Partie 2 : Narrer l'indicible
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Partie 2 : Narrer l’indicible Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
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5. Yanick Lahens, Marvin Victor, Kettly Mars : écriture du tremblement Corinne Beauquis Université de Toronto Scarborough « Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. » —Marguerite Duras, Écrire De nombreux textes de factures différentes ont été publiés suite au séisme en Haïti : des témoignages, des récits, des entretiens, des textes de fiction. Beaucoup d’interrogations en ont surgi. Mais comment réfléchir à la béance créée par ce tremblement de terre survenu le 12 janvier 2010 ? Pourquoi prendre le risque de heurter des proches ou des inconnus en poursuivant cette réflexion ? Comment respecter ou honorer la douleur des victimes et des disparus en se plongeant dans des textes issus de cette blessure ? Comment comprendre la tension entre le besoin d’écrire et le refus de le faire ? Si la main tenait encore le crayon, pourrait-elle inscrire les mots sur le papier sans crispation ? Je propose d’examiner dans cet article la posture de résistance qu’adopte la littérature et le processus de « refiguration » dans l’imaginaire du pays défiguré (par le séisme, mais aussi par les médias ou autres agents). Les interrogations principales chemineront le long du « comment » et du « pourquoi » de l’écriture de cette catastrophe dans les textes suivants : Corps mêlés de Gary Victor, Failles de Yannick Lahens et Aux frontières de la soif de Kettly Mars. L’écriture en Haïti Nous n’aurons pas oublié que le séisme a frappé Haïti au moment où le fes- tival littéraire Étonnants Voyageurs devait s’ouvrir à Port-au-Prince du 14 au 16 janvier 2010. Le rendez-vous littéraire sera reporté de 2 ans, grâce à la Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
60 Corinne Beauquis volonté et aux efforts des organisateurs et des écrivains, et se tiendra à Port- au-Prince du 1er au 4 février 2012. Le grand nombre d’écrivains haïtiens ayant alors participé à l’édition 2012 du festival a clairement démontré que la fureur de la terre n’avait pas réduit les écrivains au silence. Le volet littéraire du Nouvel Observateur du 16 février 2012 rappelait dans l’article intitulé « Haïti : Génération Séisme » que dans ce petit pays, « le métier d’écrivain a de quoi faire rêver ceux qui ont eu la chance d’appren- dre à lire » et que, selon Louis-Philippe Dalembert, « [l]e séisme accentue ce phénomène » (Leménager). La question de la nécessité de l’écriture sem- ble en effet résolue pour plusieurs écrivains au vu du nombre d’ouvrages sur le tremblement de terre, fussent-ils récits, romans ou articles, collectifs ou individuels. Si personne ne s’étonne que le nom de Dany Laferrière ouvre l’article, Grégoire Leménager présente également des écrivains émergents. Dans cette liste figurent, dans l’ordre, Rodney Saint-Éloi, Yanick Lahens, Emmelie Prophète, Anthony Phelps, Georges Castera, Frankétienne, Louis- Philippe Dalembert, Marvin Victor, Lyonel Trouillot, Kettly Mars, Christophe Charles, Gary Victor, Dominique Batraville, James Noël, Jean-Euphèle Milcé et Makenzy Orcel.1 Certains de ces noms sont très familiers au lecteur, mais d’autres sont moins connus en Amérique du Nord et en Europe. Soyons clairs : tous ces écrivains ne désirent pas écrire sur la catastrophe du 12 janvier, en dépit du titre un peu trop racoleur de l’article, mais tous ouvrent la porte sur leur pays, par une écriture née en Haïti et nourrie par Haïti. Si, comme Lyonel Trouillot, d’aucuns pourraient constater que « les Haïtiens ne sont plus l’autorité discursive sur Haïti » (Interlignes), la littérature et d’autres formes d’expression artistique offrent des mises en discours d’Haïti qui ne se complaisent pas dans le voyeurisme, le misérabilisme, les clichés, l’exotisme ou l’exotisation de la misère et de la pauvreté, et ne baignent pas non plus dans le jugement et la condamnation sans appel. Yanick Lahens : séisme et écriture d’un récit Lahens est loin d’être une inconnue sur la scène littéraire, ayant déjà publié un essai, des romans, des nouvelles et des articles critiques. Enseignante, ci toyenne engagée, conférencière, elle se consacre maintenant plus particulière- ment aux jeunes en leur proposant des ateliers, notamment dans les camps depuis le séisme. Lahens a publié chez son éditrice parisienne son « récit » à la fin de l’année 2010. Avant elle, Dany Laferrière avait déjà fait paraître sa propre « chronique » des événements dans Tout bouge autour de moi, en avril 2010.2 Lahens raconte dans un entretien lors du Festival America tenu en 2010 à Vincennes, en France, que l’idée d’écrire ne lui est pas venue immédiatement Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
