Alexandre Rios-Bordes, Les Savoirs de l'ombre. La Surveillance militaire des populations aux États-Unis (1900-1941)
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Revue d’anthropologie des connaissances 14-1 | 2020 Varia Alexandre Rios-Bordes, Les Savoirs de l'ombre. La Surveillance militaire des populations aux États-Unis (1900-1941) Paris : Éditions de l'EHESS, coll. « En temps & lieux », 2018 Roman Solé-Pomies Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rac/4275 ISSN : 1760-5393 Éditeur Société d'Anthropologie des Connaissances Référence électronique Roman Solé-Pomies, « Alexandre Rios-Bordes, Les Savoirs de l'ombre. La Surveillance militaire des populations aux États-Unis (1900-1941) », Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 14-1 | 2020, mis en ligne le 01 mars 2020, consulté le 06 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/rac/ 4275 Ce document a été généré automatiquement le 6 mars 2020. Les contenus de la Revue d’anthropologie des connaissances sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Alexandre Rios-Bordes, Les Savoirs de l'ombre. La Surveillance militaire des ... 1 Alexandre Rios-Bordes, Les Savoirs de l'ombre. La Surveillance militaire des populations aux États-Unis (1900-1941) Paris : Éditions de l'EHESS, coll. « En temps & lieux », 2018 Roman Solé-Pomies RÉFÉRENCE Alexandre Rios-Bordes, Les Savoirs de l'ombre. La Surveillance militaire des populations aux États-Unis, Paris : Éditions de l'EHESS, coll. « En temps et lieux », 2018, 348 p. Revue d’anthropologie des connaissances, 14-1 | 2020
Alexandre Rios-Bordes, Les Savoirs de l'ombre. La Surveillance militaire des ... 2 1 Clausewitz écrivait « La guerre est une simple continuation de la politique par d'autres moyens » (1955, p. 67). Dans Les Savoirs de l'ombre, Alexandre Rios-Bordes inverse la formule (p. 281) pour raconter comment, après la fin de la Première Guerre mondiale, les services du renseignement militaire américain perpétuent une surveillance des populations sur le territoire, soucieux de lutter contre un risque de subversion. Cette vaste entreprise étatique de production de connaissances sur la population constitue bien un prolongement de la guerre, car elle inscrit durablement dans des institutions – dans leurs pratiques, leurs discours, leurs documents – l'hypothèse d'un antagonisme entre, d'un côté, des ennemis supposés de la démocratie étasunienne sur son propre territoire et, de l'autre, des militaires qui seraient les garants de cette même démocratie. 2 Mais ce problème de « sécurité nationale » (p. 13), qui conduisit à mener une politique de surveillance militaire dans la continuité, mais aussi par anticipation des conflits, n'était pas débattu publiquement : son hypothèse n'était pas plus avouable que l'appareil de surveillance, nécessairement secret, qu'elle servait à fonder. Contraire au principe de confiance censé caractériser le lien entre l'État et sa population dans la culture démocratique libérale américaine, cette surveillance intérieure s'avéra bientôt hautement problématique d'un point de vue politique. Appelée à perdurer dans l'entre- deux-guerres et au-delà de la Seconde Guerre mondiale, elle se trouva donc prise dans une tension majeure, entre les nécessités supposées la justifier et son caractère malgré tout inavouable. Cette tension n'est pas sans engendrer des difficultés méthodologiques pour la recherche historienne : la surveillance se fait discrète, jusque dans les archives accessibles aujourd'hui. Nombre d'indices invitent à supposer que celles-ci sont très lacunaires : traces de la résistance que rencontra, au sein des services de renseignement, l'obligation de dépôt des fonds documentaires aux archives fédérales ; traces, encore, des pratiques de destruction de documents jugés « compromettants » (p. 23) pour les services. Comment, dans ces conditions, écrire une histoire du renseignement militaire ? 3 Alexandre Rios-Bordes s'attelle à cette question par une « ethnographie historique » (p. 28) des deux principaux services du renseignement militaire intérieur de la période (1900-1941) : la Military Intelligence Division (MID), service de l'armée de terre, et l'Office of Naval Intelligence (ONI), de la marine. Alors que ces services produisent une connaissance considérable par son volume, leur survie suppose que ces mêmes savoirs demeurent dans l'ombre. Pour retrouver les traces de leur activité concrète, en grande partie effacée, l'auteur plonge dans un volume considérable d'archives administratives a priori de peu d'intérêt – « milliers de pages de rapports, de directives et de mémorandums, Revue d’anthropologie des connaissances, 14-1 | 2020
