ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE : DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGN - Estelle Vanwambeke
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ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE : DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGN Estelle Vanwambeke
Estelle Vanwambeke
Chargée de Thématique
estelle.vanwambeke@mdmoxfam.be
ARTISANATS, POLITIQUES
DE DÉVELOPPEMENT ET
COMMERCE ÉQUITABLE :
DÉFIS ET PERSPECTIVES
PAR LE PRISME DU DESIGN
Une publication d'Oxfam-magasins du monde – décembre 2017
Éditeur responsable : Pierre Santacatterina - Rue provinciale, 285 - 1301 Bierges
© 2017 Oxfam-Magasins du monde - Photographies : Estelle Vanwambeke
REMERCIEMENTS
Oxfam-Magasins du monde tient à remercier
toutes les personnes et organisations qui ont
donné leur précieux temps et leur aide pour
l'information et le matériel visuel utilisés
dans ce rapport.
3
4 ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGN
Table des matières
Introduction 7
1. L’artisanat à l’épreuve de la modernité 8
1.1 Ce qui définit la tribu des artisanes et artisans ...............................................................8
1.2 L’artisanat à l’ombre de l’industrie ................................................................................ 10
1.3 Une histoire d’échelle et de vitesse ............................................................................... 12
2. Insérer l'artisanat dans un monde
globalisé 14
2.1 Faire de l’artisanat un levier de développement .......................................................... 14
2.2 Ouvrir des marchés de consommation équitable dans les pays occidentaux........... 17
2.3 Renforcer la place de l’artisanat dans le système productif national........................ 20
2.4 Recréer le lien par le design ............................................................................................ 22
3. Défis et perspectives de l’artisanat équitable
par le prisme du design : analyse du cas de
l’association Aj Quen (Guatemala) 26
3.1 Le cadre : un modèle économique à réinventer............................................................ 26
3.2 La méthode : une approche par le co-design................................................................ 28
3.3 Les résultats obtenus...................................................................................................... 30
3.4 Equations possibles pour le futur................................................................................... 43
4. Conclusion 49
Bibliographie 50
ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGN 5
Introduction
L’artisanat appartient à la famille solidarité, ou encore l’équité lorsqu’il Oxfam-Magasins du monde.
des arts appliqués, au même titre s’inscrit dans une démarche d’éco- Cette expérience de co-design
que son cousin le design. Leurs nomie sociale et solidaire. C’est dans visait à trouver ensemble des solu-
métiers se caractérisent par l’art cette optique que sont progressive- tions face à la baisse des com-
d’assembler et mettre en forme des ment intervenus des acteurs de la mandes d’artisanat équitable. Ces
contraintes pratiques, esthétiques coopération au développement dans solutions devaient permettre de
et symboliques par la maîtrise d’une le secteur artisanal, notamment le renforcer l’autonomie des arti-
technique, pour répondre à des mouvement du commerce équitable. sanes sur leur projet économique,
besoins ressentis. L’artisanat est et de revitaliser l’offre d’artisanat
aussi l’expression d’une culture qui Cependant, ce dernier est partout équitable en conciliant transmis-
relie les membres d’une commu- confronté à une baisse de ses sion de culture et adaptation aux
nauté. Ces derniers le font évoluer ventes d’artisanat et à un affaiblis- marchés. Un des défis consistait
dans le passage entre générations, sement de son image, ce qui remet donc, à l’aide d’une méthodologie
et selon les phénomènes sociaux en cause l’étendue de son impact adaptée, de transférer des outils
et sociétaux qu’ils traversent. sur l’amélioration de la qualité de et connaissances en design per-
vie des communautés d’artisanes mettant de renforcer les capacités
Le temps de l´artisanat est celui de et artisans. Son modèle économique créatives des artisanes.
la transmission de savoir, de demande à être réinventé, actua-
l´imagination, de l´expérimentation, lisé à l’aune des nouveaux défis Les enseignements à tirer de cette
de la maîtrise du geste … bien éloigné posés par l’évolution des sociétés expérience sont nombreux. Elle a
du temps dicté par l´idéal de moder- contemporaines. permis aux unes comme aux autres
nité. Ce dernier, paramétré suivant une meilleure compréhension de
une conception économique du pro- Face à ces enjeux, le design – ou la réalité socio-économique et
grès et du développement, a long- plus exactement le design partici- culturelle aux deux bouts de la
temps évincé les pratiques artisa- patif, ou co-design, au sens d’une chaîne de valeur artisanale. Elle a
nales au profit de la création collaboration horizontale entre arti- démontré que cette meilleure com-
industrielle. Pas suffisamment ren- san et designer – peut-il apporter préhension avait pour consé-
table, l’artisanat. Trop lent, trop coû- des pistes de solutions ? Telle est quences une créativité renouvelée
teux. Pas assez soigné … Toute ex- la question centrale de cette étude, et une plus grande efficacité, et
pression culturelle sortant des qui se compose de trois parties : permettait donc d’accroître l’auto-
valeurs et représentations esthé- • les deux premières font le tour nomie des productrices sur leur
tiques modernistes a longtemps été des concepts et des défis qui projet économique.
