Architecture du paysage : la singularité suisse - CAUE 74

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Architecture du paysage : la singularité suisse - CAUE 74
du jeudi 7 novembre 2013 au mardi 28 janvier 2014
Galerie de L’îlot-S - CAUE de Haute-Savoie
7 esplanade Paul Grimault à Annecy

architecture du paysage : la singularité suisse
                                                 the swiss touch in landscape architecture
Atelier Descombes Rampini sa
asp Landschaftsarchitekten AG
Atelier Girot
Berchtold.Lenzin Landschaftsarchitekten
Bernard Tschumi Architects
Blau und Gelb Landschaftsarchitekten
Carlos Martinez Architekten / Pipilotti Rist
Conzett Bronzini Gartmann
Enea GmbH
Fontana Landschaftsarchitektur
Hager Partner AG
Herzog & de Meuron
Hüsler & Associés / Pascal Amphoux Contrepoint
koepflipartner landschaftsarchitekten
Klötzli Friedli Landschaftsarchitekten AG
KuhnLandschaftsarchitekten
                                                                                                                     Photo: Tessiner Platz, Zurich, © Markus Frietsch Graphisme : Julie Schneider

Metron AG
Officina del paesaggio
Paysagestion
raderschallpartner ag landschaftsarchitekten
Rotzler Krebs Partner Landschaftsarchitekten
Schweingruber Zulauf Landschaftsarchitekten
Studio Bürgi
vi.vo.architektur.landschaft                                 Une exposition de la Fondation suisse pour la culture
VOGT Landschaftsarchitekten                                  Pro Helvetia, réalisée par Chôros, EPFL

Verzone Woods Architectes
w+s Landschaftsarchitekten
Architecture du paysage : la singularité suisse - CAUE 74
exposition, crédits                                          1

caractéristiques
forme élégance style                                         2
minimalisme retenue sobriété rigueur                         3
écologie contexte biodiversité                               4

histoire
les jardins historiques                                      5
expositions nationales                                       6
Lausanne Jardins                                             7

pionniers
Henri Correvon                                               8
Le Corbusier                                                 9
Ernst Cramer                                                10
Walter Brugger                                              11
Dieter Kienast                                              12

les protagonistes                                           13
l’architecte et le paysage // Herzog & de Meuron            14
l’ingénieur et le paysage // Conzett Bronzini Gartmann AG   15
Bernard Tschumi Architects                                  16
asp Landschaftsarchitekten AG                               17
Studio Bürgi                                                18
Schweingruber Zulauf Landschaftsarchitekten                 19
VOGT Landschaftsarchitekten                                 20
Atelier Descombes Rampini sa                                21
Rotzler Krebs Partner Landschaftsarchitekten                22
raderschallpartner ag landschaftsarchitekten                23
Hüsler et Associés / Pascal Amphoux Contrepoint             24
Klötzli Friedli Landschaftsarchitekten AG                   25
Hager Partner AG                                            26
Paysagestion                                                27
Metron AG                                                   28
Enea GmbH                                                   29
Atelier Girot                                               30

nouvelle vague                                              31
Verzone Woods Architectes                                   32
Berchtold.Lenzin Landschaftsarchitekten                     32
koepflipartner landschaftsarchitekten                       33
Fontana Landschaftsarchitektur                              33
Officina del paesaggio                                      34
KuhnLandschaftsarchitekten                                  34
Blau und Gelb Landschaftsarchitekten                        35
w+s Landschaftsarchitekten                                  35
vi.vo.architektur.landschaft                                36
Carlos Martinez Architekten / Pipilotti Rist                36
Architecture du paysage : la singularité suisse - CAUE 74
exposition, crédits

the swiss touch in landscape architecture                                                                                                                                                1

 L’architecture du paysage est un phénomène qui a transformé de fond en comble le territoire
 et notre façon de l’appréhender. La discipline, relativement récente – elle a fait ses débuts
 vers 1800 –, connaît actuellement un essor spectaculaire et prend une place de plus en plus
 importante. En effet, l’attention portée au paysage représente l’une des tendances les plus
 significatives de notre époque.

 L’architecture du paysage actuelle s’occupe de l’aménagement des espaces publics, de projets
 urbains et péri-urbains, de la gestion des espaces verts dans les villes, de la création de parcs
 et jardins, des friches, de même que de l’intégration des terrains agricoles dans le paysage.

 La Suisse a joué au cours du 20e siècle – et elle continue de le jouer – un rôle essentiel dans
 l’évolution de l’architecture du paysage. Des projets exemplaires de paysagistes helvétiques ont
 été réalisés aussi bien en Suisse qu’à l’étranger. Toutefois, la figure de l’architecte du paysage
 reste peu connue, et ceci à un moment historique où le paysagiste se trouve au centre des
 métiers projetant les espaces de vie présents et futurs.

 Les projets des architectes du paysage suisses privilégient la beauté formelle, tout en se
 souciant du contexte écologique. Le respect de l’esprit du lieu et de son histoire va de pair avec
 un sens extrême de la retenue, ainsi qu’avec l’élégance des solutions proposées.

 L’exposition invite à la découverte de la richesse, de la diversité et de la complexité de cette
 pratique fascinante. Une partie initiale, théorique et historique établit le cadre conceptuel de
 l’exposition. On y découvre l’apport de l’histoire des jardins et le rôle joué par les pionniers de
 la discipline, sans oublier l’importance des grandes expositions nationales, jusqu’à la réussite
 représentée par Lausanne Jardins, le festival international de l’art du jardin dans la ville. Une
 deuxième partie, qui forme le cœur de The Swiss Touch in Landscape Architecture, passe
 en revue les protagonistes, c’est-à-dire les bureaux d’architecture du paysage. Une dernière
 section montre les travaux d’une nouvelle vague de paysagistes.

