Architecture du paysage : la singularité suisse - CAUE 74
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du jeudi 7 novembre 2013 au mardi 28 janvier 2014 Galerie de L’îlot-S - CAUE de Haute-Savoie 7 esplanade Paul Grimault à Annecy architecture du paysage : la singularité suisse the swiss touch in landscape architecture Atelier Descombes Rampini sa asp Landschaftsarchitekten AG Atelier Girot Berchtold.Lenzin Landschaftsarchitekten Bernard Tschumi Architects Blau und Gelb Landschaftsarchitekten Carlos Martinez Architekten / Pipilotti Rist Conzett Bronzini Gartmann Enea GmbH Fontana Landschaftsarchitektur Hager Partner AG Herzog & de Meuron Hüsler & Associés / Pascal Amphoux Contrepoint koepflipartner landschaftsarchitekten Klötzli Friedli Landschaftsarchitekten AG KuhnLandschaftsarchitekten Photo: Tessiner Platz, Zurich, © Markus Frietsch Graphisme : Julie Schneider Metron AG Officina del paesaggio Paysagestion raderschallpartner ag landschaftsarchitekten Rotzler Krebs Partner Landschaftsarchitekten Schweingruber Zulauf Landschaftsarchitekten Studio Bürgi vi.vo.architektur.landschaft Une exposition de la Fondation suisse pour la culture VOGT Landschaftsarchitekten Pro Helvetia, réalisée par Chôros, EPFL Verzone Woods Architectes w+s Landschaftsarchitekten
exposition, crédits 1 caractéristiques forme élégance style 2 minimalisme retenue sobriété rigueur 3 écologie contexte biodiversité 4 histoire les jardins historiques 5 expositions nationales 6 Lausanne Jardins 7 pionniers Henri Correvon 8 Le Corbusier 9 Ernst Cramer 10 Walter Brugger 11 Dieter Kienast 12 les protagonistes 13 l’architecte et le paysage // Herzog & de Meuron 14 l’ingénieur et le paysage // Conzett Bronzini Gartmann AG 15 Bernard Tschumi Architects 16 asp Landschaftsarchitekten AG 17 Studio Bürgi 18 Schweingruber Zulauf Landschaftsarchitekten 19 VOGT Landschaftsarchitekten 20 Atelier Descombes Rampini sa 21 Rotzler Krebs Partner Landschaftsarchitekten 22 raderschallpartner ag landschaftsarchitekten 23 Hüsler et Associés / Pascal Amphoux Contrepoint 24 Klötzli Friedli Landschaftsarchitekten AG 25 Hager Partner AG 26 Paysagestion 27 Metron AG 28 Enea GmbH 29 Atelier Girot 30 nouvelle vague 31 Verzone Woods Architectes 32 Berchtold.Lenzin Landschaftsarchitekten 32 koepflipartner landschaftsarchitekten 33 Fontana Landschaftsarchitektur 33 Officina del paesaggio 34 KuhnLandschaftsarchitekten 34 Blau und Gelb Landschaftsarchitekten 35 w+s Landschaftsarchitekten 35 vi.vo.architektur.landschaft 36 Carlos Martinez Architekten / Pipilotti Rist 36
exposition, crédits the swiss touch in landscape architecture 1 L’architecture du paysage est un phénomène qui a transformé de fond en comble le territoire et notre façon de l’appréhender. La discipline, relativement récente – elle a fait ses débuts vers 1800 –, connaît actuellement un essor spectaculaire et prend une place de plus en plus importante. En effet, l’attention portée au paysage représente l’une des tendances les plus significatives de notre époque. L’architecture du paysage actuelle s’occupe de l’aménagement des espaces publics, de projets urbains et péri-urbains, de la gestion des espaces verts dans les villes, de la création de parcs et jardins, des friches, de même que de l’intégration des terrains agricoles dans le paysage. La Suisse a joué au cours du 20e siècle – et elle continue de le jouer – un rôle essentiel dans l’évolution de l’architecture du paysage. Des projets exemplaires de paysagistes helvétiques ont été réalisés aussi bien en Suisse qu’à l’étranger. Toutefois, la figure de l’architecte du paysage reste peu connue, et ceci à un moment historique où le paysagiste se trouve au centre des métiers projetant les espaces de vie présents et futurs. Les projets des architectes du paysage suisses privilégient la beauté formelle, tout en se souciant du contexte écologique. Le respect de l’esprit du lieu et de son histoire va de pair avec un sens extrême de la retenue, ainsi qu’avec l’élégance des solutions proposées. L’exposition invite à la découverte de la richesse, de la diversité et de la complexité de cette pratique fascinante. Une partie initiale, théorique et historique établit le cadre conceptuel de l’exposition. On y découvre l’apport de l’histoire des jardins et le rôle joué par les pionniers de la discipline, sans oublier l’importance des grandes expositions nationales, jusqu’à la réussite représentée par Lausanne Jardins, le festival international de l’art du jardin dans la ville. Une deuxième partie, qui forme le cœur de The Swiss Touch in Landscape Architecture, passe en revue les protagonistes, c’est-à-dire les bureaux d’architecture du paysage. Une dernière section montre les travaux d’une nouvelle vague de paysagistes. Adaptation de l’exposition à Annecy /// galerie de L’îlot-S /// CAUE de Haute-Savoie : Production : Pro Helvetia, Schweizer Kulturstiftung, Zurich - www.prohelvetia.ch Direction : Arnaud Dutheil Direction de projet : Pierre Schaer, Caroline Nicod (Pro Helvetia) Coordination Pôle pédagogie&culture : Dominique Leclerc Conception : Michael Jakob, Chôros, EPFL Mise en espace : Commissaire : Michael Jakob Conception : Isabel Jakob Coordination : Maura Formica Réalisation : Eric Brun, CAUE 74 Textes : Annemarie Bucher, Annette Freytag, Klaus Holzhausen, Michael Jakob Mobilier, menuiserie : Jérôme Tirode Réalisation graphique : Lisa Parenti (original template), Julie Schneider Impression panneaux : Meili Décoration Genève Audio-visuels : Niccolò Scotellaro, Michael Jakob Journal de l’exposition : Photo affiche : Markus Frietsch Traduction texte