Victor Klemperer, une résistance à la langue totalitaire

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Victor Klemperer, une résistance à la langue totalitaire
Samuel Lepastier (dir.)

                           L'incommunication

                           CNRS Éditions

Victor Klemperer, une résistance à la langue
totalitaire
Laurence Aubry

DOI : 10.4000/books.editionscnrs.19842
Éditeur : CNRS Éditions
Lieu d'édition : CNRS Éditions
Année d'édition : 2013
Date de mise en ligne : 29 octobre 2019
Collection : Les essentiels d'Hermès
ISBN électronique : 9782271122056

http://books.openedition.org

Référence électronique
AUBRY, Laurence. Victor Klemperer, une résistance à la langue totalitaire In : L'incommunication [en ligne].
Paris : CNRS Éditions, 2013 (généré le 27 mars 2020). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782271122056. DOI : https://doi.org/10.4000/
books.editionscnrs.19842.
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                                                                  Victor Klemperer,
                                                                      une résistance à
                                                                 la langue totalitaire
                                                                                Laurence Aubry

                                                                                          Inédit

                                                   « Je lisais tout ce qui me tombait sous les
                                                   yeux et je voyais partout les traces de cette
                                                   langue. Elle était vraiment totalitaire. »
                                                                              Victor Klemperer,
                                                                     LTI, la langue du IIIe Reich

                             Quelque cinquante ans après que Roland
                       Barthes puis Jacques Lacan ont montré l’assujettisse-
                       ment de l’être parlant à un ordre du langage préfor-
                       mant sa pensée et ses désirs, plusieurs publications
                       reviennent, en ce début du XXIe siècle, sur la question
                       des rapports entre langue et pouvoir. Elles témoignent
                       d’une urgence à saisir, aujourd’hui, la résurgence
                       ou le renouvellement des formes de domination
                       exploitant cette dimension d’emprise du langage. Ces
                       études considèrent à la fois les dévoiements de la

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                       rhétorique1 substituant la manipulation à la persua-
                       sion ou à la délibération – dont les discours de pro-
                       pagande sont le modèle –, et les infiltrations plus
                       insidieuses de l’idéologie opérant à même la langue.
                       Elles les observent dans les régimes autoritaires où
                       règne la censure de la parole, comme dans les espaces
                       démocratiques, ouverts au contraire à la pluralité et
                       au débat. Aussi sont-elles souvent pluridisciplinaires,
                       privilégiant une approche qui, au-delà de ses déter-
                       minations strictement linguistiques, interroge le
                       langage dans son rapport au monde, à l’histoire et au
                       sujet. Elles prennent pour référence l’œuvre de Victor
                       Klemperer, reconnu a posteriori comme le fondateur
                       des analyses du discours qui se sont développées, en
                       particulier en France, à partir des années 1960, dans
                       le champ de la politique, de la communication, de la
                       sociologie et de la littérature2.

                       1. Voir à ce propos Carrilho, 2012 ; ainsi que les articles de Ruth
                       Amossy « Les avatars du “raisonnement partagé” : langage, mani-
                       pulation et argumentation », Roselyne Koren « Langage et justi-
                       fication implicite de la violence : le cas de l’“amalgame” » et
                       Emmanuelle Danblon « Le langage totalitaire et la rhétorique.
                       Un tragique avatar de la modernité ? » (Aubry et Turpin, 2012,
                       p. 79-91, p. 93-105 et p. 285-297).
                       2. Ainsi par exemple : Dewitte, 2007 ; Hartmann, 2008 ;
                       Nowicki, Oustinoff et Chartier, 2010.