 Adaptation de l’exposition à Annecy /// galerie de L’îlot-S /// CAUE de Haute-Savoie :   Production : Pro Helvetia, Schweizer Kulturstiftung, Zurich - www.prohelvetia.ch
 Direction : Arnaud Dutheil                                                               Direction de projet : Pierre Schaer, Caroline Nicod (Pro Helvetia)
 Coordination Pôle pédagogie&culture : Dominique Leclerc                                  Conception : Michael Jakob, Chôros, EPFL
 Mise en espace :                                                                         Commissaire : Michael Jakob
 Conception : Isabel Jakob                                                                Coordination : Maura Formica
 Réalisation : Eric Brun, CAUE 74                                                         Textes : Annemarie Bucher, Annette Freytag, Klaus Holzhausen, Michael Jakob
 Mobilier, menuiserie : Jérôme Tirode                                                     Réalisation graphique : Lisa Parenti (original template), Julie Schneider
 Impression panneaux : Meili Décoration Genève                                            Audio-visuels : Niccolò Scotellaro, Michael Jakob
 Journal de l’exposition :                                                                Photo affiche : Markus Frietsch
 Traduction texte introductif : Mathilde Leblond                                          Photos : Pascal Amphoux, Léonore Baud, Fred Boissonnas (ACM-EPFL), Michel Bonvin, Luc
 Mise en page : Maryse Avrillon, CAUE 74                                                  Chessex, Sophie Chivet, Jacqueline de Sà, Ralph Feiner, Robin Forster, Matthieu Gafsou,
 Impression : Pressgrafica (Gravellona, Italie)                                           Gempeler Architekturfotografie, Roger Grisiger, www.haddenhorstfotografie.de, Roland Halbe,
 Remerciements à :                                                                        Andrea Helbling, Robert Hösl, Klaus Holzhausen, Michael Jakob, Jullien Frères (ACM-EPFL),
 Paolo Bürgi, Studio Bürgi (Camorino, Suisse) pour la maquette d’étude                    Jean-Michel Landecy, Olivier Lasserre, Martin Linsi, Duccio Malagamba, Peter Mauss, Bernhard
                                                                                          Moosbrugger, Jean-Marie Monthiers, Patricia Nydegger, Livio Piatti, Raumgleiter GmbH,
                                                                                          Nicolas Savary, Margherita Spiluttini, Peter Stähli, Rupert Steiner, Raphael Suter, Hannes
                                                                                          Thalmann, Bernard Tschumi, Dominique Uldry, Christian Vogt, Wehrli Müller Fotografen
Architecture du paysage : la singularité suisse - CAUE 74
L’idée de Nature, la découverte du paysage et le développement
de l’Architecture architecture du paysage en Suisse

En Europe, le paysage est une     comme d’un morceau de
invention relativement récente.   territoire représenté à partir
En effet, du 15 au 18 siècles,
                 e       e
                                  d’un point de vue particulier.
le terme ‘paysage’ désignait      Le lieu d’origine de cette
exclusivement le paysage          caractérisation (l’Italie ou les
peint, la représentation          Pays-Bas) est encore disputé,
artistique du paysage. Le         mais il est incontestable que
paysage européen fait ses         les montagnes furent partie              1

débuts vers 1350 avec Les         de ce nouveau genre dès ses
Effets du bon gouvernement,       débuts. Nous les retrouvons,
la fameuse fresque d’Ambrogio     en effet, dans les travaux
Lorenzetti, à Sienne.    1        de Léonard de Vinci (sa
1    Cette œuvre complexe         première œuvre, un dessin de
exprime déjà le fait que le       1473,   2   dépeint une région
paysage se situe en-dehors        montagneuse spécifique, alors
des murs de la ville, extra       que des dessins subséquents              2

muros, et qu’il est une           représentent la chaîne des
invention de la pensée urbaine.   Alpes ou des paysages
Il est dominé, gouverné par       fantastiques) ainsi que dans
la ville : le « contado », la     l’œuvre de Joachim Patinir       3   .
campagne représentée comme        C’est avec l’un des premiers
paysage, est sous le contrôle     tableaux représentant un
de la ville et appartient à       paysage reconnaissable,
celle-ci de même que ses          La Pêche miraculeuse de
                                                 4                         3
techniques de représentation.     Konrad Witz        , que nous
A proprement parler, la           nous rapprochons de la région
fresque de Sienne n’est pas       helvétique, c’est-à-dire de la
un paysage, mais se réduit        Suisse actuelle. La composition
encore à une simple somme         montre un paysage facilement
d’éléments topographiques. Ce     identifiable de la Suisse
n’est qu’à partir du 15 siècle
                         e
                                  occidentale : le lac Léman
que l’on peut commencer à         avec la cité de Genève et
parler de paysage au sens         deux formes montagneuses,
strict du mot, c’est-à-dire       le Salève et le Môle. Bien que           4
Architecture du paysage : la singularité suisse - CAUE 74
introduction

    ce soit un ‘paysage suisse’         goûté au fruit de l’Arbre de la
    que l’on reconnaît dans la          Connaissance, Adam et Eve
    toile de Witz, cela prit du         avaient dû quitter le paradis
    temps avant que l’expérience        et vivre dans une Nature
    réelle du paysage, la capacité      imparfaite, cruelle, parfois
    de se délecter d’un bout de         même monstrueuse. D’autre
    nature in situ, ne fut possible.    part, le mythe du Déluge avait
    En Europe, ce n’est en effet        des répercussions encore
    qu’après de longs siècles           plus importantes : jusqu’au
    que l’on apprit à interpréter       17e siècle, la théologie
    et à accéder à la Nature. Une       officielle soutenait l’idée que
    fois que les européens eurent       l’homme vivait dans un monde
    élaboré et acquis les concepts      postdiluvien.
    intellectuels nécessaires,          Avant le Déluge    5   , la Terre
    ils purent véritablement            n’avait « pas une ride, cicatrice
    constituer et dépeindre le          ni fracture sur l’entièreté de
    paysage en tant que tel.            son corps, pas de rochers ni
    Ce développement prit               de montagnes, pas de caves
    beaucoup de temps car, afin         creuses ni de canaux béants,
    de pouvoir apprécier la Nature      mais elle était complètement
    en tant que phénomène               plate et uniforme », comme
    esthétique, il était nécessaire     l’affirma Thomas Burnet dans
    d’estomper ses aspects              Telluris Theoria Sacra (La
    les plus menaçants. Or,             Théorie sacrée de la Terre)         6   .
5
    une telle attitude positive         Après le Déluge, par contre,
    était impossible tant que la        les humains durent faire face
    Nature était perçue comme           à un monde hostile (la natura
    inquiétante et négative. En         lapsa, la Nature marquée par la
    effet, les idéologies religieuses   chute de l’Homme), et devaient
    dominantes de l’époque              autant que possible résister
    considéraient la Nature en sa       aux forces de la Nature. Tout
    totalité comme profondément         ce qui avait trait aux sens, et
    marquée par le péché humain.        en particulier à la sexualité, fut

