Analyse comparative du personnage de Don Juan dans la littérature théâtrale belge du XX e siècle
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MASARYKOVA UNIVERZITA FILOZOFICKÁ FAKULTA ÚSTAV ROMÁNSKÝCH JAZYKŮ A LITERATUR Francouzský jazyk a literatura Michaela Krejčìřová Analyse comparative du personnage de Don Juan dans la littérature théâtrale belge du XXe siècle Bakalářská diplomová práce Vedoucì práce: Mgr. Laura Dutillieut Brno 2014
Prohlašuji, že jsem diplomovou práci vypracovala samostatně s využitím uvedených pramenů a literatury a že se elektronická verze uložená v archivu IS MU shoduje s verzí tištěnou. V Brně dne 26. dubna 2014 ..............................................................
Remerciement Je remercie sincèrement ma très chère directrice du mémoire, Laura Dutillieut, pour ses précieux conseils, sa lecture minutieuse de ce travail, son soutien infini, ses expéditions régulières de livres de Belgique et surtout pour ses cours, qui m’ont toujours remplie non seulement de connaissances, mais aussi d’énergie et de bonne humeur.
Dédié à Virginie H., qui a quitté la scène trop tôt mais dont la performance ne sera jamais oubliée. Vous me manquez.
TABLE DES MATIERES Introduction ....................................................................................................................... 7 A Partie théorique ........................................................................................................ 10 I) Notions générales ................................................................................................. 10 1. Analyse de la pièce de théâtre .......................................................................... 10 2. Contexte spatio-temporel ................................................................................. 12 3. Analyse du personnage .................................................................................... 15 4. Définition du mythe ......................................................................................... 17 II) Mythe de Don Juan .............................................................................................. 20 1. Naissance du mythe.......................................................................................... 20 2. Première version du mythe............................................................................... 21 3. Différentes versions du mythe ......................................................................... 26 III) Auteurs étudiés ................................................................................................. 29 1. Michel de Ghelderode (1898 Ŕ 1962) .............................................................. 29 2. Suzanne Lilar (1901 Ŕ 1992) ............................................................................ 30 3. Éric-Emmanuel Schmitt (1960) ....................................................................... 31 4. Claire Lejeune (1926 Ŕ 2008) .......................................................................... 32 B Partie analytique ...................................................................................................... 33 I) Résumé et décor ................................................................................................... 33 1. Don Juan de Michel de Ghelderode................................................................. 33 2. Le Burlador de Suzanne Lilar .......................................................................... 34 3. La Nuit de Valognes d’Éric-Emmanuel Schmitt .............................................. 35 4. Ariane et Don Juan ou Le Désastre de Claire Lejeune .................................... 37 II) Analyse du personnage de Don Juan ................................................................... 39 1. Caractérisation du personnage de Don Juan .................................................... 40 2. Don Juan en tant que symbole : composantes essentielles .............................. 42 3. Don Juan et son passé ...................................................................................... 46 4. Sa relation avec les femmes, son attitude envers l’amour, le sexe et le mariage .......................................................................................................................... 49 5. Avenir de Don Juan .......................................................................................... 52 III) Influence spatio-temporelle .............................................................................. 54
1. Don Juan belge et les aspects historiques ........................................................ 54 2. Quête identitaire ............................................................................................... 55 3. Évolution de la société ..................................................................................... 57 Conclusion ...................................................................................................................... 60 Bibliographie .................................................................................................................. 65 Liste d’abréviations......................................................................................................... 72