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                       Le concept en question
                             L’expression langue totalitaire est équivoque et
                       problématique. Ce qui la rend nécessaire est cet
                       incommunicable du sens qui la distinguerait de
                       l’expression langue de bois 3. Historiquement et depuis
                       Hannah Arendt, langue ou langage totalitaire ren-
                       voient aux deux extrêmes des totalitarismes nazi et
                       stalinien, indiquant la visée d’une domination totale4.
                       Elle peut se lire comme une hyperbole, mais aussi se
                       comprendre par référence à une violence exercée à
                       travers la langue dans d’autres contextes, sous une
                       forme d’autant plus pernicieuse qu’elle s’y fait moins
                       visible.
                             L’étrange ouvrage qui paraît en 1947 à Berlin,
                       dans lequel Victor Klemperer observe et analyse les
                       transformations de sa langue maternelle, l’allemand,
                       brusquement envahie et dénaturée par la langue
                       spéciale des nazis, peut d’autant mieux nous servir

                       3. Voir à ce sujet Nowicki, Oustinoff et Chartier, op. cit.
                       4. Depuis l’Italie fasciste de Mussolini, totalitaire, totalitarisme
                       renvoient à un concept mouvant. Hannah Arendt en stabilise
                       provisoirement le sens d’après les deux régimes qui en ont, selon
                       elle, presque accompli le programme : l’URSS de Staline et l’Alle-
                       magne de Hitler. Parmi les nombreux ouvrages de la philosophe,
                       le tome 3 des Origines du totalitarisme lui est particulièrement
                       consacré (Arendt, 1972).

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                       aujourd’hui de balancier que s’y associe le récit d’une
                       résistance dans le langage, opposant, à l’emprise de la
                       destructivité, la préservation, via l’écriture, d’un
                       espace pour vivre et communiquer. Ainsi le colloque
                       de Cerisy, réunissant en 2010 des linguistes, des litté-
                       raires, des historiens et des psychanalystes rouvrait-il
                       modestement la voie héroïque dont LTI, la langue du
                       IIIe Reich nous a conservé la trace (cf. Turpin, 2010).

                       Du Journal au Carnet de notes
                       d’un philologue
                              Lorsque Hitler arrive au pouvoir en Allemagne
                       en 1933, Victor Klemperer (1881-1960) est profes-
                       seur de philologie romane à l’université de Dresde.
                       Dernier fils d’un rabbin libéral, il a épousé la pianiste
                       Eva Schlemmer, issue d’une famille protestante.
                       Contrairement à nombre de juifs qui ont choisi l’exil5,
                       le couple Klemperer restera à Dresde pendant toute
                       la durée de la guerre, Victor échappant de justesse à
                       la déportation grâce à son mariage avec une aryenne.
                       Il est néanmoins destitué de sa chaire d’université en
                       1933, puis chassé de sa maison et contraint d’emmé-

                       5. Dont son frère aîné Georg Klemperer, chirurgien renommé,
                       et son oncle, le chef d’orchestre Otto Klemperer.

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                       nager dans une maison juive, quand chaque jour, lui
                       est enlevée une part de liberté et d’humanité : inter-
                       diction de fréquenter les bibliothèques, d’utiliser les
                       transports en commun, de se tailler la barbe, de
                       consommer du tabac, de posséder un animal domes-
                       tique, une machine à écrire, etc. Obligation de porter
                       l’étoile juive…
                              Contraint d’abandonner ses recherches, Victor
                       Klemperer continue cependant de tenir un journal
                       commencé au sortir de l’adolescence. Sa passion du
                       langage et des textes se reporte aussi sur l’étude de « la
                       langue du temps » (Klemperer, 2003, p. 36). Son
                       imprégnation nazie est d’autant plus simple à observer
                       que cette « langue spéciale » se répand partout. Elle est
                       d’autant plus difficile à étudier scientifiquement cepen-
                       dant que les sources écrites sont rares et leur détention
                       dangereuse. Eva emprunte des livres, collecte journaux,
                       tracts, revues, formulaires administratifs, que Victor
                       étudie au péril de sa vie et de celle de ses compagnons.
                       L’analyse de la LTI – abréviation de la périphrase latine
                       Lingua Tertii Imperii dont le romaniste baptise ironi-
                       quement la langue des nazis – l’occupe chaque jour
                       davantage :

                             Le projet d’une étude sur la langue du IIIe Reich prend
                             aussi de plus en plus de place dans mon esprit. À déve-
                             lopper par la littérature, par exemple lire Mein Kampf,
                             dans lequel la langue de la Première Guerre devrait

                                                                                    109
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                             apparaître nettement comme étant à l’origine (au moins
                             partiellement) de celle d’aujourd’hui. C’est Eva qui attire
                             mon attention sur cette langue de guerre (« Bataille du
                             travail » ; 2000a, 27 juillet 1934, p. 134).

