Ian Bostridge ténor - Debussy - Cadences
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© Sim Canetty-Clarke [ n° 310 janvier 2018 ] L’ AC T UALI T E D E S CO N C ERTS E T D E L’ O PE R A Ian Bostridge ténor de s à Les Quatuors Les Préludes Mozart Debussy conc e rts Le calendrier p Aris
L’ édito D E Philippe MaiLlard sommaire LeS dossiers Double pratique Händel, Jephté 2 © National Portrait Gallery La révolution baroque des années 1970 a fait naître une nouvelle génération de musiciens Debussy, les Préludes 8 adeptes de la pratique sur instruments d’époque : clavecin, violon avec des cordes Mozart, les Quatuors à cordes 12 en boyau, viole de gambe ou violoncelle baroque, trompette naturelle, traverso…. Cette spécialisation a certes beaucoup 2 à Paris apporté à l’inteprétation de la musique, Portrait 6 donnant leurs lettres de noblesses à tous les instruments. Mais de plus en plus d’artistes Ian Bostridge aspirent maintenant à la « double pratique », au terme d’un apprentissage plus complexe, L’actualité des concerts 4 qui permet de passer du baroque au romantique, tout en demeurant aussi violoncelle 10 © Maarit Kytoharju éblouissant dans un style que dans l’autre. Philippe Jaroussky déploie dans Händel la Marc Coppey même flamboyance que dans Only the sound remains de Saariaho. Ian Bostridge est aussi à l’aise dans Jephté de Händel que dans 4 en famille 14 Schubert, alors que le violoncelliste Marc les concerts Coppey brille aussi bien dans Barrière que dans Beethoven. Tous ont en commun la soif à paris 15 de découvertes et de transmission de la musique, soucieux d’une interprétation dans en île-de-france 24 ce qu’elle a de plus authentique au prix d’un travail considérable. Il faut donc les applaudir Gagny dans leurs multiples facettes, sans les cantonner à un seul genre. Cadences vous CD 26 guide dans vos choix de concerts et vous 18 © Ji souhaite une très belle année 2018, pleine de découvertes et d’émotions musicales. QUIZ Z 28 Cadences • ISSN 1760 - 9364 • édité par les Concerts Parisiens • SARL au capital de 10 000 euros • 21, rue Bergère 75009 Paris • Tél. 01 48 24 40 63 • Fax 01 48 24 16 29 • Siret 44156960500013 • Directeur de la publication : Philippe Maillard • Publicité : Claire Vachon, tél. 01 48 24 40 63, cvachon@cadences.fr, assistée d’Alexia Dufayet, adufayet@cadences.fr • Rédacteur en chef : Yutha Tep • Chef de rubrique : Élise Guignard • Ont participé à ce numéro : Floriane Goubault, Michel Fleury, Michel Le Naour • Conception graphique : fujiyama@wanadoo.fr • Diffusion : Sophie Borgès, sborges@cadences.fr • Impression : RPN. Livry-Gargan • Tirage : 50 000 exemplaires • Abonnement : 9 nos 40 € SAISON 2017 2018 La Belle Saison Marc Coppey / Kenneth Weiss / Philippe Cassard / David Grimal / Anne Gastinel / Gli Incogniti / Amandine Beyer / Révélations classiques de l’Adami / Orléans concours international / Pierre Fouchenneret / Yan Levionnois / Nicolas Baldeyrou / David Guerrier / Quatuor Ebène / Karen Vourc’h / Louis Rodde / Thomas Savy / Guillaume de Chassy... Éric Le Sage / Quatuor Strada... : Intégrale des œuvres de musique de chambre de Johannes Brahms en partenariat avec Mezzo et B Records Renseignements et réservations www.bouffesdunord.com Auprès de la billetterie, du lundi au vendredi de 17h à 19h et le samedi de 14h à 19h 37 (bis), bd de la Chapelle, 75010 Paris / Tél : +33 (0)1 46 07 34 50 janvier 2018 cadences 1
DO s s i e r Händel Jephté Dernier oratorio de Händel composé dans un contexte de l’œil gauche. En 1752, pour la saison sui- difficile, Jephté évoque la douleur de l’homme soumis à sa vante, il dirige quand même les 12 concerts destinée et à la volonté de Dieu. Mêlant les atmosphères de la période du Carême, en commençant mais souvent tirée vers une obscurité désespérée, par Jephté le 26 février, qui est repris deux fois. John Beard crée le rôle-titre tandis que la partition recèle de véritables trésors, Giulia Frasi interprète Iphis, un rôle qu’Hän- fruits de la maturité du compositeur. O del a écrit pour elle, ins- n sait que Händel piré par la douceur de son était capable de timbre (c’est d’ailleurs cette composer excep- même soprano qui avait créé tionnellement vite. Theodora). Malgré de nom- Généralement, quelques se- breuses consultations médi- maines lui suffisaient pour cales, Händel ne guérira pas. donner naissance à un orato- Alors âgé de 66 ans, il se voit rio. Il s’y attelait la majeure condamné à arrêter la com- partie du temps en été et en position. automne, se rendant dispo- nible à la période du Carême qui accueillait une grande Une lecture saison de représentations. de la Bible Pour Jephté cependant, les choses ne se passent pas du tout ainsi. Händel en entame la composition le 21 janvier H ändel tenta toute sa vie d’élargir le registre de l’oratorio et d’y apporter de 1751, un mois seulement la nouveauté, mais ceux basés © National Portrait Gallery avant l’ouverture de la sai- sur des sujets profanes étaient son à Covent Garden. Il com- rarement bien accueillis du mence alors à perdre la vue, public. Pour la période du ironie du sort au regard du Carême, il convenait de véhi- livret de l’oratorio sur l’as- culer des messages de piété sujettissement de l’homme avec sobriété. Jephté répond à à son destin. En février, le ce schéma, avec un livret écrit compositeur a achevé le chœur final de l’acte Portrait de Georg Friedrich par Thomas Morell. Théologien, Morell avait II « How dark, o Lord, are thy decrees » (« Händel, attribué à Balthasar écrit d’autres livrets d’oratorios pour Händel Combien sombres, Ô Seigneur, sont tes dé- Denner (vers 1726-1728). comme Judas Maccabeus, Alexander Balus et crets ») et note sur la