Partie 2 : Narrer l'indicible

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Partie 2 : Narrer l’indicible

                     Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318
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5. Yanick Lahens, Marvin Victor, Kettly
   Mars : écriture du tremblement
     Corinne Beauquis
     Université de Toronto Scarborough

     « Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. »
                                                           —Marguerite Duras, Écrire

De nombreux textes de factures différentes ont été publiés suite au séisme
en Haïti : des témoignages, des récits, des entretiens, des textes de fiction.
Beaucoup d’interrogations en ont surgi. Mais comment réfléchir à la béance
créée par ce tremblement de terre survenu le 12 janvier 2010 ? Pourquoi
prendre le risque de heurter des proches ou des inconnus en poursuivant
cette réflexion ? Comment respecter ou honorer la douleur des victimes et des
disparus en se plongeant dans des textes issus de cette blessure ? Comment
comprendre la tension entre le besoin d’écrire et le refus de le faire ? Si la
main tenait encore le crayon, pourrait-elle inscrire les mots sur le papier sans
crispation ? Je propose d’examiner dans cet article la posture de résistance
qu’adopte la littérature et le processus de « refiguration » dans l’imaginaire
du pays défiguré (par le séisme, mais aussi par les médias ou autres agents).
Les interrogations principales chemineront le long du « comment » et du
« pourquoi » de l’écriture de cette catastrophe dans les textes suivants : Corps
mêlés de Gary Victor, Failles de Yannick Lahens et Aux frontières de la soif de
Kettly Mars.

L’écriture en Haïti
Nous n’aurons pas oublié que le séisme a frappé Haïti au moment où le fes-
tival littéraire Étonnants Voyageurs devait s’ouvrir à Port-au-Prince du 14 au
16 janvier 2010. Le rendez-vous littéraire sera reporté de 2 ans, grâce à la
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volonté et aux efforts des organisateurs et des écrivains, et se tiendra à Port-
au-Prince du 1er au 4 février 2012. Le grand nombre d’écrivains haïtiens ayant
alors participé à l’édition 2012 du festival a clairement démontré que la fureur
de la terre n’avait pas réduit les écrivains au silence.
     Le volet littéraire du Nouvel Observateur du 16 février 2012 rappelait
dans l’article intitulé « Haïti : Génération Séisme » que dans ce petit pays,
« le métier d’écrivain a de quoi faire rêver ceux qui ont eu la chance d’appren-
dre à lire » et que, selon Louis-Philippe Dalembert, « [l]e séisme accentue
ce phénomène » (Leménager). La question de la nécessité de l’écriture sem-
ble en effet résolue pour plusieurs écrivains au vu du nombre d’ouvrages sur
le tremblement de terre, fussent-ils récits, romans ou articles, collectifs ou
individuels. Si personne ne s’étonne que le nom de Dany Laferrière ouvre
l’article, Grégoire Leménager présente également des écrivains émergents.
Dans cette liste figurent, dans l’ordre, Rodney Saint-Éloi, Yanick Lahens,
Emmelie Prophète, Anthony Phelps, Georges Castera, Frankétienne, Louis-
Philippe Dalembert, Marvin Victor, Lyonel Trouillot, Kettly Mars, Christophe
Charles, Gary Victor, Dominique Batraville, James Noël, Jean-Euphèle Milcé
et Makenzy Orcel.1 Certains de ces noms sont très familiers au lecteur, mais
d’autres sont moins connus en Amérique du Nord et en Europe. Soyons
clairs : tous ces écrivains ne désirent pas écrire sur la catastrophe du 12 janvier,
en dépit du titre un peu trop racoleur de l’article, mais tous ouvrent la porte
sur leur pays, par une écriture née en Haïti et nourrie par Haïti. Si, comme
Lyonel Trouillot, d’aucuns pourraient constater que « les Haïtiens ne sont
plus l’autorité discursive sur Haïti » (Interlignes), la littérature et d’autres
formes d’expression artistique offrent des mises en discours d’Haïti qui ne se
complaisent pas dans le voyeurisme, le misérabilisme, les clichés, l’exotisme
ou l’exotisation de la misère et de la pauvreté, et ne baignent pas non plus
dans le jugement et la condamnation sans appel.