6
    D’une part, après avoir             considéré comme une source
Architecture du paysage : la singularité suisse - CAUE 74
introduction

    de danger permanent pendant         ‘merveilles’ de la nature et de
    plus d’un millénaire, ce qui        plantes utiles, et que l’air frais
    explique pourquoi le simple         que l’on pouvait y respirer était
    acte d’observer un phénomène        bon pour la santé. Conrad
    naturel était considéré un          Gesner (1516-1565), le célèbre
    péché capital. Une telle vision     médecin et humaniste, faisait
    du monde ne pouvait que             partie de ces exceptions. Dès
    percevoir la nature sauvage         1541, Gesner     7   , surnommé le
    et indomptée comme étant            ‘Pline allemand’ et un pionnier
    emplie de forces diaboliques –      dans différents domaines dont
    des dragons, des serpents, des      la zoologie, la botanique et
    basilics et d’autres créatures      la géographie des plantes,
    fantastiques qui étaient toutes     décrivait à son ami Vogel les
    l’incarnation du Diable. Tant       effets salutaires de la haute
    que les hommes tremblaient          montagne dans la préface
    devant la Nature (qu’ils            de son Libellus de lacte et
    osaient à peine observer), et       operibus lactariis. Il alla même
    tant qu’ils croyaient qu’elle       jusqu’à escalader l’un des
    représentait l’empire des forces    pics du mont Pilate en 1555.          7

    du Mal, il était impossible de      D’autre part, un texte du
    la concevoir comme méritant         savant suisse Johann Jakob
    le regard et l’attention. Les       Scheuchzer (1672-1733)
    Alpes, objet d’admiration           révèle l’importance qu’avait
    collective à partir de la           l’idée du Déluge jusqu’au
    moitié du 18 siècle, furent
                 e
                                        début du 18e siècle. Dans
    donc interprétées jusque-là         Itinera alpina tria (Londres,
    comme le territoire privilégié      1708), Scheuchzer      8   9   , un
    du Malin. Seuls quelques            médecin, mathématicien et
    individus particulièrement          auteur prolifique, traitait de la
    éclairés comprenaient déjà,         présence de dragons dans le
    dès la seconde moitié du 16     e
                                        canton de Lucerne, attestée
    siècle, que la partie la plus       par des hommes de ‘bonne
    mystérieuse de la Suisse,           foi.’ Bien qu’il doutât de la
    les Alpes, était pleine de          véracité de ces témoignages,          8
Architecture du paysage : la singularité suisse - CAUE 74
introduction

    il fit illustrer son texte par des   très en vogue entre 1650 et
    dessins de dragons terrifiants.      1730. Contrairement à l’idée
    En outre, il était convaincu que     traditionnelle d’un monde
    les fossiles, objets importants      décadent et en déclin (decay),
    dans ses travaux (ainsi que          la physico-théologie suggérait
    dans ceux de Gesner), étaient        l’existence d’une conception
    sans aucun doute des restes          divine (design). Marquée par le
    du Déluge.                           protestantisme anglican ainsi
    L’élément nécessaire et              que par les nouvelles sciences
    fondamental pour accéder à           et leur vision mécaniste du
    la Nature – une démarche qui,        monde (le monde comme
    à un moment donné, permit            machine parfaite), cette théorie
    la naissance du paysage,             affirmait que la nature n’était
    c’est-à-dire la représentation       pas négative, cruelle et hostile
    et l’encadrement de certains         à l’homme, mais pouvait, au
    endroits et le plaisir qui en        contraire, refléter l’ordre divin.
    dérive – est la culture. La          Ce nouveau paradigme
    culture crée la Nature, et il        théologico-scientifique d’une
    n’existe rien de plus artificiel     Nature essentiellement
    que cette dernière. Le désir         bénéfique ouvrit la voie à un
    ou l’amour pour la Nature            nouvel engagement avec
    n’est donc jamais inné ou            celle-ci, invitant à une étude
    spontané, mais il est le résultat    attentive de tous ses détails
    de procédés culturels longs et       et mécanismes. En ce sens,
    complexes.                           la physico-théologie agit
    Le fait que la nature suisse et,     comme une force majeure
    en particulier, la nature alpine     poussant les gens à affronter
    devinrent un objet de désir          la nature, même la plus
    européen pendant le 18e siècle       sauvage, à l’explorer et à la
    est le résultat de plusieurs         représenter tant visuellement
    facteurs historiques. Le             qu’à l’écrit. Parti de la Grande-
    premier est l’émergence de la        Bretagne, le mouvement
    physico-théologie, une théorie       physicothéologique se

9
    scientifique et théologique          propagea rapidement sur
Architecture du paysage : la singularité suisse - CAUE 74
introduction

    le continent, où il contribua          travailla dans l’Est des Alpes
    grandement à une nouvelle              suisses de 1653 à 1665.
    interprétation de la Nature.           N’était-il en fait qu’une
    Toutefois, pendant longtemps,          sorte ‘d’espion,’ dont
    l’étude de la nature n’impliqua        les magnifiques dessins
    aucune dimension esthétique.           topographiques servaient des
    La qualité bénéfique des               fins commerciales (étudier
    phénomènes naturels s’arrêtait         la possible utilisation de la
    à leur utilité et ne s’étendait        Via Mala comme un passage
    pas à leur beauté.                     particulièrement pratique pour
    Ce nouveau point de vue                traverser les Alpes) ? Ou bien
    positif ainsi que des intérêts         contribuait-il seulement à
    commerciaux poussèrent en              l’Atlas topographique de Van
    tout cas de plus en plus de            der Hem ? En tous les cas, son
    visiteurs à s’aventurer jusque         intérêt pour ces endroits isolés
    dans les régions les plus              n’était qu’indirect et il n’était
    éloignées. Afin de prouver             influencé ni par des raisons
    l’existence d’une providence           scientifiques ni par des raisons
    et d’une conception divines,           artistiques. Un siècle plus tard,
    chaque recoin de la Nature             alors que l’engouement pour
    devait être étudié et analysé          les Alpes et pour la Suisse
    avec la plus grande attention.         battait son plein, le peintre
    La Nature sauvage des Alpes            Caspar Wolf    11   , motivé lui
    ne délectait pas encore l’œil,         aussi par des facteurs externes
    mais elle exaltait l’intellect. En     à l’art, découvrit les montagnes
    ce sens, la présence d’artistes        de son propre pays. Ce n’est        10
    dans les Alpes suisses est             qu’après un séjour à Paris, et
    particulièrement notable. Jan          porté par la vogue des paysages
    Hackaert   10   , peintre et graveur   alpins dans les Salons français
    flamand engagé par Laurens             des années 1770, que l’artiste
    Van der Hem, un riche avocat           rentra en Suisse et commença
    d’Amsterdam, fut le premier            la traversée esthétique des
    artiste à étudier et représenter       Alpes, et en particulier, des
    les montagnes. Hackaert                Alpes bernoises. Le résultat de
Architecture du paysage : la singularité suisse - CAUE 74
introduction