partition « incapable de Theodora. Pour Jephté, Morell reprend un épi- continuer en raison de l’affaiblissement de la sode du Livre des Juges de l’Ancien Testament vue de l’œil gauche. » Lorsque la fameuse sai- en s’appuyant sur un drame en latin de George son des oratorios s’ouvre, Jephté n’est donc Buchanan : Jephtes sive Votum. Il n’est pas le pre- pas achevé. Le retard de Händel est finale- Du 13 au 30 janvier – mier à s’intéresser au personnage, et écrit son Palais Garnier ment occulté par le décès du prince Frédéric livret en ayant en tête les œuvres de Carissimi, Les Arts Florissants. Dir. : William de Galles, le 20 mars, qui suspend la saison. Christie. Claus Guth, mise en scène. Avec Montéclair et de l’abbé Pellegrin. Morell puise À la fin du mois d’août 1751, l’oratorio est Ian Bostridge, Marie-Nicole Lemieux, aussi son inspiration dans l’Iphigénie à Aulis terminé, mais Händel ne voit plus du tout Katherine Watson, Tim Mead… d’Euripide. L’histoire de Jephté est similaire en 2 cadences janvier 2018
paris © Geneviève Lesieur © Hugo Bernard © Denis Rouvre bien des points à celle d’Iphigénie : Jephté pro- Katherine Watson (à gauche) Au cœur du drame nonce le vœu malavisé de sacrifier la première interprète Iphis, Marie- L personne qu’il rencontrera à son retour chez Nicole Lemieux (à droite) e livret de Morell, au-delà de ses enjeux lui s’il remporte la guerre, sauf qu’il s’agira de interprète Storgé, sous théologiques, a aussi la grande qualité de sa fille Iphis. Accablé mais résolu, alors qu’il la direction de William fournir à Händel une matière textuelle au fort Christie (au centre). s’apprête à la sacrifier, son geste est arrêté au potentiel expressif. Le compositeur fait de Jeph- dernier moment par un ange et Iphis devra en té une œuvre profondément désespérée. Selon échange consacrer sa vie à Dieu. La tension l’usage de l’époque, il réutilise des éléments dramatique de l’ouvrage est créée autour du composés par d’autres musiciens, notamment déchirement du protagoniste, tiraillé entre son des parties de messes de Franz Habermann (on devoir envers Dieu et son attachement pour sa peut en déceler des extraits dans 12 numéros fille. À l’image d’Iphigénie, que son père Aga- de Jephté). L’enjeu principal semble être pour memnon décide de sacrifier pour obtenir les Händel de traduire au mieux les tempéraments faveurs des dieux, Iphis touche au sublime par des différents personnages et les émotions qu’ils son abnégation et son courage, ce que sait par- traversent alors qu’ils sont jetés dans le drame. faitement dépeindre Händel (depuis Esther, le Beaucoup d’oratorios du musicien furent com- compositeur s’est fait le spécialiste de ces por- repères posés après ses opéras, et ils empruntent à ces traits féminins). Une grande différence existe 23 février 1685 : naissance à Halle, ouvrages profanes leur force, voire leur vio- cependant entre le livret de Jephté et l’histoire en Saxe lence, dans l’expression des conflits intérieurs. biblique, c’est l’intervention de l’ange qui em- 1706-1710 : séjour en Italie Le personnage de Jephté est traité avec une pêche le sacrifice, et ce choix de Morell n’est pas 1711 : premier séjour à Londres vraie profondeur, et on le voit évoluer au fur anodin. À l’époque de Händel, la religion et la 1712 : s’installe à Londres et à mesure de ses airs. Dans son premier air, Bible font partie intégrante de la vie sociale et son arrogance et son aplomb sont mis en avant. 1718 : Esther politique. Comme beaucoup d’autres peuples à « La bonté me rendra grand » déclare-t-il son 1724 : Giulio Cesare, Tamerlano ce moment-là, les Anglais s’identifient aux an- un ton péremptoire, amené par l’éclat de la mu- 1733 : Deborah, Athalia ciens Israélites, se considérant comme le peuple sique. Sa douleur et sa solitude surgissent en- 1735 : Ariodante, Alcina élu de Dieu. Mais avec l’arrivée des Lumières suite dans « Open thy marble jaws », avec une et du scepticisme, les origines de la chrétienté 1737 : paralysé par une attaque belle sobriété. La ligne de chant et des violons sont questionnées, notamment l’histoire et les 1740 : derniers opéras italiens, sont emportés vers le registre grave. Dans un Imeneo et Deidamia coutumes parfois cruelles des Israélites narrées récitatif long et complexe (« Deeper and deeper 1742 : Le Messie dans la Bible, qui donnent l’image d’un Dieu still », construit avec pas moins de 15 tonalités), sans pitié. L’idée germe que le christianisme 1752 : Jephté, dernier oratorio Jephté exprime son anéantissement puis à la fin serait contaminé à sa source. Les libres-pen- 14 avril 1759 : meurt à Londres de l’ouvrage, il demande aux anges de protéger seurs soulèvent autour du sujet un débat public Iphis dans l’au-delà, acceptant enfin son destin, de très grande ampleur. Le livret de Morell est avec le magnifique « Waft her, angels, through donc d’actualité en traitant un épisode biblique the skies ». Outre les personnages, le chœur qui fait apparaître le sacrifice humain comme joue un rôle d’une grande force expressive, rite de dévotion. En théologien, Morell donne même s’il n’est pas aussi omniprésent que dans donc une justification au vœu de Jephté en Israël en Égypte par exemple. Représentant les pointant du doigt une autre manière de s’y te- Israélites, il se voit confier l’un des moments les nir qui exclut tout sacrifice, d’où l’intervention plus sombres et les plus forts de la partition, qui de l’ange. Il rend ce vœu acceptable et montre est même l’un des sommets musicaux de tout la miséricorde de Dieu, l’exemptant par là de l’opus händélien : « How dark o Lord are thy tout soupçon de cruauté. decrees ». • Élise Guignard janvier 2018 cadences 3