Alexandre Rios-Bordes, Les Savoirs de l'ombre. La Surveillance militaire des ... 3 de correspondances administratives abandonnées » (p. 20). De la petite part des documents qu'il retient, il parvient à dégager les problèmes de légitimité que se posent les acteurs quant à leur propre travail : comment justifier la surveillance, mais aussi comment en retirer des savoirs fiables ? Le parti-pris méthodologique d'Alexandre Rios-Bordes lui permet de voir ces problèmes politiques et épistémiques à l’œuvre dans les pratiques, et ainsi de montrer en quoi ils sont inextricablement liés. La population comme objet nouveau du soupçon 4 C'est en revenant aux origines de la surveillance militaire des populations aux États- Unis, dans la première partie de l'ouvrage, que l'auteur nous fait comprendre la mise en tension de la nécessité du renseignement et de son caractère inavouable, et avec elle les enjeux de survie de la mission de la MID et de l'ONI en temps de paix. Ces services avaient été créés au début des années 1880 pour des fonctions de renseignement sur les armées étrangères, initialement sans mission de contre-espionnage ou de surveillance des populations civiles. Toutefois, dès le tournant du vingtième siècle, l’auteur identifie deux expériences fondatrices : lors de leurs interventions aux Philippines entre 1899 et 1902, puis à Cuba en 1906, les forces armées américaines découvrent les spécificités de la lutte contre un ennemi intérieur, a priori indiscernable dans la population locale. Les militaires mettent alors en place leurs premières infrastructures de surveillance systématique des civils, pour lutter contre les insurrections, mais c'est surtout la Première Guerre mondiale qui donne lieu au véritable « basculement intérieur » (p. 40) de l'activité de la MID et de l'ONI. 5 À la faveur d'une demande politique concernant la sécurité nationale, mais aussi d'un moment d'incertitude aux plans juridictionnels et organisationnels, les services de renseignement mettent en place une surveillance d'abord justifiée par des nécessités qui intéressent directement les forces armées – protéger les emprises militaires, traquer les « agents étrangers » (p. 45) sur le territoire. Cependant, l'objet de cette surveillance sera bientôt élargi à « des dizaines de milliers d'individus potentiellement et objectivement hostiles, syndicalistes et militants radicaux, pacifistes, Noirs et autres, […] parce qu'ils sont susceptibles de contrarier la mobilisation militaire, productive ou idéologique du pays » (p. 45, italiques de l'auteur). Ce glissement est justifié par une certaine idée de la « guerre moderne » (p. 54), directement liée à l'expérience de la mobilisation de l'ensemble des ressources du pays lors de la Première Guerre mondiale. Les forces armées elles-mêmes justifient l'entreprise en théorisant à la fois une extension des facteurs du succès militaire et la nécessité de poursuivre la surveillance en temps de paix. Les tendances idéologiques au sein des populations, de même que leur contribution dévouée à la production industrielle sont devenues des déterminants de la puissance militaire. Il est alors naturel qu'elles fassent l'objet d'un suivi, par anticipation d'une éventuelle crise, au même titre que ces déterminants plus évidents que sont les ressources humaines et matérielles dont dispose directement l'armée. 6 Néanmoins, cette nouvelle tâche des services de renseignement est dépréciée en leur sein même, passée sous silence publiquement Elle est en effet jugée inavouable au titre des principes démocratiques et, dans une certaine mesure, du droit. L'auteur met alors au jour un discours systématique de justification, entretenu par les officiers avec la vocation de contrebalancer cette dévalorisation en réaffirmant l'impératif militaire. Il s'agit en particulier de prévenir les éventuels scrupules des collaborateurs du Revue d’anthropologie des connaissances, 14-1 | 2020