Introduction « Je reconnais que je suis un héros fatigué. » Ŕ Claire Lejeune1 L’histoire de la littérature théâtrale belge est extrêmement courte en comparaison avec celle de la France. Malgré cela, la création théâtrale en Belgique est très variée, son évolution très mouvante et le théâtre a une valeur symbolique et une grande importance pour la société belge : lors de la représentation de La Muette de Portici en 1830, la salle a commencé à chanter le refrain patriotique de l’opéra joué ce soir-là, ce qui a encouragé le public puis le pays à se révolter contre les Hollandais occupant leur territoire2 ; le théâtre a donc contribué à la prise d’indépendance du pays. La courte existence du théâtre belge a cependant suffi à établir des constances dans son activité théâtrale, y compris les références historiques : les Belges ne se sont jamais complètement libérés du souvenir des diverses occupations de leur territoire ; l’histoire est donc un référent culturel important pour les intellectuels. Le nombre d’œuvres belges se rapportant au personnage de Don Juan3 prouve que ce héros d’origine espagnole appartient aux dites constances thématiques. Réfléchissant à l’idée de mythe dans le cadre d’un travail sur le personnage de Don Juan, Jean Rousset, critique littéraire et professeur à l’université de Genève, affirme que le mythe représente « d’une part un récit assez […] perméable aux circonstances de lieu et et de temps pour se prêter à la métamorphose sans perdre son identité première ; d’autre part un bien commun que tout le monde s’approprie sans jamais l’épuiser »4. L’immense nombre d’adaptations du mythe du libertin sévillan existant confirme ces mots : comme le remarque Raphaël Sorin dans son article Don Juan l’insaisissable, « le Burlador de Séville a séduit autant d’artistes et d’écrivains que de jolies femmes »5, et son caractère éternel l’a élevé au rang de 1 C. LEJEUNE, Ariane et Don Juan ou Le Désastre, Bruxelles, Les éditions de l’ambedui, 1997, p. 59. 2 P. ARON, La mémoire en jeu : une histoire du théâtre de langue française en Belgique, Bruxelles, Théâtre National de Belgique, 1995, p. 15. 3 Cf. le sous-chapitre Différentes versions du mythe. 4 N. GENDROT, L’autobiographie et le mythe chez Casanova et Kierkegaard : automythologies comparées, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 44. 5 R. SORIN, « Don Juan l’insaissible », L’Express, 1999 [disponible sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/dictionnaire-de-don-juan_796882.html]. 7
mythe constant. Le séducteur français est célèbre grâce à Molière, le Don Juan italien est entré dans l’histoire par l’intermédiaire de Mozart, la version espagnole est née sous la plume de Tirso de Molina… Quelle est donc l’image du Don Juan belge ? De plus, nous nous concentrerons particulièrement sur son image dans le cadre de la création théâtrale, c’est-à-dire le genre de la première version écrite et un genre important dans la tradition littéraire belge. Enfin, suivant l’analyse de Jean Rousset concernant les circonstances de lieu et de temps, nous limitons encore notre observation à un siècle, le XXe. Comment la production théâtrale relativement récente de Belgique fait-elle donc suite à la tradition mythique du Séducteur de Séville ? Quels sont les points communs entre les œuvres concernées, dus à la proximité territoriale, culturelle ou temporelle, ou dans quelle mesure diffèrent-elles l’une de l’autre ? Pourquoi ce mythe est-il présent dans la littérature belge et comment a-t-il été influencé par le cadre spatio-temporel ? Tout d’abord, afin de mieux définir notre problématique et d’expliquer notre méthodologie, nous essayerons de définir les spécificités du texte théâtral, le contexte spatio-temporel de notre corpus, la notion de personnage dans une œuvre théâtrale et le terme « mythe ». Ensuite, nous présenterons le mythe de Don Juan, en décrivant son identité originelle, la première version écrite par Tirso de Molina et les raisons de la longévité du mythe et de sa présence dans la création littéraire belge. Nous conclurons la partie théorique par une brève présentation de chacun des auteurs étudiés dans notre travail. Nous commencerons la partie analytique par les résumés des pièces de théâtre et par l’analyse du décor. Ensuite, l’analyse de Don Juan belge s’opérera sur cinq niveaux : la caractérisation du personnage ; l’analyse des composantes essentielles du mythe ; le passé de Don Juan, sa relation avec les femmes et son attitude envers l’amour, le sexe et le mariage, et son avenir. Enfin, nous déterminerons l’influence du contexte spatio-temporel belge sur l’image de Don Juan dans notre corpus. Afin de définir l’image de Don Juan au XXe siècle, nous avons sélectionné quatre pièces de théâtre belges, mentionnées désormais par l’ordre chronologique de leur parution : Don Juan de Michel de Ghelderode (publiée en 1928 aux Éditions Gallimard, notre édition de 1999 aux Éditions Labor), Le Burlador de Suzanne Lilar (publiée en 1945 aux Éditions des artistes), La Nuit de Valognes d’Éric-Emmanuel Schmitt (publiée en 1989, notre édition est une nouvelle version 2005 revue par l’auteur aux Éditions Magnard) et Ariane et Don Juan ou Le Désastre de Claire Lejeune 8
(publiée en 1997 aux Éditions de l’ambedui). Grâce à la distance temporelle entre les œuvres, le corpus choisi couvre plus ou moins tout le siècle et toutes les périodes de l’histoire du théâtre belge6 ; d’ailleurs, le choix d’auteurs sera davantage justifié dans la suite du travail. De plus, la moitié du corpus est écrite par des femmes, ce qui semble avoir une certaine importance dans un siècle caractérisé par des changements dans les droits des femmes. Avant de plonger dans le monde donjuanesque, nous voudrions présenter les abréviations utilisées : MdG-DJ Don Juan de Michel de Ghelderode Bur Le Burlador de Suzanne Lilar NdV La Nuit de Valognes d’Éric-Emmanuel Schmitt Dés Ariane et Don Juan ou Le Désastre de Claire Lejeune 6 Cf. le sous-chapitre Contexte spatio-temporelInfluence spatio-temporelle. 9