Yanick Lahens : séisme et écriture d’un récit
Lahens est loin d’être une inconnue sur la scène littéraire, ayant déjà publié
un essai, des romans, des nouvelles et des articles critiques. Enseignante, ci­
toyenne engagée, conférencière, elle se consacre maintenant plus particulière-
ment aux jeunes en leur proposant des ateliers, notamment dans les camps
depuis le séisme. Lahens a publié chez son éditrice parisienne son « récit » à la
fin de l’année 2010. Avant elle, Dany Laferrière avait déjà fait paraître sa propre
« chronique » des événements dans Tout bouge autour de moi, en avril 2010.2
     Lahens raconte dans un entretien lors du Festival America tenu en 2010 à
Vincennes, en France, que l’idée d’écrire ne lui est pas venue immédiatement
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après le séisme, mais qu’elle a pris des notes dès le 2e ou le 3e jour. Elle ex-
plique que si elle s’était abstenue d’écrire, le malheur aurait été doublement
victorieux, et qu’elle décida alors de produire un témoignage de facture lit-
téraire pour aller au-delà de la comptabilité macabre. Pourtant, la question de
l’écriture est difficile à appréhender. Dans Failles, Lahens se demande d’une
part ce qu’elle « pourrai[t] bien écrire face à cette chose énorme » (30) et,
d’autre part, « comment écrire ce malheur » (18). Elle explicite maintes fois
ses questionnements : « Comment écrire pour que le malheur ne menace pas
le lieu d’existence même des mots ? […] Comment écrire en évitant d’exoti­
ser le malheur, sans en faire une occasion de racolage, un fonds de commerce,
un article d’exhibition de foire ? Comment être à la hauteur de ce malheur ? »
(18). Ces interrogations portant sur le fond et la forme du texte en gestation
sont récurrentes dans plusieurs chapitres (chap 2, 4, 13, 19) en même temps
qu’elles deviennent moteurs de l’écriture elle-même. Journal de bord, analyse
socio-politique, analyse historique, article journalistique, renvois à des articles
scientifiques, fragments de fiction et critiques littéraires donnent à ce récit
sa nature fragmentaire, hybride, certains diraient même postmoderne. Les
fra­gments de fiction qui ponctuent l’ensemble textuel sont particulièrement
pertinents à notre propos : l’auteure avait commencé la rédaction d’un roman,
qu’elle insère dans le tissu textuel (quelques paragraphes dans des chapitres
ou des chapitres entiers), et que le lecteur identifie grâce aux c­ aractères typo­
graphiques en italiques. Lahens propose également une ­réflexion métatex­
tuelle sur ces fragments de fiction qui devaient raconter l’histoire d’amour de
Nathalie et Guillaume, une histoire qui aurait commencé dans le silence des
mots et s’est arrêtée dans l’absence de mots, juste après le fracas des bâtiments
qui s’écroulent, parce que justement il ne reste que pierres et poussières de
l’immeuble où l’amour devait s’épanouir. Comme si les personnages du ro-
man avaient été terrassés, avec les centaines de milliers d’Haïtiens victimes ;
comme si la fiction, cette fiction-là, s’était dissoute puisque les lieux n’exi­
staient plus. Comme s’il devenait impudique de leur accorder la vie.

    Le 12 janvier, Port-au-Prince a plié les genoux, s’est affaissé, et le quartier de
    Pacot avec elle. La poussière des gravats a recouvert les silhouettes de Nathalie et
    de Guillaume, la rumeur, gorge ouverte, a avalé leurs pas.
      Et puis, silence. /Plus rien… /Vraiment plus rien ? /Je ne peux pas m’y résou-
    dre et je ne sens pas non plus la force d’aller plus loin. (54–55)

Dans le quinzième chapitre, l’auteure tente de sortir « Nathalie et Guillaume
des décombres » (73) lors d’un répit qui les laissera vivre pendant quatre
paragraphes, leur prêtant une apparence physique et quelques velléités. En
attendant le vingt-deuxième chapitre, les personnages se font engloutir par
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la réalité des camps du chapitre seize. « Les camps se constituent vraiment »
(75), déclare l’auteure, prompte à alors oublier la fiction pour se replonger
dans le récit du quotidien. C’est donc au vingt-deuxième chapitre ­articulé par
seulement quelques paragraphes regroupés sur deux demi-pages que les corps
esquissent un rapprochement dans « le balbutiement des ­commencements »
(109), dans le silence et dans l’attente. Lahens entraîne ses personnages vers
l’immeuble où Guillaume embrassera finalement Nathalie « à pleine bouche »
(158), dans le dernier chapitre intitulé « Je ne sais pas encore. » Lahens ­conclut
en effet son récit par ce très court chapitre. Mais q       ­ u’adviendra-t-il de ses
­personnages à peine esquissés sur le papier et dans une ville d    ­ étruite ? Lahens
 ne promet rien. Le lecteur pourrait-il espérer que ce dernier chapitre, très
 court, déposé au milieu de la page, soit comme une promesse chuchotée au
 milieu du ­chaos ? Elle ne sait pas, nous confie-t-elle alors. Depuis Lahens a fait
 paraître ce roman en 2013, qu’elle a tout ­naturellement intitulé Guillaume
 et Nathalie. Elle a ainsi suivi les conseils qu’on lui avait prodigués dans
 Failles : « Fais ce que tu sais faire. Faire ce que l’on ne sait pas faire est contre-­
 productif. » « Et surtout, écris […]. Ne t’arrête pas. Ne t’arrête jamais »
 (86). Si l’ébauche de fiction que Lahens propose dans Failles ne constitue que
 quelques pages interrompues par les mouvements des plaques tectoniques,
 l’ensemble du récit propose bien une réflexion sur les défis d’un pays que le
 séisme a exacerbés et que l’écriture aide à mieux cerner.

Marvin Victor : séisme et écriture romanesque
Marvin Victor est le premier à avoir publié un texte de facture clairement fic-
tionnelle sur le séisme. Il est né à Port-au-Prince en 1981 et, dans un entretien
accordé à Martin Munro, il explique qu’il vit entre Haïti, les États-Unis et la
France. Auteur, peintre et réalisateur de documentaires et de courts-métrages,
il se distingue dès 2006 lorsqu’il gagne la 4e place du Prix du Jeune Écrivain
(France), pour sa nouvelle « Lettre de Jacmel. » En 2007, il est le 2e lauréat du
Prix du Jeune Écrivain Francophone pour son texte « Je, moi, moi-même. »3
Il était à New-York en résidence d’artiste pour un projet de vidéo-peinture
au moment du séisme. Tout comme Lahens, il avait un projet de fiction en
gestation qu’il a alors décidé d’abandonner pour se lancer dans l’écriture de
Corps mêlés. Tout comme Lahens, il a fini par publier ce texte en gestation
après la publication du texte que le séisme lui a imposé. Il explique à Marin
La Meslée :
      J’étais en train de retravailler un texte, mais je me suis dit non. Je ne peux pas fuir
      comme ça. […] J’étais tellement près de tout ce qui s’est passé, et encore aujour­
      d’hui, que je n’osais pas proposer le roman que j’écrivais avant. Je ne voulais pas
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    échapper à ce qui se passait. J’ai écrit autre chose mais en reprenant des person-
    nages qui existaient. Ursula était l’héroïne d’une nouvelle qui va être publiée à
    New York dans une anthologie sur le polar dirigée par Edwige Danticat, Haïti
    noir, projet qui remonte à l’avant-tremblement de terre. Dans cette nouvelle,
    Ursula n’a pas de nom. Et sa fille est vivante. (Le Point, 2011)

