2020 : des conflits qui perdurent dans le monde - Reforme.net

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2020 : des conflits qui perdurent
dans le monde
Libye

Depuis 2011, le pays est en proie au chaos.

Le maréchal Haftar, soutenu par l’Égypte, cherche à s’emparer de la capitale
Tripoli, aux mains d’un gouvernement reconnu par l’ONU. La Turquie a annoncé
l’envoi de troupes contre Haftar.

Irak

Le mouvement de contestation qui a embrasé le pays fin 2019 a été réprimé dans
le sang. Mais les causes de la colère demeurent.

Hong Kong

L’année 2020 s’est ouverte par une immense marche, signe que le mouvement
prodémocratie continue de mobiliser. Mais le gouvernement de Carrie Lam,
soutenu par Pékin, refuse de plier devant les exigences des manifestants.

Cachemire

Il suffirait d’une étincelle pour embraser de nouveau la région la plus militarisée
au monde, source de tensions majeures entre l’Inde et le Pakistan.

Iran

Une chose est sûre : il y aura un avant et un après assassinat de Ghassem
Soleimani. Tué par un drone américain le 2 janvier, le général iranien était
l’architecte de la stratégie d’influence de Téhéran au Moyen-Orient. La
République islamique a promis de se venger. Sur le plan intérieur, le pays est
laminé par les sanctions économiques et le mécontentement populaire reste
latent.

Algérie

Entamée il y a dix mois, la contestation populaire se poursuit. L’élection
d’Abdelmadjid Tebboune à la tête de l’État, en décembre dernier, n’a rien changé.
Les manifestants réclament un changement du système politique, ainsi que
l’instauration d’un État de droit.

Protestants en Algérie                                                 :      la
répression en suspens
La mobilisation internationale paye. Enfin ! Elle était devenue indispensable après
le pic de fermeture de lieux de culte protestants en Algérie. Grâce à l’engagement
du Parlement européen il y a un mois, “plus aucune église n’a été fermée”,
certifie Youssef Ourahmane, le vice-président de l’Église protestante d’Algérie.
“Les violences policières ont cessé : quand des pasteurs sont convoqués à la
gendarmerie ou à la police, ils sont bien traités”, ajoute-t-il. Est-ce suffisant ?
Certainement pas, car les églises fermées le restent. Ce sont près de 4 000 fidèles
qui sont encore privés de leur lieu de culte.

La pression des eurodéputés s’est concrétisée par une résolution de l’Assemblée
de Strasbourg du 26 novembre dernier. Dans ce texte, on y déplore “les
arrestations arbitraires et illégales, les détentions, les intimidations et les
attaques de journalistes, syndicalistes, avocats, étudiants et manifestants
pacifiques du Hirak [mouvement symbolisant la série de manifestations débutée
en février 2019, ndlr]”. Les élus européens ont enfin fait part de leur inquiétude
pour “la liberté de culte des chrétiens et des ahmadis [minorité musulmane,
ndlr]”. “C’est une très bonne chose ! se réjouit Karima Dirèche, historienne, et
chercheuse au CNRS. On aurait aimé une telle prise de position dans les années
1990, quand l’Algérie a été dévastée par la violence pendant une décennie.” Et de
renchérir : “Ça va faire un bien fou à l’opinion algérienne, à tous ces manifestants
mobilisés depuis neuf mois.” Pour Fatiha Kaoues, chercheuse au Groupe sociétés,
religions, laïcités du CNRS, “cette résolution stigmatise tous les graves
manquements aux droits de l’homme constatés dans le pays ces derniers mois”.

Protestants en ligne de mire
Pour cette sociologue, les évacuations et les fermetures d’églises protestantes
s’inscrivent dans le contexte spécifique du Hirak, surtout à l’approche de
l’élection présidentielle prévue le 12 décembre prochain. Elle y décèle “une
surveillance accrue des lieux de culte, dans l’objectif d’y repérer tous leurs
membres impliqués dans le mouvement de contestation. Le message implicite
adressé aux responsables d’églises est sans ambiguïté : à eux de faire le “ménage”
dans leurs rangs pour espérer poursuivre tranquillement leurs activités.” Mais les
protestants sont-ils présents dans le Hirak ? “Chaque chrétien est libre de
s’impliquer ou non au niveau politique, répond Youssef Ourahmane. Au sein de
l’Église, nous n’autorisons pas le débat politique. Mais les chrétiens sont libres de
participer aux marches pour la paix chaque vendredi. Ceux qui le font marchent
comme tout le monde, en tant qu’Algériens. Notre espérance ? Qu’un
gouvernement choisi démocratiquement change radicalement la donne, y compris
au niveau de la liberté de religion et d’expression. Mais ça, c’est l’espérance de
40 millions d’Algériens !”

Les évangéliques seraient-ils, en partie, responsables de leur persécution en
raison de leur prosélytisme ? Les deux chercheuses n’y croient pas. “Ils ne sont ni
agressifs ni prosélytes, estime Karima Dirèche. Ils ont un côté posé, avec un
affichage tranquille et assumé d’être à la fois chrétiens et algériens.” Ce faisant,
“ils viennent perturber la norme religieuse d’uniformisation”, apportant “leur
pierre à l’édifice de la pluralité”. Ils sont à des années-lumière des élites et de
leur “logiciel obsolète nationaliste, arabiste, islamique, sans oxygène”. “Dans un
contexte général de harcèlement et d’arrestations, les évangéliques sont une cible
facile, complète Karima Dirèche. Ils paient le prix des violences policières au
même titre que tous les Algériens. Dans un sens, cela pourrait jouer en leur
faveur” car cela prouve leur “algérianité“, malgré leur sortie de l’Oumma
musulmane.