Alexandre Rios-Bordes, Les Savoirs de l'ombre. La Surveillance militaire des ... 4 renseignement. Les services opèrent donc dans une « zone grise » (pp. 68 et suiv.), c'est- à-dire dans la marge de manœuvre que leur laissent certaines ambiguïtés politiques et juridiques. En ajoutant à l'impératif de discrétion inhérent à la nature de la surveillance militaire des civils, ainsi qu'à la nécessité de disposer d'éléments particulièrement loyaux, cette tension contribue à déterminer la population qui concourt à l'entreprise des services de renseignement. La surveillance n’est pas seulement le fait de militaires de carrière, mais également d’un certain nombre de civils, incorporés au travail des services dès la Première Guerre mondiale, et sélectionnés entre autres au sein des réseaux des officiers, et pour leurs convictions affichées. Se dessine ainsi un « monde social de la surveillance » (p. 89) dont la mixité apparente, du fait d’évidents biais de sélection, n'est pas représentative de la population étasunienne dans son ensemble, et encore moins des cibles privilégiées du travail du renseignement. Ce déséquilibre dans les origines des personnes recrutées laisse déjà entrevoir l'idée d'un antagonisme généralisé sur le terrain intérieur, qui opposerait les défenseurs de l'ordre démocratique aux individus subversifs. Mais c'est en étudiant les modalités concrètes de la surveillance, envisagée comme un travail de production de savoir sur les populations, que l'auteur parviendra à préciser cette polarisation d'ensemble. Une entreprise de savoir 7 Pour montrer comment sont rassemblées ce qu'on pourrait appeler les données de la surveillance, la deuxième partie s'attache d'abord à relativiser l'imaginaire associé aux enquêtes des services secrets, en évoquant des pratiques ordonnées et beaucoup plus routinières. La collecte d'informations commence en effet par le recours à des sources ouvertes : passage en revue systématique de la presse, militante ou non, participation aux réunions publiques des mouvements ciblés par la surveillance, immersion dans des groupes plus informels. Les services bénéficient également de la contribution d'un grand nombre de dénonciateurs, d'informateurs et de contacts dans d'autres institutions. Cette grande variété de sources, dont toutes ne peuvent par nature être contrôlées de la même façon, met les militaires face à la difficulté de faire la part des choses entre les informations pertinentes et celles qui seraient fausses ou inutiles. De là découle une partie des problèmes d'ordre épistémologique que se posent les services, problèmes auxquels s'ajoutent les difficultés spécifiques de l'activité d'enquête. 8 Parfois jugée nécessaire, l’enquête requiert des moyens bien plus importants que les autres méthodes de collecte d’information. Elle est aussi la pratique qui conduit le plus à travailler aux limites de l'approbation politique et de la légalité, notamment quand on en vient aux interceptions de correspondance et aux écoutes de conversations privées. L’enquête est donc la partie du travail la plus stigmatisée 1 ; mais par ailleurs, elle met en jeu des savoir-faire spécifiques, fondant ainsi une distinction de l’activité de surveillance par sa professionnalisation. Les savoir-faire en question concernent en particulier le recrutement et le « traitement » (p. 148) des sources – c'est-à-dire l'établissement puis l'entretien d'une forme de relation de confiance – ainsi que l'infiltration de groupes ciblés, qui n'est pas non plus sans poser, quoique dans des termes quelque peu différents, le problème de la confiance des sources. 9 Pour espérer obtenir des informations fiables – dans lesquelles on puisse avoir confiance –, il faut soi-même inspirer de la confiance aux informateurs. Cette hypothèse de réciprocité de la confiance, formulée par les acteurs de la surveillance, est Revue d’anthropologie des connaissances, 14-1 | 2020