Paru en janvier 2011 aux Éditions Gallimard, Corps mêlés a valu à Victor le
Grand Prix du roman de la Société des gens de lettres et a aussi été finaliste
pour le Prix des cinq continents de la Francophonie.4
     Ayant le personnage d’Ursula Fanon en tête, Victor donne corps à cette
femme blessée dans une nouvelle fiction où le séisme apparaîtra en toile de
fond tout en étant l’élément déclencheur de l’intrigue et du drame personnel.
En effet, la fille d’Ursula a été écrasée sous les décombres de l’appartement
que les deux femmes partageaient. Ursula part alors en quête de cet ami d’en-
fance, devenu son amant à l’adolescence. Ils avaient décidé de quitter ensem-
ble leur village, Baie-de-Henne, mais l’homme, Simon Madère, n’était pas
au rendez-vous. Qu’à cela ne tienne : la jeune Ursula, seule à savoir qu’elle
porte l’enfant de Simon, part pour Port-au-Prince où elle découvrira les durs
combats du quotidien. Elle trouvera un homme qui l’épousera sans trop
poser de questions sur la naissance avant-terme, croit-il, de leur fille. Ursula
avait plus tard retrouvé les traces de Simon, devenu photographe, à Port-au-
Prince ; elle l’avait suivi plusieurs fois, mais n’avait jamais pu se résoudre à
lui parler. Après le séisme, elle trouve le courage de se rendre chez lui, dans
un des rares immeubles construits selon les normes parasismiques, pour lui
annoncer en même temps sa paternité et le décès de leur fille. Tout le roman
se déroule dans le petit appartement de Simon jusqu’au départ d’Ursula à la
fin, quand elle constatera que Simon ne lui a rien demandé sur son histoire et
qu’elle ne lui a rien révélé. La rencontre de ces deux personnages incapables
de communiquer tourne au huit-clos sartrien, dans la plus grande économie
de mots échangés. Si le lecteur découvre le passé d’Ursula, s’il peut parcourir
les routes de son enfance, s’il peut lire les aspérités de sa généalogie sur une
toile de fond historique, s’il se frotte aux défis du quotidien d’Ursula et de
celui des femmes et des hommes dans son univers, c’est parce qu’elle invite
le lecteur dans son monde intérieur. Le chemin d’Ursula est constamment
semé d’embûches, mais la protagoniste sort du monde qu’elle habite grâce
au monde intérieur qui l’habite, un monde fertile et vital. C’est d’ailleurs de
ce monde intérieur que surgissent les nombreuses voix qui construisent la
diégèse : celle de sa mère, de sa marraine, de ses grands-parents, des pension-
naires de l’école, celle de sa fille, de son amie Roseline, pour n’en citer que
quelques-unes. Ces voix s’inscrivent dans la tradition bakhtinienne de la pa-
role comme prolongement et somme des voix antérieures qui se mêlent dans
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un dialogue incessant. Cette apparente cacophonie qui tisse la trame narrative
est orchestrée par Ursula qui, en convoquant ces voix, les sort du silence. Car
jamais personne d’autre ne semble avoir entendu ces voix exprimer leur mal
de vivre, alors qu’elles devaient pourtant affronter les difficultés d’un quo-
tidien bien souvent incapable de tenir ses promesses. Paradoxalement, alors
qu’Ursula devient médiatrice de la parole d’autrui en racontant son histoire
et celle de son pays, elle demeure incapable de communiquer avec Simon.
Ursula et son lecteur deviennent spectateurs d’un dialogue qui ne sera pas :
non seulement Ursula formule-t-elle dans un monologue intérieur les phrases
qu’elle aimerait pouvoir dire à Simon, mais elle imagine aussi les réponses
que Simon aurait pu lui donner. On pourrait parler de « dialogue intérieur »
car toute la conversation reste au mode du conditionnel. « Par cette nuit de
janvier, Simon Madère et moi gardions résolument le silence » (190).