introductif : Mathilde Leblond Photos : Pascal Amphoux, Léonore Baud, Fred Boissonnas (ACM-EPFL), Michel Bonvin, Luc Mise en page : Maryse Avrillon, CAUE 74 Chessex, Sophie Chivet, Jacqueline de Sà, Ralph Feiner, Robin Forster, Matthieu Gafsou, Impression : Pressgrafica (Gravellona, Italie) Gempeler Architekturfotografie, Roger Grisiger, www.haddenhorstfotografie.de, Roland Halbe, Remerciements à : Andrea Helbling, Robert Hösl, Klaus Holzhausen, Michael Jakob, Jullien Frères (ACM-EPFL), Paolo Bürgi, Studio Bürgi (Camorino, Suisse) pour la maquette d’étude Jean-Michel Landecy, Olivier Lasserre, Martin Linsi, Duccio Malagamba, Peter Mauss, Bernhard Moosbrugger, Jean-Marie Monthiers, Patricia Nydegger, Livio Piatti, Raumgleiter GmbH, Nicolas Savary, Margherita Spiluttini, Peter Stähli, Rupert Steiner, Raphael Suter, Hannes Thalmann, Bernard Tschumi, Dominique Uldry, Christian Vogt, Wehrli Müller Fotografen
L’idée de Nature, la découverte du paysage et le développement de l’Architecture architecture du paysage en Suisse En Europe, le paysage est une comme d’un morceau de invention relativement récente. territoire représenté à partir En effet, du 15 au 18 siècles, e e d’un point de vue particulier. le terme ‘paysage’ désignait Le lieu d’origine de cette exclusivement le paysage caractérisation (l’Italie ou les peint, la représentation Pays-Bas) est encore disputé, artistique du paysage. Le mais il est incontestable que paysage européen fait ses les montagnes furent partie 1 débuts vers 1350 avec Les de ce nouveau genre dès ses Effets du bon gouvernement, débuts. Nous les retrouvons, la fameuse fresque d’Ambrogio en effet, dans les travaux Lorenzetti, à Sienne. 1 de Léonard de Vinci (sa 1 Cette œuvre complexe première œuvre, un dessin de exprime déjà le fait que le 1473, 2 dépeint une région paysage se situe en-dehors montagneuse spécifique, alors des murs de la ville, extra que des dessins subséquents 2 muros, et qu’il est une représentent la chaîne des invention de la pensée urbaine. Alpes ou des paysages Il est dominé, gouverné par fantastiques) ainsi que dans la ville : le « contado », la l’œuvre de Joachim Patinir 3 . campagne représentée comme C’est avec l’un des premiers paysage, est sous le contrôle tableaux représentant un de la ville et appartient à paysage reconnaissable, celle-ci de même que ses La Pêche miraculeuse de 4 3 techniques de représentation. Konrad Witz , que nous A proprement parler, la nous rapprochons de la région fresque de Sienne n’est pas helvétique, c’est-à-dire de la un paysage, mais se réduit Suisse actuelle. La composition encore à une simple somme montre un paysage facilement d’éléments topographiques. Ce identifiable de la Suisse n’est qu’à partir du 15 siècle e occidentale : le lac Léman que l’on peut commencer à avec la cité de Genève et parler de paysage au sens deux formes montagneuses, strict du mot, c’est-à-dire le Salève et le Môle. Bien que 4
introduction ce soit un ‘paysage suisse’ goûté au fruit de l’Arbre de la que l’on reconnaît dans la Connaissance, Adam et Eve toile de Witz, cela prit du avaient dû quitter le paradis temps avant que l’expérience et vivre dans une Nature réelle du paysage, la capacité imparfaite, cruelle, parfois de se délecter d’un bout de même monstrueuse. D’autre nature in situ, ne fut possible. part, le mythe du Déluge avait En Europe, ce n’est en effet des répercussions encore qu’après de longs siècles plus importantes : jusqu’au que l’on apprit à interpréter 17e siècle, la théologie et à accéder à la Nature. Une officielle soutenait l’idée que fois que les européens eurent l’homme vivait dans un monde élaboré et acquis les concepts postdiluvien. intellectuels nécessaires, Avant le Déluge 5 , la Terre ils purent véritablement n’avait « pas une ride, cicatrice constituer et dépeindre le ni fracture sur l’entièreté de paysage en tant que tel. son corps, pas de rochers ni Ce développement prit de montagnes, pas de caves beaucoup de temps car, afin creuses ni de canaux béants, de pouvoir apprécier la Nature mais elle était complètement en tant que phénomène plate et uniforme », comme esthétique, il était nécessaire l’affirma Thomas Burnet dans d’estomper ses aspects Telluris Theoria Sacra (La les plus menaçants. Or, Théorie sacrée de la Terre) 6 . 5 une telle attitude positive Après le Déluge, par contre, était impossible tant que la les humains durent faire face Nature était perçue comme à un monde hostile (la natura inquiétante et négative. En lapsa, la Nature marquée par la effet, les idéologies religieuses chute de l’Homme), et devaient dominantes de l’époque autant que possible résister considéraient la Nature en sa aux forces de la Nature. Tout totalité comme profondément ce qui avait trait aux sens, et marquée par le péché humain. en particulier à la sexualité, fut 6 D’une part, après avoir considéré comme une source