La lutte continue
Néanmoins, le combat pour les droits religieux est loin d’être gagné. Le
gouvernement a cessé, temporairement, de sévir non pas par conviction mais par
opportunité. “Les autorités algériennes maintiennent les églises dans un statut
précaire pour se donner la possibilité de sévir au cas où elles gêneraient leurs
intérêts, alerte Fatiha Kaoues. Les pressions diplomatiques peuvent aider les
chrétiens algériens dans leurs négociations avec un pouvoir qui répugne à se voir
ainsi montré du doigt sur la scène diplomatique internationale.”

En attendant, l’Église protestante d’Algérie n’est pas restée les bras croisés. Le
25 novembre dernier, la veille du vote de la résolution du Parlement européen,
elle a organisé une conférence de presse pour dénoncer les agissements de
l’exécutif. Une conférence qui s’est tenue dans les locaux de la Ligue algérienne
pour les droits de l’homme à Bejaïa, ville de petite kabylie très impliquée dans le
Hirak. Par ailleurs, l’Église protestante d’Algérie a tenu son assemblée générale
le 3 décembre. Dès le lendemain, les protestants algériens, craignant que
l’élection du 12 décembre ne finisse en émeutes sanglantes, ont entamé une
semaine intensive de jeûne et de prière. “Voici notre épée, nous n’en avons pas
d’autre”, conclut Youssef Ourahmane.
Algérie : “Il faut augmenter la
pression internationale”
Après les fermetures d’Églises et les manifestations d’il y a deux
semaines, quelle est la situation aujourd’hui des protestants en Algérie ?

Cela fait neuf jours exactement que plus aucune Église n’a été fermée. C’est
grâce à la pression internationale des ces derniers jours. Car je suis sûr que les
autorités avaient une liste bien plus longue d’Églises qu’ils comptaient fermer.
Désormais, le gouvernement essaie de justifier ses actes, en prétendant que les
« Églises » fermées étaient des taudis. Nous avons des preuves contraires.

Le ministère des affaires religieuses a en outre commencé à mettre en place la
fameuse « commission nationale pour les cultes non-musulmans », qui aurait dû
être créée en 2006. Treize ans plus tard ! C’est un très bon signe. Mais comme
l’État n’est pas stable, et à l’approche des élections du 12 décembre, il faut
augmenter la pression internationale.

Les manifestations des protestants évangéliques dans plusieurs villes en
France ces derniers jours a donc été utile ?

Elle a été très positive ! Il y a aussi eu des manifestations à Rome, et des
pressions ont été exercées depuis les États-Unis et l’Angleterre. Ce qu’il s’est
passé en France m’a beaucoup étonné. C’est la première fois que je vois l’Église
française se mobiliser de façon aussi merveilleuse pour l’Église en Algérie. C’est
très positif, vu les relations historiques privilégiées entre l’Algérie et la France.

Sur place en Algérie, deux partis politiques nous ont soutenu : le Parti des
Travailleurs (PT) et un parti kabyle. Ils ont lancé un débat au niveau national sur
la liberté de culte. C’est très bien !

Aujourd’hui, qu’espérez-vous ?

Tout d’abord, que l’agrément de l’Église protestante d’Algérie (EPA) soit
renouvelé au niveau national. Ce serait une grande victoire. Cela empêcherait la
fermeture de nouvelles Églises par la suite. Celles qui ont été fermées vont-elles
rouvrir ? C’est un grand défi ! En attendant, on continue les cultes. Parfois les
membres des Églises fermées vont au culte de celles qui sont restées ouvertes.
Ailleurs, un membre achète un terrain et reçoit une assemblée, dont le jour de
culte change chaque semaine. On trouve toujours des moyens pour continuer,
c’est l’Algérie…

Qu’attendez-vous des protestants français ?

Les manifestations des derniers jours ont marqué beaucoup de points. C’est bien.
Mais les chrétiens doivent désormais mobiliser les membres du Parlement pour
qu’ils fassent pression sur leurs homologues algériens. Les chrétiens français
doivent faire du plaidoyer auprès de leurs élus.

Pour ma part, je suis actuellement en France, je dois être reçu par
l’administration française.

Algérie: pourquoi les autorités
s’en prennent-elles aux églises
protestantes?
Ces jours derniers, des églises de l’Église protestante d’Algérie (EPA) ont fait
l’objet d’une interdiction d’exister. Cela surprend d’autant que la loi algérienne
stipule la liberté des cultes. Notamment, à Tizi Ouzou, les forces de l’ordre ont
obligé les fidèles de la plus grande église évangélique de la ville à vider les lieux.

Cette interdiction touche spécifiquement les églises protestantes. Elle ne
concerne pas les catholiques. Elle ne peut donc pas passer pour une mesure
antichrétienne.

Des pasteurs protestants français, et d’autres pays, se sont mobilisés pour obtenir
la réouverture de ces sites: meetings, messages au président de la République
pour qu’il intervienne auprès des autorités algériennes.

Que dans leur diversité, les églises algériennes aient souhaité se regrouper
semble bien normal. Cela fait partie de leur témoignage.

On peut s’interroger sur ce qui a pu inciter les autorités du pays à prendre ainsi
des dispositions antiprotestantes. Les seules raisons envisageables du
gouvernement sont des tendances avérées à l’évangélisation (voire au
prosélytisme), pratiquée par certaines de ces églises protestantes.