Silence et écriture
Ainsi, le tissu fragmentaire du texte de Lahens et le personnage désarticulé
d’Ursula Fanon deviennent tous deux métaphores du pays à reconstruire.
Pour Lahens, le séisme motive l’écriture du récit : l’auteure aime Port-au-
Prince en dépit de la misère et de la mort qui y rodent toujours ; elle aime
Port-au-Prince pour sa force, son énergie, sa lumière, ses paysages, ses enfants.
Elle y dénonce ouvertement les failles du passé colonial, celles des gouverne-
ments, celles de la société, celles de l’aide internationale. Le mot « faille »
n’est jamais très loin de la « faillite. » Elle y raconte les secondes, les minutes,
les jours qui ont suivi le séisme. Sa famille, ses amis, ses voisins, des inconnus
sont décrits dans leurs peines, dans leurs pertes, dans leurs actes de solidarité
et d’entre-aide. Ce récit laisse apercevoir dans la plus grande pudeur com-
ment des cercles se reforment, d’abord littéralement lorsque les survivants
s’assoient en cercles à la veillée pour affronter leur nouveau quotidien, puis
avec des groupes d’individus qui s’organisent. Toutes ces démarches procè-
dent d’une même volonté du survivre-ensemble. Lahens explique : « J’écris
pour tout miser à chaque page et conjurer la menace du silence ligne après
ligne » (17). La démarche d’écriture de Lahens procède donc d’une volonté
de témoigner presque sur le vif d’un destin collectif mais sa parole se trouve
muselée quand elle tente d’aborder un projet de fiction.
     Victor reporte lui aussi un projet de fiction au moment du séisme, mais
contrairement à Lahens, il choisit de produire une autre fiction. Le séisme y
devient le pré-texte qui incite son personnage à vouloir dire une vérité qu’il
ne partagera finalement jamais avec l’intéressé. Pour Ursula, le séisme est
devenu « l’ennemi invisible » (57) qui la muselle. Il a cette double fonction
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paradoxale de vouloir libérer la parole tout en rendant le dire impossible,
futile, presque irrévérencieux. L’ampleur de la tragédie individuelle et collec-
tive est soulignée ; le marqueur temporel « cette tragique fin d’après-midi de
janvier » ponctue le texte comme un leitmotiv. La catastrophe se manifeste
dans ce que la narratrice vit, voit, sent et entend : la mort de sa fille, les fos-
ses communes, l’odeur de la mort, les chants des survivants, la destruction
du paysage urbain. La tragédie collective se cristallise dans la douleur de la
perte individuelle. La mise en contexte de la perte de l’enfant d’Ursula dans
les turbulences des combats quotidiens de toute une vie pose par ailleurs la
question du désengagement et des responsabilités des gouvernements et de
la communauté internationale, mais de manière plus feutrée que le texte de
Lahens qui lance ouvertement le débat.
     Ainsi, l’impossibilité de la fiction face à la tragédie, une tragédie qui va
au-delà du séisme, réduit au silence les personnages de Lahens, Nathalie et
Guillaume, de même qu’elle déplace Ursula dans un nouveau texte de fiction
où elle est condamnée aux « voix intérieures. » Les phrases qui s’échangent
dans les dialogues imaginaires d’Ursula et les voix qui résonnent dans sa tête
restent otages du silence. Dans les deux ouvrages, cette impossibilité du dire
est négociée différemment : Lahens met en abyme les fragments du roman
impossible alors que Victor problématise cette impossibilité du dire dans la
diégèse de son roman.

Après le séisme avec Kettly Mars : écrire pour
déplacer les frontières
Kettly Mars a publié de la poésie, des nouvelles et des romans depuis la fin des
années 1990. Elle a également reçu plusieurs prix : en 1996, le Prix Jacques-
Stephen Alexis de la nouvelle, pour « Soleils Contraires ; » en 2006, le Prix
Senghor de la Création littéraire, pour « L’Heure hybride ; » en 2011, elle
reçoit le Prix Prince Claus.5 Dans son 5e roman, Aux frontières de la soif, paru
au Mercure de France, Mars conjugue écriture et chaos, dans le quotidien
de l’après-séisme. Elle décrit la vie à Canaan, un des camps de réfugiés. Si
Canaan est présenté dans la Genèse comme la terre promise, les descriptions
qu’en font les médias, les rapports divers et le roman de Kettly Mars attest-
ent d’une toute autre réalité. Ce roman s’inscrit dans la continuité narrative
des deux premiers ouvrages étudiés car il décrit la nouvelle configuration de
Port-au-Prince après le séisme, quand le provisoire s’installe dans la perma-
nence et laisse l’inacceptable s’infiltrer au nom de la survie quotidienne. Il
prolonge la réflexion sur le rôle de l’écriture en l’ancrant dans l’univers chao­
tique des camps.
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     Le 22 mars 2010, le Président René Préval, a signé un accord qui désigne
d’utilité publique une terre alors aride et déserte afin de reloger les résidents
ayant tout perdu dans le tremblement de terre. Des réfugiés marquent alors
leurs frontières en installant les tentes distribuées. Cette situation qui devait
être temporaire se pérennise et des murs, construits de matériaux récupérés,
s’élancent contre le soleil et la nuit.

      Au-delà du chaos apparent, une organisation subtile régissait l’endroit. Il y avait
      déjà Canaan 1 et Canaan 2 et, au rythme de l’avancée humaine, d’autres Canaan
      continueraient de s’étendre dans les creux assoiffés de la terre. […] Un endroit
      sec et seul. Canaan envahi et proclamé terre promise dès le lendemain du séisme
      par quelques centaines de sinistrés de la zone. Un an plus tard, et selon des statis-
      tiques peu fiables, ils étaient quatre-vingt mille. (Mars 14–15)