associée à ce qu'il y avait de plus viennent d’être brièvement
"pauvre" et "sous-développé", oppo- évoqués, en s’appuyant sur une Les pistes de réflexion et d’action à
sée à l'innovation et au changement. littérature et des réflexions en tirer sont développées dans la
internationales sur ces sujets ; partie « Équations possibles pour le
L’artisanat participe pourtant à la • la troisième s’appuie sur une futur ». Elles peuvent bien entendu
création de richesse non seulement expérimentation pratique qui a servir de bases ou alimenter la ré-
sur le plan économique, mais aussi réuni au Guatemala des arti- flexion dans d’autres contextes et
sur les plans social et culturel en sanes et travailleuses de d’autres domaines de l’artisanat, du
permettant l’affirmation de la dignité l’association design et du commerce équitable.
humaine et la reconnaissance de Aj Quen, une designeuse locale
valeurs telles que la diversité et la et une chargée d’étude pour
6 ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGN
ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGN 7
1. L’artisanat à l’épreuve
de la modernité
1.1 Ce qui définit la Toutes les cultures ont leur forme est, d’une part, l’acquisition d’une
tribu des artisanes d’artisanat. On voit d’ailleurs émerger compétence qualifiée de leur pra-
et artisans dans les sociétés modernes de nou- tique par la transmission de savoir
velles formes d’artisanat qui ex- ainsi que par l’entraînement répéti-
Deux éléments sont communément plorent les possibilités que peuvent tif et concret de celui-ci. C’est là ce
associés à l’artisanat : le travail apporter les nouvelles technologies qui définit la tradition, selon l’auteur.
manuel et la tradition. Le premier aux techniques artisanales. L’artisan
implique un savoir-faire hérité du « 2.0 » par exemple, fusionne tech- D’autre part, c’est leur lien avec une
deuxième. nologies numériques et pratique communauté de référence, celle-là
manuelle. Ce terme fait allusion aux même qui transmet le savoir, fixe les
L’empreinte manuelle, tout d’abord, possibilités infinies qu’a ouvert inter- normes de qualité et d’excellence du
semble être ce qui a priori définit net à partir des années 2000, de ré- travail. Celle des ancêtres et des
l'artisanat. Elle se retrouve dans la soudre et partager des questions de concitoyens avec lesquels l’artisan
plupart des définitions de l’artisanat. production par la collaboration et le est lié. Cette communauté peut être
Une des plus fréquemment reprises partage de savoirs au sein de com- le corps médical (en y intégrant aus-
est celle que propose l’Organisation munautés d’usagers « connectés ». si les patients), les usagers de la
des Nations Unies pour l’Education, Ces dernières se forment de manière poterie ou du logiciel libre.
la Science et la Culture (UNESCO) pour libre et spontanée autour de sujets,
qui les produits d’artisanat sont ceux de problèmes ou d’enjeux communs. Comme l’indique son nom, ce qui fait
« fabriqués par des artisans, soit Les artisans 2.0 bâtissent le socle "communauté" est le partage d’élé-
entièrement à la main, soit à l'aide d’une nouvelle tradition qui conjugue ments et biens communs avec les
d'outils à main ou même de moyens travail manuel et technologie numé- membres d'un groupe, comme le sont
mécaniques, pourvu que la contri- rique, là où dans l’imaginaire collec- les ressources naturelles, les valeurs,
bution manuelle directe de l'artisan tif tout les oppose. les pratiques, les mythes et les
demeure la composante la plus croyances. La communauté colla-
importante du produit fini »1. A cet égard, dans son ouvrage The bore, de manière directe ou indirecte,
Craftman2 (2008), le philosophe Ri- à l’évolution de son artisanat.