On comprend les difficultés de ces autorités à se retrouver dans les différentes
dénominations de la famille protestante, avec leurs spécificités particulières.
Aussi, dans son application, cette mesure s’avère injuste.

Absence de dialogue
De surcroît, la loi est la loi. Tant qu’elle n’est pas modifiée ou révoquée, elle tient
lieu de norme de la vie commune. Qu’elle soit appliquée à toute la famille
protestante, sans discernement, est injustice. Et même pour ceux des protestants
qui pourraient être plus particulièrement concernés, avant de les sanctionner,
n’eut-il pas été souhaitable de dialoguer avec eux? Ces protestants n’auraient-ils
pas dû évaluer les limites à ne pas dépasser étant en situation minoritaire et dans
un cadre socio-idéologique majoritairement différent ?
On est donc en droit d’attendre de tout pays le respect de la loi en vigueur, en
l’occurrence, la liberté des cultes, donc de toutes les convictions religieuses aussi
diversifiées soient-elles, comme de toutes les autres convictions.

Aussi, la décision des autorités algériennes et l’interdiction musclée qui l’a
accompagnée sont indéfendables. Je devrais donc me positionner clairement
contre un tel abus de pouvoir. Cependant, je ne le ferai pas, car, en contrepoint,
on peut émettre des réserves sur le fonctionnement des églises évangéliques. Je
le ferai en deux points.

Les églises algériennes et le prosélytisme
Sans en avoir des preuves objectives, à plusieurs reprises, il m’a été rapporté que
du prosélytisme a été pratiqué en Algérie, notamment en Kabylie. On n’arrive pas
à des résultats importants de conversions en restant les mains dans les poches.
Or, il est possible à la fois de le reprocher à ceux qui en sont les acteurs ou de les
en louer.

Certains peuvent légitimement réprouver ce succès car il bouscule les traditions
et les convictions locales. À l’inverse, ceux qui annoncent l’Évangile de cette
façon sont conséquents avec leur foi et leurs convictions religieuses. Pour eux, il
n’y a de salut qu’en Jésus-Christ – cette conviction est donc obligatoirement
ressentie comme une option confessionnelle.

Si ce monde à terme est foutu, inviter à opter pour la bonne embarcation est un
devoir et un acte d’altruisme. À la fois, ceux dont la conviction et la pratique sont
telles qu’ils sont logiques avec eux-mêmes.

En même temps, ils provoquent et heurtent la compréhension et la sensibilité des
individus qui, non seulement, ne partagent pas leur théologie, mais à qui leur
importunité déplaît.

Comment peut-on sortir d’un tel dilemme? Apparemment, la clé d’une telle
contradiction n’a pas été trouvée.

Il y a une dizaine d’années, je publiais un livre de sociologie religieuse intitulé
Des dérives des religions aux dérives qu’elles suscitent. Alors, les convertisseurs
étaient rarement regardants concernant les méthodes pour arriver à leurs fins.
Aujourd’hui, en Occident du moins, les conversions par la force ne sont
heureusement plus de mise.

Il n’empêche que des pressions fortes peuvent avoir un impact sur les caractères
fragiles ou sur des personnes qui sont à un moment charnière de leur existence.

La peur distillée ou entretenue de l’islam
Les relations difficiles entre christianisme et islam ne datent pas d’hier. Elles
portent sur un antagonisme religieux, mais pas seulement. La volonté
hégémonique concerne aussi le prestige, le pouvoir, les possessions de terre et de
capitaux. La peur de l’autre et de l’inconnu est l’un des ciments qui relie tout
cela. Il convient d’ajouter les campagnes publicitaires entretenues pour se faire
des clients. L’islamisme et les attentats djihadistes sont un socle qui peut en
effrayer plus d’un.

Sur une radio évangélique, j’ai entendu des prêches dénonçant une volonté
musulmane d’islamiser la France et invitant à lutter contre elle. Cette tendance
existe sûrement dans le monde musulman. Mais y est-elle importante? De
surcroît, est-ce au monde chrétien de s’en faire le relais? Je regrette la décision
des autorités algériennes. Il me semble que ce qu’elles sont en droit de réclamer
aurait pu s’exprimer autrement. Foncièrement pluraliste, je respecte les visées
théologiques de mes frères évangéliques, même si je ne les partage pas. En
revanche, je suis attristé et déçu, voire déchiré, par les conséquences de telles
options.

Je dis souvent que nous ne vivons pas sans conviction, mais hélas, que la frontière
est fragile entre les convictions et l’intolérance! L’apôtre Paul parle de
réconciliation avec Dieu. Moi, je préfère parler d’alliance et de partenariat.

Les armes de l’Esprit
En revanche, je crois très fort au ministère des chrétiens et de leurs Églises, à la
réconciliation entre les chrétiens, entre les croyants comme entre les hommes et
les femmes de toutes tendances.

Je redoute toujours les volontés hégémoniques des croisades d’où qu’elles
viennent. Nous avons, certes, à combattre avec Dieu, et peut-être pour Lui, mais
avec les seules armes de l’Esprit.

La Croix me parle du Dieu démuni sur Terre. Elle relègue aux accessoires d’antan
le Dieu des armées. Être avec un Dieu démuni n’est jamais une option facile.
Celle-ci invite à être en apparence démuni comme lui. En apparence, certes. Mais
en apparence seulement. En effet, au-delà des apparences, c’est être du côté de la
force qui ne trompe pas.

“Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde”, disait Pascal.

La vraie force se manifeste dans la faiblesse. Voilà pourquoi il est souvent
difficile, voire impossible, d’être clairement et totalement dans un camp.