Yanick Lahens, Marvin Victor, Kettly Mars 61 après le séisme, mais qu’elle a pris des notes dès le 2e ou le 3e jour. Elle ex- plique que si elle s’était abstenue d’écrire, le malheur aurait été doublement victorieux, et qu’elle décida alors de produire un témoignage de facture lit- téraire pour aller au-delà de la comptabilité macabre. Pourtant, la question de l’écriture est difficile à appréhender. Dans Failles, Lahens se demande d’une part ce qu’elle « pourrai[t] bien écrire face à cette chose énorme » (30) et, d’autre part, « comment écrire ce malheur » (18). Elle explicite maintes fois ses questionnements : « Comment écrire pour que le malheur ne menace pas le lieu d’existence même des mots ? […] Comment écrire en évitant d’exoti ser le malheur, sans en faire une occasion de racolage, un fonds de commerce, un article d’exhibition de foire ? Comment être à la hauteur de ce malheur ? » (18). Ces interrogations portant sur le fond et la forme du texte en gestation sont récurrentes dans plusieurs chapitres (chap 2, 4, 13, 19) en même temps qu’elles deviennent moteurs de l’écriture elle-même. Journal de bord, analyse socio-politique, analyse historique, article journalistique, renvois à des articles scientifiques, fragments de fiction et critiques littéraires donnent à ce récit sa nature fragmentaire, hybride, certains diraient même postmoderne. Les fragments de fiction qui ponctuent l’ensemble textuel sont particulièrement pertinents à notre propos : l’auteure avait commencé la rédaction d’un roman, qu’elle insère dans le tissu textuel (quelques paragraphes dans des chapitres ou des chapitres entiers), et que le lecteur identifie grâce aux c aractères typo graphiques en italiques. Lahens propose également une réflexion métatex tuelle sur ces fragments de fiction qui devaient raconter l’histoire d’amour de Nathalie et Guillaume, une histoire qui aurait commencé dans le silence des mots et s’est arrêtée dans l’absence de mots, juste après le fracas des bâtiments qui s’écroulent, parce que justement il ne reste que pierres et poussières de l’immeuble où l’amour devait s’épanouir. Comme si les personnages du ro- man avaient été terrassés, avec les centaines de milliers d’Haïtiens victimes ; comme si la fiction, cette fiction-là, s’était dissoute puisque les lieux n’exi staient plus. Comme s’il devenait impudique de leur accorder la vie. Le 12 janvier, Port-au-Prince a plié les genoux, s’est affaissé, et le quartier de Pacot avec elle. La poussière des gravats a recouvert les silhouettes de Nathalie et de Guillaume, la rumeur, gorge ouverte, a avalé leurs pas. Et puis, silence. /Plus rien… /Vraiment plus rien ? /Je ne peux pas m’y résou- dre et je ne sens pas non plus la force d’aller plus loin. (54–55) Dans le quinzième chapitre, l’auteure tente de sortir « Nathalie et Guillaume des décombres » (73) lors d’un répit qui les laissera vivre pendant quatre paragraphes, leur prêtant une apparence physique et quelques velléités. En attendant le vingt-deuxième chapitre, les personnages se font engloutir par Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
62 Corinne Beauquis la réalité des camps du chapitre seize. « Les camps se constituent vraiment » (75), déclare l’auteure, prompte à alors oublier la fiction pour se replonger dans le récit du quotidien. C’est donc au vingt-deuxième chapitre articulé par seulement quelques paragraphes regroupés sur deux demi-pages que les corps esquissent un rapprochement dans « le balbutiement des commencements » (109), dans le silence et dans l’attente. Lahens entraîne ses personnages vers l’immeuble où Guillaume embrassera finalement Nathalie « à pleine bouche » (158), dans le dernier chapitre intitulé « Je ne sais pas encore. » Lahens conclut en effet son récit par ce très court chapitre. Mais q u’adviendra-t-il de ses personnages à peine esquissés sur le papier et dans une ville d étruite ? Lahens ne promet rien. Le lecteur pourrait-il espérer que ce dernier chapitre, très court, déposé au milieu de la page, soit comme une promesse chuchotée au milieu du chaos ? Elle ne sait pas, nous confie-t-elle alors. Depuis Lahens a fait paraître ce roman en 2013, qu’elle a tout naturellement intitulé Guillaume et Nathalie. Elle a ainsi suivi les conseils qu’on lui avait prodigués dans Failles : « Fais ce que tu sais faire. Faire ce que l’on ne sait pas faire est contre- productif. » « Et surtout, écris […]. Ne t’arrête pas. Ne t’arrête jamais » (86). Si l’ébauche de fiction que Lahens propose dans Failles ne constitue que quelques pages interrompues par les mouvements des plaques tectoniques, l’ensemble du récit propose bien une réflexion sur les défis d’un pays que le séisme a exacerbés et que l’écriture aide à mieux cerner. Marvin Victor : séisme et écriture romanesque Marvin Victor est le premier à avoir publié un texte de facture clairement fic- tionnelle sur le séisme. Il est né à Port-au-Prince en 1981 et, dans un entretien accordé à Martin Munro, il explique qu’il vit entre Haïti, les États-Unis et la France. Auteur, peintre et réalisateur de documentaires et de courts-métrages, il se distingue dès 2006 lorsqu’il gagne la 4e place du Prix du Jeune Écrivain (France), pour sa nouvelle « Lettre de Jacmel. » En 2007, il est le 2e lauréat du Prix du Jeune Écrivain Francophone pour son texte « Je, moi, moi-même. »3 Il était à New-York en résidence d’artiste pour un projet de vidéo-peinture au moment du séisme. Tout comme Lahens, il avait un projet de fiction en gestation qu’il a alors décidé d’abandonner pour se lancer dans l’écriture de Corps mêlés. Tout comme Lahens, il a fini par publier ce texte en gestation après la publication du texte que le séisme lui a imposé. Il explique à Marin La Meslée : J’étais en train de retravailler un texte, mais je me suis dit non. Je ne peux pas fuir comme ça. […] J’étais tellement près de tout ce qui s’est passé, et encore aujour d’hui, que je n’osais pas proposer le roman que j’écrivais avant. Je ne voulais pas Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