     ses découvertes fut habilement           composés de rocs, de torrents,
     exploité par Abraham Wagner,             de pics et de précipices. Dennis
     un marchand d’art bernois (ce            avait préalablement lu Burnet
     dernier avait un stock de 150            et Boileau, et l’association
     paysages peints par Wolf, qu’il          de ces textes avec la vue
     dissémina à travers l’Europe             des montagnes produisit en
     grâce à une célèbre série de             lui une expérience inédite :
     dix gravures de la vallée de             « La perception de tout cela
     Lauterbrunnen).                          déclencha en moi différentes
     A l’époque où Wolf commença              émotions, une horreur
     sa carrière artistique, un               délicieuse, une joie terrible, et en
     troisième facteur, l’esthétique          même temps que je ressentais
     du sublime, avait déjà changé            un plaisir infini, je tremblais. »
     le mode de représentation de             Les voyages de Burnet et
     la Nature, autant sur le plan            de Dennis n’étaient que les
     pictural qu’épistémologique.             premiers d’une série de ‘Tours’
     A l’origine, le sublime était            effectués par des intellectuels
     une catégorie de la rhétorique           qui partaient à la découverte de
     antique. Presque entièrement             l’Italie classique et consignaient
     oubliée jusqu’au 17e siècle,             leurs réactions par écrit.
     cette notion fut redécouverte            Joseph Addison, qui effectua
     par   Boileau 12   , qui l’appliqua en   son Grand Tour en 1699, est
     premier lieu à l’art. Toutefois,         particulièrement important
     l’étape essentielle dans notre           dans notre contexte. Dans
     contexte fut l’adaptation du             son fameux essai « Pleasures
11   sublime religieux et artistique          of Imagination » (1712) écrit
     à la Nature. Ce pas fut franchi          pour le Spectator, il fut le
     par un dramaturge et essayiste           premier à noter la grandeur
     anglais assez méconnu, John              naturelle (le ‘sublime’) comme
     Dennis. En 1688, alors qu’il             source légitime d’une forme
     traversait les Alpes durant son          de plaisir très différente
     Grand Tour, il appliqua l’idée           du ‘beau.’ Il introduisit en
     du sublime aux splendides                outre un troisième terme

12
     mais menaçants paysages                  intermédiaire, le ‘nouveau’
Architecture du paysage : la singularité suisse - CAUE 74
introduction

    (newness), qui reçut un accueil     beau (1757) : « Tout ce qui est
    significatif. L’application du      propre à exciter les idées de la
    sublime aux montagnes aida          douleur et du danger, c’est-à-
    à résoudre un dilemme qui           dire, tout ce qui est en quelque
    persistait même après l’essor       sorte terrible, tout ce qui traite
    de la physico-théologie : si        d’objets terribles, tout ce qui
    l’idée de conception divine         agit d’une manière analogue
    fonctionnait avec la plupart        à la terreur, est une source du
    des formes de la nature, elle ne    sublime. » (trad. E. Lagentie de
    pouvait être réconciliée avec       Lavaïsse)
    l’épouvantable impression de        Alors que le sublime devient
    chaos qui semblait régner dans      une notion centrale dans la
    les vallées les plus reculées       théorie esthétique (grâce
    des Alpes. Grâce au sublime,        entre autres à Shaftesbury
    il fut désormais possible de        et Kant), de plus en plus de
    concevoir ce terrible désordre      voyageurs essayent de goûter
    comme quelque chose                 à ces sensations en se rendant
    d’intéressant à regarder et de      sur place ou en lisant des
    véritablement ‘naturel.’            romans contemporains remplis
    Une fois que ce concept devint      d’aventures sublimes.
    plus populaire, des voyageurs       Dans la préface du premier
    précurseurs commencèrent à          guide touristique écrit sur
    rechercher ce nouveau genre         la Suisse   13   , Les Délices
    de plaisir à travers le continent   de la Suisse (Leiden, 1714),
    et sur les îles Britanniques.       Abraham Ruchat devait
    Pendant ce temps, les théories      admettre qu’il pouvait en effet
    du sublime devenaient de            sembler étrange de parler
    plus en plus complexes et           de ‘délices’ en Suisse : « Et
    sophistiquées. Edmund Burke         depuis quand trouve-t-on des
    fut l’un des premiers à théoriser   délices en Suisse ? » Un tel
    le sublime dans son traité          titre pouvait paraître étonnant,
    d’esthétique intitulé Recherche     en particulier pour un étranger,
    philosophique sur l’origine de      à qui l’auteur anonyme
    nos idées du sublime et du          promettait une « description         13
introduction

     sincère et honnête »: « Les           du spectacle sublime de la
     étrangers, qui ne connaissent         Nature. La Suisse, le « jardin
     notre pays que par les froides        de l’Europe », était devenue
     plaisanteries que l’on fait parmi     le centre de la terre : « Tout
     eux, s’imaginent que c’est            ce qu’il y a de majestueux,
     un pays de loups garous, où           d’extraordinaire d’étonnant
     l’on ne voit le soleil que par        et de sublime ; tout ce qu’il
     un trou ; que ce ne sont que          y a de plus propre à inspirer
     montagnes à perte de vue, que         l’effroi et même l’horreur ; tous
     rochers stériles, que précipices      les éléments mélancoliques,
     affreux ; que les habitants           sombres et audacieux que la
     ne sont que des misérables            Nature aime à utiliser dans ses
     vachers. » Tout cela changea          compositions ; tout ce qu’elle
     dès la fin du 18 siècle avec
                        e
                                           expose dans son immensité de
     le livre de Johann Gottfried          scènes pastorales, romantiques
     Ebel, Instructions pour un            et paisibles, semble être réuni
     voyageur qui se propose de            dans ce pays pour créer le
14
     parcourir la Suisse. Selon Ebel,      jardin de l’Europe. […] Celui qui
     « aucune partie du Globe n’est        dans ses voyages en Suisse,
     aussi remarquable et aussi            n’a pas su jouir de la Nature
     intéressante que la Suisse » et       dans ses moments les plus
     « l’homme et le philosophe »          propices, ne peut comprendre
     pouvaient tous deux faire plus        ce qu’elle a de grand, de beau
     d’observations et ressentir des       et de sublime. Inexhaustible
     plaisirs plus purs en Suisse          dans ses formes elle déploie
     que dans n’importe quelle             partout de nouveaux charmes
     autre partie du monde. Les            et de nouvelles merveilles ;
     philosophes, les scientifiques        partout elle se montre aux
     et les intellectuels intéressés       yeux du spectateur sous un
     par la politique pouvaient y          nouvel aspect. Au sein d’un
     étudier le grand livre de la          paysage tellement sauvage
     Nature   14   , les règles du genre   et sublime, combien d’objets
     humain (l’anthropologie) et de        sont là pour développer le
     la démocratie, tout en profitant      génie d’un poète talentueux !
introduction