Or cette empreinte est issue d’une chard Sennett propose une définition
tradition, elle-même transmise par élargie de l’artisanat. Il n’hésite pas Par ailleurs, un aspect fondamental
une communauté culturelle qui à s’inspirer de l’idéal antique de l’ar- du travail artisanal est le caractère
donne une signification et une valeur tisanat pour analyser des métiers en itératif de la méthode. Par des al-
d’usage, symbolique, esthétique et apparence très éloignés, comme la lers-retours constants avec sa
fonctionnelle à l’objet d’artisanat, poterie, la programmation du logiciel communauté de référence, entre
de telle manière qu’il traduise sa informatique à code ouvert Linux ou la théorie et la pratique, le concept
manière de voir et d’interpréter le la médecine. et la technique, l’artisan est ame-
monde. L’objet d’artisanat donne né à identifier et résoudre les pro-
forme au patrimoine immatériel Ce qui rassemble les métiers de po- blèmes simultanément, pour ga-
d’une communauté. tier, médecin et programmateur Linux rantir la qualité et l’excellence
1 Définition adoptée par le Symposium UNESCO/CCI "L'artisanat et le marché mondial : commerce et codifications douanières" - Manille, 6-8 octobre 1997.
2 « L’artisan », littéralement. On retrouve l’ouvrage traduit en français sous le titre “Ce que sait la main, la culture de l’artisanat” (Albin Michel, 2010).
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requises. Ce faisant, il participe à Ainsi, si le parallèle que réalise le • La fonction esthétique lui donne
un système de connaissances philosophe entre le programmateur une cohérence. Elle se matérialise
ouvert, variable et évolutif. L’expé- Linux et l'artisan semble alambiqué par des caractéristiques formelles
rimentation occupe une place pré- (le programmateur n'ayant a priori rien (comme les matériaux, les textures,
pondérante dans l’artisanat. d’un praticien manuel), c’est pour les couleurs, les contrastes, etc.) ;
mieux rebondir sur ce qui, pour lui, • La fonction symbolique traduit les
En effet même produite en série, définit l’artisanat : la pratique de com- croyances de la communauté
chaque poterie fabriquée à la main pétences acquises par transmission culturelle de référence par des
aura un signe distinctif. Son design de savoir avec une communauté symboles et significations.
évoluera avec le temps et les d’appartenance, et inscrites dans un
usages qu’en fera la communauté système de connaissance ouvert qui Les trois fonctions sont interdépen-
de référence. Comme pour une évolue par l’expérimentation. dantes. Les fonctions esthétique et
même opération, le médecin chirur- symbolique sont nécessaires pour
gien suivra un procédé technique Pour l’historienne de l’art Surnai comprendre l’usage qui doit être fait
identique sur différents patients, Benítez Aranda (2009), l’artisanat est, de l’objet, et vice versa.
mais obtiendra des variations dans là encore, un concept qui dépasse
les résultats. Il perfectionnera son l’objet pris de manière isolée. C’est Le caractère fonctionnel de l’artisanat
savoir-faire au fur-et-à mesure que une activité où s’intersectent « des en fait une pratique centrée sur l’hu-
la communauté médicale fera éléments économiques, techniques, main. Il peut être le produit d’un travail
avancer les connaissances. Le productifs, commerciaux, sociaux, individuel ou collectif, et il recouvre
logiciel libre Linux, pour reprendre esthétiques et culturels d’une grande les cycles de création-production,
l’exemple de l’auteur, est lui-même complexité, et qui se développe en circulation et consommation.
issu d'un processus d'expérimen- général de manière intégrée ou dans
tation fondé sur le principe de réci- des espaces limitrophes avec La prédominance de la technique
procité3. Il est libre d'accès pour d’autres expressions artistiques et manuelle est fondamentale dans la
tous les usagers du web 2.0 qui, culturelles, et avec la production définition que propose l’auteure de
par leur utilisation, aident à adap- industrielle même ». L’artisanat fait l’artisanat, c’est ce qui le différencie
ter et à corriger les bogues et failles partie de la famille des arts appli- de la production en série et imper-
de sécurité du logiciel, et donc à qués, comme le design et l’architec- sonnelle de l’industrie.
perfectionner le système opéra- ture, qui se caractérisent par l’art de
toire. Ce faisant, comme la poterie, marier la forme et la fonction par la Par ailleurs, les phénomènes so-
mais dans un tout autre contexte, technique, pour répondre à des ciaux d’actualité influent sur la pra-
le logiciel libre ne cesse d’évoluer besoins pratiques. Elle ajoute que tique artisanale, notamment les
et de s’adapter à mesure qu’il est l’objet d’artisanat se situe à la fron- problèmes liés à l’épuisement des
alimenté, revu, corrigé par une tière entre l’objet d’art unique et ressources naturelles.