Le quotidien s’inscrit dans de nouveaux paradigmes qui surgissent du manque,
de la peur, de l’insécurité, et de la volonté criante de survivre, malgré tout.
Le roman de Mars décrit une période de la vie du personnage principal, Fito
Belmar, un architecte-urbaniste qui dirige seul son étude notariale, après avoir
perdu son collaborateur dans le séisme. Fito a également publié un premier
roman, mais malgré un succès littéraire aussi prometteur que remarqué, il
n’a pas réussi à satisfaire les attentes de son lectorat, pourtant impatient de
continuer à le lire. Deux fois divorcé à 55 ans, sa troisième relation s’effrite
au moment où il attend la visite d’une jeune professeure de littérature fran-
cophone, Tastumi. Fito n’a pas partagé toute sa vérité avec la jeune Japonaise
rencontrée sur internet et désireuse d’écrire, pendant son année sabbatique,
un article sur l’après-séisme. Il ne lui a rien dit de ses échecs amoureux, de
son incapacité à faire l’amour avec des femmes à ce moment-là, et surtout,
surtout, il ne lui a rien dit de ses 7 visites au camp de Canaan, ce camp qu’il
appelle son « paradis en enfer » (17), ce camp de « l’indicible » (19), ce
« microcosme de la situation post-séisme du pays » (99). Le narrateur expli-
que comment Fito semble se désincarner lorsqu’il se rend à Canaan : « Fito
[…] bascula dans une autre dimension. Tout changeait alors. Chaque visage
qu’il croisait le menait vers un paradis, un bonheur indicible au sein duquel il
pénétrait comme un somnambule. Il pouvait se perdre alors dans la promis-
cuité dense, dans la proximité dangereuse et fascinante vécue au plus intime
du peuple et s’oublier enfin » (17).
     Dans Géopolitique du chaos, Ignacio Ramonet dressait un bilan du XXe
siècle alors finissant :
      Nul n’ignore plus que nous vivons, en cette fin de siècle, une période de rup-
      tures, de cassures, de recomposition générale des forces géostratégiques, des
      formes sociales, des acteurs économiques et des repères culturels. Partout, alarme
                                       Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318
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    et désarroi succèdent à la grande espérance d’un « nouvel ordre mondial ». Celui-
    ci, on le sait à présent, est mort-né. Et nos sociétés, comme lors des précédentes
    périodes de transition se demandent si elles ne s’acheminent pas vers le chaos. /
    À la veille d’entrer dans le IIIe millénaire, chacun peut constater que l’incertitude
    est devenue l’unique certitude. (15)

En ce IIIe millénaire, Canaan est en effet devenu un « chaos apparent » (Mars
14), une terre qui n’a pas tenu ses promesses, un ogre qui « engloutit » (19)
les espoirs des quelque 80 000 ou 100 000 habitants, on ne les compte plus
vraiment ; une terre étriquée où se côtoient la misère, la mort, le choléra, la
violence, la drogue, le viol, la prostitution. Cette terre est devenue un mon-
stre et, selon Ramonet, « un monde où la régression, le drame et la tragédie
sont possibles » (75).
     Pourtant, lorsqu’il n’est pas dans le camp, Fito n’a pas perdu son sens de
l’éthique, s’il faut en croire le narrateur : « Mais voilà, lui n’était pas normal,
il le savait. Il n’était plus normal depuis que, armé d’une lampe de poche et
suivant le pas rapide d’un guide, il s’était faufilé dans les corridors de Canaan »
(Mars 31). Vers la fin du roman de Mars, Fito commence à émerger de son
drame personnel lorsqu’il constate : « Toute cette désolation engendre une
violence et une corruption qui finissent toujours par nous rattraper et nous
frapper de façon inattendue » (156). Pour Fito, Canaan est « sa blessure »
(156), sa « prison » (105). « Canaan avait volé son âme, l’avait broyé » (156),
dès le moment où il avait commencé à penser qu’aimer un corps sans péché ne
saurait être un péché. Par conséquent, Fito a besoin de se créer un double qui
va aux rendez-vous que le vrai Fito condamne. Lorsqu’il se rend à Canaan,
Fito « n’était personne, il n’était nulle part » (17). Lorsqu’il en revient, il se
trouve « désintégr[é] » (83).
     Ramonet pose la question suivante : « Comment mettre de l’ordre dans
un monde qui explose de toutes parts ? » (75). Il nous invite à réfléchir au rôle
des créateurs et des intellectuels : « Les créateurs peuvent-ils laisser faire ? Les
intellectuels sauront-ils se mobiliser pour éviter que […] la civilisation sombre
dans la fascination du chaos ? » (14). L’écriture articule ce roman à plusieurs
niveaux. Dans et par l’ouvrage de Mars, la mise en abyme de la figure de
l’écrivain, de l’écriture et de l’institution littéraire participe à ce mouvement
de mobilisation. Le récit fictif mentionne le nom de deux écrivains haïtiens
connus et réels : Gary Victor et Jean-Claude Fignolé. Même si le nom de fa-
mille de ce dernier n’est pas cité, certains détails permettent de l’identifier : il
est en effet maire de la ville des Abricots, où le personnage fictif habite. Nous
avons déjà décrit le succès littéraire de Fito, écrivain fictif qui, fort de ses prix
littéraires, avait été identifié par la critique comme une « singulière voix de la
littérature haïtienne » (32) et par Tatsumi comme un « écrivain génial » (32).
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L’écriture se manifeste sous plusieurs formes : par la thèse de Tatsumi sur la
littérature caribéenne d’expression française, ainsi que l’article académique
qui motive sa visite en Haïti. En outre, Mars problématise les difficultés de
l’écriture car le narrateur révèle que Fito « ne pouvait plus écrire, il était coin­
cé dans sa tête » (64) et ce blocage se manifeste simultanément dans sa vie
sexuelle. C’est par le truchement de Tatsumi, la femme-enfant avec laquelle
il concède finalement à partir en week-end, qu’il pourra retrouver à la fois sa
virilité avec une femme et le goût d’écrire. Tatsumi perçoit qu’un lourd secret
détruit Fito, sans pouvoir exactement l’identifier. Lors de leur escapade, les
qualités humaines de la jeune femme lui permettent de tisser des liens avec les
enfants du village, au-delà des mots et de la culture. En provoquant ensuite
une rencontre entre Fito et les enfants du village, elle redonne aux enfants du
camp leur humanité, leur corps d’enfant. Sur le visage des enfants qui rient et
qui jouent sur la plage viennent se superposer celui des enfants de la misère, et
celui des fillettes du camp. En déplaçant les frontières de Canaan, en replaçant
les enfants du camp dans un contexte moins violent, moins chaotique, Fito
reprend alors contact avec sa propre humanité et il peut ainsi appréhender et
articuler les paramètres de l’entreprise de deshumanisation du camp dont il
est devenu complice. Il se sent alors prêt à se libérer du bâillon qui avait scellé
son impuissance créatrice. Il confie à son ami Jean-Claude : « C’est comme
une obsession… J’ai besoin d’écrire, de plus en plus besoin… » (142). Il sui­
vra plus tard les conseils de Tatsumi qui lui suggère :
      Tu devrais écrire cette douleur, Fito, en faire un livre. La laisser couler de tes
      mains. C’est par l’écriture que tu te purgeras de l’angoisse que je sens en toi.
      Dis Canaan, fais vivre ces hommes, ces femmes et ces enfants. […] Sors-les de
      l’anonymat de leur misère et fais-les entrer dans l’humanité, dans la communauté
      des hommes… tu peux le faire. Peut-être le portes-tu déjà en toi, ce roman. (158)