Alexandre Rios-Bordes, Les Savoirs de l'ombre. La Surveillance militaire des ... 5 au cœur de leurs savoir-faire distinctifs (comment recruter des sources, comment entretenir une relation de confiance, comment infiltrer discrètement des milieux dissidents). Peut-être est-ce précisément pour cela que ces savoir-faire sont centraux, notamment dans la distinction vis-à-vis de l'enquête de police 2 : ils sont supposés nécessaires à la production de vérités fiables. Cette hypothèse des acteurs relie donc ces savoir-faire à la nature épistémologique du projet de surveillance. De fait, la troisième partie de l'ouvrage montre bien que la raison pour laquelle la confiance dans les informations rassemblées prend ici une forme particulière – distincte par exemple de la recevabilité judiciaire des preuves – est que cette entreprise a la spécificité d'être en premier lieu une entreprise de savoir. 10 Les acteurs du renseignement s'interrogent sans cesse sur la crédibilité des rapports initiaux, et sur la possibilité de transformer et de transmettre l'information pour maintenir, sinon augmenter sa fiabilité. L'information est d'abord interprétée, dans le cadre d'un travail marqué par une tension intellectuelle particulière. D'un côté, les services traitent des rapports issus de sources plus ou moins proches, et gardent une incertitude quant à la fiabilité de ces rapports – d'où découle une exigence de prudence. Un officier du renseignement affirme ainsi qu'il ne faut pas supposer que les rapports sont vrais mais entachés de quelques erreurs, car alors on a tendance à injecter des suppositions et à accumuler les erreurs. Au contraire, le colonel en question estime préférable de considérer que les rapports sont globalement faux, mais contiennent quelques vérités, que les services de renseignement parviendront à extraire en croisant différents documents (pp. 168-169). Or, ce même officier explique aussi que l'objectif de toute l'entreprise est l'anticipation : il est théoriquement possible de prédire le futur. « Et la précision avec laquelle on peut le faire est directement proportionnelle à la quantité d'informations disponibles. Avec des informations complètes, il est possible de déterminer avec une précision totale les situations futures. » (p. 170)3. Mais dans le même temps, les informations dont les services disposent sont très loin de l'exhaustivité supposée nécessaire à de telles prédictions, ce qui conduit les militaires des services de renseignement à travailler dans un cadre de pensée que l'auteur rapproche (p. 176) du paradigme indiciaire de Ginzburg (1989). En l'occurrence, l’auteur décrit une tendance de la part des officiers – et un encouragement des subalternes – à faire grand cas de signes a priori plutôt incertains, notamment quand il s'agit de voir des liens entre différentes organisations, souvent ramenées d'une façon ou d'une autre au parti communiste. « [L]es hiérarchies incitent les échelons inférieurs à “ratisser large” » (p. 227) : aucun élément ne doit être laissé de côté, surtout dans un contexte où les adversaires sont supposés habiles à masquer leurs activités subversives sous des dehors banals. En d'autres termes, les travailleurs de la surveillance sont invités à partir du principe que tout est faux, mais aussi que tout est potentiellement révélateur. Ces tensions sont partiellement résolues par ce que l'auteur nomme « le flair du professionnel » (p. 171), qui consiste en une aptitude au soupçon aiguisée par l'expérience, et qui se traduirait par un refus de croire aux coïncidences, et par une tendance à l'excès dans l'interprétation des données. La guerre en temps de paix 11 Au-delà du traitement initial de l'information, l'auteur montre le rôle que joue la transcription, en décrivant en particulier les effets de simplification de l'écriture et Revue d’anthropologie des connaissances, 14-1 | 2020