    Combien de perspectives                connaissez encore un âge
    attrayantes invitent le peintre        d’or ; mais point ce siècle
    de paysages ! »                        pompeux imaginé par les
    Cette évolution était due              poètes. Peut-on désirer l’éclat
    à l’effort de nombreux                 extérieur des brillantes vanités,
    voyageurs   15   , poètes, peintres,   quand la vertu fait trouver le
    scientifiques et philosophes.          plaisir dans le travail, et le
    Cependant, deux Suisses en             bonheur dans la pauvreté ? Le
    particulier contribuèrent à            ciel, à la vérité, ne vous a pas
    placer l’Helvétie au centre de         fait naître dans les vallées de
    l’attention européenne.                la Thessalie ; les nuages, qui
    Le premier, Albrecht de                vous couvrent, sont chargés
    Haller, était non seulement            de foudre & de frimas ; un long
    un scientifique célèbre, mais          hiver abrège vos printemps
    avait été, du moins dans sa            tardifs, et vos froids vallons
    jeunesse, un important poète.          sont entourés d’une glace
    C’est après une excursion de           éternelle : mais la pureté de
    Genève à Zurich à travers les          vos mœurs répare tout cela ;
    Alpes, en juillet et août 1728,        la rigueur même des éléments
    qu’il publia un long poème             augmente votre bonheur.
    descriptif, Ode sur les Alpes          Peuple content et heureux,
    (1731), qui devint rapidement          le destin favorable t’a refusé
    un bestseller en Europe. Haller        l’abondance, cette riche
    y mixait des éléments de la            source de tous les vices, mais
    physico-théologie avec des             celui qui est satisfait de son
    idées du siècle des Lumières,          sort, trouve le bonheur dans
    du protestantisme et des               l’indigence même pendant que
    visions de l’Infini inspirées          la pompe et le luxe sapent les
    par le Baroque, et présentait          fondements des états. Dans
    les régions alpines de la              le temps où Rome comptait
    Suisse comme une sorte de              ses victoires par ses combats,
    paradis exotique protégé de la         le lait faisait la nourriture des
    décadence :                            héros et les dieux habitaient
    « Disciples de la Nature ! Vous        des temples de bois. Mais           15
introduction

     lorsque ses richesses devinrent        préférait les endroits où il
     immenses, l’ennemi le plus             pouvait calmement herboriser,
     faible confondit bientôt son           utilisa Saint-Preux, son héros,
     lâche orgueil. Garde-toi               afin de mettre en exergue
     d’aspirer à quelque chose              l’extraordinaire région du Haut
     de plus grand ; ta prospérité          Valais. Les aspects soulignés
     durera aussi longtemps que la          par Saint-Preux dans ses
     simplicité de tes mœurs. »             lettres, tels que la beauté des
     Haller fut le premier intellectuel     sites isolés, les bénéfices
     influent à populariser la beauté       de l’air frais sur la santé, la
     des montagnes tout en exaltant         grandeur des paysages alpins,
     les sentiments de fierté et de         étaient déjà des thèmes
     liberté des montagnards. Il            fréquents à l’époque. Ce
     développa dans son poème un            que Rousseau ajouta aux
     nouveau vocabulaire lyrique            descriptions enthousiastes
     afin de décrire la variété du          de cette idylle suisse était
     monde alpin. Ses lecteurs              la dimension subjective. En
     furent émus aux larmes et              d’autres mots, cette Nature
     son poème fut bientôt traduit          unique avait une influence
16
     dans de nombreuses langues             directe sur les émotions
     européennes.                           de Saint-Preux, et, grâce à
     Un autre livre contribua               Rousseau, elle avait le même
     néanmoins davantage à                  effet sur les milliers de lecteurs
     placer la Suisse au centre de          qui recherchaient ces mêmes
     l’attention des lecteurs : La          expériences et visitaient les
     Nouvelle Héloïse de Jean-              sites phares de La Nouvelle
     Jacques Rousseau. Intitulé             Héloïse   18   . A partir de 1761,
     à l’origine Lettres de deux            Clarens, Vevey, Chillon      19   ,
     amants, habitants d’une petite         Meillerie et beaucoup d’autres
     ville au pied des Alpes, ce            endroits aux alentours du
     roman épistolaire fut l’un des         lac Léman constituaient un
     livres qui eut le plus de succès       véritable circuit littéraire. C’est
     au 18 siècle.
           e
                                            dans ces années-là que la
     Rousseau    16   17   , qui lui-même
17                                          Suisse devint un endroit à
introduction

    la mode, en particulier dans        que, d’un côté, le paysage
    les Salons des capitales            suisse occupât une place
    européennes (le montagnard          de choix dans l’imagination
    suisse laborieux et vertueux        collective de l’époque, d’un
    remplaça dans l’imagination         autre côté un certain nombre
    collective le passif berger         de facteurs et de détracteurs
    sicilien ou grec). Les gens         avaient commencé à remettre
    venaient en masse admirer           ce triomphe en question. La
    les torrents, les précipices,       distribution hypertrophique de
    les chalets et les panoramas        guides de tourisme, de prose
    qui leur rappelaient l’histoire     de voyage, de journaux, de
    sentimentale de Saint-Preux et      gravures et d’autres formes
    de Julie.                           de représentation avait rendu
    La gloire des montagnes             ces endroits tellement en
    suisses fut le résultat de          vogue que certains, fatigués
    différents facteurs : le            par un tel excès d’images
    protestantisme, la physico-         de la Suisse, décidèrent de
    théologie, le sentimentalisme       partir à la recherche de sites
    préromantique, une certaine         moins connus. Une autre
    incrédulité envers les valeurs      complication vint de la crise
    des Lumières, la critique d’une     de la peinture de paysage et
    civilisation décadente, les idées   de sa tendance à se distancer
    de liberté et de démocratie,        de la Nature. Alors que de
    un intérêt pour les ruines et,      plus en plus de voyageurs se
    de manière générale, pour           rendaient aux mêmes endroits
    le pittoresque. Grâce à la          au même moment et que les
                                                                          18
    popularité simultanée de tous       premiers effets du tourisme
    ces éléments, la Suisse devint      de masse commençaient à se
    l’endroit paradigmatique pour       faire ressentir, la description
    étudier et ‘ressentir’ la Nature    du Valais par Rousseau,
    au 18 siècle.
          e
                                        comparant le canton à un
    Cependant, aux alentours de         ‘véritable théâtre,’ s’avéra
    1800, la situation était déjà       particulièrement juste. Dans
    devenue très complexe. Bien         ces années où la Suisse était     19
introduction