A Partie théorique I) Notions générales Avant de procéder à l’analyse littéraire, nous allons nous poser plusieurs questions essentielles pour mieux définir notre problématique et pour expliquer notre méthodologie. Nous allons donc aborder les questions suivantes : - qu’est-ce qu’une pièce de théâtre ? Dans ce sous-chapitre, nous allons expliquer des éléments spécifiques au texte théâtral, notamment les didascalies, qui constitueront une source importante pour notre analyse. - quel est le contexte spatio-temporel de cette œuvre ? Étant donné que notre travail se concentre particulièrement sur le XXe siècle en Belgique, il est également nécessaire de décrire le contexte correspondant. - de quelle manière analyser un personnage dans une œuvre théâtrale ? Dans notre mémoire, le personnage représente un élément essentiel ; nous esquisserons les possibilités d’analyse de ce composant. - qu’est-ce qu’un mythe ? Pour définir ce terme, « mythe », nous allons décrire ce type de récit, avec tous ses aspects. 1. Analyse de la pièce de théâtre La pièce de théâtre représente l’un des supports de base de l’art théâtral. Elle est un point de départ pour la représentation, pour le spectacle : la représentation théâtrale est faite non seulement de texte mais également du travail des metteurs en scène, des acteurs et des techniciens, des costumes, du décor, de l’éclairage, des salles et ainsi de suite, en d’autres termes, du moment du jeu même, de la matérialisation du texte, comme l’analyse la sémiologie du théâtre7 et comme le remarque d’ailleurs Denis Diderot dans l’Entretien sur Le Fils naturel (1757) : « […] il y a bien de la différence entre peindre à mon imagination et mettre sous mes yeux. »8 Pourtant, 7 La sémiologie théâtrale analyse le spectacle comme un ensemble d’éléments : « l’unité sémiologique du spectacle est une tranche contenant tous les signes [la parole, le décor, la gestualité] émis simultanément, tranche dont la durée est égale au signe qui dure le moins » ; le signifiant théâtral est donc « difficilement sécable en éléments distincts ». (M. VUILLERMOZ, Le système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650 : Corneille, Mairet, Rotrou, Scudéry, Genève, Droz, 2000, p. 65.) 8 J. FOWLER, New Essays on Diderot, New York, Cambridge University Press, 2011, p. 225. 10
la représentation elle-même ne dure que l’instant limité du jeu, tandis que le texte théâtral s’inscrit dans la durée : la pièce de théâtre en tant que texte publié permet donc également la transmission postérieure. Il semble donc possible d’analyser la pièce de théâtre de deux façons : l’analyse du texte initial et une interprétation personnelle et spécifique de chaque mise en scène. Même s’il n’est pas impossible de retrouver des textes théâtraux dans lesquels les auteurs ont pris soin de décrire leur idée et leur vision de ce que devait être leur pièce de façon ponctuelle, voire bavarde, pour que les acteurs ou les metteurs en scène les respectent scrupuleusement9, tout l’équipement nécessaire à la réalisation de la pièce (le bâtiment, les salles, l’éclairage, le corps professionnel du théâtre, etc.) constitue la spécificité des pièces de théâtre. En plus de cela, les œuvres théâtrales se distinguent traditionnellement d’autres textes littéraires par la présence du dialogue, c’est-à-dire la « transcription littéraire au style direct d’une conversation réelle ou fictive »10, rédigée pour être dite, et des didascalies. Ces dernières reprennent toutes les indications qui ne sont pas destinées à être prononcées mais à être prises en considération lors de la lecture ou du jeu, à fournir des informations importantes ou nécessaires pour une représentation adéquate. Il peut s’agir d’une phrase, d’une suite de phrases, d’un paragraphe ; elles peuvent également faire partie des dialogues. Leur nombre, leur précision ou leur style varient selon l’époque et selon l’auteur dramatique. Michel Pruner11 apporte la classification des didascalies suivante12 : 1) didascalies initiales : les didascalies initiales fournissent la liste des personnages dont la caractéristique (l’emploi, les relations, l’aspect physique, etc.) peut être précisée13 ; elles peuvent également donner des informations sur le cadre spatio-temporel de la pièce ou possiblement sur le genre14 2) didascalies fonctionnelles : elles déterminent quel personnage prononce quelle réplique, éventuellement à qui cette dernière est adressée ; elles précisent 9 Rappelons l’un des auteurs étudiés dans ce mémoire, Michel de Ghelderode : sa pièce La Balade du Grand Macabre comporte un nombre abondant d’instructions scéniques. 10 « Dialogue », In : P. ARON, D. SAINT-JACQUES, A. VIALA, Le dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2010, p. 183. 11 Metteur en scène, dramaturge , comédien et maître de conférence d’études théâtrales à Lyon. 12 M. PRUNER, Analyse du texte de théâtre, Paris, Armand Collin, 2010, pp. 16Ŕ20. 13 Il est pourtant possible que ces informations soient fournies dans les didascalies ou dans les dialogues au fur et à mesure. 14 Par exemple « farce en trois actes et six tableaux » dans La Balade du Grand Macabre de Michel de Ghelderode. 11