Nous pouvons être selon avec les uns, puis avec les autres. Nous devons toujours
être du côté de ceux qui souffrent, même lorsqu’ils ont généré leur propre
malheur.

Dans le conflit évoqué, je crois que le Dieu de Jésus-Christ n’est jamais totalement
d’un bord ou de l’autre. Et nous avec.

Pierre-Jean Ruff, pasteur ÉPUdF en retraite

Algérie : les protestants pris pour
cible
La vidéo a largement circulé sur les réseaux sociaux. On y voit des policiers
algériens expulser manu militari des fidèles d’un temple à Tizi Ouzou, en Kabylie.
Le 15 et le 16 octobre, trois églises protestantes ont été fermées par les autorités,
ce qui porte le total à 12 depuis 2018.

Salah Eddine Dahmoune, ministre de l’Intérieur, se refuse lui de parler de lieux
de culte. Lundi, il assuré que ses services avaient procédé à “la fermeture de
hangars illégalement convertis en églises”, avant de menacer : “Les mesures
coercitives nécessaires seront prises à l’encontre des gestionnaires et ceux qui
fréquentent ces églises illégales.”

“Une fois encore, les chrétiens d’Algérie sont la cible de tracasseries officielles,
aussi illégales qu’injustifiées”, a dénoncé le pasteur Salah Chalah, président de
l’Église protestante d’Algérie (EPA), qui revendique 46 lieux de culte. Parmi les
“tracasseries” en question, il est une loi qui a fait couler beaucoup d’encre :
l’ordonnance n° 06-03 du 28 février 2006, qui fixe “les conditions et règles
d’exercice des cultes autres que musulmans”.

Le prosélytisme banni
Entré en vigueur en 2007, ce texte impose aux cultes non musulmans de
s’organiser en associations religieuses soumises à des agréments de l’État. Les
lieux de prière doivent être clairement identifiés et toute manifestation religieuse
déclarée à l’avance. Mais l’extrême lenteur des procédures met l’EPA devant un
dilemme : attendre indéfiniment les agréments ou ouvrir sans autorisation des
églises.

La loi prévoit également des dispositions pénales contre le prosélytisme. Toute
personne suspectée de vouloir convertir un musulman s’expose à une peine de
deux à cinq ans de prison et à une lourde amende. La définition très vague de la
notion de prosélytisme a donné lieu à une vague de poursuites contre des dizaines
de convertis.

À l’inverse du prosélytisme, l’apostasie n’est pas interdite en Algérie, même si elle
reste réprouvée socialement. La Constitution reconnaît la liberté de culte. Avec
l’Église catholique, héritière de l’histoire coloniale, l’EPA est l’une des deux
institutions chrétiennes reconnues par l’État.
« L’État veut une Église faible et
divisée »
Le pasteur Youssef Ourhamane est vice-président de l’Église protestante
d’Algérie (EPA). Entretien.

Comment s’est passée la manifestation du 17 octobre, à Tizi Ouzou ?

Il y a eu un sit-in devant la wilaya (le gouvernement local, ndlr). Mais la police
est venue en force et elle a interdit aux manifestants de prendre des photos ou
de filmer. Quarante personnes ont été arrêtées, certaines ont été insultées et
frappées. En fin de journée, tout le monde a été relâché. Je suis en colère, triste
et surtout surpris. Cela fait trente-et-un ans que je sers le Seigneur dans ce
pays avec mon épouse, et je n’ai jamais vécu ce genre de choses. Bien sûr, avec
l’État militaire, c’était une possibilité, mais je n’aurais jamais pensé qu’ils
iraient jusqu’au bout.

Quelle est votre plus grande inquiétude ?

Quand vous fermez une Église qui reçoit plus de 1 000 membres, où vont donc
aller tous ces gens le dimanche matin ? Nous n’avons pas assez de maisons pour
les recevoir, et puis ce serait contraire à la loi. En outre, nous n’avons pas assez
de pasteurs pour les superviser s’ils se réunissent dans des maisons. Alors, le
danger est qu’il y ait beaucoup de sectes, influencées par Internet. Voilà ce que
veulent les autorités : une Église chrétienne fragile, faible et divisée. Il y a
derrière tout cela la pression de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis.
Pour ces pays arabes et musulmans, c’est une honte d’avoir ces dizaines de
milliers de chrétiens en Algérie. Pour eux, ce n’est pas acceptable.

Pourquoi les autorités ferment-elles vos lieux de culte ?

Elles exigent une autorisation de la commission nationale des cultes non
musulmans. Mais cette commission, qui aurait dû être mise en place en 2007,
n’a jamais vu le jour. Quand on veut déposer nos demandes, on ne sait même
pas à qui. Au niveau local, les autorités nous obligent à mettre nos bâtiments
aux normes de sécurité. Nous effectuons les travaux, mais elles ne viennent pas
les vérifier. Elles arrivent simplement avec un arrêté de fermeture, et placent
les lieux sous scellés.

  Quelle est la situation actuelle des protestants algériens ?

  Depuis deux ans, 12 églises ont été fermées. Trois ont été rouvertes à Oran
  grâce à la pression internationale. Mais les autorités algériennes
  recommencent et nous sommes revenus à la case départ. Mardi, la très grande
  église du Plein Évangile de Tizi Ouzou a été fermée. Elle regroupe
  1 600 membres. C’est la quatrième plus grande assemblée chrétienne des pays
  arabes. Notre foi est bien vivante en Algérie.

  Qu’attendez-vous des protestants français ?