     en haut des valeurs esthétiques      non seulement à la nature
     et touristiques, il existait déjà    sauvage, mais également aux
     d’autres ‘Suisses’ à l’étranger,     nouveaux jardins ‘naturels.’
     et surtout aussi la possibilité      Le même désir sentimental
     de se ‘rendre’ dans le territoire    pour la Nature est à l’origine
     helvétique à travers la grande       de l’intérêt pour les paysages
     invention de l’époque : le           sauvages des Alpes     20   et des
     panorama. Sans oublier               éléments naturels aménagés
     la popularité des papiers            dans les nouveaux jardins
     peints et des toiles de fond         paysagers   21   . Lorsqu’Addison
     scénographiques représentant         affirmait que « dans les vastes
     les Alpes. Il était ainsi possible   champs de la nature, l’œil
     de ‘voyager’ et de voir la           se promène de tous côtés à
     Suisse confortablement installé      son aise, et se repaît d’une
     chez soi ou dans un bâtiment         infinie variété d’images,
     publique (le panorama) ou            sans être borné à un certain
     bien dans son jardin, où             nombre », il est possible
     la reproduction de motifs            d’appliquer son raisonnement
     pittoresques et sublimes             autant aux paysages naturels
     suisses était aussi au goût du       qu’aux jardins pittoresques.
     jour.                                Cependant, la comparaison
     La relation entre la Suisse          entre le désordre et la variété
     (comme construction                  des Alpes et le désordre
     esthétique) et les jardins dits      savamment mis en scène
     pittoresques ou anglais du           dans les jardins à l’anglaise
     18 siècle est, à cet égard,
       e
                                          créés par Kent, Brown,
20
     particulièrement intéressante.       Bridgeman et autres va plus
     N’oublions pas que, lorsque          loin que la simple analogie.
     Joseph Addison prônait le            En effet, la Suisse, le ‘jardin
     goût pour l’irrégulier et pour       de l’Europe,’ y est présente
     le naturel dans son essai sur        non seulement à travers
     les « Plaisirs de l’Imagination »    la topographie, mais aussi
     cité plus haut, il évoquait une      comme une sorte d’intertexte.

21
     forme esthétique applicable          Avec leurs torrents et leurs
introduction

    cascades, les jardins et les          en particulier ceux du Pays de
    parcs paysagers du 18 siècle
                               e
                                          Galles, de l’Ecosse et du Lake
    imitaient fidèlement le paysage       District, fut en partie le résultat
    alpin. L’utilisation d’éléments       de la ‘suissomanie’ antérieure,
    typiquement suisses, tels que         et de l’attention qu’ils avaient
    le chalet ou le pont, était de        développée pour la topographie,
    même très populaire à l’époque.       les paysages sublimes et le
    A travers cette évocation de la       pittoresque.
    Suisse, ces jardins pittoresques      Le 19e siècle, au contraire,
    anglais et européens faisaient        connut relativement peu
    métonymiquement partie du             d’évolutions au niveau de la
    modèle qu’ils imitaient.              théorie et de l’imagination. En
    Aux alentours de 1800, cette          revanche, des transformations
    ‘suissisation’ s’étendit non          majeures et concrètes sur
    seulement aux parcs, mais à des       la région alpine changèrent
    régions entières. Ayant visité la     désormais l’idée que l’on s’était
    Suisse durant un voyage à pied        faite jusque-là de la Nature
    en 1777, et après avoir traduit       suisse.
    Travels in Switzerland de William     Le tourisme fut un acteur             22
    Coxe, l’alsacien Louis Ramond         essentiel dans ce changement.
    de Carbonnières ‘découvrit’           Alors que les hôtels    22   23

    les Pyrénées en 1786. Il              commençaient à occuper les
    appliqua les motifs et modèles        régions les plus élevées du
    normalement utilisés pour les         pays (Rigi 1816 ; Faulhorn
    paysages alpins à la région           1823, l’hôtel le plus élevé
    franco-ibérique, et ‘inventa’ ainsi   d’Europe ; Wengeralp 1835 ;
    les Pyrénées (cf. en particulier      Kleine Scheidegg 1838 ;
    son livre Observations faites         Rothorn 1840…), l’industrie
    dans les Pyrénées, pour servir        du tourisme devint la force
    de suite à des observations           principale qui gérait l’accès aux
    sur les Alpes, 1789). De la           beautés sublimes.
    même manière, l’intérêt que           La chambre d’hôtel, avec son
    portaient les britanniques aux        balcon et ses points de vue,
    paysages de leur propre pays,         était devenue le lieu privilégié      23
introduction

     duquel les voyageurs pouvaient       de l’époque et dépeintes par
     contempler la Nature en toute        des générations d’artistes,
     tranquillité et en toute sécurité.   et la réalité du terrain, en
     Il était maintenant extrêmement      particulier à partir de la fin du
     facile de s’approcher de la          siècle avec le développement
     Nature, mais l’effet de surprise     d’aménagements hydro-
     qui avait marqué la rencontre        électriques. Presque tous les
     avec elle au siècle précédent        éléments sauvages furent ainsi
     n’était plus de mise. L’arrivée      assujettis à la volonté humaine
     du train (Vitznau-Rigi Kulm          durant cette période. Le fait
     1871) et les premiers voyages        que le tourisme, le contrôle
     organisés en Suisse (Thomas          des eaux, la production
     Cook 1858) amenèrent de              d’énergie et les systèmes de
     plus en plus de visiteurs dans       transport avaient conquis la
     les parties les plus reculées        totalité de la Nature soulevait
     du pays et conduisirent              quelques critiques, mais
     inévitablement à un certain          ces transformations étaient
     degré de standardisation.            généralement acceptées au