les concerts du mois Jérémie Rhorer, direction 16 janvier (Théâtre des Champs-Élysées) Unique oratorio de Beethoven, Le Christ au Mont des Oliviers relate l’épisode de l’agonie du Christ avant son arrestation et sa crucifixion. Rarement montée, l’œuvre déploie pourtant une majesté et une émotion © Alix Laveau puissantes que sait mettre en avant Jérémie Rhorer à la tête du Cercle de l’Harmonie et de la Vokalakademie Berlin. Il est, qui plus est, entouré de solistes de choix comme Marita Solberg ou Jean-Sébastien Bou. On pourra écouter en- suite la Messe Solennelle de Berlioz, un ouvrage de jeunesse que le compositeur ne souhaita pas faire paraître dans son ca- talogue mais qui voit déjà naître les brillantes idées musicales qu’on retrouvera dans ses œuvres postérieures. Béatrice Rana, piano 20 janvier (Fondation Vuitton) Premier prix du Concours de Mon- tréal à 18 ans seulement, Beatrice Rana subjugue par son talent. À la Fondation Vuitton, elle présentera un programme Ravel et Schumann © Nicolas Bets contrasté. Les Miroirs du premier séduiront par leur beauté impres- sionniste, suivis de la Blumenstück du second. Les Études symphoniques permettront ensuite à la pianiste de démontrer sa virtuosité impressionnante, la conception orchestrale de l’écriture de ces pièces requérant une grande technicité dans le jeu, ce que sou- haitait d’ailleurs Schumann qui les avait pensées pour déve- lopper chez l’interprète une maitrise parfaite de l’instrument. Anja Harteros, soprano 22 janvier (Philharmonie) Présence puissante, homogénéité parfaite de la voix, les éloges au sujet d’Anja Harteros sont légions dans le monde de l’opéra. Et les mois de © Marco Borggreve janvier et février offriront aux pari- siens de multiples occasions d’aller l’entendre. La soprano se produit à la Philharmonie avec le Münchner Philharmoniker sous la direction du grand Valery Gergiev pour les Wesendonck Lieder de Wagner, exaltation de la nature, la douleur et l’amour (certaines pièces seront d’ailleurs réutilisées dans Tristan und Isolde). Dès le 3 février, Anja Harteros incarnera aussi Amelia dans Un ballo in maschera de Verdi à l’Opéra de Paris, un répertoire dont elle a la maitrise absolue et où elle est unanimement saluée. 4 cadences janvier 2018
paris Kaija Saariaho, compositrice Du 23 janvier au 7 février (Palais Garnier) Traitant toujours la voix dans sa por- tée humaine et sa potentialité drama- tique, Kaija Saariaho nous a offert en 2016 un nouvel opéra de chambre : © Maarit Kytoharju Only the sound remains. Inspirée de deux pièces de théâtre nô traduites par Ezra Pound (Toujours fort et Manteau de plumes), l’œuvre fascine par ses textures sonores riches, son écriture instrumentale méticuleuse et sa cohérence formelle, si chère à la compositrice finlandaise. L’opéra, mis en scène par Peter Sellars, est porté par la prestation des deux solistes : la basse Davone Tines et bien sûr le contre-ténor Philippe Ja- roussky, qu’on redécouvre avec bonheur dans ce répertoire contemporain. Bertrand de Billy, direction 27 janvier (Cité de la Musique) Pièce symboliste de Maurice Mae- terlinck, Pelléas et Mélisande n’ins- pira pas que Debussy : outre le chef- d’œuvre du compositeur qui marqua © Marco Borggreve à jamais l’histoire de l’opéra par son esthétique nouvelle, Fauré lui dédia une musique de scène qui traduit subtilement son l’atmosphère et Schönberg en fit un poème sympho- nique d’un éclat postromantique superbe. Bertrand de Billy, dirigeant les jeunes musiciens de l’Orchestre du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, explore les œuvres de Fauré et Schönberg et propose un aperçu du monument debus- syste dans une suite orchestrale arrangée par Alain Altinoglu. Karine Deshayes, mezzo 2 février (Amphithéâtre Richelieu, Sorbonne) La mezzo-soprano que les maisons d’opéra s’arrachent viendra envoû- ter l’Amphithéâtre Richelieu dans le cadre de la saison des Concerts de © Aymeric Giraudel Midi. Une belle occasion d’entendre l’une des grandes voix d’aujourd’hui dans un décor magnifique et bien dif- férent des grandes scènes nationales. En duo avec le pianiste Nicolas Stavy, elle interprètera six mélodies de Fauré, un répertoire qu’elle affectionne et qui met en avant les nuances de sa voix, la cha- leur de son timbre, sa diction parfaite. Deux œuvres pour pia- no viendront compléter ce programme : une sonate de Fauré, et la Ballade op. 19 du même compositeur, tout en souplesse et en transparence. janvier 2018 cadences 5
les concerts do p urm troa i si t Ian Bostridge le chant intense Ian Bostridge figure parmi les musiciens les plus aux dysfonctionnements multiples d’une socié- fascinants de ces dernières années, livrant des té, elle touche quelque chose de plus profond qui nous concerne tous : nos liens avec notre interprétations ne laissant jamais personne indifférent, famille et particulièrement nos enfants. Elle quitte à bousculer le confort d’écoute des mélomanes. m’affecte particulièrement parce que je suis le Au Palais Garnier, il aborde Jephté de Händel. père d’une petite fille de onze ans, que je suis souvent absent à cause de mon travail et que Du 13 au 30 janvier – ma fille est bien souvent la première personne Palais Garnier que je vois à mon retour. » Les Arts Florissants. Dir. : William La grandeur tragique de Jephté accablé par Christie. Claus Guth, mise en scène. Avec l’ironie du Sort (la majuscule s’impose ici) ne Ian Bostridge, Marie-Nicole Lemieux, va pas, selon de nombreux commentateurs, Katherine Watson, Tim Mead… sans annoncer les sombres nuées romantiques à venir : « On peut voir en lui un personnage romantique dans une perspective que je dirais technique, en ce