  Tout d’abord que les Églises se mobilisent pour prier pour l’Église algérienne.
  Mais aussi que le gouvernement français intervienne concernant cette injustice.
  Les musulmans en France sont peu gênés pour célébrer leur culte tous les
  vendredis. Mais nous, les chrétiens algériens, n’avons pas une fraction de leurs
  droits.

  Propos recueillis par Marie Lefebvre-Billiez

Chrétiens d’Algérie : démêler le
vrai du faux
Tout est parti d’un article de 2004 publié dans le quotidien francophone El Watan.
Il y est question de l’ampleur des conversions au christianisme en Kabylie, région
du nord du pays, et de l’efficacité du prosélytisme protestant. Certains chiffres
avancés (30 % de la population de la région de Tizi Ouzou serait chrétienne,
proportion largement exagérée) provoquent alors l’émoi de l’opinion et des
autorités. Quinze ans plus tard, la défiance reste la même à l’égard des nouveaux
convertis. Pour quelles raisons ?

“L’Algérie est, elle aussi, touchée par l’offensive missionnaire néo-évangélique sur
le monde musulman, décrypte l’historienne Karima Dirèche, directrice de
recherche au CNRS. Pour autant, les convertis ne représentent qu’une proportion
infime des 42 millions d’Algériens.” Combien exactement ? On l’ignore. “La
question du nombre de convertis est la grande inconnue de l’équation, et la
source de tous les fantasmes, poursuit la chercheuse. Les autorités religieuses
alertent sur la menace que font peser ces nouveaux chrétiens sur la stabilité du
pays. Certains évangéliques se vantent, eux, de baptiser à tour de bras… sans
révéler leurs chiffres. Les estimations sont de ce fait très vagues : de 20.000 à
200.000 personnes. Mais les 46 lieux de culte de l’Église protestante d’Algérie
restent modestes en regard des 35 000 mosquées qui couvrent le territoire.”

La Kabylie en ligne de mire
Pourtant, les conversions sont perçues par le pouvoir comme une menace sociale
qui porte atteinte au socle de l’identité nationale. C’est d’autant plus le cas que la
région la plus touchée par le néo-évangélisme est la Kabylie, qui reste marquée
par de fortes revendications culturelles et linguistiques. “Certaines conversions
ont une dimension politique réelle, explique Karima Dirèche. Devenir chrétien,
c’est revenir aux sources mythifiées du christianisme berbère antique ; c’est aussi
une façon de rejeter l’idéologie arabo-islamique de l’Algérie.”

Le fait que le pays soit traversé par un mouvement massif de protestation
citoyenne doit aussi être pris en compte pour expliquer les fermetures d’églises.
Mais le sujet des conversions porte plus loin. “Il soulève des questions
fondamentales, comme celles de la pluralité religieuse, de l’État de droit et de la
démocratisation du pays. Faire vivre sa foi, pour ces chrétiens, est un acte
politique : ils revendiquent de fait un droit constitutionnel.”
Les protestants algériens défilent
dans la rue contre la fermeture de
leurs Églises
 Ils protestent contre la fermeture des lieux où ils exercent leur culte, jugés « non-
conformes » à la législation. Le pasteur Youssef Ourahmane, vice-président de
l’Église protestante d’Algérie, qui compte 46 assemblées locales, répond aux
questions de Réforme.

Quelle est la situation actuelle des
protestants algériens ?
Depuis deux ans, douze Églises ont été fermées. Trois ont été réouvertes à Oran
grâce à la pression internationale (France, Angleterre, États-Unis, Nations Unies,
Union Européenne). Mais les autorités algériennes recommencent et nous
sommes revenus à la case départ. Mardi, la très grande Église du Plein Évangile
de Tizi-Ouzou a été fermée. Elle regroupe 1600 membres. C’est la quatrième plus
grande assemblée chrétienne des pays arabes. La foi chrétienne est bien vivante
en Algérie.

Pourquoi les autorités ferment-elles vos
lieux de culte ?
Elles exigent une autorisation de la commission nationale des cultes non
musulmans. Mais cette commission, qui aurait dû être mise en place en 2007, n’a
jamais vu le jour. Quand on veut déposer nos demandes, on ne sait même pas à
qui.

Au niveau local, les autorités nous demandent de mettre nos bâtiments aux
normes de sécurité. Nous effectuons les travaux, mais les autorités ne viennent
pas vérifier. Elles arrivent simplement avec un arrêté de fermeture, et placent les
lieux sous scellés.

Au niveau national, l’Église protestante d’Algérie, qui avait un agrément officiel
depuis 1974, doit le faire renouveler. Nous avons déposé notre demande en 2013.
Et ce n’est qu’en 2018 que le ministère a répondu à notre demande en émettant
des réserves. Nous avons répondu à ces réserves et déposé une nouvelle demande
en février de cette année. Nous n’avons même pas reçu un récépissé.

Quelle est votre plus grande inquiétude ?
Quand vous fermez une Église qui reçoit plus de mille membres, où vont donc
aller tous ces gens-là le dimanche matin ? Nous n’avons pas assez de maisons
pour les recevoir, et puis ce serait contraire à la loi. En outre, nous n’avons pas
assez de pasteurs pour superviser tous ces gens s’ils se réunissent dans des
maisons. Alors, le danger est qu’il y ait beaucoup de sectes, influencées par
Internet. Voilà ce que veulent les autorités : une Église chrétienne fragile, faible
et divisée.