communauté d’usagers amateurs l’objet produit en série de l’industrie.
et professionnels. Aussi, pour l’au- Il partage des traits et caractéris- L’Unesco précise à ce sujet que les
teur, « le rythme expérimental de la tiques avec les deux. C’est une pra- produits d’artisanat sont fabriqués
résolution et de la découverte de tique intrinsèquement créative. « en utilisant des matières pre-
problèmes fait du potier antique et mières prélevées sur des ressources
du programmeur moderne les On distingue trois fonctions dans durables ». Il existe en effet une
membres d’une même tribu » (Sen- l’objet artisanal : relation de réciprocité entre l’arti-
nett, p.41), à savoir celle des arti- • La fonction pratique détermine sanat et l’environnement. Les dif-
sanes et artisans. son utilité ; férents types de productions arti-
3 Le processus d’expérimentation Linux est piloté par le nord-américain Richard Stallman, programmateur et militant du logiciel libre.
ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGN 9
sanales puisent en général dans les exemple, est un enjeu d’actualité la pratique artisanale semble en
ressources que met à disposition pour lui. Si l’empreinte manuelle ne effet avoir été rabaissée au profit
l’environnement, qu’il soit rural ou semble pas être ce qui définit pour de la création industrielle.
urbain, naturel ou industriel. Cela fait lui l’artisanat, a contrario des défi-
de l’artisanat une pratique encline nitions de l’Unesco et de Benítez A., Les révolutions industrielles ont
à la préservation et au renouvelle- elle reste très présente dans son bouleversé les modes de production
ment de tous les éléments utiles à artisanat, et varie en fonction des et l’organisation du travail. Elles ont
la production, et par conséquent combinaisons qu’il réalise avec les déplacé la production artisanale
plus solidaire avec les ressources nouvelles technologies. traditionnelle de nombreuses socié-
naturelles, les biens communs, et tés et communautés. Ce déplace-
les différentes générations qui sont ment a provoqué une rupture dans
amenées à se les partager. 1.2 L’artisanat à l’unité entre l’esthétique et l’utilité
l’ombre de l’industrie inhérente aux objets d’artisanat,
À l’heure où émergent des formes souligne Benítez Aranda (2009). Les
nouvelles d’artisanat, comme l’arti- La modernisation des techniques et liens au sein des communautés se
sanat 2.0 décrit plus haut, ou encore la mondialisation des échanges ont sont distendus et urbanisés, pro-
l’artisan-semencier4, embrasser une bouleversé les savoir-faire. Elles ont portionnellement à la vitesse à la-
vision élargie de ce qui caractérise fait émerger de nouvelles formes quelle les échanges se sont globa-
ce métier aide à le redéfinir à l’aune d’artisanat, tout comme elles ont lisés. Les communautés ont muté,
des enjeux et des défis des sociétés mis à mal des métiers plus anciens. au point de ne plus être capables
contemporaines. La vision de Nicolas Différentes catégorisations sont d’interpréter les valeurs et les fonc-
de Barquin, fondateur de l’Open Fab apparues pour différencier les tions de l’artisanat.
situé à Bruxelles5 et coordinateur du formes d’artisanat selon leur rela-
projet « Artisan 2.0 »6, synthétise bien tion à la « modernité ». Ainsi, le néo- Prenons deux exemples, tirés de
les différents aspects développés artisanat ou artisanat d’art est un l’artisanat colombien : les masques
plus haut. Pour lui, l’artisanat est terme utilisé pour désigner un arti- et les tissages de la vallée de Sibun-
principalement une question de sanat plus moderne, plus urbain, doy, située dans la région amazo-
savoir-faire, d’échelle et de biodi- qui suit des critères esthétiques nienne du Putumayo.
versité. Le savoir-faire s’acquiert par assimilés au design et à l’art, tan-
l’expérimentation et la pratique, en dis que l’artisanat traditionnel est Sculptés puis peints à la main par les
dialogue avec une communauté de assimilé à des pratiques rurales, communautés Inga y Kämentsá habi-
référence, et en lien avec les enjeux héritées de traditions locales et tant la région, ces masques colorés
sociaux et sociétaux contemporains. métiers très anciens. racontent avec un certain humour
La modalité de production se réalise noir l’histoire et la position de ces
à une échelle plus durable et adap- Le lien de l’artisanat traditionnel communautés face à l’invasion
table (en fonction des ressources avec sa communauté de référence étrangère depuis l’époque coloniale.