Alexandre Rios-Bordes, Les Savoirs de l'ombre. La Surveillance militaire des ... 6 surtout des réécritures successives, à mesure que, montant dans la hiérarchie, les services synthétisent des quantités croissantes de rapports en notes brèves à l'attention du commandement. Dans ce processus, un certain nombre de modulations, par exemple sur l'incertitude relative aux informations transmises, sont perdues. Par ailleurs, des systèmes de classement complexes se développent, avec notamment des codes numériques qui permettent de caractériser les individus suspects, depuis leur appartenance nationale jusqu'au détail de leurs activités (pp. 203-207). On comprend alors comment ces systèmes de classification déterminent les préoccupations centrales des services, notamment avec la très détaillée classification des activités subversives : les pratiques listées, déjà identifiées comme subversives, sont susceptibles d’attirer davantage l’attention des services que celles qui demeureraient absentes de la classification. Il en va de même à travers la structure imposée à certains mémorandums, découpés en sections dédiées respectivement aux observations générales – ou exclusivement aux activités communistes –, au comportement de la « main-d’œuvre », aux « activités antisubversives » et aux « activités affectant l'armée » (p. 215). Du reste, l'auteur note que « les menaces, leurs origines, leurs formes sont bien connues, et [que] les nomenclatures et les systèmes de classification sont justement là pour veiller à ce que chacun se concentre sur les cibles prioritaires, ne néglige pas des indices essentiels, ne s'égare pas sur des pistes inutiles ou en interprétations erronées » (p. 209) 4. 12 La dernière partie de l'ouvrage s'attache à expliciter une logique générale de la surveillance, que l'on voit progressivement se dessiner tout au long du texte, et qui correspond à l'ossature des justifications de la surveillance par la MID et par l'ONI. D'abord, cette logique repose sur l'identification d'un certain nombre d'éléments hostiles, au premier rang desquels les « communistes », « radicaux » ou « rouges », et qui travailleraient directement contre l'intégrité de la nation et éventuellement au service de l'URSS. Ils sont supposés accompagnés en cela par les pacifistes, jugés potentiellement utiles – volontairement ou à leur insu – aux agents étrangers. Outre une liste d’adversaires, différents « champs de bataille » (pp. 259 et suiv.), identifiés par les services de renseignement, justifient et déterminent leur travail. Il s’agit d’une série de conditions supposées de la sécurité nationale : préservation de l'intégrité des forces armées contre l'infiltration d'agents ou d'idées subversives, anticipation d'une éventuelle insurrection, maintien de la production industrielle indispensable aux activités militaires. Cette dernière nécessité, qui ne se limite pas à l'industrie d'armement mais touche jusqu'au secteur agroalimentaire, étend considérablement les champs de bataille contre les ennemis intérieurs, par exemple aux activités syndicales. Enfin, l'auteur met en évidence une dernière problématique beaucoup plus générale, formulée comme une guerre de position idéologique sur l'ensemble du terrain intérieur, et qui préfigure dans une certaine mesure une partie de la Guerre Froide. Fabrication d'un savoir d'État et question démocratique5 13 S'appuyant sur un volume important d'archives a priori anodines des services de renseignement, l'ethnographie historique d'Alexandre Rios-Bordes n'est pas sans évoquer certains travaux contemporains qui dessinent une « sociologie des infrastructures scripturales » (Denis, 2018). Elle met au jour l'activité en grande partie routinière de production d'un savoir, s’affranchit d'un intérêt exclusif pour le spectaculaire – qui Revue d’anthropologie des connaissances, 14-1 | 2020