Il y a derrière tout cela la pression de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes
unis. Pour ces pays arabes et musulmans, c’est une honte d’avoir ces dizaines de
milliers de chrétiens en Algérie. C’est un couteau en plein cœur, ils saignent.
Pour eux, ce n’est pas acceptable.

Qu’attendez-vous                            des           protestants
français ?
Tout d’abord que les Églises en France se mobilisent pour prier pour l’Église
algérienne. Mais aussi que le gouvernement français intervienne concernant cette
injustice. Les musulmans en France sont peu gênés pour célébrer leur culte tous
les vendredis. Mais nous, les chrétiens algériens, n’avons pas une fraction des
mêmes droits qu’eux.

A lire :

« Youssef et Hee-Tee Ourahmane, acteurs principaux du Réveil en Algérie ».
Réforme. 20 mars 2019.

Quand de Gaulle a dit: “Je vous ai
compris”
Le 4 juin 1958, le général de Gaulle lançait à la foule des pieds-noirs qui
l’acclamaient à Alger: “Je vous ai compris !“ Soixante et un ans, cela ne sonne pas
sérieux pour un anniversaire. Aux yeux des historiens comme des citoyens, le
compte est bon quand il est rond. Seulement voilà: quand Charles de Gaulle s’est
exprimé depuis le balcon du Gouvernement général d’Alger, il a fait date. Alors,
explorons ce discours historique.
Un retour à haut risque
Ayant claqué la porte de l’hôtel Matignon le 20 janvier 1946, le héros de la France
Libre pensait bien qu’il serait très vite rappelé au pouvoir. Mais le régime de la
quatrième république, élaboré en grande partie contre lui, tint plus longtemps
qu’il n’aurait cru. Dans le dernier volume de ses Mémoires de guerre, il se décrit
en “Vieil homme, recru d’épreuves, détaché des entreprises, sentant venir le
froid éternel, mais jamais las de guetter dans l’ombre la lueur de l’espérance !”

Au début de l’année 1958 encore, les sondages ne laissaient transparaître aucun
élan formidable en sa faveur. Deux manœuvres conjointes ont permis ce retour
étonnant. Les gaullistes ont encouragé les militaires stationnés en Algérie à
s’emparer des leviers de commande puis à réclamer l’arrivée du Général, seul
capable de maintenir l’Algérie dans la France, et fait pression sur le pouvoir
politique afin qu’il appelle de Gaulle au pouvoir. On a frisé le coup d’État. Mais
jamais l’homme du 18 juin ne s’est avancé à découvert. Quelques jours après le 13
mai, quand il reçut Léon Delbecque, un de ses représentants occultes auprès des
militaires, il lui dit: “Vous avez bien joué, mais convenez que j’ai bien joué aussi.”

Des intentions complexes
Dès le 4 juin, de Gaulle s’envole pour Alger. Il y est reçu en héros absolu. Mais
déjà l’ambiguïté l’anime. A son gendre, le général Alain de Boissieu, qui
l’accompagne au cours de son voyage, il déclare d’emblée que “l’Algérie de papa,
c’est terminé“. Croit-il qu’il faille pour autant procéder à la décolonisation de cet
ensemble de départements? Probablement pas. Sa préférence va sans doute à
l’établissement d’un statut nouveau, permettant aux algériens de souche
d’accéder à la citoyenneté pleine et entière. Le problème est de convaincre une
population de pieds-noirs chauffés à blanc, qui croient dur comme fer au maintien
du système colonial. De Gaulle doit biaiser.

Un sommet de l’art manipulatoire
Tel est bien le sens du discours du 4 juin. Tout le monde se souvient des paroles
d’ouverture, le fameux “Je vous ai compris“, mais néglige la suite. En reformulant
ce qu’il présente comme les intentions des pieds noirs, de Gaulle amorce un
virage stratégique à 180 degrés: “Je vois que la route que vous avez ouverte en
Algérie, c’est celle de la rénovation et de la fraternité. Je dis la rénovation à tous
égards. Mais très justement vous avez voulu que celle-ci commence par le
commencement, c’est-à-dire par nos institutions, et c’est pourquoi me voilà. Et je
dis la fraternité parce que vous offrez ce spectacle magnifique d’hommes qui,
d’un bout à l’autre, quelles que soient leurs communautés, communient dans la
même ardeur et se tiennent par la main.”

Dans un élan de provocation formidable, il déclare à des gens qui refusent de
concéder la moindre réforme de citoyenneté aux algériens de souche: “à partir
d’aujourd’hui, la France considère que, dans toute l’Algérie, il n’y a qu’une seule
catégorie d’habitants : il n’y a que des Français à part entière, des Français à part
entière, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.”

La confiance des pieds-noirs abusée
Très rares sont les femmes et les hommes qui ont perçu le changement radical.
En politique, les électeurs n’écoutent parfois que ce qu’ils veulent entendre.
Dans son excellent ouvrage de Gaulle tel qu’en lui-même, l’historien- trop peu
connu- Henri Lerner évoque deux exceptions: le démocrate chrétien Pierre
Pfmilin: “Les gens d’Alger vont avoir des surprises avec de Gaulle, il les matera et
durement” ainsi que Pierre Mendès-France: “Les mêmes qui ont fait échouer
toutes les tentatives de règlement raisonnable en Afrique du Nord, qui ont rendu
la guerre inévitable et qui exultent aujourd’hui, puissent-ils être déçus!” Les
pieds-noirs ne prendront conscience des intentions du Général qu’au mois de
septembre 1959. Alors, ils auront le sentiment d’avoir été manipulés. Nombre
d’entre eux voueront à de Gaulle une haine inextinguible, certains d’entre eux
voulant même l’assassiner.