disponibles, des commandes, …) ce semble avoir été fragilisé à mesure Ils sont donc traditionnellement
qui la rend aussi plus vulnérable. Il que la pratique s’est vue « dissociée dotés d’une fonction de communi-
souligne par conséquent l’impor- des quêtes soi-disant plus nobles », cation, entre les membres d’une
tance d’imaginer et de créer des et que « la compétence technique même communauté, et porteurs d’un
mécanismes de protection du statut a été coupée de l’imagination », message de résistance culturelle.
d’artisan. L’organisation des arti- regrette Sennett (2008). A différents Même si la communauté d’origine
sanes et artisans en coopérative par moments de l’histoire occidentale, reste détentrice de la fonction pra-
4 Le métier d’artisan semencier consiste à produire une semence paysanne de qualité, adaptée à la diversité des sols ruraux ou urbains, à l’évolution du climat et à des exigences
gustatives et nutritionnelles élevées. Voir : https://blogs.mediapart.fr/minga-faire-ensemble/blog/130616/pour-une-reconnaissance-du-metier-d-artisan-semencier
5 http://openfab.be/
6 “Artisan 2.0” est un projet porté par l’Open Fab dans le cadre du Contrat de Quartier Durable Maelbeek de la commune d'Ixelles. Il réunit une communauté d’artisanes et artisans
désireux d'explorer les possibilités que peut apporter la technologie aux techniques artisanales, afin de réaliser leurs projets plus efficacement et innover.
10 ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGNtique, esthétique et symbolique de cru que ce qu’elle m’apprenait pou- des artisanes et artisans colom-
ces masques, il est facile d’acquérir vait un jour avoir de la valeur », dit- biens, de promouvoir le développe-
aujourd’hui ces masques en dehors elle dans le documentaire. ment du secteur artisanal en Colom-
de leur contexte, dans les foires et bie et de l’insérer dans le système
marchés artisanaux, en échange L’autre tisserande, Mamá Carmela productif national.
d’une somme estimée comme équi- Agreda, raconte : « quand j’étais
valente à la valeur du travail artisanal enfant, à six ans, je regardais ce que Avec l´expansion des échanges et la
fourni, sans nécessairement com- ma mère et ma grand-mère tis- marginalisation du travail manuel les
prendre la valeur symbolique de saient, et je leur demandais : pour- communautés ont muté. Le sens et
l’achat. L’objet acquiert entre les quoi tisser ? Elles me répondaient : la valeur donnés à l’artisanat aussi,
mains des personnes extérieures à ça c’est une ceinture pour tenir corolairement aux tendances de
la communauté (des touristes, sou- notre jupe, ici on tisse notre pensée : consommation. Une rupture s’est
vent) une valeur folklorique et déco- nos aliments, notre médecine tra- produite entre l’artisan et l’usager
rative. Le commerçant, qui est rare- ditionnelle… (…) Le noir représente du produit fabriqué, ce qui repré-
ment l’artisan même des objets qu’il la Mère Terre, le blanc raconte que sente une difficulté majeure dans ce
échange, offre souvent une lecture nous sommes un peuple pacifique, secteur. En effet, le développement
limitée, incomplète, voire parfois le bleu représente les sources hy- de l’industrie a établi des patrons de
erronée du message symbolique que drauliques, et le rouge le sang ver- consommation régis par une esthé-
l’objet comporte. sé par nos ancêtres ». Comme Mamá tique moderniste qui associe le
Narciza, cette tisserande reconnaît confort à des environnements soi-
De même, les témoignages de deux que « jamais, elle n’aurait pensé que gnés et minimalistes, ventant la
tisserandes de la communauté ces histoires avaient de la valeur ». technologie et le produit industriel
Kämentsá, tirés d’un reportage7, comme une marque de progrès. Sous
illustrent bien la question de la fonc- De quelle valeur parlent ces deux prétexte de développement, les sys-
tion et de la valeur de leur artisanat. tisserandes ? Il est frappant de les tèmes productifs ont peu à peu
entendre s’interroger, voire se sur- évincé les produits d’artisanat tra-
L’une, Mamá Narciza, a appris le tis- prendre, de la « valeur » de leur tra- ditionnels - pas suffisamment mo-
sage par l’épouse d’un cousin en vail manuel. Comme si par l’échange dernes -, qui se retrouvent désormais
échange de services de jardinage. avec l’extérieur, elles découvraient nichés dans des marchés versatiles,
Elle fabrique des vêtements et ac- l’importance de leur artisanat, par comme le marché touristique par
cessoires d’usage quotidien desti- le procédé technique qu’il implique, exemple, qui s’est développé pro-
nés avant tout aux membres de sa et la symbolique qu’il contient. portionnellement à la vitesse de la
communauté, « aux filles, aux L’extérieur, c’est le marché de globalisation des échanges.