le découpage de la pièce (en actes, en scènes, en tableaux, etc.) et le mouvement des personnages ; la fermeture éventuelle d’un rideau de scène, un changement de décor au cours du spectacle ou des précisions sur la lumière ou sur le fond sonore font également partie de ce type de didascalies (« Grand bruit de casseroles. »15) 3) didascalies expressives : les didascalies expressives précisent la façon, le rythme, l’humeur et d’autres indications similaires touchant à l’interprétation de la réplique : « rire grêle », « avec vivacité », « ravi », « avec rage », « brusquement », « sarcastique », « angoissée », « candide », « elle modifie brusquement son débit », etc.16 4) didascalies textuelles : « cachées » directement dans le texte, elles commentent ou décrivent une action ou un mouvement : « LA DUCHESSE. Vous êtes aveugle, valet, approchez-vous donc et regardez-le, celui que vous tenez comme votre maître. Observez ces épaules qui s’arrondissent Ŕ sous le poids de quoi ? rien ne pèse sur le vrai Don Juan. Voyez ce regard perdu dans des pensées : on dirait un homme qui se souvient, or Don Juan n’a pas de mémoire. Voyez le temps qui commence à tisser sa toile sur son visage, ces petits fils de rides qui relient les paupières aux oreilles, et les oreilles aux lèvres. »17 Ces didascalies constitueront une source importante pour notre analyse de Don Juan dans le corpus choisi. 2. Contexte spatio-temporel Lorsque l’on évoque la littérature belge de langue française, on mentionne souvent sa ressemblance avec un petit satellite dépendant, tournant autour d’une grande planète, la France, elle autonome ; son centre, Paris, profite de la renommée, de la présence des institutions ou des droits de décision sur l’organisation de la production, et la situation des littératures périphériques18 est donc assez difficile : se distinguer et perdre ainsi l’apport éventuel du centre, ou suivre la norme imposée par ce centre et profiter de son prestige ? En ce qui concerne la littérature belge, 15 M. de GHELDERODE, Don Juan, Tournai, Labor, 1999, p. 46. 16 Exemples issus du corpus étudié. 17 É-E. SCHMITT, La Nuit de Valognes, Paris, Magnard, 2005, p. 87. 18 Comme par exemple les littératures francophones de Suisse, d’Afrique, du Maghreb, du Québec, des Caraïbes, etc. 12
en opposition linguistique constante19, sa production depuis la création de la Belgique indépendante, en 1830, peut être divisée en trois périodes20 : 1) période centripète (1830 Ŕ 1920) : période également appelée « littérature belge de langue française » où le français, reconnu comme la langue de littérature et de prestige, et renforcé par l’idée d’un certain nationalisme littéraire, se confronte à la langue et l’imaginaire flamand, et revendique l’originalité et l’indépendance culturelle du pays ; le résultat consiste dans l’utilisation de la langue française, mais basée sur la dénégation, c’est-à-dire le refus de l’influence de la France en développant des références à la littérature germanique et à la culture flamande ; 2) période centrifuge (1920 Ŕ 1960) : lors de cette période de « littérature française de Belgique », les écrivains flamands et francophones se voient obtenir de nouvelles situations : les premiers commencent à contribuer artistiquement à la littérature néerlandaise, tandis que les francophones optent pour l’adaptation à la vague parisienne, ce qui mène, entre autres, à une certaine soumission de la création belge ; 3) période dialectique (à partir de 1960) : les auteurs de la période appelée également « littérature francophone de Belgique » ne refusent pas le centre, mais ils ne se font pas toujours éditer à Paris et ils se tournent vers leurs origines. Les tendances centripètes influencent également le domaine du théâtre : les directeurs s’efforcent de présenter des pièces déjà jouées à Paris, qui augmentent ainsi le profit, nécessaire pour toute l’infrastructure mentionnée ci-dessus ; on observe l’attrait des acteurs venus de France, une certaine « nécessité » de présenter ses pièces aux théâtres parisiens pour se faire reconnaître… Néanmoins, le théâtre belge prospère. Puisque le théâtre dépend d’un financement et d’infrastructures davantage que la création romanesque, son développement historique ne correspond pas aux phases mentionnées ; voici les périodes définies par Paul Aron21 : 19 La Belgique connaît trois langues officielles sur son territoire : le néerlandais avec les dialectes flamands et limbourgeois au Nord, le français au Sud du pays et l’allemand à l’Est. 20 Inspiré de l’article « La production littéraire en Belgique francophone : esquisse d’une sociologie historique » de Jean-Marie Klinkenberg, cf. Bibliographie. 21 Inspiré du livre La mémoire en jeu : une histoire du théâtre de langue française en Belgique, op. cit., et de nos notes du cours de l’Histoire de la littérature belge II de Laura Dutillieut en 2013. 13
1) scènes commerciales Ŕ scènes littéraires (1830 Ŕ 1918) : le théâtre à cette époque sert de lieu de rencontre, de loisirs, de discussion… Il s’agit de la réunion sociale de masse par excellence. Les réactions des acteurs et du public diffèrent énormément du théâtre de nos jours : le metteur en scène n’existe pas, les salles de spectacle sont éclairées du début à la fin de la représentation, on converse avec le public et il est même absolument normal que ce dernier bavarde pendant le spectacle, que les gens mangent, boivent ou fument. C’est un lieu de réunions intellectuelles qui provoquent des réactions : lors de la représentation de La Muette de Portici en 1830, le peuple décide de se révolter contre les Hollandais occupant leur territoire et sort du théâtre en chantant le refrain patriotique de l’opéra. Ce dernier déclenche donc une révolution et contribue à la prise d’indépendance du pays. Le théâtre a donc une importance exceptionnelle et une valeur symbolique pour la société belge22. A la fin du XIXe siècle apparaît le mythe nordique (ou le mythe de « l’âme belge »), le résultat de la valorisation de la tradition culturelle germanique et de la mise en exergue de la culture flamande au cours de la période centripète ; loin du goût français pour l’abstraction et pour le classicisme, les écrivains belges ne se rapprochent de la littérature hexagonale que par la langue. Leur « nordicité » se caractérise par les thèmes naturels (les stéréotypes de climat tels que la pluie, la mer, les fleuves, la brume, la boue ou la plaine), par les thèmes architecturaux (les villes, les ports), par la valorisation de l’histoire, de la tradition picturale flamande ou d’un tempérament archétypal (le goût de l’excès, du fantastique et de l’humour). Les stéréotypes de « l’âme belge » seront particulièrement mis en évidence dans l’œuvre fondatrice de la littérature belge de langue française, La Légende d’Ulenspiegel (1867), dans laquelle la modestie et le bon sens « populaire » des Belges rencontrent l’âpreté et le goût du luxe des Espagnols23. 