Les archives de Réforme
Sous la signature de Paul Adeline, on trouve le récit du voyage gaullien dans le
numéro du 14 juin 1958 de notre journal : “Le Général est allé en Algérie, il a vu,
il a parlé. peu parlé, finalement, en public. De ces quelques paragraphes l’opinion
française a cherché à tirer non pas seulement la doctrine, mais bien encore le
programme précis de l’action que le gouvernement entend mener en Algérie à
courte et à longue échéance. J’ai moi-même cherché tout cela dans ces discours.
Je ne l’y ai point trouvé, ou je n’en ai trouvé que l’amorce.” En évitant de sombrer
dans l’autosatisfaction, peut-être a-t-on le droit d’estimer cette analyse
pertinente.

Les Turcs et le génocide arménien
Lors d’une rencontre de l’Otan qui se tenait le 12 avril à Antalya, les autorités
turques, qui réfutent l’utilisation du terme « génocide », ont dénoncé la décision
du président Macron de faire du 24 avril, en France, une journée de
commémoration de ce drame. Ce qu’il avait annoncé début février lors du dîner
annuel du CCAF, le Conseil de coordination des organisations arméniennes de
France.

À Antalya, Sonia Krimi, députée LREM, est intervenue pour protester contre ces
accusations. Ce fut alors au tour du ministre turc des Affaires étrangères de
renvoyer la France à son passé colonial en Algérie et à son action au Rwanda.

La France, qui compte quelque 300 000 citoyens d’origine arménienne, porte une
responsabilité dans ce génocide, en n’ayant pas répondu à l’appel des survivants.
Mais, en 2001, le Parlement français est l’un des premiers à reconnaître le
génocide arménien, à la grande fureur des Turcs.

Pourquoi donc le gouvernement turc, soutenu par la majorité de son peuple,
refuse-t-il obstinément d’affronter cette page sombre de son histoire ottomane,
qui a fait au moins 600 000 morts, et conduit à l’exil ou à la conversion à l’islam
des centaines de milliers d’autres, ainsi rayés de la carte ?

Il faut remonter à 1923, à la fondation de la nouvelle république sur les cendres
de l’empire. Créée à l’époque des « États-nations », celle-ci se doit d’être
homogène, ethniquement et religieusement, donc turque et musulmane. Le passé
chrétien multimillénaire de la Turquie n’a pas sa place dans l’élaboration du
nouveau récit nationaliste. Parallèlement, la captation des biens arméniens
enrichit le nouvel État.

Reconnaître le génocide arménien serait donc remettre en cause ce fondement.
Ce serait, aux yeux de nombreux Turcs, ouvrir la boîte de Pandore de la diversité
ethnique, culturelle et religieuse du pays, c’est-à-dire risquer de nouvelles
revendications territoriales et ranimer le spectre de son démantèlement.

Algérie : la mémoire pesante de la
décennie noire
Où va l’Algérie ? Depuis la démission d’Abdelaziz Bouteflika, le 2 avril dernier, la
situation est aussi volatile qu’indécise dans le pays. Le mouvement social, qui
manifeste chaque semaine depuis la fin du mois de février – initialement pour
protester contre la candidature du président à un cinquième mandat – exige un
changement politique réel. Mais le régime et les clans rivaux qui le composent
n’ont pas dit leur dernier mot.

Parmi les leçons que l’on peut tirer de cette mobilisation d’ampleur, cependant, il
est une constante : la volonté des manifestants d’agir pacifiquement. Aux cris de
« silmiyya, silmiyya ! » (« pacifique, pacifique ! »), les cortèges n’ont cessé de
clamer leur souhait de ne pas en découdre avec les forces de l’ordre. Pourquoi
cette obsession ? Parce que la violence, aujourd’hui encore en Algérie, évoque
une période obscure de l’histoire du pays, celle de la guerre civile, de la
« décennie noire » qui a ravagé le pays dans les années 1990. Plus de 100 000
personnes y ont perdu la vie.

Une violence aveugle
Les racines de la guerre civile – le terme même divise les historiens – plongent à
la fin des années 1980. En 1988, de violentes émeutes sont réprimées dans le
sang, entraînant la fin du régime de parti unique, le FLN. Commence alors une
démocratisation du pays, qui va de pair avec la montée en puissance du Front
islamique du Salut (FIS), formation islamiste dont l’objectif est la création d’un
État régi par la charia, la loi islamique.

Lors des élections législatives de décembre 1991, tenues dans un contexte de
grande tension politique, le FIS sort largement vainqueur, et peut prétendre à la
majorité absolue. Mais il n’en aura pas l’occasion : le 11 janvier 1992, l’armée
annule le second tour et contraint le président Chadli Bendjedid à démissionner.

Son successeur, Mohamed Boudiaf, est assassiné le 29 juin. Dans tout le pays, les
arrestations se multiplient contre les militants du FIS, ce qui n’empêche pas le
terrorisme islamiste de sévir. En octobre est créé le Groupe islamique armé (GIA),
formé notamment d’anciens combattants de la guerre d’Afghanistan. Policiers,
militaires, fonctionnaires, syndicalistes, artistes et intellectuels sont pris pour
cible par les islamistes. Les pays occidentaux évacuent leurs ressortissants ;
l’Algérie se renferme sur elle-même.