nièces », précise-t-elle. Son travail consommation urbain et occiden-
est entièrement manuel. Elle tra- talisé. Le pont entre les deux est Dans son témoignage, Mamá Nar-
vaille sur commande des familles du établi par des programmes de déve- ciza précise qu’elle produit en fonc-
village, quand elle a le temps. La loppement de l’artisanat financés tion d’une commande. Or, dans les
symbolique de ces tissages lui a été par des organisations gouverne- sociétés traditionnelles, les com-
transmise par une dame âgée, mentales ou associatives. Dans ce mandes se font entre familles, à
membre de sa communauté : « le cas précis, il s’agit de l’organisation l’échelle d’une communauté. Le lien
volcan, la couleuvre qui mangeait Artesanías de Colombia8, une socié- entre la productrice et son comman-
les humains, pour moi, c’est l’his- té mixte d’intérêt national dont la ditaire est direct. L’artisane assume
toire de Sibundoy… jamais je n’aurais mission est de renforcer le travail autant le rôle de designer (ou
7 « Tejeduria Kämentsá », réalisé par Andrés F. Velasco pour Artesanías de Colombia (2017). Récupéré le 02 octobre 2017 de : https://www.facebook.com/oficiosancestrales/
videos/502424896758262/
8 Pour en savoir plus : http://artesaniasdecolombia.com.co/PortalAC/General/template_index.jsf
ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGN 11conceptrice) que celui de fabricante L´auteure s’inquiète de la rupture d’œuvre la moins chère possible à
et de négociante, en fonction de la des liens au sein des communautés, des milliers de kilomètres, éloigner
commande qui lui est faite. Les deux et des communautés avec leur envi- les unités de production des mar-
personnes liées par la transaction ronnement, par la globalisation des chés de consommation, et faire
étant rattachées aux mêmes va- échanges et la division sexuelle du venir d’ailleurs les biens de consom-
leurs, la conception et la négociation travail. Benítez Aranda rejoint ce mation que l’on pourrait produire
en est d’autant plus facilitée. point en soulignant le rôle qu’oc- chez soi.
cupent traditionnellement les
Or dans les sociétés modernes, femmes dans la transmission du Les entreprises multinationales
l’éclatement de l’échelle du com- savoir artisanal et de la conscience peuvent se le permettre, elles do-
merce tend à séparer l’artisan de son environnementale qui lui est lié. Par minent le marché. Elles posent les
commanditaire. La figure du com- la préservation du savoir-faire arti- règles, créent la demande pour
merçant intermédiaire est apparue sanal, les femmes ont en effet long- s’assurer de répondre en consé-
avec la mondialisation, offrant un temps joué – et jouent encore dans quence, avec d’importantes marges
service devenu indispensable pour certaines communautés – un rôle bénéficiaires à la clef. L’artisan, lui,
bon nombre d’artisans et d’arti- important dans la gestion et la pro- fonctionne à une autre vitesse, à
sanes, dont le rôle se réduit souvent tection des biens communs. Cela a une autre échelle, comme nous
à la simple production, à la répétition été mis a mal par l’incorporation l’avons vu dans les points précé-
du geste pour reprendre l’analyse de progressive des femmes au marché dents. Il ne joue pas avec les mêmes
Sennett. L’artisan éprouve des dif- du travail sans que les rôles entre règles sur l’échiquier des échanges
ficultés à répondre de manière as- hommes et femmes ne se soient commerciaux internationaux, et s’en
sertive aux besoins du public parallèlement redistribués, tant retrouve d’autant plus vulnérable.
consommateur étranger à sa culture, dans le domaine privé que public.
par une adaptation de ses designs, Le processus de globalisation s’est
ou de sa technique, notamment. développé au fur et à mesure que
1.3 Une histoire les techniques et procédés de pro-
Enfin, l’écrivaine et féministe Silvia d’échelle et duction se sont modernisés. Ainsi,
Federici pointe du doigt une autre de vitesse les progrès techniques, technolo-
rupture sans précédent provoquée giques et informatiques l’ont aidé à
par le développement de l’industria- La perte de vitesse de l’artisan dans se déployer, en réduisant les dis-
lisation et la globalisation des le système productif mondial s’est tances entre les pays par des trans-
échanges : celle des êtres humains accrue avec l’industrialisation des ports et des moyens de communi-
avec la nature. Pour Federici, « la glo- techniques, et les économies de cation plus rapides, en remplaçant
balisation a créé un monde où les gens marché qui visent à produire tou- certains procédés manuels par des
ne comprennent plus les forces qui jours plus, plus vite, en réduisant machines mécaniques performantes
déterminent leur vie quotidienne. Cer- les coûts de production. Gagner en à la marge d’erreur minime, etc.