introduction de danger permanent pendant ‘merveilles’ de la nature et de plus d’un millénaire, ce qui plantes utiles, et que l’air frais explique pourquoi le simple que l’on pouvait y respirer était acte d’observer un phénomène bon pour la santé. Conrad naturel était considéré un Gesner (1516-1565), le célèbre péché capital. Une telle vision médecin et humaniste, faisait du monde ne pouvait que partie de ces exceptions. Dès percevoir la nature sauvage 1541, Gesner 7 , surnommé le et indomptée comme étant ‘Pline allemand’ et un pionnier emplie de forces diaboliques – dans différents domaines dont des dragons, des serpents, des la zoologie, la botanique et basilics et d’autres créatures la géographie des plantes, fantastiques qui étaient toutes décrivait à son ami Vogel les l’incarnation du Diable. Tant effets salutaires de la haute que les hommes tremblaient montagne dans la préface devant la Nature (qu’ils de son Libellus de lacte et osaient à peine observer), et operibus lactariis. Il alla même tant qu’ils croyaient qu’elle jusqu’à escalader l’un des représentait l’empire des forces pics du mont Pilate en 1555. 7 du Mal, il était impossible de D’autre part, un texte du la concevoir comme méritant savant suisse Johann Jakob le regard et l’attention. Les Scheuchzer (1672-1733) Alpes, objet d’admiration révèle l’importance qu’avait collective à partir de la l’idée du Déluge jusqu’au moitié du 18 siècle, furent e début du 18e siècle. Dans donc interprétées jusque-là Itinera alpina tria (Londres, comme le territoire privilégié 1708), Scheuchzer 8 9 , un du Malin. Seuls quelques médecin, mathématicien et individus particulièrement auteur prolifique, traitait de la éclairés comprenaient déjà, présence de dragons dans le dès la seconde moitié du 16 e canton de Lucerne, attestée siècle, que la partie la plus par des hommes de ‘bonne mystérieuse de la Suisse, foi.’ Bien qu’il doutât de la les Alpes, était pleine de véracité de ces témoignages, 8
introduction il fit illustrer son texte par des très en vogue entre 1650 et dessins de dragons terrifiants. 1730. Contrairement à l’idée En outre, il était convaincu que traditionnelle d’un monde les fossiles, objets importants décadent et en déclin (decay), dans ses travaux (ainsi que la physico-théologie suggérait dans ceux de Gesner), étaient l’existence d’une conception sans aucun doute des restes divine (design). Marquée par le du Déluge. protestantisme anglican ainsi L’élément nécessaire et que par les nouvelles sciences fondamental pour accéder à et leur vision mécaniste du la Nature – une démarche qui, monde (le monde comme à un moment donné, permit machine parfaite), cette théorie la naissance du paysage, affirmait que la nature n’était c’est-à-dire la représentation pas négative, cruelle et hostile et l’encadrement de certains à l’homme, mais pouvait, au endroits et le plaisir qui en contraire, refléter l’ordre divin. dérive – est la culture. La Ce nouveau paradigme culture crée la Nature, et il théologico-scientifique d’une n’existe rien de plus artificiel Nature essentiellement que cette dernière. Le désir bénéfique ouvrit la voie à un ou l’amour pour la Nature nouvel engagement avec n’est donc jamais inné ou celle-ci, invitant à une étude spontané, mais il est le résultat attentive de tous ses détails de procédés culturels longs et et mécanismes. En ce sens, complexes. la physico-théologie agit Le fait que la nature suisse et, comme une force majeure en particulier, la nature alpine poussant les gens à affronter devinrent un objet de désir la nature, même la plus européen pendant le 18e siècle sauvage, à l’explorer et à la est le résultat de plusieurs représenter tant visuellement facteurs historiques. Le qu’à l’écrit. Parti de la Grande- premier est l’émergence de la Bretagne, le mouvement physico-théologie, une théorie physicothéologique se 9 scientifique et théologique propagea rapidement sur
introduction le continent, où il contribua travailla dans l’Est des Alpes grandement à une nouvelle suisses de 1653 à 1665. interprétation de la Nature. N’était-il en fait qu’une Toutefois, pendant longtemps, sorte ‘d’espion,’ dont l’étude de la nature n’impliqua les magnifiques dessins aucune dimension esthétique. topographiques servaient des La qualité bénéfique des fins commerciales (étudier phénomènes naturels s’arrêtait la possible utilisation de la à leur utilité et ne s’étendait Via Mala comme un passage pas à leur beauté. particulièrement pratique pour Ce nouveau point de vue traverser les Alpes) ? Ou bien positif ainsi que des intérêts contribuait-il seulement à commerciaux poussèrent en l’Atlas topographique de Van tout cas de plus en plus de der Hem ? En tous les cas, son visiteurs à s’aventurer jusque intérêt pour ces endroits isolés dans les régions les plus n’était qu’indirect et il n’était éloignées. Afin de prouver influencé ni par des raisons l’existence d’une providence scientifiques ni par des raisons et d’une conception divines, artistiques. Un siècle plus tard, chaque recoin de la Nature alors que l’engouement pour devait être étudié et analysé les Alpes et pour la Suisse avec la plus grande attention. battait son plein, le peintre La Nature sauvage des Alpes Caspar Wolf 11 , motivé lui ne délectait pas encore l’œil, aussi par des facteurs externes mais elle exaltait l’intellect. En à l’art, découvrit les montagnes ce sens, la présence d’artistes de son propre pays. Ce n’est 10 dans les Alpes suisses est qu’après un séjour à Paris, et particulièrement notable. Jan porté par la vogue des paysages Hackaert 10 , peintre et graveur alpins dans les Salons français flamand engagé par Laurens des années 1770, que l’artiste Van der Hem, un riche avocat rentra en Suisse et commença d’Amsterdam, fut le premier la traversée esthétique des artiste à étudier et représenter Alpes, et en particulier, des les montagnes. Hackaert Alpes bernoises. Le résultat de