Yanick Lahens, Marvin Victor, Kettly Mars 63 échapper à ce qui se passait. J’ai écrit autre chose mais en reprenant des person- nages qui existaient. Ursula était l’héroïne d’une nouvelle qui va être publiée à New York dans une anthologie sur le polar dirigée par Edwige Danticat, Haïti noir, projet qui remonte à l’avant-tremblement de terre. Dans cette nouvelle, Ursula n’a pas de nom. Et sa fille est vivante. (Le Point, 2011) Paru en janvier 2011 aux Éditions Gallimard, Corps mêlés a valu à Victor le Grand Prix du roman de la Société des gens de lettres et a aussi été finaliste pour le Prix des cinq continents de la Francophonie.4 Ayant le personnage d’Ursula Fanon en tête, Victor donne corps à cette femme blessée dans une nouvelle fiction où le séisme apparaîtra en toile de fond tout en étant l’élément déclencheur de l’intrigue et du drame personnel. En effet, la fille d’Ursula a été écrasée sous les décombres de l’appartement que les deux femmes partageaient. Ursula part alors en quête de cet ami d’en- fance, devenu son amant à l’adolescence. Ils avaient décidé de quitter ensem- ble leur village, Baie-de-Henne, mais l’homme, Simon Madère, n’était pas au rendez-vous. Qu’à cela ne tienne : la jeune Ursula, seule à savoir qu’elle porte l’enfant de Simon, part pour Port-au-Prince où elle découvrira les durs combats du quotidien. Elle trouvera un homme qui l’épousera sans trop poser de questions sur la naissance avant-terme, croit-il, de leur fille. Ursula avait plus tard retrouvé les traces de Simon, devenu photographe, à Port-au- Prince ; elle l’avait suivi plusieurs fois, mais n’avait jamais pu se résoudre à lui parler. Après le séisme, elle trouve le courage de se rendre chez lui, dans un des rares immeubles construits selon les normes parasismiques, pour lui annoncer en même temps sa paternité et le décès de leur fille. Tout le roman se déroule dans le petit appartement de Simon jusqu’au départ d’Ursula à la fin, quand elle constatera que Simon ne lui a rien demandé sur son histoire et qu’elle ne lui a rien révélé. La rencontre de ces deux personnages incapables de communiquer tourne au huit-clos sartrien, dans la plus grande économie de mots échangés. Si le lecteur découvre le passé d’Ursula, s’il peut parcourir les routes de son enfance, s’il peut lire les aspérités de sa généalogie sur une toile de fond historique, s’il se frotte aux défis du quotidien d’Ursula et de celui des femmes et des hommes dans son univers, c’est parce qu’elle invite le lecteur dans son monde intérieur. Le chemin d’Ursula est constamment semé d’embûches, mais la protagoniste sort du monde qu’elle habite grâce au monde intérieur qui l’habite, un monde fertile et vital. C’est d’ailleurs de ce monde intérieur que surgissent les nombreuses voix qui construisent la diégèse : celle de sa mère, de sa marraine, de ses grands-parents, des pension- naires de l’école, celle de sa fille, de son amie Roseline, pour n’en citer que quelques-unes. Ces voix s’inscrivent dans la tradition bakhtinienne de la pa- role comme prolongement et somme des voix antérieures qui se mêlent dans Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
64 Corinne Beauquis un dialogue incessant. Cette apparente cacophonie qui tisse la trame narrative est orchestrée par Ursula qui, en convoquant ces voix, les sort du silence. Car jamais personne d’autre ne semble avoir entendu ces voix exprimer leur mal de vivre, alors qu’elles devaient pourtant affronter les difficultés d’un quo- tidien bien souvent incapable de tenir ses promesses. Paradoxalement, alors qu’Ursula devient médiatrice de la parole d’autrui en racontant son histoire et celle de son pays, elle demeure incapable de communiquer avec Simon. Ursula et son lecteur deviennent spectateurs d’un dialogue qui ne sera pas : non seulement Ursula formule-t-elle dans un monologue intérieur les phrases qu’elle aimerait pouvoir dire à Simon, mais elle imagine aussi les réponses que Simon aurait pu lui donner. On pourrait parler de « dialogue intérieur » car toute la conversation reste au mode du conditionnel. « Par cette nuit de janvier, Simon Madère et moi gardions résolument le silence » (190). Silence et écriture Ainsi, le tissu fragmentaire du texte de Lahens et le personnage désarticulé d’Ursula Fanon deviennent tous deux métaphores du pays à reconstruire. Pour Lahens, le séisme motive l’écriture du récit : l’auteure aime Port-au- Prince en dépit de la misère et de la mort qui y rodent toujours ; elle aime Port-au-Prince pour sa force, son énergie, sa lumière, ses paysages, ses enfants. Elle y dénonce ouvertement les failles du passé colonial, celles des gouverne- ments, celles de la société, celles de l’aide internationale. Le mot « faille » n’est jamais très loin de la « faillite. » Elle y raconte les secondes, les minutes, les jours qui ont suivi le séisme. Sa famille, ses amis, ses voisins, des inconnus sont décrits dans leurs peines, dans leurs pertes, dans leurs actes de solidarité et d’entre-aide. Ce récit laisse apercevoir dans la plus grande pudeur com- ment des cercles se reforment, d’abord littéralement lorsque les survivants s’assoient en cercles à la veillée pour affronter leur nouveau quotidien, puis avec des groupes d’individus qui s’organisent. Toutes ces démarches procè- dent d’une même volonté du survivre-ensemble. Lahens explique : « J’écris pour tout miser à chaque page et conjurer la menace du silence ligne après ligne » (17). La démarche d’écriture de Lahens procède donc d’une volonté de témoigner presque sur le vif d’un destin collectif mais sa parole se trouve muselée quand elle tente d’aborder un projet de fiction. Victor reporte lui aussi un projet de fiction au moment du séisme, mais contrairement à Lahens, il choisit de produire une autre fiction. Le séisme y devient le pré-texte qui incite son personnage à vouloir dire une vérité qu’il ne partagera finalement jamais avec l’intéressé. Pour Ursula, le séisme est devenu « l’ennemi invisible » (57) qui la muselle. Il a cette double fonction Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