tains s’enrichissent et d’autres s’ap- rentabilité est la règle, pour réaliser
pauvrissent, mais les décisions qui se des économies d’échelle fulgu- Ce faisant, tant dans le secteur de
prennent à Londres ou à New York rantes vers des marchés infinis. l’artisanat que de l’industrie, les
paraissent chaque fois plus mysté- marchés locaux se sont vus concur-
rieuses… et tout cela peut désarticu- Assorti à la pensée néolibérale, ce rencés par l’importation d’alterna-
ler la famille ou la communauté dans modèle économique évince toute tives moins chères. Dans le cas de
la mesure où la chaîne de transmission production marginale, et ose l’ab- l’artisanat, c’est tout un patrimoine
de la terre est rompue. »9 surde, comme aller dénicher la main matériel et immatériel qui est en jeu.
9 https://elsaltodiario.com/feminismos/silvia-federici-entrevista-vivimos-una-nueva-caza-de-brujas. Récupéré le 07 octobre 2017.
12 ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGNLe cas du sombrero voltiado10 (cha- tion. Il est devenu populaire vers la fabriqué à la machine est vendu au
peau retourné) colombien est un fin de la dynastie des Qing, exporté détail à US$7011.
exemple criant parmi tant d’autres. vers le Japon sous la « loi japo-
Cet objet fait de roseaux tissés à la naise » lors de l’occupation d’une Ce second exemple reflète bien que
main fait partie intégrante du patri- partie de la Chine par ce dernier le « Made in China » représente bien
moine culturel de la communauté (1895-1945), et a même atteint des plus que ce qui vient de Chine. Il
indigène « Zinú » originaire de la ré- pics de production lorsque le gou- représente la marque d´un modèle
gion caribéenne de Colombie. Plus vernement chinois a repris Taiwan, de production globalisé caractérisé
encore, il est devenu un symbole entre 1945 et 1949. L’artisanat de par une course effrénée vers les
national, et reconnu comme tel en jonc est devenu un secteur prospère économies d’échelle, provocant des
2004, lorsque l’Etat colombien l’a et son exportation l’a amené vers concurrences déloyales au prix du
déclaré Symbole Culturel de la Nation, un âge doré, au point que presque patrimoine culturel, des droits hu-
et en 2011 Dénomination d’Origine. tous les foyers chinois et japonais mains et de l’environnement.
disposaient d’au moins un objet fait
Ces deux mécanismes, supposés de jonc tissé. Face aux défis de la concurrence
protéger les artisans des falsifica- industrielle, beaucoup, comme les
tions ou du plagiat de leurs produits Cependant, la filière artisanale du artisanes et artisans chinois de la
en reconnaissant l’exclusivité de jonc a décliné à mesure que s’est filière du jonc, font le choix de déva-
l’objet à son environnement géo- développée l’industrialisation des loriser le prix de leur pratique ou de
graphique, n’ont pas suffi à empê- procédés de fabrication, et qu’ont se réorienter vers une activité éco-
cher la concurrence à bas prix. été mis sur le marché des matériaux nomique agricole ou industrielle,
alternatifs permettant de produire souvent plus rentable pour eux et
On retrouve aujourd’hui dans les les mêmes objets à des prix extrê- leur famille, les obligeant à migrer
villes touristiques de Colombie des mement compétitifs, tout en déve- vers la ville dans le second cas. Ce
imitations plastiques "Made in loppant de nouveaux designs, là où faisant, le lien avec la communauté
China" du sombrero voltiado, au prix la technique ancestrale limite est interrompu, et la transmission du
de US$7 alors que dans sa version l’éventail de formes possible des savoir ancestral n’est plus assurée.