introduction ses découvertes fut habilement composés de rocs, de torrents, exploité par Abraham Wagner, de pics et de précipices. Dennis un marchand d’art bernois (ce avait préalablement lu Burnet dernier avait un stock de 150 et Boileau, et l’association paysages peints par Wolf, qu’il de ces textes avec la vue dissémina à travers l’Europe des montagnes produisit en grâce à une célèbre série de lui une expérience inédite : dix gravures de la vallée de « La perception de tout cela Lauterbrunnen). déclencha en moi différentes A l’époque où Wolf commença émotions, une horreur sa carrière artistique, un délicieuse, une joie terrible, et en troisième facteur, l’esthétique même temps que je ressentais du sublime, avait déjà changé un plaisir infini, je tremblais. » le mode de représentation de Les voyages de Burnet et la Nature, autant sur le plan de Dennis n’étaient que les pictural qu’épistémologique. premiers d’une série de ‘Tours’ A l’origine, le sublime était effectués par des intellectuels une catégorie de la rhétorique qui partaient à la découverte de antique. Presque entièrement l’Italie classique et consignaient oubliée jusqu’au 17e siècle, leurs réactions par écrit. cette notion fut redécouverte Joseph Addison, qui effectua par Boileau 12 , qui l’appliqua en son Grand Tour en 1699, est premier lieu à l’art. Toutefois, particulièrement important l’étape essentielle dans notre dans notre contexte. Dans contexte fut l’adaptation du son fameux essai « Pleasures 11 sublime religieux et artistique of Imagination » (1712) écrit à la Nature. Ce pas fut franchi pour le Spectator, il fut le par un dramaturge et essayiste premier à noter la grandeur anglais assez méconnu, John naturelle (le ‘sublime’) comme Dennis. En 1688, alors qu’il source légitime d’une forme traversait les Alpes durant son de plaisir très différente Grand Tour, il appliqua l’idée du ‘beau.’ Il introduisit en du sublime aux splendides outre un troisième terme 12 mais menaçants paysages intermédiaire, le ‘nouveau’
introduction (newness), qui reçut un accueil beau (1757) : « Tout ce qui est significatif. L’application du propre à exciter les idées de la sublime aux montagnes aida douleur et du danger, c’est-à- à résoudre un dilemme qui dire, tout ce qui est en quelque persistait même après l’essor sorte terrible, tout ce qui traite de la physico-théologie : si d’objets terribles, tout ce qui l’idée de conception divine agit d’une manière analogue fonctionnait avec la plupart à la terreur, est une source du des formes de la nature, elle ne sublime. » (trad. E. Lagentie de pouvait être réconciliée avec Lavaïsse) l’épouvantable impression de Alors que le sublime devient chaos qui semblait régner dans une notion centrale dans la les vallées les plus reculées théorie esthétique (grâce des Alpes. Grâce au sublime, entre autres à Shaftesbury il fut désormais possible de et Kant), de plus en plus de concevoir ce terrible désordre voyageurs essayent de goûter comme quelque chose à ces sensations en se rendant d’intéressant à regarder et de sur place ou en lisant des véritablement ‘naturel.’ romans contemporains remplis Une fois que ce concept devint d’aventures sublimes. plus populaire, des voyageurs Dans la préface du premier précurseurs commencèrent à guide touristique écrit sur rechercher ce nouveau genre la Suisse 13 , Les Délices de plaisir à travers le continent de la Suisse (Leiden, 1714), et sur les îles Britanniques. Abraham Ruchat devait Pendant ce temps, les théories admettre qu’il pouvait en effet du sublime devenaient de sembler étrange de parler plus en plus complexes et de ‘délices’ en Suisse : « Et sophistiquées. Edmund Burke depuis quand trouve-t-on des fut l’un des premiers à théoriser délices en Suisse ? » Un tel le sublime dans son traité titre pouvait paraître étonnant, d’esthétique intitulé Recherche en particulier pour un étranger, philosophique sur l’origine de à qui l’auteur anonyme nos idées du sublime et du promettait une « description 13
introduction sincère et honnête »: « Les du spectacle sublime de la étrangers, qui ne connaissent Nature. La Suisse, le « jardin notre pays que par les froides de l’Europe », était devenue plaisanteries que l’on fait parmi le centre de la terre : « Tout eux, s’imaginent que c’est ce qu’il y a de majestueux, un pays de loups garous, où d’extraordinaire d’étonnant l’on ne voit le soleil que par et de sublime ; tout ce qu’il un trou ; que ce ne sont que y a de plus propre à inspirer montagnes à perte de vue, que l’effroi et même l’horreur ; tous rochers stériles, que précipices les éléments mélancoliques, affreux ; que les habitants sombres et audacieux que la ne sont que des misérables Nature aime à utiliser dans ses vachers. » Tout cela changea compositions ; tout ce qu’elle dès la fin du 18 siècle avec e expose dans son immensité de le livre de Johann Gottfried scènes pastorales, romantiques Ebel, Instructions pour un et paisibles, semble être réuni voyageur qui se propose de dans ce pays pour créer le 14 parcourir la Suisse. Selon Ebel, jardin de l’Europe. […] Celui qui « aucune partie du Globe n’est dans ses voyages en Suisse, aussi remarquable et aussi n’a pas su jouir de la Nature intéressante que la Suisse » et dans ses moments les plus « l’homme et le philosophe » propices, ne peut comprendre pouvaient tous deux faire plus ce qu’elle a de grand, de beau d’observations et ressentir des et de sublime. Inexhaustible plaisirs plus purs en Suisse dans ses formes elle déploie que dans n’importe quelle partout de nouveaux charmes autre partie du monde. Les et de nouvelles merveilles ; philosophes, les scientifiques partout elle se montre aux et les intellectuels intéressés yeux du spectateur sous un par la politique pouvaient y nouvel aspect. Au sein d’un étudier le grand livre de la paysage tellement sauvage Nature 14 , les règles du genre et sublime, combien d’objets humain (l’anthropologie) et de sont là pour développer le la démocratie, tout en profitant génie d’un poète talentueux !