Yanick Lahens, Marvin Victor, Kettly Mars 65 paradoxale de vouloir libérer la parole tout en rendant le dire impossible, futile, presque irrévérencieux. L’ampleur de la tragédie individuelle et collec- tive est soulignée ; le marqueur temporel « cette tragique fin d’après-midi de janvier » ponctue le texte comme un leitmotiv. La catastrophe se manifeste dans ce que la narratrice vit, voit, sent et entend : la mort de sa fille, les fos- ses communes, l’odeur de la mort, les chants des survivants, la destruction du paysage urbain. La tragédie collective se cristallise dans la douleur de la perte individuelle. La mise en contexte de la perte de l’enfant d’Ursula dans les turbulences des combats quotidiens de toute une vie pose par ailleurs la question du désengagement et des responsabilités des gouvernements et de la communauté internationale, mais de manière plus feutrée que le texte de Lahens qui lance ouvertement le débat. Ainsi, l’impossibilité de la fiction face à la tragédie, une tragédie qui va au-delà du séisme, réduit au silence les personnages de Lahens, Nathalie et Guillaume, de même qu’elle déplace Ursula dans un nouveau texte de fiction où elle est condamnée aux « voix intérieures. » Les phrases qui s’échangent dans les dialogues imaginaires d’Ursula et les voix qui résonnent dans sa tête restent otages du silence. Dans les deux ouvrages, cette impossibilité du dire est négociée différemment : Lahens met en abyme les fragments du roman impossible alors que Victor problématise cette impossibilité du dire dans la diégèse de son roman. Après le séisme avec Kettly Mars : écrire pour déplacer les frontières Kettly Mars a publié de la poésie, des nouvelles et des romans depuis la fin des années 1990. Elle a également reçu plusieurs prix : en 1996, le Prix Jacques- Stephen Alexis de la nouvelle, pour « Soleils Contraires ; » en 2006, le Prix Senghor de la Création littéraire, pour « L’Heure hybride ; » en 2011, elle reçoit le Prix Prince Claus.5 Dans son 5e roman, Aux frontières de la soif, paru au Mercure de France, Mars conjugue écriture et chaos, dans le quotidien de l’après-séisme. Elle décrit la vie à Canaan, un des camps de réfugiés. Si Canaan est présenté dans la Genèse comme la terre promise, les descriptions qu’en font les médias, les rapports divers et le roman de Kettly Mars attest- ent d’une toute autre réalité. Ce roman s’inscrit dans la continuité narrative des deux premiers ouvrages étudiés car il décrit la nouvelle configuration de Port-au-Prince après le séisme, quand le provisoire s’installe dans la perma- nence et laisse l’inacceptable s’infiltrer au nom de la survie quotidienne. Il prolonge la réflexion sur le rôle de l’écriture en l’ancrant dans l’univers chao tique des camps. Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
66 Corinne Beauquis Le 22 mars 2010, le Président René Préval, a signé un accord qui désigne d’utilité publique une terre alors aride et déserte afin de reloger les résidents ayant tout perdu dans le tremblement de terre. Des réfugiés marquent alors leurs frontières en installant les tentes distribuées. Cette situation qui devait être temporaire se pérennise et des murs, construits de matériaux récupérés, s’élancent contre le soleil et la nuit. Au-delà du chaos apparent, une organisation subtile régissait l’endroit. Il y avait déjà Canaan 1 et Canaan 2 et, au rythme de l’avancée humaine, d’autres Canaan continueraient de s’étendre dans les creux assoiffés de la terre. […] Un endroit sec et seul. Canaan envahi et proclamé terre promise dès le lendemain du séisme par quelques centaines de sinistrés de la zone. Un an plus tard, et selon des statis- tiques peu fiables, ils étaient quatre-vingt mille. (Mars 14–15) Le quotidien s’inscrit dans de nouveaux paradigmes qui surgissent du manque, de la peur, de l’insécurité, et de la volonté criante de survivre, malgré tout. Le roman de Mars décrit une période de la vie du personnage principal, Fito Belmar, un architecte-urbaniste qui dirige seul son étude notariale, après avoir perdu son collaborateur dans le séisme. Fito a également publié un premier roman, mais malgré un succès littéraire aussi prometteur que remarqué, il n’a pas réussi à satisfaire les attentes de son lectorat, pourtant impatient de continuer à le lire. Deux fois divorcé à 55 ans, sa troisième relation s’effrite au moment où il attend la visite d’une jeune professeure de littérature fran- cophone, Tastumi. Fito n’a pas partagé toute sa vérité avec la jeune Japonaise rencontrée sur internet et désireuse d’écrire, pendant son année sabbatique, un article sur l’après-séisme. Il ne lui a rien dit de ses échecs amoureux, de son incapacité à faire l’amour avec des femmes à ce moment-là, et surtout, surtout, il ne lui a rien dit de ses 7 visites au camp de Canaan, ce camp qu’il appelle son « paradis en enfer » (17), ce camp de « l’indicible » (19), ce « microcosme de la situation post-séisme