                             Le 13 février 1945 sont convoqués les 174 der-
                       niers Juifs survivants de Dresde. La nuit suivante, le
                       bombardement anglo-américain de la ville commence.
                       Eva arrache l’étoile jaune du manteau de son mari et
                       le couple fuit jusqu’en Bavière. Dans la bouche de
                       certains réfugiés, Klemperer continue de traquer et
                       décrypter les déformations de sa langue maternelle.
                       Mais il entend aussi le mot d’une ouvrière berlinoise :

                             « Pourquoi étiez-vous donc en taule ? demandai-je.
                             – Ben, j’ai dit des mots qui n’ont pas plu. » (Elle avait
                             offensé le Führer, les symboles et les institutions du
                             Troisième Reich.) Ce fut l’illumination pour moi. En
                             entendant sa réponse, je vis clair. « Pour des mots »,
                             j’entreprendrai le travail sur mon journal. Je voulais
                             détacher le balancier de la masse de toutes mes notes et
                             esquisser seulement, en même temps, les mains qui le
                             tenaient. C’est ainsi qu’est né ce livre, moins par vanité,
                             je l’espère, que « pour des mots » (2003, p. 362).

                             En 1947, dans le Berlin occupé par les Sovié-
                       tiques, paraît ainsi LTI – Notizbuch eines Philologen.
                       Le Journal de Klemperer, publié en Allemagne en
                       1996, nous en découvre la genèse. Âgé de 65 ans, le

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                       professeur retrouve son poste et sa maison : il s’établit
                       à l’Est, où il espère « que les Allemands reviennent »
                       (2000b, 30 mai 1942, p. 102). Du moins, fatigué et
                       usé, fait-il semblant d’y croire encore… Le régime
                       communiste freinera cependant les rééditions d’un
                       ouvrage décrivant la propagation et l’emprise d’une
                       langue au miroir de laquelle se reconnaissait une
                       entreprise de destruction similaire, attelée à la tenta-
                       tive d’annuler la pensée.

                       Une autre philologie
                              Après la guerre, Victor Klemperer choisit de
                       remettre l’achèvement de ce qu’il croyait « l’œuvre de
                       sa vie », une Histoire de la littérature française au
                            e
                       XVIII siècle dont le second tome ne paraîtra que six
                       ans après sa mort, pour rédiger à la hâte ce qu’il
                       nomme modestement le Carnet d’un philologue.
                       Extraites des quelque mille deux cents pages du Jour-
                       nal, les notes concernant la LTI s’y détachent encore
                       du fond « plus privé et plus général écrit en ces années
                       difficiles », auxquelles se greffent des observations
                       joignant « au point de vue d’hier […] celui d’aujour-
                       d’hui » (2003, p. 38). Le caractère unique de ce livre,
                       mêlant analyse linguistique, chronique du nazisme,
                       manuel de résistance et de combat, histoire d’une

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                       formation intellectuelle et morale, se reflète dans ses
                       formes, son langage…
                              Tel le rédacteur d’un traité ou d’une encyclo-
                       pédie, Victor Klemperer décrit la LTI en trente-six
                       articles, dont les titres indiquent l’angle par lequel il
                       l’aborde : un mot (Fanatique) dont le sens et la
                       fréquence ont changé, une période (Dix ans de
                       fascisme) au cours de laquelle son évolution est obser-
                       vée, une catégorie syntaxique (Noms) ou énonciative
                       (Ponctuation), un corpus (Extraits du journal de la
                       première année), un effet (La douche écossaise), un
                       symbole (L’étoile), une régularité stylistique (Qualité
                       foncière : pauvreté), une figure (La malédiction du
                       superlatif), une problématique (Que restera-t-il ?).
                       Tous, ils signalent l’implication subjective du cher-
                       cheur : pris dans la langue, ce n’est qu’à partir d’elle
                       qu’il peut se mettre à distance pour l’observer, la
                       décrire, tenter d’en saisir enfin les ressorts et la sin-
                       gularité. Pour Victor Klemperer, cette langue se
                       démarque des autres par le réel qu’elle instaure, dans
                       une course vers toujours plus d’appauvrissement et de
                       rigidité. Elle est totalitaire parce qu’elle vise et réalise
                       la destruction de l’intellect et de la sensibilité. En
                       témoignent les propos d’Eichmann au procès de Jéru-
                       salem, qui fera formuler à Hannah Arendt l’hypothèse
                       scandaleuse de la banalité du mal : réduite aux clichés
                       et aux formules administratives, la langue de l’ancien
                       colonel SS pense pour lui (Arendt, 1991).