24
     Un autre facteur qui eut un          nom du progrès.
     impact profond sur la nature         Seules quelques voix
     à l’époque fut la régulation         protestaient contre ces
     des rivières et des torrents de      changements, dont celle de
     montagne à travers le pays.          John Ruskin    24   25   , qui avait
     Ces mesures furent prises            parcouru les Alpes pendant
     afin de permettre le contrôle        plus de trois décennies,
     de l’eau, mais les nouveaux          dessinant, peignant,
     canaux et les rivières rendues       photographiant et écrivant
     ainsi silencieuses n’étaient         sur ses montagnes adorées.
     plus aussi spectaculaires            Il fut l’un des seuls à oser
     qu’auparavant. Le contraste          attaquer cette transformation
     s’accentuait entre les               complète et définitive de la
     grandioses cascades du               Nature. Ruskin, tout comme
     Staubbach, décrites dans             Rudorff (l’inventeur allemand

25
     tous les guides touristiques         du Heimatschutz, organisation
introduction

    de protection de la beauté            de Heidi    26   27   28   .
    naturelle et du patrimoine du         Comme cela s’était déjà
    pays), prônait un retour à la         produit au 14e siècle à Sienne,
    Nature immaculée. Au même             ou au 18e siècle dans la Berne
    moment, Heidi, la célèbre             de Haller, ou la Genève et
    histoire de Johanna Spyri,            le Paris de Rousseau, ou
    exprimait le désir nostalgique        encore dans le cas de Ruskin
    pour une nature vierge, intacte.      et de Rudorff, le besoin d’un
    Le livre, adapté d’un roman           mythe de la Nature germa
    allemand publié en 1830 et            chaque fois dans le contexte
    intitulé Adélaïde : la petite fille   urbain. Le besoin de Nature
    des Alpes, décrit le monde            et des images nostalgiques
    merveilleux des Grisons, où           qui l’accompagnent trouve
    Heidi et son grand-père – une         invariablement son origine
    sorte d’incarnation néo-              dans la ville et dans sa relation
    hallérienne du ‘bon sauvage’          complexe avec ses antipodes,
    de la montagne – vivent loin          la campagne et le désert (ce
    de la civilisation, au milieu de      mot désignait à l’époque les
    paysages sublimes.                    ‘lieux inhabités’ de manière
    L’auteure de Heidi avait grandi       générale). Dans ces conditions
    dans la ville de Zurich et            et sur la base de la brève
    écrit l’histoire à une époque         histoire ici esquissée, qu’est-
    où la nature avait déjà été           ce que le paysage suisse ?
    irrévocablement domptée par           Est-il possible d’utiliser cette
    la technologie et l’économie,         formule ?
    dominée par le pouvoir urbain.        Soulignons d’abord qu’il
    L’innocence de la jeune fille         n’existe point de ‘paysage
    qui buvait du lait de chèvre,         suisse’ au sens figé ou
    l’effet de l’air frais sur son amie   définitif du terme. Même les
    Klara, le sentiment de fierté,        montagnes, les éléments les
    d’indépendance et de liberté          plus solides et permanents
    de son grand-père – tous              du territoire, changent sans
    ces éléments contribuèrent à          cesse de même que leur
    l’énorme succès international         perception. La notion de            26
introduction

     paysage se rapproche en               paysage devint à la mode. Les
     effet plus du concept de              voyageurs apprirent à identifier
     différence que de son opposé,         les éléments sublimes,
     celui d’identité. Jusqu’au 18e        beaux et pittoresques, et
     siècle la nature sauvage ne           se rendaient en Suisse à la
     paraissait pas suffisamment           recherche de tels spectacles.
     intéressante pour être étudiée.       Dans une époque déjà
     La région alpine était donc           caractérisée par la circulation
     entièrement méconnue, et              massive d’illustrations et de
     l’intérêt était polarisé par la       représentations, les touristes
     nature domestiquée, par les           se promenaient, comparaient,
     lieux-jardins de la campagne          jugeaient, décrivaient et
     au pied des montagnes, ou             dessinaient.
     dans la ville. En 1750, il existait   De manière générale, on peut
     déjà une sorte de catalogue           dire qu’un morceau de territoire
     ou répertoire des endroits qui        ne devient paysage qu’une fois
     valaient la peine d’être visités      qu’il a été reconnu, identifié
27   pour leurs extraordinaires            comme tel. Des facteurs
     qualités naturelles. Il subsistait    externes motivent, modifient
     cependant à cette époque              et interviennent toujours dans
     une énorme différence entre           le cadre de l’intérêt porté
     la manière dont une minorité          au paysage : les voyageurs
     de spécialistes (les poètes,          veulent voir les ‘merveilles’
     peintres, scientifiques…) voyait      décrites dans les guides
     le paysage, et l’approche             touristiques et exaltées par les
     qu’en avaient les masses, que         poètes, ils désirent partager les
     la beauté naturelle n’intriguait      ‘mêmes’ paysages que le héros
     pas encore. Il y avait aussi          romanesque, etc. En tout cas,
     un contraste important entre          même une fois que la Nature
     l’attitude ouverte des touristes      en tant que telle fut acceptée
     et celle, plus conservative, des      comme une valeur positive,
     autochtones.                          il fallut beaucoup de temps
     C’est pendant la deuxième             et une véritable ‘éducation’

28
     partie du 18 siècle que le
                  e
                                           avant de pouvoir l’apprécier
introduction

    pour de bon et être à même de     omniprésente. Cette situation
    constituer des paysages.          contradictoire persiste jusqu’à
    Vers 1800, la plupart des         nos jours : les cinéastes de
    européens cultivés (ainsi que     Bollywood viennent jusqu’aux
    beaucoup de non-européens)        Alpes dans l’espoir de trouver
    conservaient, pour ainsi          des montagnes pures et
    dire, bon nombre d’images         des paysages idylliques, et
    sublimes et pittoresques dans     l’industrie du tourisme global
    leur imaginaire ; ils aimaient,   convainc chaque année des
    en d’autres termes, la nature     millions de visiteurs à venir
    au sens typologique, ils          découvrir ce ‘pays merveilleux.’
    savaient reconnaître un torrent   Le paysage suisse est donc en
    particulièrement sauvage,         dernière analyse le résultat d’un
    un précipice extraordinaire,      long développement : après
    un site grandiose, et ainsi de    une période de construction
    suite. Même sans y être jamais    (durant laquelle les modèles
    allés, ils pouvaient imaginer     paysagers et la théorie du
    les chutes du Staubbach, les      sublime furent consolidés) vint
    cascades de Schaffhouse, la       une période de destruction,
    région de la Jungfrau, le Rigi,   elle-même suivie d’une
    et beaucoup d’autres lieux        reconstruction.
    devenus topiques.                 La ‘Disneylandisation’ de
    Autour de 1900, la                la Suisse, constatée par le
    situation se fit encore plus      sociologue Bernard Crettaz,
    compliquée : alors que les        n’est donc pas un phénomène
    infrastructures, le tourisme et   nouveau. Cette production
    l’énergie hydraulique avaient     idéologique, cette reproduction
    définitivement transformé         incessante de l’image du
    le territoire suisse en une       pays, existe depuis des
    gigantesque machine     29   ,    siècles ; elle est ancrée dans
    d’aucuns insistaient toujours à   le sentiment de culpabilité du
    rechercher une nature vierge      monde moderne confronté à la
    jusque dans les endroits où       disparition de la Nature dans
    la présence humaine était         un environnement dominé par         29
introduction