2) théâtraliser le théâtre (1918 Ŕ 1940) : l’apparition des mouvements dadaïstes ou expressionistes avec des auteurs tels que Crommelynck ou Ghelderode caractérisent la période de 1918 à 1940. Ces auteurs rompent avec le théâtre traditionnel, mêlent les scènes tragiques aux scènes comiques et donnent libre 22 Ce fait n’est cependant pas connu du Belge contemporain. 23 Les Pays-Bas retombent sous la domination des Habsbourg d’Espagne de 1506 à 1715. Cet aspect sera partiellement détaillé dans la suite de notre travail. 14
cours aux passions humaines : jalousie, cruauté, sexualité, etc. Ghelderode insiste sur le thème du masque et s’inspire des mythes et des héros historiques en soulignant leur humanité. Toute la modernisation du théâtre de l’époque est néanmoins interrompue par la guerre : les salles de spectacle sont fermées. 3) l’art de la stabilité (1940 Ŕ 1970) : quelques semaines après la capitulation, on réouvre les théâtres. Sous la censure, les pièces à caractère nationaliste sont interdites ; le public préfère les œuvres classiques de la tragédie humaine à la propension à l’excès des auteurs précédents. Après la guerre, l’avant-garde est donc remplacée par le théâtre néoclassique, marqué par une langue claire et par la présence de mythe et de références historiques ; conservant certains liens avec le théâtre sous l’Occupation, la majorité du théâtre néoclassique est située dans un autre lieu et une autre époque, généralement passées et « nobles ». Les personnages de Don Juan, de Tristan, d’Adam, de Christophe Colomb ou de Charles le Téméraire dominent la création dramatique de l’époque, caractérisée par ses thématiques : amour, tragédie des sentiments absolus et mort. Les tendances de l’époque tendent donc positivement vers l’espace et le théâtre français, c’est-à-dire la première des attitudes possibles évoquées plus haut. 4) créer à tout prix (à partir de 1970) : le théâtre entre dans une phase de rupture révolutionnaire avec de nouvelles pratiques, l’art de la spontanéité et l’improvisation. Il s’ouvre également aux arts plastiques et à la musique, et les artistes développent l’art de la scénographie. Pourtant, dans la littérature dramatique récente, les auteurs renoncent à une dramaturgie originale ou révolutionnaire et retournent à une certaine tradition. 3. Analyse du personnage Le personnage dans une pièce de théâtre se caractérise par les données comprises dans le texte ou résultant de l’action et des répliques dans la pièce. Il s’agit d’un être en chair et en os, grâce au comédien qui lui prête un corps et une voix 24. La mesure de l’adaptation par l’acteur dépend entre autres de la quantité de données 24 « Le terme [personnage], apparu en français au XVe s., dérive du latin persona qui désignait le masque que les acteurs portaient sur scène. » (« Personnage », In : P. ARON, D. SAINT-JACQUES, A. VIALA, Le dictionnaire…, op. cit., p. 564.) 15
sur le personnage fournie par l’auteur dramatique ; mais la créativité peut aussi reposer entre les mains du metteur en scène ou de l’acteur lui-même. A l’inverse des romans, les pièces de théâtre ne présentent ni jugement ni commentaire de l’auteur, qui ne parle que par l’intermédiaire des personnages25. A cause de cette double énonciation26, il est assez difficile de savoir qui cache la vérité ou de connaître le vrai visage du héros. Les monologues ou la présence d’un adjuvant27, qui forme un duo avec le héros et qui contribue à montrer ce dernier sous son vrai jour28, peuvent contribuer à l’explication ; mais nous démontrerons dans notre analyse comme il est difficile de décrire un personnage sans cela. Le héros peut être décrit soit explicitement, à travers les didascalies ou les répliques, soit implicitement, par ses actes et son comportement. Le texte peut nous ainsi fournir un portrait identitaire et caractéristique, montrer les relations du personnage avec d’autres, son rôle dans l’intrigue, son but, la modification de son discours d’après la situation d’énonciation ou d’après l’évolution de l’histoire, etc. Parfois, la parole du héros ne correspond pas à ses actes et ces deux éléments se contredisent, ce qui peut mener à une nouvelle interprétation du caractère du personnage et ainsi à un changement de perception du spectateur. On note également non seulement ses propres dires, mais aussi ce que les autres personnages disent de lui (même si, à nouveau, nous constaterons que dans le cas de Don Juan, cela n’assure pas toujours l’objectivité) ; l’art théâtral est caractérisé par cette polyphonie : « […] la théorie polyphonique exclut automatiquement la présence d’une seule instance chargée de l’auto-expression et élargit cette fonction aux autres êtres-discursifs, dissimulés derrière le seul Je du locuteur. »29 « Au théâtre, le terme de ‘voix’ […] renvoie enfin, par métaphore, à la ‘voix du personnage’ mais aussi à la ‘voix chorale’ ou bien encore à la ‘voix 25 Sauf bien sûr dans les didascalies et/ou l’avant-propos. 26 C’est le terme utilisé par Michel Pruner dans l’Analyse du texte de théâtre : « Le spectateur entend et voit deux personnages dialoguant ensemble (grâce à l’intervention d’acteurs qui leur prêtent une réalité physique) ; en fait, derrière eux, se tient un autre énonciateur, celui-là absent : l’auteur, qui s’adresse au public par l’intermédiaire de ses personnages. Impossible pourtant de l’assimiler à telle ou telle de ses créatures. » (M. PRUNER, Analyse du…, op. cit., p. 22.) 27 L’un des composants du schéma actantiel de la configuration narrative ; il aide le sujet à parvenir à son but. 28 Il peut s’agir par exemple du valet du héros, comme dans Le Trompeur de Séville et le convié de pierre de Tirso de Molina. 29 M. MOHAMMADI-AGDASH, Approche stylistique de la polyphonie énonciative dans le théâtre de Samuel Beckett, thèse, Université de Lorraine, 2013, p. 4. 16