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                              Linguiste avant la lettre, Victor Klemperer note
                       donc de l’intérieur quelle convergence de traits –
                       syntaxiques, sémantiques et pragmatiques – pourrait
                       permettre, à qui veut – ou peut encore – écouter et
                       lire, d’y demeurer sensible et de décrypter, au miroir
                       de son langage, le sens de l’entreprise totalitaire.
                       Alliant aux prémices positivistes du structuralisme
                       l’attachement de la philologie classique à l’histoire et
                       aux textes, il présente la langue des nazis telle qu’elle
                       finit par se confondre avec l’allemand parlé et écrit,
                       système de signes en constante évolution. Il le fait en
                       inventant une forme originale d’écriture scientifique,
                       comme si la saisie du phénomène totalitaire modifiant
                       la langue et agissant à travers elle appelait la révision
                       de l’héritage méthodologique et théorique.

                       Quelques traits saillants de
                       la langue totalitaire

                       Uniformisation de la langue
                       et mécanisation de la pensée
                              Il n’est pas de frontières, sinon poreuses, entre
                       les langues, aussi Klemperer découvre que la spécifi-
                       cité de la langue nazie ne se laisse pas définir en
                       soi, indépendamment de son contexte historique, de
                       l’intention de ceux qui la forgent et l’utilisent, non

                                                                                    113
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                       plus que de l’esprit de ceux qui la reçoivent. Il remar-
                       que vite que la LTI procède du détournement des
                       traits de la langue commune, qu’elle communique
                       aussi avec d’autres langues particulières, dont – scan-
                       dale suprême pour le philologue pétri des cultures
                       européennes – celles de la littérature et de la philo-
                       sophie. Ainsi le mot Sturm (« assaut » ou « tempête »),
                       appartenant à l’expressionnisme, en vient à désigner
                       un « groupe de combat » (2003, p. 101-102). Il pare
                       la guerre nazie des prestiges de l’héroïsme et de la
                       culture, avant de disparaître derrière ses abréviations
                       occultes, performatives et poétiques6 : SA dissimule
                       Schutzstaffel (échelon de protection). Ce qu’une
                       langue totalitaire communique en scotomisant le
                       détour de la signification n’est pas le jeu du sens, mais
                       le meurtre qu’elle efface.
                              Au-delà de l’appropriation et du renversement
                       des mots et des formes du discours, la LTI modifie
                       la « fréquence » et la « valeur » des signes (ibid., p. 40).
                       Elle pervertit également le mouvement de la langue
                       de telle sorte que celle-ci se rigidifie et s’uniformise.
                       Langue tambour, elle propage sans état d’âme, partout
                       à l’identique, la même psalmodie de la haine de
                       l’homme. Répété, « juif » ne signifie plus que « sous-
                       homme », amalgamé à « étranger ». Les verbes méca-

                       6. Au sens de la fonction poétique de Roman Jakobson.

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                       niques, tels Aufziehen (monter), se multiplient :
                       appliqués à l’homme, ils prennent d’abord dans le
                       vocabulaire nazi une connotation laudative où se
                       reconnaît encore un renversement du « sens métapho-
                       rique réprobateur » premier de la métaphore. La
                       langue nazie devient totalitaire lorsque ses formes se
                       dépouillent de toute coloration subjective, affective
                       ou axiologique. « Envahie d’expressions mécaniques
                       et ne sen[tant] pas la rupture de style et l’indignité
                       de combinaisons telles qu’une “organisation mon-
                       tée” » (ibid., p. 79), la langue participe de l’entreprise
                       de destruction de l’humain en visant le terreau
                       linguistique de la pensée.
                             Ainsi « Système » est-il un de ces mots détournés
                       par la LTI qui en modifie la valeur axiologique : appli-
                       qué d’abord par métaphore au Gouvernement de la
                       République de Weimar, il ne s’emploie plus que dans
                       un sens péjoratif. Klemperer met en scène son propre
                       questionnement : Système emporte pourtant cette idée
                       de « totalité », où le chercheur déchiffre « une des
                       poutres maîtresses de la LTI » réfléchissant l’ambition
                       nazie d’« embrass[er] absolument chaque manifesta-
                       tion et chaque situation de la vie » (ibid., p. 140).
                       C’est que système tient de ses premiers emplois en
                       philosophie de connoter la pensée logique et l’intel-
                       ligence abstraite : une menace pour le régime nazi.
                       Dans la LTI vomie par Hitler, polie par Goebbels,
                       répandue enfin par la propagande jusqu’à ce que, dans

