reich » (ibid., p. 154). Au-delà de la séduction ou de la manipulation rhétorique, la géné- ralisation des épithètes religieuses – telles « éternelles » ou « uniques » dont, indépendamment de ce à quoi ils sont appliqués, « la résonnance nazie ne repose que sur la fréquence sans scrupule de leur emploi » (ibid., p. 153-154) – contribue à faire prendre le mensonge pour la vérité, pour bien suprême un projet program- mant, à travers le projet d’extermination de l’étranger, la destruction de l’humain. 118
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 119 Victor Klemperer Radicalisation de l’hyperbole et malédiction du superlatif Victor Klemperer y retrouve cette manie des « mots extrêmes » (ibid., p. 282) qui font de la LTI une langue constamment hyperbolique. Si le « super- latif » est une « malédiction », c’est qu’elle y « imprègne des phrases entières » (ibid., p. 286-287). Son « esprit » répand ainsi insidieusement l’idéologie qu’iconise dans la langue et le discours « l’adjectif “total”, prétention fondamentale et mot clef du nazisme » (ibid., p. 283). Figure de pensée, l’hyperbole travestit la vérité dans le sens de l’exagération, sans se signaler dans l’énoncé : c’est dans la relation à ce qu’elle désigne qu’elle peut être repérée, aussi celui qui aurait à l’interpréter peut-il ne pas la percevoir. S’interrogeant sur la différence entre la LTI et d’autres langues particulières également caractérisées par une rhétorique superlative – ainsi de la langue de la publicité commerciale importée d’Amé- rique comme aussi de la langue philosophique ou poétique néoromantique retrouvée au travers de ses lectures –, Victor Klemperer y reconnaît le même prin- cipe de la totalité mortifère. Il le retrouve partout dans la langue, tout comme la communication uniforme de son message monolithique investit tous les supports et envahit tout l’espace social : 119
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 120 L’incommunication […] dans la LTI, le « total » est partout, même en dehors du domaine de la guerre : un article du Reich vantait la « situation d’éducation totale » dans une école de jeune fille strictement nazie ; dans une vitrine, je vis un jeu de damier qui s’appelait « Le Jeu Total ». Tout se tient (ibid.). Le phénomène de la langue totalitaire ne s’envi- sage pas en dehors d’une entreprise de destruction de l’homme effectivement programmée et mise en œuvre dans la réalité. Dans la politique exterminatrice de la « guerre totale » (ibid.) réalisée par les nazis, Victor Klemperer perçoit l’expression d’un désir paradoxal d’anéantissement. Il distingue cependant l’aspiration mélancolique conduisant à l’autodestruction, de sa manipulation organisée par un individu conscient de sa fin et maître de ses moyens. Il n’est pas loin de découvrir, avant Freud, ce point où la science du philologue croise le savoir-faire du rhéteur pervers : Non, la malédiction du superlatif n’est pas une chose aussi simple que la logique se l’imagine. Bien sûr, les fanfaronnades et les contre-vérités se suivent et se ressemblent, elles sont reconnues comme telles et, pour plus d’un, la propagande de Goebbels est finalement devenue une bêtise inefficace. Mais ce qui est tout aussi sûr, c’est que, même reconnue comme fanfaronnade et mensonge, la propagande n’en agit pas moins, pourvu 120
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 121 Victor Klemperer qu’on ait le front de la propager sans état d’âme (ibid., p. 289). Totalitaire serait la langue lorsqu’elle tend à rompre avec le sens, fut-il celui d’un désir d’emprise ou de destruction. Une telle perversion* du langage, mis au service de la déliaison – intrasubjective comme interpersonnelle – n’est pas sans évoquer, à l’oreille du psychanalyste, un indice que la pulsion de mort menace de l’emporter sur les forces d’Éros10. Contre la langue totalitaire : conserver ou restaurer la polyphonie Au dévoiement de la langue par l’entreprise tota- litaire, Victor Klemperer oppose ce qu’il nomme son balancier. LTI, la langue du IIIe Reich déploie ce que la métaphore condense : l’écriture de son journal, la trace qu’elle oppose à l’effacement de la mémoire, la relance du désir d’approcher l’homme à travers sa langue. Dans cette résistance, il rejoint sans le savoir la pensée de Mikhaïl Bakhtine, autre philologue russe également persécuté par le régime de Staline. Il théo- 10. Voir l’article de Philippe Breton, « Paroles et silences des exécuteurs de masse (Aubry et Turpin, 2012, p. 109-112) ; voir aussi Green, 2010, en particulier l’article « Hypothèses sur le négatif en dehors des données cliniques », p. 222-236. 121
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 122 L’incommunication risa dans les années cinquante le dialogisme comme une propriété de la langue, la polyphonie comme un trait de certains énoncés : un discours vivant laisse entendre plusieurs voix, sans résolution ni synthèse. Dans la LTI, où les mots n’ont plus qu’une seule signification « normalisé[e] par le Parti » (ibid., p. 36), ce qui est aboli n’est pas seulement la richesse de la polysémie, mais la subjectivité dans la langue, cham- bre d’écho d’une infinité de discours, de langages. C’est aussi par sa forme inclassable et peu cano- nique, que l’ouvrage de Klemperer montre une résis- tance à la langue totalitaire, maintenant ou restaurant son dialogisme. Sans en faire la théorie, Victor Klem- perer souligne à plusieurs reprises que le propre du roman retrouvé dans toute parole vive, sa polyphonie, serait cette qualité détruite par et dans la LTI. Aussi nous formons l’hypothèse que sa disparition est le critère d’une langue devenue totalitaire. Que « la langue militaire et guerrière » s’entende dans la « langue civile » (ibid., p. 282) relève de la réclame : il suffit d’un peu de vigilance pour en reconnaître ou en percevoir l’intertexte. Mais la LTI brouille cette écoute plurivocale lorsqu’elle envahit la langue mili- taire de superlatifs, en même temps qu’elle répand partout ses formules guerrières. Effaçant les frontières11 11. L’« effacement des frontières » est un autre trait de la LTI relevé et illustré par Victor Klemperer (2003, p. 100). 122