la technologie et le commerce.     cependant sa force intrinsèque.
Par conséquent, faut-il parler,    C’est en effet grâce à cette
en se référant au paysage          possibilité d’exister et
helvétique, de l’architecture      de travailler sur l’espace
du paysage suisse ou plutôt        interstitiel entre les sites, les
de l’architecture du paysage       édifices et les disciplines, de
en Suisse ? La réponse             s’attarder sur les bordures,
est forcément difficile, non       les limites et les vides, que
seulement à cause des              l’architecture du paysage
particularités de la Suisse,       jouit d’un sens de liberté et
mais également à cause de          d’une ouverture remarquables.
la spécificité de l’architecture   Ce positionnement dans les
du paysage. L’architecture         marges, à la croisée d’autres
du paysage est en effet, ne        disciplines, implique toutefois
l’oublions pas, une discipline     aussi un manque de visibilité.
très jeune. Bien qu’elle soit      L’invisibilité de l’architecture
apparue vers la fin du 18   e
                                   du paysage est surprenante,
siècle en Angleterre (avec         surtout quand on se rend
Humphry Repton) et en France       compte à quel point le monde
(avec Jean-Marie Morel),           a été transformé et aménagé
elle ne se développa de            durant ces deux derniers
manière constante et uniforme      siècles, non seulement par les
dans aucun de ces deux             architectes et les ingénieurs,
pays. De manière générale,         mais également par les
l’architecture du paysage est      paysagistes. (L’invisibilité de
une discipline marquée par         l’architecture du paysage,
des discontinuités temporelles     serait-elle due aussi au fait que
et régionales, ainsi que par       l’histoire de la discipline n’a
une identité relativement          pas été écrite ?)
fragile. Cette situation de        En Suisse, l’architecture du
crise quasi-permanente, son        paysage est un phénomène
conflit continu avec d’autres      encore plus récent : elle
disciplines (en particulier avec   n’apparut en réalité qu’après
l’architecture), représentent      la Seconde Guerre Mondiale.
introduction

    Ce laps de temps relativement      conscience écologique.
    court est cependant                Un sentiment de modération,
    indirectement proportionnel        une touche de minimalisme,
    aux achèvements de                 une attitude décidément
    l’architecture du paysage          ascétique   30   31   32   , presque
    suisse. En effet, quelques         protestante, dominent les
    décennies seulement ont            travaux des paysagistes
    suffi à l’épanouissement d’un      suisses. Ils privilégient              30

    professionnalisme solide,          des matériaux simples et
    marqué par des personnalités       expressifs, et même leurs
    notables et par des projets de     projets les plus complexes
    grande envergure qui ont eu        apparaissent comme
    un impact profond sur la scène     conséquences d’une situation
    internationale.                    de nécessité. Ils ne mettent
    L’architecture du paysage          pas en avant l’individu, mais
    suisse prend ses racines dans      laissent parler le lieu, les           31
    la tradition géographique,         matériaux et les formes – une
    historique et intellectuelle que   position qui démontre que,
    nous avons tenté de retracer.      au-delà des discontinuités
    Cet ancrage profond dans le        historiques, l’idée de nécessité,
    territoire n’exclut cependant      présentée par Haller comme
    pas son esprit d’ouverture,        typique des habitants des
    son internationalité et son        Alpes, a survécu jusque dans
                                                                              32
    éclectisme salutaire.              notre société postmoderne. Les
    Malgré la grande variété des       paysagistes suisses créent des
    œuvres imaginées et réalisées      effets puissants, tout en optant
    durant les dernières décennies     pour la simplicité (si difficile à
    et malgré leur diversité           obtenir) et la sobriété.
    (heureusement, il n’y a point      Une autre caractéristique
    dans ce domaine d’école            fondamentale de l’architecture
    suisse au sens idéologique         du paysage suisse est la
    du terme), la plupart des          recherche constante des
    projets partagent les valeurs      meilleures solutions formelles.
    de rigueur, d’élégance et de       L’idée moderne de la « gute
introduction

          Form », la bonne forme dans            réalisées durant les dernières
          la tradition du Werkbund et du         décennies ont incorporé des
          Bauhaus, habille, l’élégance           procédés et des couches
          des réalisations. La meilleure         temporelles complexes ;
          manière de définir cette Gestalt       ne cherchant pas à paraître
          se fait par la négative, en            ‘naturelles’ ou à obtenir un label
          soulignant ce que ces projets          écologique, elles se présentent
          ne sont pas : ils ne sont pas          plutôt comme les symboles de
          surchargés (de matériaux, de           l’écologie du futur. En d’autres
          sens) et ils ne paraissent jamais      mots : elles sont de véritables
          être des solutions prises à la         métaphores de la vie.
          va-vite. Leur ‘bonne forme’                                  Michael Jakob
          est le résultat d’un travail            traduit de l’anglais par Mathilde Leblond
          qui requiert un processus
          créatif durant lequel la longue
          maturation prend le dessus sur
          l’intuition fougueuse.
          Ainsi l’architecture du
          paysage suisse n’est-elle
          pas écologique a priori. Son
          écologisme, conceptuel, non
          militant, s’exprime plutôt à
          travers la manière dont la
33
          Nature est repensée sans
          cesse. L’architecture du
          paysage suisse n’est pas
          écologique par un souci
          abstrait de durabilité, mais
          parce qu’elle élabore des
          projets en tenant compte de la
          temporalité   33   34   de la Nature
          et de ses métamorphoses
          continuelles. Bien des œuvres

     34
          d’architecture du paysage
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