introduction Combien de perspectives connaissez encore un âge attrayantes invitent le peintre d’or ; mais point ce siècle de paysages ! » pompeux imaginé par les Cette évolution était due poètes. Peut-on désirer l’éclat à l’effort de nombreux extérieur des brillantes vanités, voyageurs 15 , poètes, peintres, quand la vertu fait trouver le scientifiques et philosophes. plaisir dans le travail, et le Cependant, deux Suisses en bonheur dans la pauvreté ? Le particulier contribuèrent à ciel, à la vérité, ne vous a pas placer l’Helvétie au centre de fait naître dans les vallées de l’attention européenne. la Thessalie ; les nuages, qui Le premier, Albrecht de vous couvrent, sont chargés Haller, était non seulement de foudre & de frimas ; un long un scientifique célèbre, mais hiver abrège vos printemps avait été, du moins dans sa tardifs, et vos froids vallons jeunesse, un important poète. sont entourés d’une glace C’est après une excursion de éternelle : mais la pureté de Genève à Zurich à travers les vos mœurs répare tout cela ; Alpes, en juillet et août 1728, la rigueur même des éléments qu’il publia un long poème augmente votre bonheur. descriptif, Ode sur les Alpes Peuple content et heureux, (1731), qui devint rapidement le destin favorable t’a refusé un bestseller en Europe. Haller l’abondance, cette riche y mixait des éléments de la source de tous les vices, mais physico-théologie avec des celui qui est satisfait de son idées du siècle des Lumières, sort, trouve le bonheur dans du protestantisme et des l’indigence même pendant que visions de l’Infini inspirées la pompe et le luxe sapent les par le Baroque, et présentait fondements des états. Dans les régions alpines de la le temps où Rome comptait Suisse comme une sorte de ses victoires par ses combats, paradis exotique protégé de la le lait faisait la nourriture des décadence : héros et les dieux habitaient « Disciples de la Nature ! Vous des temples de bois. Mais 15
introduction lorsque ses richesses devinrent préférait les endroits où il immenses, l’ennemi le plus pouvait calmement herboriser, faible confondit bientôt son utilisa Saint-Preux, son héros, lâche orgueil. Garde-toi afin de mettre en exergue d’aspirer à quelque chose l’extraordinaire région du Haut de plus grand ; ta prospérité Valais. Les aspects soulignés durera aussi longtemps que la par Saint-Preux dans ses simplicité de tes mœurs. » lettres, tels que la beauté des Haller fut le premier intellectuel sites isolés, les bénéfices influent à populariser la beauté de l’air frais sur la santé, la des montagnes tout en exaltant grandeur des paysages alpins, les sentiments de fierté et de étaient déjà des thèmes liberté des montagnards. Il fréquents à l’époque. Ce développa dans son poème un que Rousseau ajouta aux nouveau vocabulaire lyrique descriptions enthousiastes afin de décrire la variété du de cette idylle suisse était monde alpin. Ses lecteurs la dimension subjective. En furent émus aux larmes et d’autres mots, cette Nature son poème fut bientôt traduit unique avait une influence 16 dans de nombreuses langues directe sur les émotions européennes. de Saint-Preux, et, grâce à Un autre livre contribua Rousseau, elle avait le même néanmoins davantage à effet sur les milliers de lecteurs placer la Suisse au centre de qui recherchaient ces mêmes l’attention des lecteurs : La expériences et visitaient les Nouvelle Héloïse de Jean- sites phares de La Nouvelle Jacques Rousseau. Intitulé Héloïse 18 . A partir de 1761, à l’origine Lettres de deux Clarens, Vevey, Chillon 19 , amants, habitants d’une petite Meillerie et beaucoup d’autres ville au pied des Alpes, ce endroits aux alentours du roman épistolaire fut l’un des lac Léman constituaient un livres qui eut le plus de succès véritable circuit littéraire. C’est au 18 siècle. e dans ces années-là que la Rousseau 16 17 , qui lui-même 17 Suisse devint un endroit à
introduction la mode, en particulier dans que, d’un côté, le paysage les Salons des capitales suisse occupât une place européennes (le montagnard de choix dans l’imagination suisse laborieux et vertueux collective de l’époque, d’un remplaça dans l’imagination autre côté un certain nombre collective le passif berger de facteurs et de détracteurs sicilien ou grec). Les gens avaient commencé à remettre venaient en masse admirer ce triomphe en question. La les torrents, les précipices, distribution hypertrophique de les chalets et les panoramas guides de tourisme, de prose qui leur rappelaient l’histoire de voyage, de journaux, de sentimentale de Saint-Preux et gravures et d’autres formes de Julie. de représentation avait rendu La gloire des montagnes ces endroits tellement en suisses fut le résultat de vogue que certains, fatigués différents facteurs : le par un tel excès d’images protestantisme, la physico- de la Suisse, décidèrent de théologie, le sentimentalisme partir à la recherche de sites préromantique, une certaine moins connus. Une autre incrédulité envers les valeurs complication vint de la crise des Lumières, la critique d’une de la peinture de paysage et civilisation décadente, les idées de sa tendance à se distancer de liberté et de démocratie, de la Nature. Alors que de un intérêt pour les ruines et, plus en plus de voyageurs se de manière générale, pour rendaient aux mêmes endroits le pittoresque. Grâce à la au même moment et que les 18 popularité simultanée de tous premiers effets du tourisme ces éléments, la Suisse devint de masse commençaient à se l’endroit paradigmatique pour faire ressentir, la description étudier et ‘ressentir’ la Nature du Valais par Rousseau, au 18 siècle. e comparant le canton à un Cependant, aux alentours de ‘véritable théâtre,’ s’avéra 1800, la situation était déjà particulièrement juste. Dans devenue très complexe. Bien ces années où la Suisse était 19