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 123 Victor Klemperer entre les langues, elle en impose une seule : monolo- gique, mensongère et inhumaine. Les premières années du nazisme, « l’orgie de chiffres » (ibid., p. 280) dans les communiqués de guerre évoquait encore l’hyperbole de la publicité américaine. « L’impudente grossièreté de ces men- songes » (ibid., p. 282) demeurait perceptible, sa duplicité entendue. Mais lorsque le mot traduction en vient à désigner un livre allemand écrit par un juif, que la voix dénonçant le mensonge et relevant la folie n’est plus audible, alors la langue totalitaire est bien en passe de détruire toutes les autres (2000a, 25 avril 1933, p. 37-38 ; 2003, p. 248-261). D’une autre façon, multiplié dans les écrits offi- ciels, le Je du style administratif se banalise. Toute phrase en vient alors à signifier l’impersonnel. Le leurre du sujet omniprésent valorise la personne et « la mécanise en même temps » : Chacun doit être un automate entre les mains de son supérieur et de son Führer, et être, en même temps, celui qui appuie sur le bouton de démarrage des auto- mates qui lui sont subordonnés (2003, p. 204). Mais que l’oreille du « Juif Klemperer » perçoive, à travers sa répétition, le « comique involontaire » de la formule paradoxale, atteste d’une résistance de la polyphonie de la langue (ibid., p. 202-203). Ainsi 123
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 124 L’incommunication peut-on comprendre cet humour d’autodérision, pré- sent dans le journal et restitué dans LTI, la langue du IIIe Reich comme l’indice d’une parole traversée d’autres voix, et adressée à plusieurs. Pour conclure LTI : Lingua Tertii Imperii, langue du Troisième Reich. J’ai si souvent repensé à une anecdote du vieux Berlin […]. Mais où est passée ma bibliothèque dans laquelle je pourrais vérifier ? Cela aurait-il un sens de demander à la Gestapo où elle est ? Un jeune garçon qui est au cirque avec son père lui demande : « Papa, que fait le monsieur sur la corde avec le bâton ? – Gros nigaud, c’est un balancier auquel il se tient. – Oh la la ! Papa, et s’il le laissait tomber ? – Gros nigaud, puisque je te dis qu’il le tient ! » Mon journal était dans ces années-là, à tout moment, le balancier sans lequel je serais cent fois tombé. […] Et, très vite ensuite, cette exhortation à me placer au-dessus de la mêlée et à garder ma liberté intérieure se cristallisa en cette formule secrète toujours efficace : LTI, LTI ! (2003, p. 33-34). Ces lignes témoignent du destin tragique d’un homme pris dans la folie de l’ambition totalitaire. Aux prises avec la perversité d’un langage visant la destruc- tion des possibilités de penser, Victor Klemperer 124
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 125 Victor Klemperer conserve la capacité d’écrire et de sourire12. Pour résis- ter aux langues totalitaires d’aujourd’hui, il nous indique une voie simple, bien que difficile et toujours risquée : continuer à parler une langue où miroite l’incommunicable des voix plurielles dont elle est traversée. Références bibliographiques ARENDT, Hannah, Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972. ARENDT, Hannah, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966, coll. « Folio Histoire », 1991. AUBRY, Laurence et TURPIN, Béatrice (dir.), Victor Klemperer. Repenser le langage totalitaire, Paris, CNRS Éditions, 2012. CARRILHO, Manuel Maria (dir.), La rhétorique, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2012. DEWITTE, Jacques, Le pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit. Essai sur la résistance au langage totalitaire, Paris, Michalon, 2007. GREEN, André, Illusions et désillusions du travail psychanalytique, Paris, Odile Jacob, 2010. HARTMANN, Pierre et al., « Démonter le langage du pouvoir », Raison présente, no 167, 3e trimestre, 2008. KLEMPERER, Victor, Mes soldats de papier. Journal 1933-1941, Paris, Seuil, 2000a. 12. Rappelons que Mikhaïl Bakhtine soutint en 1946 à Moscou une thèse sur le rire chez Rabelais, qui lui valut, comme Klemperer à Berlin quelques années plus tard, la mise au ban de l’université et un silence de plus de vingt années sur ses recherches. 125
- CNRS - L’incommunication - 12 x 19 - 23/9/2013 - 17 : 13 - page 126 L’incommunication KLEMPERER, Victor, Je veux témoigner jusqu’au bout. Journal 1942- 1945, Paris, Seuil, 2000b. KLEMPERER, Victor, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2003. NOWICKI, Joanna, OUSTINOFF, Michaël et CHARTIER, Anne- Marie (dir.), Hermès, no 58, Les langues de bois, 2010. TURPIN, Béatrice, « Victor Klemperer et le langage totalitaire d’hier à aujourd’hui. Compte-rendu du colloque de Cerisy- la-Salle », Hermès, no 58, Les langues de bois, 2010, p. 63-67. 126
Vous pouvez aussi lire