                                                                                    115
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                       la langue partagée par les brutes de la Gestapo et les
                       « Juifs en cage » (ibid., p. 36), eux aussi contaminés,
                       en passant par les collègues de l’université et les
                       ouvriers croisés à l’usine7, système s’oppose à « orga-
                       nisation ». Organisation, organiser, se répandent avec
                       une valeur positive, associés à l’adjectif organique,
                       détournant la justification par l’étymologie d’associa-
                       tions obéissant à une logique poétique8 :

                             Ils n’ont pas de « système », ils ont une « organisation »,
                             ils ne systématisent pas avec l’entendement, ils cher-
                             chent à entrer dans le secret de l’organique (ibid.,
                             p. 140).

                             Et Victor Klemperer de constater, doublement
                       horrifié : que ce verbe, réifiant l’humain – ne laissant
                       pas d’évoquer, après-coup, l’organisation du génocide
                       – se maintient dans la langue après la guerre, norma-
                       lisé dans ce sens « bon enfant, partout en vogue […]
                       désignation naturelle d’une façon d’agir devenue
                       naturelle » ; et même qu’il vient de l’entendre dans sa
                       propre bouche :

                       7. Soumis au travail obligatoire, Victor Klemperer sera affecté
                       comme manœuvre.
                       8. Figure d’élocution appelée étymologisme.

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                             Cela fait déjà un bon moment que j’écris : c’était…
                             c’était. Mais qui a dit hier encore : « Il faut que je
                             “m’organise” un peu de tabac ? » Je crains que ce ne soit
                             moi-même (ibid., p. 144).

                             Accouplant le mécanique et l’organique, la
                       nouvelle langue neutralise les résistances en même
                       temps qu’elle normalise la destruction de la pensée et
                       le crime programmé par la référence au mythe de la
                       race supérieure. Mais cet implicite même, où se
                       marque encore la vie de la langue, disparaît avec la
                       bascule totalitaire.

                       Langue de croyance et haine du religieux
                              Monstrueuse et anodine, la métaphore passée
                       dans la langue destitue la raison au profit de la
                       croyance. Pourtant, les nazis persécutent les popula-
                       tions sorabes pour leur « pieux catholicisme », dont
                       ils perçoivent le rapport intrinsèque avec l’attache-
                       ment « à leur langue slave, dont le nazisme voulait les
                       priver9 » (ibid., p. 345). Par-dessus la division des
                       articles de son étude, l’alliance de la mécanisation et
                       de l’organicité s’articule à cet autre trait stylistique de

                       9. Rappelons que religieux vient de religare, « relier » : est-ce que
                       l’étymologie ne vient pas éclairer aussi, par retour, la haine tota-
                       litaire envers tout ce qui peut faire lien ?