introduction en haut des valeurs esthétiques non seulement à la nature et touristiques, il existait déjà sauvage, mais également aux d’autres ‘Suisses’ à l’étranger, nouveaux jardins ‘naturels.’ et surtout aussi la possibilité Le même désir sentimental de se ‘rendre’ dans le territoire pour la Nature est à l’origine helvétique à travers la grande de l’intérêt pour les paysages invention de l’époque : le sauvages des Alpes 20 et des panorama. Sans oublier éléments naturels aménagés la popularité des papiers dans les nouveaux jardins peints et des toiles de fond paysagers 21 . Lorsqu’Addison scénographiques représentant affirmait que « dans les vastes les Alpes. Il était ainsi possible champs de la nature, l’œil de ‘voyager’ et de voir la se promène de tous côtés à Suisse confortablement installé son aise, et se repaît d’une chez soi ou dans un bâtiment infinie variété d’images, publique (le panorama) ou sans être borné à un certain bien dans son jardin, où nombre », il est possible la reproduction de motifs d’appliquer son raisonnement pittoresques et sublimes autant aux paysages naturels suisses était aussi au goût du qu’aux jardins pittoresques. jour. Cependant, la comparaison La relation entre la Suisse entre le désordre et la variété (comme construction des Alpes et le désordre esthétique) et les jardins dits savamment mis en scène pittoresques ou anglais du dans les jardins à l’anglaise 18 siècle est, à cet égard, e créés par Kent, Brown, 20 particulièrement intéressante. Bridgeman et autres va plus N’oublions pas que, lorsque loin que la simple analogie. Joseph Addison prônait le En effet, la Suisse, le ‘jardin goût pour l’irrégulier et pour de l’Europe,’ y est présente le naturel dans son essai sur non seulement à travers les « Plaisirs de l’Imagination » la topographie, mais aussi cité plus haut, il évoquait une comme une sorte d’intertexte. 21 forme esthétique applicable Avec leurs torrents et leurs
introduction cascades, les jardins et les en particulier ceux du Pays de parcs paysagers du 18 siècle e Galles, de l’Ecosse et du Lake imitaient fidèlement le paysage District, fut en partie le résultat alpin. L’utilisation d’éléments de la ‘suissomanie’ antérieure, typiquement suisses, tels que et de l’attention qu’ils avaient le chalet ou le pont, était de développée pour la topographie, même très populaire à l’époque. les paysages sublimes et le A travers cette évocation de la pittoresque. Suisse, ces jardins pittoresques Le 19e siècle, au contraire, anglais et européens faisaient connut relativement peu métonymiquement partie du d’évolutions au niveau de la modèle qu’ils imitaient. théorie et de l’imagination. En Aux alentours de 1800, cette revanche, des transformations ‘suissisation’ s’étendit non majeures et concrètes sur seulement aux parcs, mais à des la région alpine changèrent régions entières. Ayant visité la désormais l’idée que l’on s’était Suisse durant un voyage à pied faite jusque-là de la Nature en 1777, et après avoir traduit suisse. Travels in Switzerland de William Le tourisme fut un acteur 22 Coxe, l’alsacien Louis Ramond essentiel dans ce changement. de Carbonnières ‘découvrit’ Alors que les hôtels 22 23 les Pyrénées en 1786. Il commençaient à occuper les appliqua les motifs et modèles régions les plus élevées du normalement utilisés pour les pays (Rigi 1816 ; Faulhorn paysages alpins à la région 1823, l’hôtel le plus élevé franco-ibérique, et ‘inventa’ ainsi d’Europe ; Wengeralp 1835 ; les Pyrénées (cf. en particulier Kleine Scheidegg 1838 ; son livre Observations faites Rothorn 1840…), l’industrie dans les Pyrénées, pour servir du tourisme devint la force de suite à des observations principale qui gérait l’accès aux sur les Alpes, 1789). De la beautés sublimes. même manière, l’intérêt que La chambre d’hôtel, avec son portaient les britanniques aux balcon et ses points de vue, paysages de leur propre pays, était devenue le lieu privilégié 23
introduction duquel les voyageurs pouvaient de l’époque et dépeintes par contempler la Nature en toute des générations d’artistes, tranquillité et en toute sécurité. et la réalité du terrain, en Il était maintenant extrêmement particulier à partir de la fin du facile de s’approcher de la siècle avec le développement Nature, mais l’effet de surprise d’aménagements hydro- qui avait marqué la rencontre électriques. Presque tous les avec elle au siècle précédent éléments sauvages furent ainsi n’était plus de mise. L’arrivée assujettis à la volonté humaine du train (Vitznau-Rigi Kulm durant cette période. Le fait 1871) et les premiers voyages que le tourisme, le contrôle organisés en Suisse (Thomas des eaux, la production Cook 1858) amenèrent de d’énergie et les systèmes de plus en plus de visiteurs dans transport avaient conquis la les parties les plus reculées totalité de la Nature soulevait du pays et conduisirent quelques critiques, mais inévitablement à un certain ces transformations étaient degré de standardisation. généralement acceptées au 24 Un autre facteur qui eut un nom du progrès. impact profond sur la nature Seules quelques voix à l’époque fut la régulation protestaient contre ces des rivières et des torrents de changements, dont celle de montagne à travers le pays. John Ruskin 24 25 , qui avait Ces mesures furent prises parcouru les Alpes pendant afin de permettre le contrôle plus de trois décennies, de l’eau, mais les nouveaux dessinant, peignant, canaux et les rivières rendues photographiant et écrivant ainsi silencieuses n’étaient sur ses montagnes adorées. plus aussi spectaculaires Il fut l’un des seuls à oser qu’auparavant. Le contraste attaquer cette transformation s’accentuait entre les complète et définitive de la grandioses cascades du Nature. Ruskin, tout comme Staubbach, décrites dans Rudorff (l’inventeur allemand 25 tous les guides touristiques du Heimatschutz, organisation