sens que la musique la plus convaincante de l’oratorio est celle qui illustre le désespoir, la torture que Jephté s’inflige à lui-même. Effectivement, cette musique profon- dément émotionnelle annonce d’une certaine © Sim Canetty-Clarke- manière le romantisme. Cela est vrai de cer- tains récitatifs accompagnés mais aussi d’un air aussi singulier que Open Thy marble Jaws dans l’acte II, dont l’intériorité pourrait effectivement du tac au tac être qualifiée de romantique. Les autres airs de S Jephté sont plus convenus mais on peut citer Votre bruit préféré ? Le son de i Ian Bostridge fréquente de façon la voix de Dietrich Fischer cependant Waft her, Angels à l’acte III, incroya- régulière les salles de concert pari- Dieskau chantant Grenzen blement beau, dont les lignes à la merveilleuse siennes depuis maintenant deux dé- der Menschheit de Wolf. simplicité contrastent immensément avec l’at- cennies, sa présence sur une scène Votre compositeur préféré ? Franz mosphère Sturm und Drang régnant ailleurs. » lyrique est suffisamment rare pour qu’on Schubert. la signale. À l’Opéra Garnier, le ténor an- glais revêt les atours de l’infortuné guerrier L’œuvre que vous auriez voulu créer ? Winterreise peut-être. John Beard, hébreu Jephté : « En surface, l’intrigue peut Le compositeur que vous aimeriez défendre ? Benjamin Britten, le ténor de Händel sembler extrêmement étrange pour nous I qui reste encore marginal contemporains. Dans une société troublée, un l y a quelques année, Ian Bostridge rendait alors qu’il est un compositeur père fait le vœu, en pleine bataille, de sacri- absolument central. un hommage passionnant au créateur du fier la première personne qu’il rencontrera à Votre métier si vous n’étiez pas rôle de Jephté, John Beard (et à deux autres son retour si Dieu lui accorde la victoire. Et il musicien ? Historien. ténors légendaires ayant collaboré avec Hän- s’avère que cette personne est sa fille, Iphis. La Votre livre préféré ? Guerre et Paix del, les Italiens Francesco Borosini et Annibale dimension psychologique est proche de ce que de Tolstoï. Pio Fabri), dans son disque intitulé The three l’on rencontre plus tard, par exemple, dans En quoi voudriez-vous vous réincarner ? Baroque tenors (Warner Classic) : « Étant un Idomeneo de Mozart – la victime est cette En femme, pour savoir ce que oratorio, Jephté n’était pas destiné à être repré- fois Idamante, le fils d’Idomeneo. L’intrigue de cela fait d’être « de l’autre senté sur scène mais les récitatifs de cette parti- côté ». Jephté n’est pas seulement liée à la Bible ou tion, qu’ils soient accompagnés ou secco, offrent 6 cadences janvier 2018
en couverture Habiter pleinement Schubert L es esprits chagrins ont souvent pointé du doigt ce qu’ils considèrent comme un excès de maniérisme, voire d’intellectualisme : « Je suis entièrement investi dans mon chant que je considère comme hautement émotionnel. Cer- tains me trouvent excessif et en toute honnêteté, selon moi, ce qualificatif me définit mieux que ce- lui d’intellectuel. Certes, j’aime souvent aborder la musique d’abord de façon intellectuelle mais ce n’est pas le cas de mon chant. J’aime me mon- trer parfois extrême parce que chanter consti- tue de fait un moment extrême, et demande à ce qu’on exprime des émotions intenses. Je ne veux pas être déconnecté de la musique. Beaucoup jugent que, dans les lieder de Schubert, j’inter- prète trop mais il semblerait que, du temps de Schubert, on avait tendance à les interpréter en les habitant pleinement, ou même en les jouant, CD & DVD © Sim Canetty-Clarke sans se contenter de chanter ces mélodies de ma- nière détachée. » Parole certainement d’évangile, car venant d’un immense expert dont le livre Le Voyage d’Hiver de Schubert, Anatomie d’une obsession, paraît enfin chez Actes Sud après avoir été d’extraordinaires opportunités de jeu théâtral traduit dans neuf autres langues auparavant, Georg Friedrich Händel et de peinture par le biais de la voix, ou même signe d’un succès indiscutable : « À vrai dire, Great Händel : airs d’opéras & de la posture corporelle. Tout cela me fait dire oratorios lorsque j’ai décidé de me consacrer entièrement que John Beard devait être un fort bon comédien. Orchestra of the Age of au chant en 1999, je venais tout juste d’achever On sait que Händel démontrait une grande pré- Enlightenment, Harry Bicket un livre historique consacré à la sorcellerie. férence pour les chanteurs qui étaient aussi bons (direction) Par la suite, j’ai commis quelques essais pour 1 CD Warner acteurs : on en a la preuve par ses collaborations diverses revues, sans avoir le temps d’entre- avec Susannah Cibber, la sœur du compositeur prendre un livre entier. Un éditeur à Londres Thomas Arne, qui n’était pas une voix merveil- m’a proposé de réunir ces essais en un volume leuse mais possédait apparemment un extraordi- qui a été publié en 2011 et a assez bien mar- naire don pour émouvoir l’auditoire – on connaît ché. Mon éditeur me demandant d’envisager la fameuse anecdote concernant son interpréta- une suite, mon épouse m’a suggéré d’écrire un tion de l’air He was despised du Messie. » Sans Franz Schubert livre sur Le Voyage d’Hiver, que j’avais si sou- doute Ian Bostridge retrouve-t-il dans la figure Lieder (Belle Meunière + Voyage vent donné en concert. J’ai beaucoup réfléchi et d’hiver + Chant de cygne) de Beard des aspirations qui sont également les il s’est avéré que la structure même du cycle se Mitsuko Uchida, Leif Ove Andsnes, siennes : « Je ressens une véritable continuité Antonio Pappano (piano) prêtait aisément à la vie que je mène. Il contient quand je passe de Jephté aux lieder de Schubert Coffret de 3 CD + 1 DVD - Warner vingt-quatre chapitres appellant vingt-quatre ou aux mélodies de Benjamin Britten. J’avoue que Classics essais distincts, ce qui est bien plus simple pour je ne m’intéresse pas à la voix en tant que telle, moi, par exemple, qu’une grande biographie de que je me passionne plus pour le drame que pour Schubert. » le chant à strictement parler. J’apprécie davan- À auteur passionnant livre passionnant, que tage l’art d’une Maria Callas que celui de Joan nous recommandons vivement. Au Palais Gar- Sutherland. » Sans doute cette soif d’expression nier, entouré des Arts Florissants de William poétique explique-t-elle la parcimonie avec la- Christie et dans une mise en scène de Claus Benjamin Britten quelle il accepte les engagements opératiques. Sérénade pour cor, ténor et Guth qu’on attend insolite, Ian Bostridge nous Grand prêtre de Schubert ou Benjamin Brit- orchestre - Les Illuminations… fera certainement ressentir viscéralement les ten, Ian Bostridge n’a eu de cesse de scruter les Philharmonique de Berlin, Simon tourments de Jephté, en un de ces portraits mé- poèmes mis en musique, livrant des interpré- Rattle (direction) morables qu’il sait peindre comme personne. • Yutha Tep 1 CD Warner Classics tations hallucinées qui ont pu laisser perplexe. janvier 2018 cadences 7
Dossier Debussy Préludes Quintessence des recherches impressionnistes de l’auteur, sation de proportions naturelles et harmo- les Préludes recèlent des sortilèges pianistiques sans nieuses exige d’ailleurs un sens suprême de équivalent dans la littérature du piano. la forme). Aucun schéma théorique ne pré- A side au choix des tonalités, et do mineur, fa près la parution mineur, sol mineur et la mineur manquent du Cas Debussy, à l’appel. Il ne s’agit donc pas à proprement livre dans lequel parler d’un cycle à donner dans son intégra- les critiques don- lité au cours d’un concert, contrairement à naient leur opinion sur le Chopin : Debussy, d’ailleurs, excellent pia- musicien, alors très contro- niste lui-même, avait l’habitude d’extraire versé, l’éditeur Durand avait pour ses concerts trois ou quatre pièces des encouragé le favori de son deux livres. Surtout, à l’instar d’Edgar Poe et écurie à produire, pour le de Baudelaire, il possédait à un haut degré le grand public, une série de sens des correspondances : chez lui, une per- pièces cultivant son style si ception visuelle ou un parfum éveillaient un © United Archives-Leemage personnel, mais davantage son ; tout devenait musique : le spectacle de abordables que les recueils la nature et un tableau au même titre que les d’Estampes et d’Images, ju- rumeurs d’une fête lointaine ou les cloches à gés par trop ésotériques. Il travers les feuilles. Il avait le don miraculeux en résulta les deux livres de de transmuer en personnages sonores sug- Préludes (1910, 1912). L’au- gestif (motif, succession d’accords, rythme, teur prétendait y avoir pris …) les objets, les êtres et les rêves. Suggestion Chopin pour modèle. En fait, et non pas description : dans le sillage de Tur- ces pièces diffèrent profondément des deux Tissée de rêves ner, Debussy se plaisait dans un monde rêvé, célèbres recueils du maître polonais, et, a for- insaisissables, la musique une brume vaporeuse noyant les contours tiori, des pièces portant le même titre de Bach, de ce magicien des sons comme dans ces compositions de Monet où Heller et plus tard Scriabine, Rachmaninov semble écrite par les fées ou les cathédrales, les falaises ou les nymphéas ou York Bowen. Pour Chopin comme pour ces le Dieu Pan en personne… se dissolvent et semblent flotter dans un halo auteurs, « prélude » désigne une pièce brève, imprécis. Sur le plan musical, la couleur (har- concentrée et fortement structurée, servant monie et timbre) prend le pas sur la ligne d’introduction à un plat de résistance plus (mélodie et contrepoint) ; cette démarche consistant (une fugue, un choral, ou même comparable à celle des peintres impression- un spectacle littéraire ou scénique…). Ils se nistes fait de lui le fondateur de l’impression- sont efforcés en général de couvrir l’intégra- nisme en musique, et les Préludes en repré- lité des 24 tonalités majeures et mineures, sentent la quintessence. Instrument de la dans un ordre logique. Leurs préludes, même résonance par excellence, le piano se trouva saturés de lyrisme romantique (Rachmani- 19 janvier 2018 – tout naturellement au cœur des recherches nov, Bowen), sont de la musique pure, « sans Philharmonie des musiciens impressionnistes, et nulle part littérature ni peinture » Ces pages rigoureu- Daniel Barenboim, piano. Debussy, elles ne sont poussées plus loin que dans ces Préludes (Livre I). sement articulées autour d’un motif unique deux recueils. Chaque prélude est une évo- sont à l’opposé de toute « improvisation ». cation sonore, et, soucieux de ne pas « vio- 27 janvier 2018 – Cité de la Debussy, au contraire, dans ses Préludes, Musique, Amphithéâtre ler » la perception de l’auditeur, l’auteur élève l’improvisation à la hauteur d’un art Alain Planès, piano laisse le sujet en suspens jusqu’au bout, le (savoir donner l’impression d’une improvi- Debussy, Couperin, Rameau. titre ne figurant qu’à la fin et entre paren- 8 cadences janvier 2018