du didascale’, spécialement depuis que la didascalie n’a pas seule fonction de régie et peut donner l’impression de donner à lire ce qui s’apparenterait à une ‘voix de l’auteur’. »30 4. Définition du mythe Afin d’analyser l’image d’un personnage mythique, expliquons le terme central de « mythe ». Emprunté au bas latin mythos, c’est-à-dire « fable » ou « mythe », ou au grec muthos, « suite de paroles qui ont un sens », « discours », « fiction » ou « mythe »31, ce mot désigne un « récit relatant des faits imaginaires non consignés par l’histoire, transmis par la tradition et mettant en scène des êtres représentant symboliquement des forces physiques, des généralités d’ordre philosophique, métaphysique ou social »32. Des mots comme « légende », « fable » (le terme « mythe » a été jadis remplacé par son équivalent « fabula » ; il réapparaît en français au XIXe siècle), « histoire », « récit » ou « invention » font partie de ses synonymes. Néanmoins, en plus de celle-ci, le dictionnaire propose une autre définition, qui décrit le mythe comme une « évocation légendaire relatant des faits ou mentionnant des personnages ayant une réalité historique, mais transformés par la légende. »33 En fait, Jérôme Bourdon34 remarque que la définition « idéale » pourrait se trouver entre les deux : « Notons enfin que le mythe n’est ni vrai ni faux : il emprunte au réel pour l’idéaliser ou le diaboliser, et la langue courante qui en fait soit un mensonge (‘ce n’est qu’un mythe’), soit une légende consacrée (‘c’est un véritable mythe’) dit 35 bien l’ambivalence du mot. » La définition hétérogène du mythe va de pair avec la pluralité des disciplines ou des domaines auxquels le mythe peut être lié : la philosophie, l’histoire de la littérature, 30 S. LE PORS, Le théâtre des voix, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 15. 31 CNRTL (portail lexical du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, sous le patronage du Centre national de la recherche scientifique et de l’UMR d’Analyse et traitement informatique de la langue française de l’Université de Nancy) ; nous utiliserons ce dictionnaire pour l’étymologie et les synonymes des termes [disponible sur http://www.cnrtl.fr] : « Mythe ». 32 LE TRÉSOR DE LA LANGUE FRANÇAISE INFORMATISÉ (version informatisée du Trésor de la langue française, élaborée par Analyse et traitement informatique de la langue française) ; [disponible sur http://atilf.atilf.fr/tlf.htm] : « Mythe ». 33 Ibid. 34 Directeur du département de communications de l’université de Tel Aviv, historien et sociologue des médias français. 35 J. BOURDON, « Les racines du mythe », Quaderni, 2007, n°65, p. 9. 17
la philologie, l’etnographie, la sociologie, l’histoire de la religion, la poésie, la rêverie... Même d’après Roger Caillois36, l’homogénéité du mythe est assez questionnable : « A la limite, on se demande même s’il n’en faudrait pas un [principe] différent pour chaque mythe, comme si chaque mythe, organisation d’une singularité irréductible, était consubstanciel à son principe d’explication, de telle sorte que celui-ci ne puisse 37 être détaché de celui-là sans une chute sensible de densité et de compréhension. » Dans notre travail, nous nous intéresserons particulièrement au mythe littéraire. Georges Van Riet, de l’Université catholique de Louvain, relève trois théories d’interprétation du mythe en littérature38 : 1) théorie tautégorique : selon cette interprétation, le mythe n’est qu’une fiction, un récit complétement inventé, pas du tout fondé sur la réalité ; cette création des poètes absurde et irréelle, marquée par la présence des dieux ou des héros, n’a pas de valeur, sauf son charme littéraire éventuel, et il ne faut pas rechercher un sens caché du mythe car ce dernier ne « veut dire [que] ce qu’il dit en fait, ni plus ni moins »39. Pour illustrer la théorie tautégorique, citons les mythes d’Homère, qui s’intéresse « non à la réalité vraie, qui est idéale, ni même aux choses empiriques, qui imitent l’Idée, mais seulement à l’apparence, semblable à l’image qu’un miroir peut donner de l’empirique »40. 2) théorie allégorique : la théorie allégorique considère le mythe comme un récit à deux significations que nous pourrions appeler une signification superficielle, c’est-à-dire apparente, et une signification profonde, en d’autres termes cachée. Même si le mythe est toujours considéré comme invraisemblable, il faut retrouver le sens dissimulé à l’intérieur du récit, comme dans le mythe de la caverne chez Platon41 ou dans les fables de type moral de La Fontaine42 ; ainsi, le mythe devient sérieux. Néanmoins, Van Riet dit que la signification profonde peut être retrouvée sans recours au mythe, tout simplement par la science ou par la philosophie, et il traite la théorie allégorique de cette manière : 36 Écrivain et critique littéraire français, XXe siècle. 37 G. VAN RIET, « Mythe et vérité », Revue philosophique de Louvain, 1960, tome 58, n°57, p. 15. 38 Inspiré de son article « Mythe et vérité ». 39 G. VAN RIET, « Mythe et…, op. cit., p. 20. 40 Ibid., p. 21. 41 Philosophe grec. 42 Poète français du XVIIe siècle. 18