introduction de protection de la beauté de Heidi 26 27 28 . naturelle et du patrimoine du Comme cela s’était déjà pays), prônait un retour à la produit au 14e siècle à Sienne, Nature immaculée. Au même ou au 18e siècle dans la Berne moment, Heidi, la célèbre de Haller, ou la Genève et histoire de Johanna Spyri, le Paris de Rousseau, ou exprimait le désir nostalgique encore dans le cas de Ruskin pour une nature vierge, intacte. et de Rudorff, le besoin d’un Le livre, adapté d’un roman mythe de la Nature germa allemand publié en 1830 et chaque fois dans le contexte intitulé Adélaïde : la petite fille urbain. Le besoin de Nature des Alpes, décrit le monde et des images nostalgiques merveilleux des Grisons, où qui l’accompagnent trouve Heidi et son grand-père – une invariablement son origine sorte d’incarnation néo- dans la ville et dans sa relation hallérienne du ‘bon sauvage’ complexe avec ses antipodes, de la montagne – vivent loin la campagne et le désert (ce de la civilisation, au milieu de mot désignait à l’époque les paysages sublimes. ‘lieux inhabités’ de manière L’auteure de Heidi avait grandi générale). Dans ces conditions dans la ville de Zurich et et sur la base de la brève écrit l’histoire à une époque histoire ici esquissée, qu’est- où la nature avait déjà été ce que le paysage suisse ? irrévocablement domptée par Est-il possible d’utiliser cette la technologie et l’économie, formule ? dominée par le pouvoir urbain. Soulignons d’abord qu’il L’innocence de la jeune fille n’existe point de ‘paysage qui buvait du lait de chèvre, suisse’ au sens figé ou l’effet de l’air frais sur son amie définitif du terme. Même les Klara, le sentiment de fierté, montagnes, les éléments les d’indépendance et de liberté plus solides et permanents de son grand-père – tous du territoire, changent sans ces éléments contribuèrent à cesse de même que leur l’énorme succès international perception. La notion de 26
introduction paysage se rapproche en paysage devint à la mode. Les effet plus du concept de voyageurs apprirent à identifier différence que de son opposé, les éléments sublimes, celui d’identité. Jusqu’au 18e beaux et pittoresques, et siècle la nature sauvage ne se rendaient en Suisse à la paraissait pas suffisamment recherche de tels spectacles. intéressante pour être étudiée. Dans une époque déjà La région alpine était donc caractérisée par la circulation entièrement méconnue, et massive d’illustrations et de l’intérêt était polarisé par la représentations, les touristes nature domestiquée, par les se promenaient, comparaient, lieux-jardins de la campagne jugeaient, décrivaient et au pied des montagnes, ou dessinaient. dans la ville. En 1750, il existait De manière générale, on peut déjà une sorte de catalogue dire qu’un morceau de territoire ou répertoire des endroits qui ne devient paysage qu’une fois valaient la peine d’être visités qu’il a été reconnu, identifié 27 pour leurs extraordinaires comme tel. Des facteurs qualités naturelles. Il subsistait externes motivent, modifient cependant à cette époque et interviennent toujours dans une énorme différence entre le cadre de l’intérêt porté la manière dont une minorité au paysage : les voyageurs de spécialistes (les poètes, veulent voir les ‘merveilles’ peintres, scientifiques…) voyait décrites dans les guides le paysage, et l’approche touristiques et exaltées par les qu’en avaient les masses, que poètes, ils désirent partager les la beauté naturelle n’intriguait ‘mêmes’ paysages que le héros pas encore. Il y avait aussi romanesque, etc. En tout cas, un contraste important entre même une fois que la Nature l’attitude ouverte des touristes en tant que telle fut acceptée et celle, plus conservative, des comme une valeur positive, autochtones. il fallut beaucoup de temps C’est pendant la deuxième et une véritable ‘éducation’ 28 partie du 18 siècle que le e avant de pouvoir l’apprécier
introduction pour de bon et être à même de omniprésente. Cette situation constituer des paysages. contradictoire persiste jusqu’à Vers 1800, la plupart des nos jours : les cinéastes de européens cultivés (ainsi que Bollywood viennent jusqu’aux beaucoup de non-européens) Alpes dans l’espoir de trouver conservaient, pour ainsi des montagnes pures et dire, bon nombre d’images des paysages idylliques, et sublimes et pittoresques dans l’industrie du tourisme global leur imaginaire ; ils aimaient, convainc chaque année des en d’autres termes, la nature millions de visiteurs à venir au sens typologique, ils découvrir ce ‘pays merveilleux.’ savaient reconnaître un torrent Le paysage suisse est donc en particulièrement sauvage, dernière analyse le résultat d’un un précipice extraordinaire, long développement : après un site grandiose, et ainsi de une période de construction suite. Même sans y être jamais (durant laquelle les modèles allés, ils pouvaient imaginer paysagers et la théorie du les chutes du Staubbach, les sublime furent consolidés) vint cascades de Schaffhouse, la une période de destruction, région de la Jungfrau, le Rigi, elle-même suivie d’une et beaucoup d’autres lieux reconstruction. devenus topiques. La ‘Disneylandisation’ de Autour de 1900, la la Suisse, constatée par le situation se fit encore plus sociologue Bernard Crettaz, compliquée : alors que les n’est donc pas un phénomène infrastructures, le tourisme et nouveau. Cette production l’énergie hydraulique avaient idéologique, cette reproduction définitivement transformé incessante de l’image du le territoire suisse en une pays, existe depuis des gigantesque machine 29 , siècles ; elle est ancrée dans d’aucuns insistaient toujours à le sentiment de culpabilité du rechercher une nature vierge monde moderne confronté à la jusque dans les endroits où disparition de la Nature dans la présence humaine était un environnement dominé par 29