paris © Éric Larrayadieu taine prévalant au long du morceau servant de lien entre les fragments de chansons populaires © D.R. napolitaines ainsi immergées dans les vapeurs du rêve. C’est encore des rumeurs lointaines qui gonflent les rafales du Vent d’Ouest. « Plaintif et thèses. Usage abondant de la pédale destiné De gauche à droite, Alain lointain » indique la partition : les vieux châ- à « noyer le ton » dans une brume, super- Planès et Daniel Barenboim teaux, théâtres des drames de Maeterlinck, sont position de plusieurs strates sonores ayant aborderont tous les deux quelque part dans l’Ouest, près de la mer, et il chacune sa vie propre et constituant un véri- Debussy à la Philharmonie. se pourrait bien que ces bourrasques se soient table « contrepoint d’accords » (exigeant une déjà abattues sur Ysselmonde au moment où écriture à 3 portées ou plus), ligne mélodique l’on assassinait la princesse Maleine, forçant fragmentée et enchâssée dans un ruisselle- la fenêtre de sa chambre pour emmener dans ment d’arpèges sont autant de procédés pia- repères leurs tourbillons, jusqu’à la fin des temps, la nistiques qui s’ajoutent au contexte harmo- plainte de l’infortunée… Le silence du Vent nique typiquement impressionniste : accords 1862 : naît le 22 août à Saint-Germain- dans la plaine contraste avec cette rage éolienne en-Laye parallèles, pentatonisme, quartes et quintes chargée de dissonantes secondes : c’est ici un à découvert, secondes majeures, septièmes 1872-1882 : études au Conservatoire souffle léger, parcouru du mystérieux frémisse- de Paris et neuvièmes avec notes altérées, gamme par ment des blés sous la brise. Musique raréfiée, 1880 : devient précepteur de musique tons et accords de quinte augmentée. dont l’économie de moyens est en rapport di- à Saint Pétersbourg chez Madame von Meck, égérie de Tchaïkovski rect avec l’élément immatériel qui l’a inspirée. La Cathédrale engloutie est un sommet absolu Sortilèges sonores… 1885-1887 : séjour à la Villa Médicis à Rome (Prix de Rome) d’impressionnisme pianistique. Au début, les 1888 : La Damoiselle élue, cantate superpositions de quartes et de quintes sug- A insi, Voiles représente, par l’ambiguïté de son titre même, l’essence de l’impres- sionnisme (une scène maritime nimbée d’un sur un poème préraphaélite de Dante Gabriel Rossetti 1889 : Arabesques pour piano gèrent une mer calme, avec les harmoniques de carillons lointains, « dans une brume douce- ment sonore ». La houle s’enfle peu à peu à me- « voile » impressionniste). En dehors d’un 1890 : Suite bergamasque pour sure que le carillon s’intensifie. Alors apparait la passage pentatonique (à l’indication « en ani- piano cathédrale, dans un colossal flux de plain chant mant ») la musique est entièrement fondée 1894 : Prélude à l’après-midi qui émerge des profondeurs. Le glas sonne à sur la gamme par ton, avec une pédale de si b d’un faune nouveau, puis le cantique résonne une seconde suggérant le calme plat, le dessin en tierces des 1899 : Trois Nocturnes, premier fois piano, comme un écho sur la surface des premières mesures, l’écume des Jeux de vagues, mariage (Lilly) flots calmés, la vision mystique s’estompant la citation d’un motif de La Mer (mesure 7) 1902 : Pelléas et Mélisande finalement dans le halo sonore du début. Ces affirmant sans ambiguïté le décor marin. La 1903 : Estampes pour piano deux livres magiques concluent sur une page mer est perçue au travers du voile mystérieux 1904 : Images pour piano, cahier I qui s’avance aux frontières de l’avant-garde : et des effets de clair-obscur de la gamme par 1905 : La Mer Feux d’artifice. Ici la matière ignée éclabousse ton, qui ajoutent au tableau une note d’irréel et 1907 : Images pour piano, cahier II les draperies amorphes de la nuit de sa traînée d’insaisissable. Les sons et les parfums tournent 1908 : divorce de Lilly, second mariage d’étoiles, l’obscurité grouillant de la présence dans l’air du soir est, sur le plan harmonique, (Emma Bardac) indistincte de la foule, étonnant équivalent so- l’une des pages les plus sensuelles de Debussy. 1911 : Le Martyre de Saint nore du Nocturne en noir et or du peintre amé- La ligne mélodique évolue avec volupté et lan- Sébastien ricain Whistler, intitulé La Chute de la fusée. gueur, s’infléchissant sous le poids des parfums 1912 : Images pour orchestre, Suavité préraphaélite (La Fille aux cheveux de et des sonorités dont elle est chargée. La conclu- Préludes pour piano lin, Bruyères), mystère de la nuit d’Orient (Ter- sion met en relief l’appel des lointains cher à 1913 : Jeux (poème chorégraphique) rasse des audiences du clair de lune) ou humour l’impressionnisme, en l’occurrence « une loin- 1915 : Etudes pour piano sardonique (Hommage à Pickwick), les Préludes taine sonnerie de cors » relevée de l’arôme 1917 : Sonate pour violon et recèlent d’incomparables sortilèges pianis- exquis du mode de fa. Les Collines d’Anacapri piano tiques, d’une beauté unique, sans équivalent utilise la texture fragmentée affectionnée par 1918 : meurt d’un cancer le 25 mars dans la littérature du piano. • Michel Fleury l’impressionnisme, la rumeur de cloche loin- à Paris janvier 2018 cadences 9
v i o l o n c e ll e Marc Coppey toutes les musiques Le début d’année francilien dans le grave mais déploie brio de Marc Coppey s’annonce et virtuosité dans l’aigu. D’une particulièrement riche, avec certaine manière, il grandit en des concerts balayant plusieurs restant lui-même tout en allant se mesurant au violon. » siècles de répertoire. Le grand Un autre vieux complice violoncelliste français est, l’attend, cette fois au Musée certes, l’un des artistes les d’Orsay, pour un programme plus protéiformes de la scène français (Debussy, Fauré, Em- musicale. Rencontre. manuel) dont il est évidem- S ment un champion univer- on premier concert francilien pour- sellement respecté : « Je crois rait suprendre d’aucun, avec ce qu’avec Jean-François Heisser, concert aux côté du claveciniste Ken- nous avons travaillé ensemble neth Weiss aux Bouffes du Nord orga- pour la première fois en 1991. Il nisé sous l’égide de La Belle Saison : « Il ne s’agit