                                                                                       117
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                       la LTI que Klemperer identifie d’abord à la récurrence
                       de la formule « Je crois en lui », entendue aussi bien
                       dans les couches populaires que chez les intellectuels.
                       Son emploi dans la langue totalitaire accentue le
                       caractère figé du stéréotype* venu de la langue
                       commune, puisque le pronom lui, en principe poly-
                       valent, y désigne désormais toujours Hitler.
                              Les formules empruntées au sermon et à la
                       prière dans les discours du Führer, écrits et mis en
                       scène par Goebbels, collaborent à cette assimilation
                       du nazisme à l’expression d’une nouvelle religion. Elle
                       justifie la « guerre sainte du peuple » dont l’ennemi
                       peut rester implicite dès que le Juif est identifié au
                       Mal, quand Hitler est le « Sauveur allemand » (ibid.,
                       p. 158) du « Reich millénaire » (ibid., p. 283), les
                       soldats morts au combat « ses apôtres […] ressuscités
                       dans le IIIe Reich » (ibid., p. 154). Au-delà de la
                       séduction ou de la manipulation rhétorique, la géné-
                       ralisation des épithètes religieuses – telles « éternelles »
                       ou « uniques » dont, indépendamment de ce à quoi
                       ils sont appliqués, « la résonnance nazie ne repose que
                       sur la fréquence sans scrupule de leur emploi » (ibid.,
                       p. 153-154) – contribue à faire prendre le mensonge
                       pour la vérité, pour bien suprême un projet program-
                       mant, à travers le projet d’extermination de l’étranger,
                       la destruction de l’humain.

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                       Radicalisation de l’hyperbole
                       et malédiction du superlatif
                              Victor Klemperer y retrouve cette manie des
                       « mots extrêmes » (ibid., p. 282) qui font de la LTI
                       une langue constamment hyperbolique. Si le « super-
                       latif » est une « malédiction », c’est qu’elle y « imprègne
                       des phrases entières » (ibid., p. 286-287). Son « esprit »
                       répand ainsi insidieusement l’idéologie qu’iconise dans
                       la langue et le discours « l’adjectif “total”, prétention
                       fondamentale et mot clef du nazisme » (ibid., p. 283).
                       Figure de pensée, l’hyperbole travestit la vérité dans le
                       sens de l’exagération, sans se signaler dans l’énoncé :
                       c’est dans la relation à ce qu’elle désigne qu’elle peut
                       être repérée, aussi celui qui aurait à l’interpréter peut-il
                       ne pas la percevoir. S’interrogeant sur la différence
                       entre la LTI et d’autres langues particulières également
                       caractérisées par une rhétorique superlative – ainsi de
                       la langue de la publicité commerciale importée d’Amé-
                       rique comme aussi de la langue philosophique ou
                       poétique néoromantique retrouvée au travers de ses
                       lectures –, Victor Klemperer y reconnaît le même prin-
                       cipe de la totalité mortifère. Il le retrouve partout dans
                       la langue, tout comme la communication uniforme de
                       son message monolithique investit tous les supports et
                       envahit tout l’espace social :

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                             […] dans la LTI, le « total » est partout, même en dehors
                             du domaine de la guerre : un article du Reich vantait la
                             « situation d’éducation totale » dans une école de jeune
                             fille strictement nazie ; dans une vitrine, je vis un jeu
                             de damier qui s’appelait « Le Jeu Total ». Tout se tient
                             (ibid.).

                             Le phénomène de la langue totalitaire ne s’envi-
                       sage pas en dehors d’une entreprise de destruction de
                       l’homme effectivement programmée et mise en œuvre
                       dans la réalité. Dans la politique exterminatrice de la
                       « guerre totale » (ibid.) réalisée par les nazis, Victor
                       Klemperer perçoit l’expression d’un désir paradoxal
                       d’anéantissement. Il distingue cependant l’aspiration
                       mélancolique conduisant à l’autodestruction, de sa
                       manipulation organisée par un individu conscient de
                       sa fin et maître de ses moyens. Il n’est pas loin de
                       découvrir, avant Freud, ce point où la science du
                       philologue croise le savoir-faire du rhéteur pervers :

                             Non, la malédiction du superlatif n’est pas une chose
                             aussi simple que la logique se l’imagine. Bien sûr, les
                             fanfaronnades et les contre-vérités se suivent et se
                             ressemblent, elles sont reconnues comme telles et, pour
                             plus d’un, la propagande de Goebbels est finalement
                             devenue une bêtise inefficace. Mais ce qui est tout aussi
                             sûr, c’est que, même reconnue comme fanfaronnade et
                             mensonge, la propagande n’en agit pas moins, pourvu

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                             qu’on ait le front de la propager sans état d’âme (ibid.,
                             p. 289).