introduction la technologie et le commerce. cependant sa force intrinsèque. Par conséquent, faut-il parler, C’est en effet grâce à cette en se référant au paysage possibilité d’exister et helvétique, de l’architecture de travailler sur l’espace du paysage suisse ou plutôt interstitiel entre les sites, les de l’architecture du paysage édifices et les disciplines, de en Suisse ? La réponse s’attarder sur les bordures, est forcément difficile, non les limites et les vides, que seulement à cause des l’architecture du paysage particularités de la Suisse, jouit d’un sens de liberté et mais également à cause de d’une ouverture remarquables. la spécificité de l’architecture Ce positionnement dans les du paysage. L’architecture marges, à la croisée d’autres du paysage est en effet, ne disciplines, implique toutefois l’oublions pas, une discipline aussi un manque de visibilité. très jeune. Bien qu’elle soit L’invisibilité de l’architecture apparue vers la fin du 18 e du paysage est surprenante, siècle en Angleterre (avec surtout quand on se rend Humphry Repton) et en France compte à quel point le monde (avec Jean-Marie Morel), a été transformé et aménagé elle ne se développa de durant ces deux derniers manière constante et uniforme siècles, non seulement par les dans aucun de ces deux architectes et les ingénieurs, pays. De manière générale, mais également par les l’architecture du paysage est paysagistes. (L’invisibilité de une discipline marquée par l’architecture du paysage, des discontinuités temporelles serait-elle due aussi au fait que et régionales, ainsi que par l’histoire de la discipline n’a une identité relativement pas été écrite ?) fragile. Cette situation de En Suisse, l’architecture du crise quasi-permanente, son paysage est un phénomène conflit continu avec d’autres encore plus récent : elle disciplines (en particulier avec n’apparut en réalité qu’après l’architecture), représentent la Seconde Guerre Mondiale.
introduction Ce laps de temps relativement conscience écologique. court est cependant Un sentiment de modération, indirectement proportionnel une touche de minimalisme, aux achèvements de une attitude décidément l’architecture du paysage ascétique 30 31 32 , presque suisse. En effet, quelques protestante, dominent les décennies seulement ont travaux des paysagistes suffi à l’épanouissement d’un suisses. Ils privilégient 30 professionnalisme solide, des matériaux simples et marqué par des personnalités expressifs, et même leurs notables et par des projets de projets les plus complexes grande envergure qui ont eu apparaissent comme un impact profond sur la scène conséquences d’une situation internationale. de nécessité. Ils ne mettent L’architecture du paysage pas en avant l’individu, mais suisse prend ses racines dans laissent parler le lieu, les 31 la tradition géographique, matériaux et les formes – une historique et intellectuelle que position qui démontre que, nous avons tenté de retracer. au-delà des discontinuités Cet ancrage profond dans le historiques, l’idée de nécessité, territoire n’exclut cependant présentée par Haller comme pas son esprit d’ouverture, typique des habitants des son internationalité et son Alpes, a survécu jusque dans 32 éclectisme salutaire. notre société postmoderne. Les Malgré la grande variété des paysagistes suisses créent des œuvres imaginées et réalisées effets puissants, tout en optant durant les dernières décennies pour la simplicité (si difficile à et malgré leur diversité obtenir) et la sobriété. (heureusement, il n’y a point Une autre caractéristique dans ce domaine d’école fondamentale de l’architecture suisse au sens idéologique du paysage suisse est la du terme), la plupart des recherche constante des projets partagent les valeurs meilleures solutions formelles. de rigueur, d’élégance et de L’idée moderne de la « gute
introduction Form », la bonne forme dans réalisées durant les dernières la tradition du Werkbund et du décennies ont incorporé des Bauhaus, habille, l’élégance procédés et des couches des réalisations. La meilleure temporelles complexes ; manière de définir cette Gestalt ne cherchant pas à paraître se fait par la négative, en ‘naturelles’ ou à obtenir un label soulignant ce que ces projets écologique, elles se présentent ne sont pas : ils ne sont pas plutôt comme les symboles de surchargés (de matériaux, de l’écologie du futur. En d’autres sens) et ils ne paraissent jamais mots : elles sont de véritables être des solutions prises à la métaphores de la vie. va-vite. Leur ‘bonne forme’ Michael Jakob est le résultat d’un travail traduit de l’anglais par Mathilde Leblond qui requiert un processus créatif durant lequel la longue maturation prend le dessus sur l’intuition fougueuse. Ainsi l’architecture du paysage suisse n’est-elle pas écologique a priori. Son écologisme, conceptuel, non militant, s’exprime plutôt à travers la manière dont la 33 Nature est repensée sans cesse. L’architecture du paysage suisse n’est pas écologique par un souci abstrait de durabilité, mais parce qu’elle élabore des projets en tenant compte de la temporalité 33 34 de la Nature et de ses métamorphoses continuelles. Bien des œuvres 34 d’architecture du paysage
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