donc d’une collaboration faut pas opposer les répertoires car, d’une ancienne, à la fois en musique manière générale, je considère qu’être violon- de chambre, dans le cadre des celliste constitue déjà en soi une spécialité. Le concerts de l’Orchestre de la violoncelle est un instrument dont le réper- Nouvelle Aquitaine ou même toire est vaste, pas au point toutefois de jus- au conservatoire où nous tifier des spécialisations à l’intérieur de ce ré- avons été collègue, sans comp- pertoire. L’association clavecin-violoncelle est ter l’Académie Ravel à laquelle assez rare mais j’ai fait la rencontre de Ken- j’ai participé cette année. » neth Weiss il y a quelques années et cette col- Marc Coppey gagne ensuite © Ji laboration très heureuse me permet de mettre la Salle Gaveau avec l’un de le doigt sur un répertoire que j’aime beaucoup, Formé à Strasbourg, puis ses partenaires privilégiés, le pianiste anglais avec notamment ces sonates italiennes qu’en- Paris et Bloomington, Peter Laul, pour escalader un véritable Eve- fant, j’ai beaucoup travaillées. Avec Kenny, Marc Coppey s’impose rest : les sonates de Beethoven « Nous jouons nous traçons le cheminement du violoncelle à en 1988 en remportant le ensemble depuis au moins depuis 1998 et avons ses débuts – des débuts certes déjà bien affir- Concours Bach de Leipzig. réalisé plusieurs disques, dont le plus récent, qui més –, à un moment où le violoncelle s’affirme sort en mars prochain (n.d.l.r. : pour le label vraiment à la fois en France, en Italie et en Audite), est consacré aux sonates de Beethoven. Allemagne, et devient un instrument soliste à Nous avons opté pour un enregistrement en live part entière. » car après avoir donné ces partitions plusieurs 3 février – Château Petit bond d’une cinquantaire d’années, pour fois en concert, nous avons pris conscience que de Versailles le concert du Château de Versailles où Marc Solistes de Zagreb cette manière d’odyssée nous faisant passer de Coppey s’attaque à Boccherini et Haydn, entou- Boccherini, Haydn, Mozart. la première à la dernière sonate de Beethoven, ré de ses complices des Solistes de Zagreb (il en reflétait assez fidèlement le geste créateur même est le directeur musical depuis 2011) : « Avec ces 6 mars, Auditorium d’Orsay de ce compositeur, dans la prise de risque et deux compositeurs, le violoncelle prend le visage Jean-François Heisser, piano l’engagement requis. La présence d’un public Debussy, Fauré, Emmanuel d’un instrument avec une étendue sur quatre oc- était en outre importante car elle apporte une taves et, surtout, acquiert ce qui va devenir un 29 mars, Salle Gaveau certaine urgence. Pour être honnête, je ne me de ses signes distinctifs : la multiplicité des voix. Peter Laul, piano. voyais pas enregistrer ces sonates d’une autre Le violoncelle chante avec beaucoup de chaleur Beethoven, Franck. manière. » • Yutha Tep 10 cadences janvier 2018
DO s s i e r Mozart Les Quatuors à cordes Œuvres de commande ou créations spontanées, les violoncelle au caractère de continuo. quatuors à cordes de Mozart ne s’échelonnent pas de Après Trois Divertimentos composés en 1772 manière régulière tout au long de sa carrière, mais pour la même formation instrumentale, Mozart ponctuent sporadiquement le catalogue du compositeur. revient au quatuor avec les Six Quatuors à cordes « milanais » K. 155 à 160 composés au Parfois couchés sur le papier avec facilité, ils peuvent début de l’année 1773. Œuvres galantes dans le aussi naître dans la douleur, en particulier lorsqu’ils se style de l’opéra italien, elles possèdent malgré présentent comme tout une écriture parfaitement maîtrisée et un défi aux yeux de remarquable d’équilibre, à travers laquelle Mozart, à l’image des émerge déjà un langage musical personnel quatuors dédiés au et original. Toujours en trois mouvements et compositeur Joseph de proportions modestes, Mozart y explore Haydn, son aîné et son prudemment l’écriture en quatuor, en ami, mais surtout le octroyant à l’alto et au violoncelle un rôle plus « père » du quatuor développé. © Gesellschaft der Musikfreunde, Vienne à cordes. Sans dédicace d’aucune sorte, ces premiers E essais ne répondent pas à une commande n 1770, Mozart n’a particulière, mais sont plutôt le fruit de que quatorze ans et tentatives spontanées de la part du jeune déjà de nombreuses compositeur, avide de s’essayer à un genre compositions à son encore nouveau. actif : des concertos, des symphonies et même un opéra… mais aucun quatuor L’ascendant à cordes ! En effet, c’est de Joseph Haydn un nouveau genre dont la forme, encore en cours de maturation, se fixe progressivement notamment grâce à Joseph Haydn qui publie cette année-là son Opus Portrait posthume de Mozart par Barbara Krafft. E n 1773, la publication des Quatuors op. 17 et op. 20 de Haydn fait une forte impression sur Mozart qui cherche alors à rivaliser avec n° 9, l’un des premiers véritablement aboutis. son aîné. Les Six Quatuors à cordes « viennois » Cela dit, c’est d’abord avec Sammartini, dont K. 168 à 173, composés en août-septembre il a l’occasion d’entendre les œuvres à Milan, 1773, suivent de quelques mois seulement les que Mozart se familiarise avec le quatuor quatuors précédents mais leur langage est bien Du 11 au 21 janvier – Cité de à cordes. Curieux de se risquer à cette différent, influencé par la découverte des qua- la Musique nouvelle forme de musique de chambre, il Biennale de quatuors à cordes. tuors de Haydn. En quatre mouvements (avec compose le Quatuor à cordes n° 1 K. 80, daté Quatuor Voce, Quatuor Danel, Quatuor un menuet en 2e ou 3e position), ils recèlent du 15 mars 1770. Ce premier essai est encore Artemis, Quatuor Asasello, Quatuor certains thèmes mélodiques librement inspirés largement tributaire du style italien : en trois Hermès, Quatuor Arod… des op. 17 et 20 dont ils empruntent plusieurs Mozart, Beethoven... mouvements relativement courts et tous idées : premier mouvement en forme de varia- dans la même tonalité (Mozart y ajoutera tions, développement du travail thématique, un rondo quelques années plus tard), ce dissymétrie des phrases, et surtout intégration quatuor se rapproche de la sonate en trio. du contrepoint (fugue, fugato, canon…). Il en La mélodie est largement assurée par les résulte un mélange des styles sévère et galant violons, dominant un alto encore effacé et un parfois maladroit, hétérogène, qui manque en- 12 cadences janvier 2018