Alexandre Rios-Bordes, Les Savoirs de l'ombre. La Surveillance militaire des ... 7 aurait pu donner lieu à une étude focalisée, par exemple, sur l’enquête de contre- espionnage –, et donne à voir des services de renseignement hésitants, quant à leur mission et aux méthodes pertinentes pour l’accomplir6. Ainsi apparaît une profession singulière, dont les pratiques portent les traces de son rôle politique ambigu. C'est d'abord une certaine vision de la guerre totale qui est inscrite dans ces pratiques, et avec elle une certaine façon de penser les populations. Celles-ci sont désormais envisagées comme des masses susceptibles d'être manipulées, plutôt que comme un peuple susceptible d'être éduqué. Les militaires considèrent que la Première Guerre mondiale s'est jouée sur le terrain psychologique, et la mobilisation idéologique devient un enjeu stratégique, face à la menace d'une subversion massive de l'intérieur. Si l'attachement des officiers du renseignement à une différenciation vis-à-vis des pratiques policières est souligné, on pourrait d'ailleurs regretter que le cas ne soit pas plus explicitement mis en regard avec des recherches sur d'autres formes « d’érudition étatique » (p. 13) – on peut notamment penser à certains travaux sur la mobilisation de savoirs scientifiques dans le droit, pour l’identification de suspects (Jasanoff, 2006 ; Vailly et al., 2016 ; Cole, 2001) –, ce qui permettrait peut-être d’éclairer encore davantage, par contraste, la spécificité de cette activité fondée sur des motifs militaires. 14 L'activité de la MID et de l'ONI est ensuite marquée par une tension relative à son caractère publiquement inavouable. Cette surveillance n'est durablement viable que dans la mesure où elle demeure « insensible » (pp. 303 et suiv.), et de fait elle parvient à se maintenir dans l'ombre. Les militaires peuvent accompagner les policiers pour les aider à identifier des individus, mais ils restent alors toujours en tenue civile. Dans les meetings, on dénonce parfois la surveillance exercée par les patrons et par la police, éventuellement par le FBI, mais on ne soupçonne généralement pas l'armée. Pour préserver cette discrétion, les savoirs produits sont destinés à ne jamais être activés, y compris lorsque la guerre éclate de nouveau. C'est seulement la période du maccarthysme qui introduira une première rupture vis-à-vis de ce principe de non- activation. Du reste, l'auteur suggère finalement que ce principe limitant contribue de façon cruciale à résoudre la « polarisation […] des exigences contradictoires qui caractérise tout effort d'érudition étatique dans un système démocratique libéral » (p. 13). Le renseignement militaire intérieur américain, dans l’entre-deux-guerres, reste invisible, ne donne lieu à aucune répression directe, et c’est ce qui différencie, par exemple, le cas étasunien des cas allemand ou soviétique à la même époque. Dans ces autres pays, les militaires mènent une réflexion semblable sur la menace intérieure, mais la surveillance s'accompagne d'une activation des savoirs produits par l’armée sur les populations, sous forme de répression. L'ouvrage d’Alexandre Rios-Bordes ouvre ainsi directement sur des discussions de théorie politique. Son parti-pris méthodologique mériterait alors qu'on s'y attarde davantage pour réaffirmer, dans le débat contemporain, la pertinence d'un regard ethnographique attentif sur le travail de bureau qui, loin de signer un « oubli du politique » (Spire, 2019), éclaire le politique sous un jour singulier. S'abstenir d'activer les savoirs : tel serait le mot d'ordre de la surveillance en démocratie, et ce sont bien les pratiques matérielles de production de connaissance qui, en dépit de leur abord parfois anodin, font émerger et incarnent cet enjeu. Revue d’anthropologie des connaissances, 14-1 | 2020