À la fin du roman de Mars, Fito s’installe finalement à sa table de travail et, au
son de la trompette de Miles Davis, il trouve le titre de son prochain roman :
Aux frontières de la soif. Il n’aura plus jamais envie de suivre le filet de lumière
du guide qui le conduisait à Canaan le soir !

Conclusion
Rodney Saint-Éloi, témoignant également du séisme, écrivait dans Haïti Kenbe
la « La terre bascule. L’ombre descend sur toute chose. L’horreur est en moi »
(243). Malgré une forte résistance à l’idée d’écrire sur le séisme, Saint-Éloi
finit par suivre les conseils d’Edwige Danticat : « Pour ne pas avoir à passer ta
vie à raconter l’histoire du séisme, vaut mieux écrire un livre » (242). Michel
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de Certeau, quant à lui, se demande : « Pourquoi écrire, sinon au titre d’une
parole impossible ? » (282), ajoutant que « la mort qui ne se dit pas peut s’écri-
re et trouver un langage » (283). Dans nos trois ouvrages, par le truchement
d’une écriture qui met en scène le constat du chaos et l’impossibilité du dire,
Lahens, Victor et Mars réussissent à problématiser l’écriture pour décrire ce
que de Certeau identifie comme l’innommable, dans le respect, la pudeur et
la prudence, sans intention d’esthétiser le malheur. Je conclurai avec Lyonel
Trouillot qui soulève les questions de la responsabilité et du devoir de mémoire,
dans son « hommage aux victimes, aux survivants aux héros, à nous tous » paru
dans le Nouvelliste. Si les mots sont insuffisants au devoir de mémoire, il « in-
combe à ceux et celles qui les portent, les écrivent, de parler vrai, d’écrire vrai.
[…L]a seule façon pour “l’écrivain haïtien” de rendre hommage aux morts et
d’aimer les vivants est celle de devenir un citoyen haïtien qui écrit » (6).

Notes
 1. George Castera et son épouse sont décédés lors du séisme, alors qu’ils étaient en Haïti
    pour le festival Étonnants Voyageurs. Le site d’Étonnants Voyageurs fournit des rensei-
    gnements utiles sur ces écrivains haïtiens.
 2. J’ai décidé de ne pas inclure dans cette étude le texte de Dany Laferrière, dont la
    critique a notamment souligné la pudeur, le courage, les importantes mises au point,
    et ce même si c’était le premier texte que j’avais lu, ou peut-être parce que c’était le
    premier que j’avais lu après la tragédie.
 3. Placé sous le haut patronage de l’Organisation Internationale de la Francophonie,
    le Prix du Jeune Écrivain Francophone distingue chaque année des œuvres inédites
    écrites en français par de jeunes étrangers francophones.
 4. Selon Canal Académie, « avec plus de 10 000 membres, la Société des gens de lettres
    […] est l’association des auteurs la plus importante de France. » Web. 10 février 2014.
		 Le Prix des cinq continents de la Francophonie consacre chaque année un nouveau
    roman d’un auteur d’expression française.
 5. Le Prix Prince Claus est attribué par une fondation hollandaise qui récompense les
    productions remarquables dans le domaine de la culture et du développement.

Bibliographie
Certeau de, Michel. L’invention du quotidien. Paris : Folio Essais, 2008.
Étonnants Voyageurs.  Web.
    01 février 2014.
Laferrière, Dany. Tout bouge autour de moi. Montréal : Mémoire d’encrier, 2010.
Lahens, Yanick. Failles. Paris : Sabine Wespieser Éditeur, 2010.
———. Failles. Festival America Web.1 mars 2012.
———. Guillaume et Nathalie. Paris : Sabine Wespieser Éditeur, 2013. Papier.
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Leménager, Grégoire. « Haïti : Génération Séisme » Nouvel Observateur (16 février 2012)
      Web. 28 février 2012.
Marin de la Meslée, Valérie. « Marvin Victor : “Je ne voulais pas échapper à ce qui se passait
     en Haïti” » Le Point (10 janvier 2011)< http://www.lepoint.fr/culture/marvin-victor-
     je-ne-voulais-pas-echapper-a-ce-qui-se-passait-en-haiti-10–01–2011–128566_3.php>
     Web.1 mars, 2012.
Mars, Kettly. Aux frontières de la soif. Paris : Mercure de France, 2013.
Munro, Martin. « Marvin Victor : un bref entretien » Small Axe (25 février 2012) Web. 1 mars 2012.
Ramonet, Ignacio. Géopolitique du chaos. Paris : Galilée, 1997.
Saint-Éloi, Rodney. Haïti Kenbe la. Neuilly-sur-Seine : Éditions Michel Lafon, 2010.