paris © Harald Hoffmann © Bernard Benant © Nikolaj Lund core de maîtrise. Souvent jugé sévèrement par la critique, cet opus recèle malgré tout quelques Les Quatuors Hagen (à gauche), Artemis Les derniers quatuors belles pages de qualité. (au centre) et Debussy En 1782, l’étude des manuscrits de Bach, que Mozart découvre grâce à son ami le baron van (à droite) joueront Mozart lors de la Biennale de C omposé au cours de l’été 1786, le Quatuor à cordes K. 499 « Hoffmeister » (du nom de son éditeur) est publié seul, n’appartenant à au- quatuors à cordes. Swieten, lui permet de perfectionner sa com- cun cycle. C’est une œuvre de transition, voire préhension et sa maîtrise du contrepoint. Il d’expérimentations : faisant fi des traditionnels rencontre également Haydn (probablement rapports entre les tonalités, Mozart s’intéresse dès 1781) avec qui il joue en quatuor, et dont la davantage aux relations entre le thème mélo- parution des Six Quatuors op. 33 stimule à nou- dique et l’accompagnement, accordant notam- veau sa créativité. Les Six Quatuors à cordes ment un rôle largement développé à l’alto. « dédiés à Haydn » ne voient pas le jour aisé- Après ce quatuor isolé, il revient une dernière ment puisque leur composition s’étale sur plus fois au genre en 1789. Alors que sa situation de deux ans. Publiés en 1785 en tant qu’Opus financière et son état psychologique sont peu 10, ils sont accompagnés d’une touchante lettre enviables, il accompagne son ami et élève le de dédicace adressée au « cher ami Haydn », prince Karl Lichnowsky à Berlin, où il rencontre dans laquelle Mozart confie que ces quatuors le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II. Violon- sont « le fruit d’un long et laborieux effort ». Un celliste amateur, le roi commande au composi- effort largement récompensé car Mozart signe ici l’une des pages musicales les plus abou- repères teur une série de six quatuors auxquels Mozart s’attèle dès le voyage de retour à Vienne. Mais ties pour quatuor à cordes. Contrairement à 1756 : naissance de Mozart si le premier des quatuors est achevé en juin de l’opus précédent, l’Opus 10 dévoile cette fois 1770 : publication des Quatuors la même année, les deux suivants ne voient le une totale maîtrise du contrepoint qui s’insère à cordes op. 9 de Haydn jour qu’un an plus tard, tandis que les trois der- de manière travaillée et subtile au sein des 15 mai 1770 : composition niers ne seront jamais composés. Il semble que différents mouvements, denses et aux formes du Quatuor à cordes n° 1 K. 80 de Mozart la composition de son opéra Cosi fan tutte acca- équilibrées. Mozart réalise enfin la parfaite Début 1773 : composition des pare trop Mozart pour qu’il puisse se consacrer synthèse entre le style galant et le style sévère, Six Quatuor à cordes « milanais » à ces quatuors, mais il doit également faire face mettant sur un pied d’égalité les quatre prota- de Mozart à un manque d’inspiration, sans doute lié aux gonistes du quatuor. Le compositeur s’autorise 1773 : publication des Quatuors difficultés qu’il rencontre à concilier l’écriture également quelques audaces harmoniques, à à cordes op. 17 et op. 20 de Haydn équilibrée pour quatuor avec la mise en avant l’image de l’introduction du premier mouve- Août-septembre 1773 : soliste du violoncelle. Finalement, Mozart doit ment du Quatuor K. 465 dit « Les Dissonances », composition des Six Quatuors se résoudre à céder son cycle inachevé des Trois qui provoquera de vives critiques à sa publica- à cordes « viennois » de Mozart Quatuors à cordes « prussiens », qui sera publié tion. Mais même s’ils en déroutent plus d’un, 1781 : publication des Quatuors sans la moindre dédicace : « Je viens d’être obli- ces quatuors reçoivent les éloges de Haydn qui à cordes op. 33 de Haydn gé de céder à vil prix mes quatuors (qui ont été assiste à leur première audition, et déclare par 1785 : publication des Six Quatuors si pénibles à composer) pour disposer d’un peu la suite à Leopold Mozart : « Devant Dieu et en à cordes « dédiés à Haydn » de Mozart d’argent afin de faire face à mes difficultés finan- tant qu’honnête homme, je vous dis que votre fils 1786 : composition du Quatuor cières actuelles », écrit-il dans une lettre datant est le plus grand compositeur connu de moi, en à cordes « Hoffmeister » de Mozart du 12 juin 1790. Après ces dernières pages de personne et en réputation ». Mozart n’aurait pu 1789-1790 : compositions des Trois Mozart, Haydn livrera encore quelques opus espérer mieux de la part de celui qu’il qualifie Quatuors à cordes « prussiens » pour quatuors à cordes, mais il faudra attendre d’« homme célèbre et ami très cher » et à qui il de Mozart les œuvres de Beethoven pour connaître le vé- demande d’ « accueillir avec bienveillance » ses 1791 : mort de Mozart ritable apogée du genre. quatuors ! • Floriane Goubault janvier 2018 cadences 13
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