du pays » (99). Le narrateur expli- que comment Fito semble se désincarner lorsqu’il se rend à Canaan : « Fito […] bascula dans une autre dimension. Tout changeait alors. Chaque visage qu’il croisait le menait vers un paradis, un bonheur indicible au sein duquel il pénétrait comme un somnambule. Il pouvait se perdre alors dans la promis- cuité dense, dans la proximité dangereuse et fascinante vécue au plus intime du peuple et s’oublier enfin » (17). Dans Géopolitique du chaos, Ignacio Ramonet dressait un bilan du XXe siècle alors finissant : Nul n’ignore plus que nous vivons, en cette fin de siècle, une période de rup- tures, de cassures, de recomposition générale des forces géostratégiques, des formes sociales, des acteurs économiques et des repères culturels. Partout, alarme Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
Yanick Lahens, Marvin Victor, Kettly Mars 67 et désarroi succèdent à la grande espérance d’un « nouvel ordre mondial ». Celui- ci, on le sait à présent, est mort-né. Et nos sociétés, comme lors des précédentes périodes de transition se demandent si elles ne s’acheminent pas vers le chaos. / À la veille d’entrer dans le IIIe millénaire, chacun peut constater que l’incertitude est devenue l’unique certitude. (15) En ce IIIe millénaire, Canaan est en effet devenu un « chaos apparent » (Mars 14), une terre qui n’a pas tenu ses promesses, un ogre qui « engloutit » (19) les espoirs des quelque 80 000 ou 100 000 habitants, on ne les compte plus vraiment ; une terre étriquée où se côtoient la misère, la mort, le choléra, la violence, la drogue, le viol, la prostitution. Cette terre est devenue un mon- stre et, selon Ramonet, « un monde où la régression, le drame et la tragédie sont possibles » (75). Pourtant, lorsqu’il n’est pas dans le camp, Fito n’a pas perdu son sens de l’éthique, s’il faut en croire le narrateur : « Mais voilà, lui n’était pas normal, il le savait. Il n’était plus normal depuis que, armé d’une lampe de poche et suivant le pas rapide d’un guide, il s’était faufilé dans les corridors de Canaan » (Mars 31). Vers la fin du roman de Mars, Fito commence à émerger de son drame personnel lorsqu’il constate : « Toute cette désolation engendre une violence et une corruption qui finissent toujours par nous rattraper et nous frapper de façon inattendue » (156). Pour Fito, Canaan est « sa blessure » (156), sa « prison » (105). « Canaan avait volé son âme, l’avait broyé » (156), dès le moment où il avait commencé à penser qu’aimer un corps sans péché ne saurait être un péché. Par conséquent, Fito a besoin de se créer un double qui va aux rendez-vous que le vrai Fito condamne. Lorsqu’il se rend à Canaan, Fito « n’était personne, il n’était nulle part » (17). Lorsqu’il en revient, il se trouve « désintégr[é] » (83). Ramonet pose la question suivante : « Comment mettre de l’ordre dans un monde qui explose de toutes parts ? » (75). Il nous invite à réfléchir au rôle des créateurs et des intellectuels : « Les créateurs peuvent-ils laisser faire ? Les intellectuels sauront-ils se mobiliser pour éviter que […] la civilisation sombre dans la fascination du chaos ? » (14). L’écriture articule ce roman à plusieurs niveaux. Dans et par l’ouvrage de Mars, la mise en abyme de la figure de l’écrivain, de l’écriture et de l’institution littéraire participe à ce mouvement de mobilisation. Le récit fictif mentionne le nom de deux écrivains haïtiens connus et réels : Gary Victor et Jean-Claude Fignolé. Même si le nom de fa- mille de ce dernier n’est pas cité, certains détails permettent de l’identifier : il est en effet maire de la ville des Abricots, où le personnage fictif habite. Nous avons déjà décrit le succès littéraire de Fito, écrivain fictif qui, fort de ses prix littéraires, avait été identifié par la critique comme une « singulière voix de la littérature haïtienne » (32) et par Tatsumi comme un « écrivain génial » (32). Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
68 Corinne Beauquis L’écriture se manifeste sous plusieurs formes : par la thèse de Tatsumi sur la littérature caribéenne d’expression française, ainsi que l’article académique qui motive sa visite en Haïti. En outre, Mars problématise les difficultés de l’écriture car le narrateur révèle que Fito « ne pouvait plus écrire, il était coin cé dans sa tête » (64) et ce blocage se manifeste simultanément dans sa vie sexuelle. C’est par le truchement de Tatsumi, la femme-enfant avec laquelle il concède finalement à partir en week-end, qu’il pourra retrouver à la fois sa virilité avec une femme et le goût d’écrire. Tatsumi perçoit qu’un lourd secret détruit Fito, sans pouvoir exactement l’identifier. Lors de leur escapade, les qualités humaines de la jeune femme lui permettent de tisser des liens avec les enfants du village, au-delà des mots et de la culture. En provoquant ensuite une rencontre entre Fito et les enfants du village, elle redonne aux enfants du camp leur humanité, leur corps d’enfant. Sur le visage des enfants qui rient et qui jouent sur la plage viennent se superposer celui des enfants de la misère, et celui des fillettes du camp. En déplaçant les frontières de Canaan, en replaçant les enfants du camp dans un contexte moins violent, moins chaotique, Fito reprend alors contact avec sa propre humanité et il peut ainsi appréhender et articuler les paramètres de l’entreprise de deshumanisation du camp dont il est devenu complice. Il se sent alors prêt à se libérer du