                             Totalitaire serait la langue lorsqu’elle tend à
                       rompre avec le sens, fut-il celui d’un désir d’emprise
                       ou de destruction. Une telle perversion* du langage,
                       mis au service de la déliaison – intrasubjective comme
                       interpersonnelle – n’est pas sans évoquer, à l’oreille
                       du psychanalyste, un indice que la pulsion de mort
                       menace de l’emporter sur les forces d’Éros10.

                       Contre la langue totalitaire : conserver ou
                       restaurer la polyphonie
                              Au dévoiement de la langue par l’entreprise tota-
                       litaire, Victor Klemperer oppose ce qu’il nomme son
                       balancier. LTI, la langue du IIIe Reich déploie ce que la
                       métaphore condense : l’écriture de son journal, la trace
                       qu’elle oppose à l’effacement de la mémoire, la relance
                       du désir d’approcher l’homme à travers sa langue.
                              Dans cette résistance, il rejoint sans le savoir la
                       pensée de Mikhaïl Bakhtine, autre philologue russe
                       également persécuté par le régime de Staline. Il théo-

                       10. Voir l’article de Philippe Breton, « Paroles et silences des
                       exécuteurs de masse (Aubry et Turpin, 2012, p. 109-112) ; voir
                       aussi Green, 2010, en particulier l’article « Hypothèses sur le
                       négatif en dehors des données cliniques », p. 222-236.

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                       risa dans les années cinquante le dialogisme comme
                       une propriété de la langue, la polyphonie comme un
                       trait de certains énoncés : un discours vivant laisse
                       entendre plusieurs voix, sans résolution ni synthèse.
                       Dans la LTI, où les mots n’ont plus qu’une seule
                       signification « normalisé[e] par le Parti » (ibid., p. 36),
                       ce qui est aboli n’est pas seulement la richesse de la
                       polysémie, mais la subjectivité dans la langue, cham-
                       bre d’écho d’une infinité de discours, de langages.
                              C’est aussi par sa forme inclassable et peu cano-
                       nique, que l’ouvrage de Klemperer montre une résis-
                       tance à la langue totalitaire, maintenant ou restaurant
                       son dialogisme. Sans en faire la théorie, Victor Klem-
                       perer souligne à plusieurs reprises que le propre du
                       roman retrouvé dans toute parole vive, sa polyphonie,
                       serait cette qualité détruite par et dans la LTI. Aussi
                       nous formons l’hypothèse que sa disparition est le
                       critère d’une langue devenue totalitaire. Que « la
                       langue militaire et guerrière » s’entende dans la
                       « langue civile » (ibid., p. 282) relève de la réclame :
                       il suffit d’un peu de vigilance pour en reconnaître ou
                       en percevoir l’intertexte. Mais la LTI brouille cette
                       écoute plurivocale lorsqu’elle envahit la langue mili-
                       taire de superlatifs, en même temps qu’elle répand
                       partout ses formules guerrières. Effaçant les frontières11

                       11. L’« effacement des frontières » est un autre trait de la LTI
                       relevé et illustré par Victor Klemperer (2003, p. 100).

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                       entre les langues, elle en impose une seule : monolo-
                       gique, mensongère et inhumaine.
                              Les premières années du nazisme, « l’orgie de
                       chiffres » (ibid., p. 280) dans les communiqués de
                       guerre évoquait encore l’hyperbole de la publicité
                       américaine. « L’impudente grossièreté de ces men-
                       songes » (ibid., p. 282) demeurait perceptible, sa
                       duplicité entendue. Mais lorsque le mot traduction en
                       vient à désigner un livre allemand écrit par un juif,
                       que la voix dénonçant le mensonge et relevant la folie
                       n’est plus audible, alors la langue totalitaire est bien
                       en passe de détruire toutes les autres (2000a, 25 avril
                       1933, p. 37-38 ; 2003, p. 248-261).
                              D’une autre façon, multiplié dans les écrits offi-
                       ciels, le Je du style administratif se banalise. Toute
                       phrase en vient alors à signifier l’impersonnel. Le
                       leurre du sujet omniprésent valorise la personne et
                       « la mécanise en même temps » :

                             Chacun doit être un automate entre les mains de son
                             supérieur et de son Führer, et être, en même temps,
                             celui qui appuie sur le bouton de démarrage des auto-
                             mates qui lui sont subordonnés (2003, p. 204).