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6. « Raconter la chose » pour « dire
   l’inénarrable. » Ballade d’un amour
   inachevé de Louis-Philippe Dalembert
     Emanuela Cacchioli
     Université de Gênes (Italie)

Le roman Ballade d’un amour inachevé a été publié à la fin du mois d’août
2013, presque trois ans après le séisme qui a secoué Haïti le 12 janvier 2010.
Louis-Philippe Dalembert a commencé son écriture bien avant la terrible ca-
tastrophe, mais il n’a pas pu terminer son travail au cours de 2010 à cause du
sujet dont il était en train de parler : le tremblement de terre qui a eu lieu
le 6 avril 2009 aux Abruzzes. Il ne s’agissait pas d’une prémonition, mais
d’une coïncidence puisque l’écrivain a vécu directement les deux expériences.
Cependant le séisme d’Haïti est beaucoup plus frappant pour lui ; c’est un
événement qui lui coupe la parole et qui l’empêche de transformer les sen-
sations vécues en création cathartique. Dans un entretien accordé au journal
Libération le 19 janvier 2010 et puis repris dans beaucoup de quotidiens ita­
liens et français, Dalembert résume la différence entre les deux tremblements
de terre avec ces mots : « Le tremblement de terre des Abruzzes, en Italie, au
mois d’avril dernier, que j’ai vécu au premier plan pour des raisons person-
nelles, était une catastrophe naturelle. Ici, c’est une malédiction. » C’est pour
cette raison qu’il a eu besoin de plusieurs mois avant de trouver les mots pour
relater cette expérience à même d’anéantir son esprit.
     Dans cet essai nous nous proposons de retracer les étapes qui ont marqué
la rédaction du roman, c’est-à-dire d’analyser les passages qui ont permis de
traduire l’expérience en création artistique et de modifier le projet prévu au
début. Nous étudierons aussi les modalités que l’écrivain a utilisées pour ra-
conter la catastrophe qui a frappé Haïti et le rôle de médiation qui est joué par
le tremblement de terre des Abruzzes.

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      Nous avons déjà affirmé que Dalembert avait conçu l’idée d’écrire un
roman à propos du séisme des Abruzzes de 2009. C’est dans les entretiens
accordés en janvier 2010 que nous découvrons que ce projet était en cours :
il aurait pour titre provisoire L’Ultimo calvario (Le Dernier calvaire) et il
raconterait l’histoire d’un couple composé par une femme des Abruzzes et
un homme d’Europe de l’est. Après une première secousse les époux sortent
de chez eux. Quand la femme choisit de renter pour dormir dans son lit, son
mari reste avec ses amis extracommunautaires. Une autre secousse se produit.
Leur maison s’écroule et la femme et le petit enfant du couple sont empri-
sonnés sous les décombres. Une expérience terrible que l’homme avait déjà
vécue dans son pays quand il était enfant (Farina). Le roman qui a été publié
en 2013 est le résultat de la transformation de ce projet. Le noyau du texte
est déjà dans ces mots, mais le tremblement d’Haïti l’obligera à changer le ti-
tre, certains détails des événements et surtout la nationalité du protagoniste :
bien que cette dernière ne soit jamais spécifiée, on trouve une référence à
l’île caribéenne déjà dans la dédicace : « À ma famille des Abruzzes et à celle
de Port-au-Prince. Aux survivants d’ici et de là-bas, qui devrons apprendre à
vivre pour ceux qui sont partis » (Dalembert 2013 : 11). Le 12 janvier 2010
Louis-Philippe Dalembert est à Port-au-Prince pour participer au Festival des
Étonnants Voyageurs qui aurait dû se tenir du 14 au 17 janvier (et qui n’a
pas eu lieu à cause du tremblement de terre). Le lendemain de la catastrophe
il accorde des interviews, il écrit des articles pour raconter son expérience et
pour décrire le paysage « apocalyptique » qui est sous ses yeux. Sa première
réaction est donc celle de témoigner, de relater un événement et ses véritables
conséquences. C’est une réaction tout à fait normale : après avoir vécu cette
épreuve terrible les rescapés ont envie d’exorciser les événements, d’avoir des
nouvelles de leurs amis et de partager les sensations qui ont accompagné ces
moments. Après cette phase, Dalembert a choisi le silence et a publié un ro-
man en 2011, Noires Blessures, qui se détache complètement de ce sujet : « Je
ne voulais pas écrire sur le tremblement de terre. J’y étais, j’ai témoigné sur le
coup, mais ensuite je ne voulais pas ressasser ces images trop douloureuses »
(Soulard). Les « tableaux abominables » (Dalembert 2013 : 106) du séisme
se sont gravés dans son esprit, mais il est très difficile de « dire l’inénarrable »
(Dalembert 2013 : 106). Dans son essai Temps et récit, Paul Ricœur (73)
affirme que la naissance d’une intrigue est liée au passage de l’accidentel à
l’intelligible, du singulier à l’universel et de l’épisodique au nécessaire et au
vraisemblable. Le philosophe français parle du récit comme d’un acte qui
se développe en trois phases : la « figuration, » la « configuration » et la
« refiguration. » Raconter un événement vécu signifie avant tout avoir une
relation spontanée et immédiate avec le monde qui nous entoure. Ensuite il
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« Raconter la chose » pour « dire l’inénarrable. »                                  73