bâillon qui avait scellé son impuissance créatrice. Il confie à son ami Jean-Claude : « C’est comme une obsession… J’ai besoin d’écrire, de plus en plus besoin… » (142). Il sui vra plus tard les conseils de Tatsumi qui lui suggère : Tu devrais écrire cette douleur, Fito, en faire un livre. La laisser couler de tes mains. C’est par l’écriture que tu te purgeras de l’angoisse que je sens en toi. Dis Canaan, fais vivre ces hommes, ces femmes et ces enfants. […] Sors-les de l’anonymat de leur misère et fais-les entrer dans l’humanité, dans la communauté des hommes… tu peux le faire. Peut-être le portes-tu déjà en toi, ce roman. (158) À la fin du roman de Mars, Fito s’installe finalement à sa table de travail et, au son de la trompette de Miles Davis, il trouve le titre de son prochain roman : Aux frontières de la soif. Il n’aura plus jamais envie de suivre le filet de lumière du guide qui le conduisait à Canaan le soir ! Conclusion Rodney Saint-Éloi, témoignant également du séisme, écrivait dans Haïti Kenbe la « La terre bascule. L’ombre descend sur toute chose. L’horreur est en moi » (243). Malgré une forte résistance à l’idée d’écrire sur le séisme, Saint-Éloi finit par suivre les conseils d’Edwige Danticat : « Pour ne pas avoir à passer ta vie à raconter l’histoire du séisme, vaut mieux écrire un livre » (242). Michel Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
Yanick Lahens, Marvin Victor, Kettly Mars 69 de Certeau, quant à lui, se demande : « Pourquoi écrire, sinon au titre d’une parole impossible ? » (282), ajoutant que « la mort qui ne se dit pas peut s’écri- re et trouver un langage » (283). Dans nos trois ouvrages, par le truchement d’une écriture qui met en scène le constat du chaos et l’impossibilité du dire, Lahens, Victor et Mars réussissent à problématiser l’écriture pour décrire ce que de Certeau identifie comme l’innommable, dans le respect, la pudeur et la prudence, sans intention d’esthétiser le malheur. Je conclurai avec Lyonel Trouillot qui soulève les questions de la responsabilité et du devoir de mémoire, dans son « hommage aux victimes, aux survivants aux héros, à nous tous » paru dans le Nouvelliste. Si les mots sont insuffisants au devoir de mémoire, il « in- combe à ceux et celles qui les portent, les écrivent, de parler vrai, d’écrire vrai. […L]a seule façon pour “l’écrivain haïtien” de rendre hommage aux morts et d’aimer les vivants est celle de devenir un citoyen haïtien qui écrit » (6). Notes 1. George Castera et son épouse sont décédés lors du séisme, alors qu’ils étaient en Haïti pour le festival Étonnants Voyageurs. Le site d’Étonnants Voyageurs fournit des rensei- gnements utiles sur ces écrivains haïtiens. 2. J’ai décidé de ne pas inclure dans cette étude le texte de Dany Laferrière, dont la critique a notamment souligné la pudeur, le courage, les importantes mises au point, et ce même si c’était le premier texte que j’avais lu, ou peut-être parce que c’était le premier que j’avais lu après la tragédie. 3. Placé sous le haut patronage de l’Organisation Internationale de la Francophonie, le Prix du Jeune Écrivain Francophone distingue chaque année des œuvres inédites écrites en français par de jeunes étrangers francophones. 4. Selon Canal Académie, « avec plus de 10 000 membres, la Société des gens de lettres […] est l’association des auteurs la plus importante de France. » Web. 10 février 2014. Le Prix des cinq continents de la Francophonie consacre chaque année un nouveau roman d’un auteur d’expression française. 5. Le Prix Prince Claus est attribué par une fondation hollandaise qui récompense les productions remarquables dans le domaine de la culture et du développement. Bibliographie Certeau de, Michel. L’invention du quotidien. Paris : Folio Essais, 2008. Étonnants Voyageurs. Web. 01 février 2014. Laferrière, Dany. Tout bouge autour de moi. Montréal : Mémoire d’encrier, 2010. Lahens, Yanick. Failles. Paris : Sabine Wespieser Éditeur, 2010. ———. Failles. Festival America Web.1 mars 2012. ———. Guillaume et Nathalie. Paris : Sabine Wespieser Éditeur, 2013. Papier. Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
70 Corinne Beauquis Leménager, Grégoire. « Haïti : Génération Séisme » Nouvel Observateur (16 février 2012) Web. 28 février 2012. Marin de la Meslée, Valérie. « Marvin Victor : “Je ne voulais pas échapper à ce qui se passait en Haïti” » Le Point (10 janvier 2011)< http://www.lepoint.fr/culture/marvin-victor- je-ne-voulais-pas-echapper-a-ce-qui-se-passait-en-haiti-10–01–2011–128566_3.php> Web.1 mars, 2012. Mars, Kettly. Aux frontières de la soif. Paris : Mercure de France, 2013. Munro, Martin. « Marvin Victor : un bref entretien » Small Axe (25 février 2012) Web. 1 mars 2012. Ramonet, Ignacio. Géopolitique du chaos. Paris : Galilée, 1997. Saint-Éloi, Rodney. Haïti Kenbe la. Neuilly-sur-Seine : Éditions Michel Lafon, 2010. Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