                             Mais que l’oreille du « Juif Klemperer » perçoive,
                       à travers sa répétition, le « comique involontaire » de
                       la formule paradoxale, atteste d’une résistance de la
                       polyphonie de la langue (ibid., p. 202-203). Ainsi

                                                                                    123
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                       L’incommunication

                       peut-on comprendre cet humour d’autodérision, pré-
                       sent dans le journal et restitué dans LTI, la langue
                       du IIIe Reich comme l’indice d’une parole traversée
                       d’autres voix, et adressée à plusieurs.

                       Pour conclure
                             LTI : Lingua Tertii Imperii, langue du Troisième Reich.
                             J’ai si souvent repensé à une anecdote du vieux Berlin
                             […]. Mais où est passée ma bibliothèque dans laquelle
                             je pourrais vérifier ? Cela aurait-il un sens de demander
                             à la Gestapo où elle est ?
                             Un jeune garçon qui est au cirque avec son père lui
                             demande : « Papa, que fait le monsieur sur la corde avec
                             le bâton ? – Gros nigaud, c’est un balancier auquel il se
                             tient. – Oh la la ! Papa, et s’il le laissait tomber ? – Gros
                             nigaud, puisque je te dis qu’il le tient ! »
                             Mon journal était dans ces années-là, à tout moment,
                             le balancier sans lequel je serais cent fois tombé. […]
                             Et, très vite ensuite, cette exhortation à me placer
                             au-dessus de la mêlée et à garder ma liberté intérieure
                             se cristallisa en cette formule secrète toujours efficace :
                             LTI, LTI ! (2003, p. 33-34).

                             Ces lignes témoignent du destin tragique d’un
                       homme pris dans la folie de l’ambition totalitaire. Aux
                       prises avec la perversité d’un langage visant la destruc-
                       tion des possibilités de penser, Victor Klemperer

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                       conserve la capacité d’écrire et de sourire12. Pour résis-
                       ter aux langues totalitaires d’aujourd’hui, il nous
                       indique une voie simple, bien que difficile et toujours
                       risquée : continuer à parler une langue où miroite
                       l’incommunicable des voix plurielles dont elle est
                       traversée.

                       Références bibliographiques
                       ARENDT, Hannah, Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972.
                       ARENDT, Hannah, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité
                       du mal, Paris, Gallimard, 1966, coll. « Folio Histoire », 1991.
                       AUBRY, Laurence et TURPIN, Béatrice (dir.), Victor Klemperer.
                       Repenser le langage totalitaire, Paris, CNRS Éditions, 2012.
                       CARRILHO, Manuel Maria (dir.), La rhétorique, Paris, CNRS
                       Éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2012.
                       DEWITTE, Jacques, Le pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit.
                       Essai sur la résistance au langage totalitaire, Paris, Michalon, 2007.
                       GREEN, André, Illusions et désillusions du travail psychanalytique,
                       Paris, Odile Jacob, 2010.
                       HARTMANN, Pierre et al., « Démonter le langage du pouvoir »,
                       Raison présente, no 167, 3e trimestre, 2008.
                       KLEMPERER, Victor, Mes soldats de papier. Journal 1933-1941,
                       Paris, Seuil, 2000a.

                       12. Rappelons que Mikhaïl Bakhtine soutint en 1946 à Moscou
                       une thèse sur le rire chez Rabelais, qui lui valut, comme Klemperer
                       à Berlin quelques années plus tard, la mise au ban de l’université
                       et un silence de plus de vingt années sur ses recherches.

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                       L’incommunication

                       KLEMPERER, Victor, Je veux témoigner jusqu’au bout. Journal 1942-
                       1945, Paris, Seuil, 2000b.
                       KLEMPERER, Victor, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un
                       philologue, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2003.
                       NOWICKI, Joanna, OUSTINOFF, Michaël et CHARTIER, Anne-
                       Marie (dir.), Hermès, no 58, Les langues de bois, 2010.
                       TURPIN, Béatrice, « Victor Klemperer et le langage totalitaire
                       d’hier à aujourd’hui. Compte-rendu du colloque de Cerisy-
                       la-Salle », Hermès, no 58, Les langues de bois, 2010, p. 63-67.

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