est nécessaire de considérer l’intrigue comme le centre organisateur du récit,
c’est-à-dire qu’elle met en relation les différents éléments qui composent la
narration. La configuration correspond donc à une construction narrative et
organisée où le temps raconté devient une « concordance discordante. » En
ce cas, la temporalité est la clé à retenir pour comprendre le passage de la
configuration à la refiguration. En effet, cette dernière représente le retour au
monde de l’agir et du souffrir après avoir éprouvé des expériences qui nous
amènent à une compréhension renouvelée de l’univers.
      Après le séisme haïtien de 2010, Dalembert est passé tout de suite de la
phase de figuration à la phase de configuration : ses interviews et ses articles le
démontrent. Il s’agissait tout de même du récit d’une expérience où la tem-
poralité avait encore une dimension épisodique très brève. L’événement était
encore en cours puisque l’écrivain avait sous les yeux les conséquences du
tremblement de terre. Son récit était donc une « simple » description (même
s’il est difficile d’utiliser le mot simple pour le fait de décrire ce paysage apo­
calyptique). Le passage de la configuration à la refiguration narrative est beau-
coup plus complexe parce qu’un recul est nécessaire. Les images, ou bien « les
tableaux abominables » comme Dalembert lui-même les définit, sont gravés
dans sa mémoire. Il faut donc sélectionner ces fragments et structurer un récit
où ces éléments aient un sens et une disposition logique, bien qu’atemporelle
(ou qui soit le résultat d’une élaboration subjective de la temporalité). Les
entretiens accordés en 2010 sont un réservoir fondamental pour accomplir
la refiguration du matériel : ils contiennent déjà beaucoup d’images qui sont
reprises dans le roman. Cependant il ne s’agit pas d’une naïveté. Les inter-
views ont une fonction fondamentale : elles ont permis de fixer sur le papier
des détails qui ont été capturés tout de suite et qui deviennent un véritable
témoignage. Comme Dalembert (2013 : 253) l’explique dans Ballade d’un
amour inachevé, à la suite d’une telle catastrophe, il arrive deux réactions se­
lon l’âge des survivants : « la mémoire des plus âgés commencerait à chanceler
avant de les laisser en rade » et « celle des plus jeunes aurait sélectionné des
événements moins éprouvants pour les accompagner sur la grand-route de
la vie. » Les images qui ont été décrites par Dalembert dans les entretiens et
ensuite reprises dans l’œuvre de fiction nous assurent cette perception réelle
et immédiate du séisme. Le passage de l’expérience vécue à la fiction — et
donc de la configuration à la refiguration — est lié à cette double opéra-
tion : d’un côté l’écrivain a repris les sensations authentiques qui constituent
son témoignage personnel et de l’autre côté il a reconstruit les événements
avec objectivité et à travers la médiation d’une autre expérience semblable,
mais à laquelle il a participé moins directement. C’est ce déplacement qui
lui permet de trouver les mots pour « dire l’inénarrable. » Nous soulignons
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que le protagoniste éprouve la même difficulté de reconstruire l’expérience
du séisme : il passe par une phase d’oubli volontaire où le séisme est défini
comme la « chose » — terme qui représente en même temps la condensation
de toute signification de la catastrophe en un mot, mais aussi la perte totale
d’une attribution spécifique à l’événement et sa réduction au statut d’objet.
La récupération de cette mémoire effacée correspond à une sorte d’analyse
psychiatrique. Le protagoniste reconstruit son expérience grâce à une suite de
brefs rapports qui ressemblent à des récits accordés à un psychanalyste pen-
dant plusieurs séances : le personnage rétablit la vérité à travers des fragments
qui sont dévoilés progressivement et qui vont compléter le cadre du passé.
Cette reconstruction passe donc nécessairement par l’éclatement des niveaux
temporels et par l’alternance du passé au présent, mais aussi au futur puisqu’il
projette ses pensées dans l’avenir où il espère concrétiser ses espoirs.
      Trois ans après donc Dalembert reprend le matériel qu’il avait déjà ra-
massé et il recommence à travailler sur ces éléments grâce à une résidence
d’écriture à la Saline royale d’Arc-et-Senas, mise en place avec le concours de
la Région Franche-Comté et du centre régional du livre de Franche-Comté.
Le résultat définitif de son activité a été publié à la fin du mois d’août 2013.
      L’écrivain explicite ses difficultés de raconter cette expérience de deux
façons : d’un côté c’est son protagoniste, Azaka, qui devient le porte-parole
de l’auteur ; de l’autre côté l’événement sismique au centre du récit n’est
pas celui d’Haïti, mais celui qui a secoué les Abruzzes. La catastrophe haï-
tienne est trop bouleversante pour devenir le véritable sujet du roman. Elle
représente toutefois le pivot autour duquel tous les événements se dévelop-
pent et trouvent une signification plus ample.
      Avant tout nous analysons comment Azaka réussit à « dire l’inénarrable. »
Dans l’œuvre Autobiographie dans l’espace francophone éditée par Lourdes
Roubiales, Genon nous explique qu’à la Caraïbe le genre autobiographique
suit une modalité particulière : il échappe aux théories — construites sur des
modèles occidentaux — qui supposent le circonscrire. En outre nous devons
considérer que le sujet postcolonial a tendance à se fondre dans un « nous »
collectif et communautaire, alors que le « je » tend à se voiler et parfois à
se cacher. Nous remarquons une tension qui montre toute sa richesse au niveau
créatif puisque : « dans la mesure où l’écriture de l’intime ne va pas de soi […],
il s’agit alors d’approcher et de tenter de décrypter les codes mis en place par
des écrivains pour dissimuler un sujet qui ne cherche paradoxalement qu’à se
dire » (Genon 12). Nous comprenons donc que le côté autobiographique est
présent dans tout type de création, mais il est parfois mêlé à la fiction.
      Nous trouvons cette même modalité dans le roman de Dalembert
qui, dans une interview à la question : « Vos romans sont alors en partie
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