6. « Raconter la chose » pour « dire l’inénarrable. » Ballade d’un amour inachevé de Louis-Philippe Dalembert Emanuela Cacchioli Université de Gênes (Italie) Le roman Ballade d’un amour inachevé a été publié à la fin du mois d’août 2013, presque trois ans après le séisme qui a secoué Haïti le 12 janvier 2010. Louis-Philippe Dalembert a commencé son écriture bien avant la terrible ca- tastrophe, mais il n’a pas pu terminer son travail au cours de 2010 à cause du sujet dont il était en train de parler : le tremblement de terre qui a eu lieu le 6 avril 2009 aux Abruzzes. Il ne s’agissait pas d’une prémonition, mais d’une coïncidence puisque l’écrivain a vécu directement les deux expériences. Cependant le séisme d’Haïti est beaucoup plus frappant pour lui ; c’est un événement qui lui coupe la parole et qui l’empêche de transformer les sen- sations vécues en création cathartique. Dans un entretien accordé au journal Libération le 19 janvier 2010 et puis repris dans beaucoup de quotidiens ita liens et français, Dalembert résume la différence entre les deux tremblements de terre avec ces mots : « Le tremblement de terre des Abruzzes, en Italie, au mois d’avril dernier, que j’ai vécu au premier plan pour des raisons person- nelles, était une catastrophe naturelle. Ici, c’est une malédiction. » C’est pour cette raison qu’il a eu besoin de plusieurs mois avant de trouver les mots pour relater cette expérience à même d’anéantir son esprit. Dans cet essai nous nous proposons de retracer les étapes qui ont marqué la rédaction du roman, c’est-à-dire d’analyser les passages qui ont permis de traduire l’expérience en création artistique et de modifier le projet prévu au début. Nous étudierons aussi les modalités que l’écrivain a utilisées pour ra- conter la catastrophe qui a frappé Haïti et le rôle de médiation qui est joué par le tremblement de terre des Abruzzes. Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
72 Emanuela Cacchioli Nous avons déjà affirmé que Dalembert avait conçu l’idée d’écrire un roman à propos du séisme des Abruzzes de 2009. C’est dans les entretiens accordés en janvier 2010 que nous découvrons que ce projet était en cours : il aurait pour titre provisoire L’Ultimo calvario (Le Dernier calvaire) et il raconterait l’histoire d’un couple composé par une femme des Abruzzes et un homme d’Europe de l’est. Après une première secousse les époux sortent de chez eux. Quand la femme choisit de renter pour dormir dans son lit, son mari reste avec ses amis extracommunautaires. Une autre secousse se produit. Leur maison s’écroule et la femme et le petit enfant du couple sont empri- sonnés sous les décombres. Une expérience terrible que l’homme avait déjà vécue dans son pays quand il était enfant (Farina). Le roman qui a été publié en 2013 est le résultat de la transformation de ce projet. Le noyau du texte est déjà dans ces mots, mais le tremblement d’Haïti l’obligera à changer le ti- tre, certains détails des événements et surtout la nationalité du protagoniste : bien que cette dernière ne soit jamais spécifiée, on trouve une référence à l’île caribéenne déjà dans la dédicace : « À ma famille des Abruzzes et à celle de Port-au-Prince. Aux survivants d’ici et de là-bas, qui devrons apprendre à vivre pour ceux qui sont partis » (Dalembert 2013 : 11). Le 12 janvier 2010 Louis-Philippe Dalembert est à Port-au-Prince pour participer au Festival des Étonnants Voyageurs qui aurait dû se tenir du 14 au 17 janvier (et qui n’a pas eu lieu à cause du tremblement de terre). Le lendemain de la catastrophe il accorde des interviews, il écrit des articles pour raconter son expérience et pour décrire le paysage « apocalyptique » qui est sous ses yeux. Sa première réaction est donc celle de témoigner, de relater un événement et ses véritables conséquences. C’est une réaction tout à fait normale : après avoir vécu cette épreuve terrible les rescapés ont envie d’exorciser les événements, d’avoir des nouvelles de leurs amis et de partager les sensations qui ont accompagné ces moments. Après cette phase, Dalembert a choisi le silence et a publié un ro- man en 2011, Noires Blessures, qui se détache complètement de ce sujet : « Je ne voulais pas écrire sur le tremblement de terre. J’y étais, j’ai témoigné sur le coup, mais ensuite je ne voulais pas ressasser ces images trop douloureuses » (Soulard). Les « tableaux abominables » (Dalembert 2013 : 106) du séisme se sont gravés dans son esprit, mais il est très difficile de « dire l’inénarrable » (Dalembert 2013 : 106). Dans son essai Temps et récit, Paul Ricœur (73) affirme que la naissance d’une intrigue est liée au passage de l’accidentel à l’intelligible, du singulier à l’universel et de l’épisodique au nécessaire et au vraisemblable. Le philosophe français parle du récit comme d’un acte qui se développe en trois phases : la « figuration, » la « configuration » et la « refiguration. » Raconter un événement vécu signifie avant tout avoir une relation spontanée et immédiate avec le monde qui nous entoure. Ensuite il Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
« Raconter la chose » pour « dire l’inénarrable. » 73 est nécessaire de considérer l’intrigue comme le centre organisateur du récit, c’est-à-dire qu’elle met en relation les différents éléments qui composent la narration. La configuration correspond donc à une construction narrative et organisée où le temps raconté devient une « concordance discordante. » En ce cas, la temporalité est la clé à retenir pour comprendre le passage de la configuration à la refiguration. En effet, cette dernière représente le retour au monde de l’agir et du souffrir après avoir éprouvé des expériences qui nous amènent à une compréhension renouvelée de l’univers. Après le séisme haïtien de 2010, Dalembert est passé tout de suite de la phase de figuration à la phase de configuration : ses interviews et ses articles le démontrent. Il s’agissait tout de même du récit d’une expérience où la tem- poralité avait encore une dimension épisodique