« Aussi n’est-il pas étonnant que cette théorie ait connu un succès comparable à celui du tautégorisme. Qu’on rejette le mythe comme une sottise, ou qu’on l’accepte en y voyant, sous une sottise apparente, une doctrine valable, 43 la différence est minime. » 3) théorie symbolique : selon la troisième interprétation, il faut se débarrasser du sens apparent et se concentrer uniquement sur le sens dissimulé du mythe, qui ne peut être compris que par l’intermédiaire des symboles. L’interprétation du mythe devient donc philosophique, comme chez Platon. Il est donc clair que les théories d’analyse diffèrent, même dans le cadre des mythes littéraires. Cependant, malgré cette confusion, nous ne pouvons pas contester le fait que les mythes réapparaissent sous diverses formes artistiques. Rappelons-nous les mythes d’Orphée, d’Œdipe, de Tristan ou de Don Juan : on puise dans les récits anciens, on les réécrit et on l’aide ainsi à faire revivre le passé ; la présence du mythe dans la littérature contemporaine le montre. A travers les personnages mythiques, l’humanité compare la société de l’époque avec les mœurs d’autrefois, les utilise dans un but didactique ou essaie d’expliquer des réalités qui dépassent la rationalité. L’archétype de Don Juan, étudié dans le présent travail, montrera de façon concrète les possibilités de réécriture. En somme, nous avons d’abord décrit les spécificités du texte théâtral, qui nous fourniront des informations importantes pour notre analyse. Ensuite, nous avons esquissé le contexte spatio-temporel du corpus et nous avons évoqué l’importance du théâtre pour la société belge. Nous avons continué en décrivant les possibilités d’analyse du personnage dans la pièce de théâtre, qui peut poser des problèmes particuliers dus à la double énonciation du texte théâtral. Enfin, nous avons défini le terme fondamental de « mythe ». Passons maintenant à la description du mythe donjuanesque. 43 G. VAN RIET, « Mythe et…, op. cit., p. 28. 19
II) Mythe de Don Juan Réfléchissant sur le mythe dans le cadre d’un travail sur le personnage de Don Juan, Jean Rousset affirme que ce dernier appartient aux mythes car il représente « un bien commun que tout le monde s’approprie sans jamais l’épuiser », « prêt à la métamorphose sans perdre son identité première »44. Nous commencerons donc par établir l’identité originelle de ce mythe. Nous continuerons en décrivant la première version écrite de Don Juan et nous conclurons ce chapitre en décrivant dans quelle mesure la légende du séducteur de Séville s’est soumise à ladite « métamorphose » et en expliquant les raisons de sa longévité et de sa présence dans la création littéraire belge. 1. Naissance du mythe Certains théoriciens affirment qu’avant la première mise en scène « officielle », le mythe serait né d’un événement ancien, fondé sur l’histoire vraie de Don Juan Tenorio, issu d’une éminente famille sévillane45. Une nuit, ce libertin impie aurait enlevé la fille du commandeur d’Ulloa et aurait tué ce dernier. Le commandeur aurait été enterré dans la chapelle d’un couvent, avec une statue du commandeur à l’intérieur. Les moines de Séville, résolus à punir le débauché Tenorio, auraient inventé un piège et l’auraient ainsi condamné à mort. Les moines auraient ensuite proclamé que Don Juan Tenorio se serait rendu à la chapelle pour se moquer de la statue du commandeur ; cette dernière l’aurait immédiatement envoyé en enfer. Cette légende, incluse dans les chroniques de Séville, aurait inspiré Tirso de Molina, premier à l’avoir mise en scène. Néanmoins, cette histoire, plus tard complétée par d’autres données supplémentaires, manque de sources crédibles. S’agit-il d’un fait imaginaire ? Parlons-nous d’un personnage historique ? Est-ce un reflet de la réalité qui a suffi à établir un portrait légendaire ? D’après nous, une seule réalité reste certaine : Don Juan n’a réellement vu le jour que grâce à la première version écrite, celle de Tirso de Molina. 44 N. GENDROT, L’autobiographie…, op. cit. 45 Inspiré du chapitre « Les origines de la légende, et le ‘Burlador de Séville’ » dans le livre La Légende de Don Juan : son évolution dans la littérature des origines au romantisme de Georges Gendarme de Bévotte, cf. Bibliographie. 20
2. Première version du mythe Fray Gabriel Téllez en religion, Tirso de Molina de son nom littéraire, était un auteur dramatique ayant suivi une formation théologique, vraisemblablement né vers 158346. Parmi de nombreuses comédies, il écrit Le Trompeur de Séville et le convié de pierre (« El Burlador de Sevilla y convidado de piedra »). Cette pièce, composée entre 1617 et 1620 et publiée en 1630, est considérée comme la première version « officielle » du mythe de Don Juan. Cette œuvre est donc la base de notre analyse. Nous résumerons donc l’intrigue mais nous mentionnerons aussi plusieurs éléments caractéristiques du livre afin de décrire la forme du mythe originel et ainsi différentes allusions ou présupposés dans les pièces de théâtre du XXe siècle47. a) Résumé Don Juan Tenorio, gentilhomme et neveu de l’Ambassadeur d’Espagne, se trouve dans le palais du roi de Naples avec Isabela, femme de haut rang. En prétendant être son fiancé, le duc Octavio, Don Juan a perfidement dupé cette dame. La pauvre duchesse appelle immédiatement au secours ; le roi lui-même et l’Ambassadeur Don Pedro entrent en scène. Ce dernier se doute qu’il doit intervenir et empêcher le roi d’apprendre la vérité. Il laisse son neveu fuir en affirmant que c’est le duc Octavio qui a possédé Isabela. Celui-ci, accusé à tort, entièrement dévoué à sa fiancée, se sent troublé et cruellement abusé par sa bien-aimée. Ne se doutant pas de la vérité, il préfère échapper à la prison : il part. Après un accident en bateau, Don Juan s’éveille dans les bras de la pêcheuse Tisbea. Coup de foudre ! Elle, opposée de toute son âme au servage de l’amour, oublie toute ses convictions et ordonne à tout le monde d’accueillir gentiment le naufragé et son valet Catalinon. Loin d’être reconnaissant de leur hospitalité, Don Juan ordonne à son serviteur de nier son identité. Pendant que tous les pêcheurs s’amusent, le gentilhomme convainc Tisbea de son amour et de sa fidélité. Après l’avoir possédée, Don Juan s’enfuit, laissant la pêcheuse désespérée. 46 La biographie de Tirso de Molina n’est pas complète. 47 Dans les sous-chapitres suivants, nous allons nous référer à L’Abuseur de Séville et l’invité de pierre, traduction de la pièce par Régis Meyer et l’Académie de Civilisation et de Cultures Européennes en ligne [disponible sur http://lectures.actives.free.fr/index.php] ; nous n’allons désormais indiquer que l’abréviation « RM » et le numéro de la page correspondante. 21