Alexandre Rios-Bordes, Les Savoirs de l'ombre. La Surveillance militaire des ... 8 BIBLIOGRAPHIE Clausewitz, C. (1955). De la guerre. Paris : Minuit. Cole, S. (2001). Suspect Identities: A History of Fingerprinting and Criminal Identification. Cambridge: Harvard University Press. Denis, J. (2018). Le Travail invisible des données. Éléments pour une sociologie des infrastructures scripturales. Paris : presses des mines. Ginzburg, C. (1989). Traces. Racines d'un paradigme indiciaire. In Ginzburg, C. Mythes, emblèmes, traces ; morphologie et histoire. Paris : Flammarion. Goffman, E. (1975). Stigmate. Les Usages sociaux des handicaps. Paris : Minuit. Jasanoff, S. (2006). Just Evidence: The Limits of Science in the Legal Process. The Journal of Law, Medicine & Ethics, 34(2), 328-341. Spire, A. (2019, 6 mai). Sous la façade de l'État. [À propos de : Jean-Marc Weller, Fabriquer des actes d’État. Une ethnographie du travail bureaucratique, Economica ; Bernardo Zacka, When the State Meets the Street. Public Services and Moral Agency, Harvard University Press.] La Vie des idées. Disponible en ligne, suivi d'une réponse de J.-M. Weller : https://laviedesidees.fr/Sous-la-facade-de-l-Etat.html [consulté le 13 novembre 2019]. Vailly, J., F. Bellivier, C. Noiville et V. Rabeharisoa (2016). Les Fichiers d’empreintes génétiques et les analyses d’ADN en droit pénal sous le regard du droit et de la sociologie. Cahiers Droit, Sciences & Technologies, 6, 43-53. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01445385/file/ Vailly%20et%20al.%20cdst%202016.pdf [consulté le 17 décembre 2019]. NOTES 1. L'emploi du vocabulaire de Goffman est un choix de l'auteur (p. 99, p. 122) qu'il nous semble intéressant de souligner. En effet, le matériau empirique mobilisé ici – les archives institutionnelles d'une entreprise collective, marquée par une professionnalisation – est a priori très différent de celui à partir duquel Goffman (1975) introduit la notion de stigmate. Pourtant, on retrouve dans les échanges et communications mis au jour par Alexandre Rios-Bordes, mais aussi, de façon plus évidente encore, dans les pratiques d'infiltration du renseignement militaire intérieur qu'il décrit, les problèmes de contrôle de l'information liés au risque de la découverte d'un décalage entre identités sociales virtuelles et réelles, problèmes qui conduisent précisément Goffman à analyser les interactions sociales dans les termes du stigmate. 2. Cette distinction tient principalement à ce que la priorité des services est d'établir les vérités les plus crédibles, quitte à laisser des coupables dans l'impunité : au sein des services de renseignement militaire intérieur, l'épreuve de crédibilité « se distingue de l'épreuve policière notamment en ce que l'horizon incriminatoire, c'est-à-dire la question de la solidité judiciaire des éléments recueillis, s'efface au profit du seul établissement des faits » (p. 184). 3. Le travail du renseignement repose donc sur des propositions épistémologiques très fortes – ici, on retrouve presque mot pour mot les caractéristiques du chaos déterministe en mathématiques appliquées, avec l'hypothèse selon laquelle une connaissance parfaite du présent permet de déterminer tous les états à venir, mais aussi avec le principe d'une accumulation d'erreur, en pratique, au moment de formuler des prédictions. Revue d’anthropologie des connaissances, 14-1 | 2020
Alexandre Rios-Bordes, Les Savoirs de l'ombre. La Surveillance militaire des ... 9 4. Sont évoquées, d'ailleurs, les difficultés qu'auront ces classifications à s'adapter en temps et en heure aux évolutions dans les menaces identifiées, par exemple quand il s'agira d'intégrer les agissements de groupes d'extrême droite (p. 217). 5. Certains compléments apportés dans cette section sont issus d'une discussion collective avec l'auteur, que nous en remercions, à l'occasion de la séance du séminaire invité du Centre de Sociologie de l'Innovation consacrée aux Savoirs de l'ombre, le 8 octobre 2019. 6. À titre d’exemple, les services prétendent viser une connaissance d’ensemble des facteurs de la sécurité nationale, et leurs pratiques de codage traduisent une forte logique de commensuration à l’œuvre. Pour autant, ils ne poussent pas cette logique jusqu’à recourir à des techniques de quantification systématiques, techniques que les années 1920-1930 voient se répandre dans certains secteurs industriels aux États-Unis, qui plus est sous l’impulsion d’acteurs formés dans les mêmes universités que les officiers du renseignement. AUTEURS ROMAN SOLÉ-POMIES Centre de Sociologie de l'Innovation Revue d’anthropologie des connaissances, 14-1 | 2020
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