très brève. L’événement était encore en cours puisque l’écrivain avait sous les yeux les conséquences du tremblement de terre. Son récit était donc une « simple » description (même s’il est difficile d’utiliser le mot simple pour le fait de décrire ce paysage apo calyptique). Le passage de la configuration à la refiguration narrative est beau- coup plus complexe parce qu’un recul est nécessaire. Les images, ou bien « les tableaux abominables » comme Dalembert lui-même les définit, sont gravés dans sa mémoire. Il faut donc sélectionner ces fragments et structurer un récit où ces éléments aient un sens et une disposition logique, bien qu’atemporelle (ou qui soit le résultat d’une élaboration subjective de la temporalité). Les entretiens accordés en 2010 sont un réservoir fondamental pour accomplir la refiguration du matériel : ils contiennent déjà beaucoup d’images qui sont reprises dans le roman. Cependant il ne s’agit pas d’une naïveté. Les inter- views ont une fonction fondamentale : elles ont permis de fixer sur le papier des détails qui ont été capturés tout de suite et qui deviennent un véritable témoignage. Comme Dalembert (2013 : 253) l’explique dans Ballade d’un amour inachevé, à la suite d’une telle catastrophe, il arrive deux réactions se lon l’âge des survivants : « la mémoire des plus âgés commencerait à chanceler avant de les laisser en rade » et « celle des plus jeunes aurait sélectionné des événements moins éprouvants pour les accompagner sur la grand-route de la vie. » Les images qui ont été décrites par Dalembert dans les entretiens et ensuite reprises dans l’œuvre de fiction nous assurent cette perception réelle et immédiate du séisme. Le passage de l’expérience vécue à la fiction — et donc de la configuration à la refiguration — est lié à cette double opéra- tion : d’un côté l’écrivain a repris les sensations authentiques qui constituent son témoignage personnel et de l’autre côté il a reconstruit les événements avec objectivité et à travers la médiation d’une autre expérience semblable, mais à laquelle il a participé moins directement. C’est ce déplacement qui lui permet de trouver les mots pour « dire l’inénarrable. » Nous soulignons Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
74 Emanuela Cacchioli que le protagoniste éprouve la même difficulté de reconstruire l’expérience du séisme : il passe par une phase d’oubli volontaire où le séisme est défini comme la « chose » — terme qui représente en même temps la condensation de toute signification de la catastrophe en un mot, mais aussi la perte totale d’une attribution spécifique à l’événement et sa réduction au statut d’objet. La récupération de cette mémoire effacée correspond à une sorte d’analyse psychiatrique. Le protagoniste reconstruit son expérience grâce à une suite de brefs rapports qui ressemblent à des récits accordés à un psychanalyste pen- dant plusieurs séances : le personnage rétablit la vérité à travers des fragments qui sont dévoilés progressivement et qui vont compléter le cadre du passé. Cette reconstruction passe donc nécessairement par l’éclatement des niveaux temporels et par l’alternance du passé au présent, mais aussi au futur puisqu’il projette ses pensées dans l’avenir où il espère concrétiser ses espoirs. Trois ans après donc Dalembert reprend le matériel qu’il avait déjà ra- massé et il recommence à travailler sur ces éléments grâce à une résidence d’écriture à la Saline royale d’Arc-et-Senas, mise en place avec le concours de la Région Franche-Comté et du centre régional du livre de Franche-Comté. Le résultat définitif de son activité a été publié à la fin du mois d’août 2013. L’écrivain explicite ses difficultés de raconter cette expérience de deux façons : d’un côté c’est son protagoniste, Azaka, qui devient le porte-parole de l’auteur ; de l’autre côté l’événement sismique au centre du récit n’est pas celui d’Haïti, mais celui qui a secoué les Abruzzes. La catastrophe haï- tienne est trop bouleversante pour devenir le véritable sujet du roman. Elle représente toutefois le pivot autour duquel tous les événements se dévelop- pent et trouvent une signification plus ample. Avant tout nous analysons comment Azaka réussit à « dire l’inénarrable. » Dans l’œuvre Autobiographie dans l’espace francophone éditée par Lourdes Roubiales, Genon nous explique qu’à la Caraïbe le genre autobiographique suit une modalité particulière : il échappe aux théories — construites sur des modèles occidentaux — qui supposent le circonscrire. En outre nous devons considérer que le sujet postcolonial a tendance à se fondre dans un « nous » collectif et communautaire, alors que le « je » tend à se voiler et parfois à se cacher. Nous remarquons une tension qui montre toute sa richesse au niveau créatif puisque : « dans la mesure où l’écriture de l’intime ne va pas de soi […], il s’agit alors d’approcher et de tenter de décrypter les codes mis en place par des écrivains pour dissimuler un sujet qui ne cherche paradoxalement qu’à se dire » (Genon 12). Nous comprenons donc que le côté autobiographique est présent dans tout type de création, mais il est parfois mêlé à la fiction. Nous trouvons cette même modalité dans le roman de Dalembert qui, dans une interview à la question : « Vos romans sont alors en partie Emmanuelle Anne Vanborre - 9781433128318 Downloaded from PubFactory at 04/28/2021 05:40:51PM via Victoria University of Wellington
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