La scène nous transporte ensuite à Séville où le roi de Castille apprend l’affaire de Naples. Comme le roi estime le père de Don Juan, il empêche le duel probable entre l’accusé et l’innocent : il promet de le marier avec la « belle et merveilleuse » Doða Ana d’Ulloa, fille du Grand Commandeur de Calatrava. Quant au vilain imposteur, le roi envisage de l’envoyer en exil pour Lebrija et de le marier avec Isabela. Malgré cela, le jeune Tenorio invente une autre ruse : en feignant d’être le marquis de la Mota, un de ses vieux amis, il veut venir à un rendez-vous et jouir de l’amour à la place du marquis. De quelle dame s’agit-il ? C’est précisément Doða Ana, qui donne un billet destiné au marquis à Don Juan. Ce dernier transmet le message avec une petite modification : le rendez-vous avec Doða Ana a lieu une heure plus tard qu’en réalité. Ainsi, le séducteur a assez de temps pour les tromper tous les deux. En participant au duel avec le père d’Ana, furieux, Don Juan devient un meurtrier : le Grand Commandeur est mort. Don Juan s’enfuit de nouveau et le marquis est emprisonné à sa place. Aucune de ces aventures ne l’a arrêté : il ne ressent même pas de honte en séduisant une nouvelle mariée durant ses noces. Cependant, toutes ses tromperies vont bientôt se terminer : les femmes ne songent qu’à se venger, Octavio a appris toute la vérité, le marquis de la Mota exige également la justice ; mais surtout le père de Doða Ana, qui « attend d’être vengé d’un traître, le gentilhomme le plus loyal »48. Incarné dans une statue et provoqué encore une fois par Don Juan, il invite son meurtrier à dîner dans sa chapelle. La vengeance est accomplie : le séducteur, trop fier pour refuser, tend la main à la statue ; à ce moment précis, il est brûlé d’un feu infernal. Plusieurs mariages sont annoncés et le soulagement est général. b) Caractérisation du personnage de Don Juan Le gentilhomme Don Juan Tenorio vient d’une famille noble et profite souvent de privilèges résultant de sa condition. Malgré cela, il n’a pas de vénération pour son père ni pour ses amis. La seule occupation de ce « rebelle effronté » (RM, p.4) est d’inventer des tromperies car « duper est sa vieille habitude » (RM, p. 13) et son « plus grand plaisir, c’est d’abuser une femme et de l’abandonner déshonorée » 48 RM, p. 31. 22
(RM, p. 19) ; ce partisan de l’épicurisme ne songe pas au paradis céleste. Il est méchant, traître, menteur et résolu à réaliser tout ce qu’il lui vient à l’esprit ; il est aussi sarcastique et il déteste profondément la superstition. Bref, ce jeune homme conteste toutes les valeurs de l’époque : la sincérité, le respect envers Dieu, envers le mariage, l’amitié, l’amour, envers la vie et la mort. A une époque où la religion, les préceptes catholiques et la morale jouent un rôle crucial dans la vie humaine, le personnage de Don Juan illustre que tous ceux qui n’auront pas respecté les commandements de Dieu seront punis : personne ne peut éviter Le Jour du Jugement Dernier. De plus, la fin de l’histoire renforce l’espoir que le Diable sera toujours vaincu, quelle que soit son incarnation, car la justice et les valeurs traditionnelles triomphent toujours. c) Don Juan en tant que symbole : composantes essentielles Dans la première scène, Don Juan est une illusion : feignant d’être le duc Octavio, il met une masque imaginaire et sa véritable identité n’est démasquée que par la voie des flambeaux, qui servent ainsi de moyen de révéler la vérité. Plusieurs fois, le héros est associé à l’enfer : il est comparé à un démon plein de feu, voire même à Lucifer, et cet aspect infernal est mis en évidence dans toute la pièce. Il défie le ciel en humiliant les femmes, les anges terrestres. Don Juan est également un symbole de liberté et de fuite constante : il ne respecte pas les valeurs traditionnelles de l’époque, il méprise toutes les formes d’union ou de limites, réalise immédiatement tout ce que son esprit libertin invente et s’enfuit dès qu’il satisfait son désir. Il est donc un symbole anti-religieux, anti-mariage, un symbole de révolte contre les sentiments profonds et de malheur, en d’autres termes un symbole anti-traditionnel. Cependant, pour les femmes éblouies, il peut personnifier un miracle mais ensuite, il se révèle n’être qu’un monstre. D’après Jean Rousset, le mort, c’est-à-dire la statue de pierre, les femmes, y compris Ana, constituent « le lien entre les trois éléments du système »49, et le héros de Don Juan sont les éléments traditionnels du mythe. Pour mieux observer les changements et les nuances dessinées dans les œuvres choisies, en conformité avec notre problématique initiale, nous préférons élargir ce « triangle constitutif minimal » 49 E. LAVAUD, Les sonatas de Valle-Inclan véhicule du mythe de Don Juan ?, DUMAS, C. (éd.), Les mythes et leur expression au XIXe siècle dans le monde hispanique et ibéro-américain, Presses Universitaires de Lille, 1988, p. 30. 23
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