Les services de sécurité, eux, mettent en place une politique de lutte
antiterroriste brutale, ratissant le pays pour éliminer les maquis. L’état d’urgence
est proclamé, la presse muselée. La violence se déchaîne, aveugle, absurde.
Comme cet enseignant assassiné devant ses élèves, un jour de février 1994, dans
un petit village du Nord-Est. « Pas une famille en Algérie n’a été épargnée par
cette tragédie, qui a traumatisé la société dans son ensemble, rappelle l’historien
Emmanuel Alcaraz. De nombreux jeunes appelés ont été témoins de crimes de
guerre ; d’autres se souviennent des cadavres mutilés sur le chemin de l’école, ou
d’une amie tuée parce qu’elle ne portait pas le voile… »

Voitures piégées, bombes sur les marchés et jusque dans les hôpitaux, la violence
est partout, quotidienne, sidérante. Mais peu à peu, le régime, vacillant au début
du conflit, reprend le dessus. Certains villages refusent leur soutien aux
islamistes. Les représailles sont sanglantes : en 1997, les massacres de villageois
prennent l’allure d’une « hécatombe », écrit l’historien Benjamin Stora dans La
Guerre invisible. Algérie, années 90. Des villages entiers de l’arrière-pays algérois
sont la cible de tueries. Le carnage de Bentalha, dans la nuit du 22 au 23
septembre, marque particulièrement les esprits. Plusieurs centaines d’hommes,
de femmes et d’enfants y sont méthodiquement assassinés, sans que l’on sache
exactement par qui. La guerre civile algérienne, jusqu’ici relativement ignorée
par les médias occidentaux, débarque sur les écrans de télévision.

Lorsque Abdelaziz Bouteflika arrive au pouvoir, en 1999, avec l’appui de l’armée,
sa tâche est immense. « Dès son arrivée, il fait adopter une loi de “concorde
civile”, détaillant les conditions d’une amnistie pour tous, terroristes armés et
forces de sécurité, afin de dédouaner l’État de toute responsabilité dans la spirale
de la violence, explique l’historienne Karima Dirèche, directrice de recherche au
CNRS. En 2005, Bouteflika propose une charte pour la paix et la réconciliation,
qui va plus loin dans l’amnistie : le régime accepte d’indemniser les familles
d’islamistes qui ont déposé les armes, ainsi que les familles de disparus ; les
forces de sécurité bénéficient, elles, d’une totale immunité. »

Mais cette politique, si elle fut nécessaire et a permis la fin de la guerre civile, fut
aussi pour la chercheuse une « politique d’amnésie », faisant l’économie d’une
nécessaire justice transitionnelle. La charte punit ainsi de prison toute personne
qui « par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les
blessures de la tragédie nationale ». Malgré cette chape de plomb posée sur la
décennie noire, son souvenir se transmet dans les familles. De nombreuses
blessures – comme la question des milliers de disparus – n’ont pas cicatrisé. Et le
régime, avec un cynisme consommé, n’hésite pas à utiliser cette mémoire à son
avantage.

« Occultée par les politiques officielles, cette mémoire a dans le même temps été
instrumentalisée par le régime pour légitimer son emprise sur la vie politique et
le maintien du statu quo, indique le politiste Thomas Serres. Le gouvernement n’a
cessé ces dernières années de répéter que la population connaissait le prix de
l’anarchie, en faisant référence à la fois aux conflits en Syrie et en Libye et à la
guerre civile, qui était alors présentée comme une leçon pour la société. Ces
discours ont été accompagnés d’une série de dispositifs sécuritaires et
redistributifs visant à garantir la paix sociale. »
Un désir de dignité
Ce sont notamment les raisons qui avaient été avancées, en 2011, pour expliquer
pourquoi l’Algérie n’avait pas connu de réel « printemps arabe », à la différence
de ses voisins. Pour le chercheur, la mémoire de la guerre civile a profondément
affecté la culture politique de l’Algérie, en faisant du besoin de maintenir la paix
et la stabilité du pays une « exigence » largement partagée. C’est sans doute dans
cette optique qu’il faut lire la volonté farouche des manifestants d’insister sur le
pacifisme de leur mobilisation, tant ils connaissent le prix de la violence. Cette
volonté, toutefois, doit aussi se comprendre par un autre facteur : le désir de
dignité des Algériens.

« S’auto-organiser pour agir pacifiquement, c’est comme un message direct
adressé à un État qui a toujours pensé que les Algériens étaient un peuple
consumériste et dépolitisé, relève Karima Dirèche. Les manifestants ont
conscience que le monde entier les regarde, et veulent montrer qu’ils sont
civilisés, résilients. »

« La rue a repris à son compte le slogan du printemps tunisien, “karama”, qui
signifie “dignité”, dignité contre la “hogra”, le mépris souverain du régime à
l’encontre de sa population, ajoute Emmanuel Alcaraz. Les manifestants ont
jusqu’à présent fait part d’une grande maturité dans leur rapport à la violence.
Mais la société algérienne ne pourra pas indéfiniment faire l’économie d’un
travail sur son passé, étape indispensable dans la perspective d’une pacification
mémorielle. »

Car si l’incertitude règne en Algérie sur ce qui naîtra des semaines à venir, le
traumatisme né de la décennie noire reste lui bien présent.

À lire

Les lieux de mémoire
de la guerre d’indépendance algérienne
Emmanuel Alcaraz Karthala, 2017.

L’Algérie face
à la catastrophe suspendue
Thomas Serres Karthala, 2019.

L’Algérie au présent. Entre résistances et changements
Karima Dirèche
IRMC-Karthala, à paraître le 20 avril.

La Guerre invisible.
Algérie, années 90
Benjamin Stora, Presses de Sciences-Po, 2001.
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