artisanale le chapeau retourné peut chapeaux, sacs et autres tapis de
se vendre entre US$30 y US$800, jonc. La production artisanale a La machine est souvent considérée
selon la complexité du tissage. Le souffert au point qu’aujourd’hui les comme coupable de l’industrialisa-
coût de production de l’imitation est artisanes et artisans de la filière tion fulgurante (et dans certains cas
estimé à US$0,55, et profite à l’en- sont devenus marginaux dans le de la disparition) des métiers de
treprise qui l’a engendré. système productif chinois, malgré l’artisanat. C’est pourtant moins la
leur qualification et leur maîtrise de machine que l’emploi que l’être
L’artisanat traditionnel chinois la technique manuelle. Les prix de humain en fait qui met en péril l’ar-
n’échappe pas non plus à ce triste vente des objets d’artisanat de jonc tisanat, et la mécanisation de cer-
scénario. C’est le cas des objets sont sous-estimés par rapport à tains procédés de production arti-
d’artisanat fabriqués à base de jonc l’effort fourni, et restent pourtant sanale peut être une solution à la
tissé, décrits par le designer Fangwu peu compétitifs vis-à-vis du reste requalification ou redynamisation
Tung (2012). Ce type d’artisanat est du marché. A titre d’exemple, un du secteur. Pour le philosophe Sen-
caractéristique du savoir-faire an- grand tapis (king sized) de jonc est nett, le problème survient lorsque
cestral de la région de Yuan Li, élaboré à quatre mains durant trois l’industrialisation coupe la compé-
transmis oralement durant des semaines, et est vendu au détail à tence technique de l’imagination. Le
siècles, de génération en généra- US$500. Un tapis de même taille mauvais emploi de la machine est
10 Chapeau retourné, en espagnol.
11 Fang-Wu Tung, Weaving with rish: Exploring craft-design collaborations in revitalizing a local craft. Ed. International Journal of Design Vol.6 No.3 (2012)
ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGN 13celui qui induit une répétition dividu n’est plus autonome dans son volumes, dans un rapport circulaire,
« mécanique » (au sens de « sta- procédé de fabrication. L’apparition itératif, entre le dessin et la
tique ») du geste, alors qu’elle de- de la CAO (Conception Assistée par construction.
vrait accompagner l’imagination et ordinateur)12 en architecture - pour
l’expérimentation de l’artisan, reprendre l’exemple du philosophe-, Face à la perte de vitesse du secteur
comme nous l’avons évoqué dans illustre bien ce dernier point. Em- artisanal, l’enjeu est double : s’insé-
le premier point de ce chapitre. Le ployée en lieu et place du dessin rer dans le système productif global
mauvais emploi de la machine, dont manuel, la CAO tend à faire perdre à de manière à rendre l’activité éco-
abuse l’industrie, est celui qui sé- son utilisateur l’expérience de la nomiquement viable, mais sans
pare la tête du geste de l’individu, conception, alors que ce savoir- perdre la tradition d’un savoir-faire.
et donc qui évite toute compréhen- faire s’acquiert par l’appréhension
sion du procédé mis en place. L’in- de l’espace, des matières, et des
2. Insérer l'artisanat dans
un monde globalisé
2.1 Faire de d’Amérique suivis de l'Europe occi- Dans ce "rêve" de développement, le
l’artisanat un levier dentale après la seconde guerre monde se découpait en Nord et en
de développement mondiale, pour entrer dans une lutte Sud, en pays développés et sous-
idéologique contre le bloc sovié- développés, en riches et en pauvres,
La culture a longtemps été perçue tique, et imposer au monde le modèle en premier, second, tiers et quart-
comme un frein au « développe- et la pensée capitalistes. Dès 1949, monde. Face à l’arsenal discursif et
ment ». Les différences et particula- lors du discours de positionnement institutionnel déployé pour faire vivre
rités culturelles ont souvent été du président Truman, le développe- ce projet (création de la Banque Mon-
dénigrées sous prétexte qu’elles ment fut annoncé comme étant le diale en 1944, de l'ONU en 1945,
gênaient le chemin des pays vers la processus par lequel il devenait pos- Banque Interaméricaine de Dévelop-
modernisation, vers l'idéal de progrès sible de "créer les conditions néces- pement en 1959...), toute expression
moderne et le rapprochement entre saires pour reproduire dans le monde culturelle qui sortait des valeurs
les nations. Dans son ouvrage L'in- entier les traits caractéristiques des modernes était associée à ce qu'il y
vention du tiers-monde, construc- sociétés avancées de l'époque: avait de plus "pauvre" et "sous-dé-
tion et déconstruction du dévelop- hauts niveaux d'industrialisation et veloppé", opposée à l'innovation et
pement (2007), le chercheur Arturo d'urbanisation, technification de au changement. Aussi, dans cette
Escobar décrit avec un regard lucide l'agriculture, croissance rapide de la perspective de développement sou-
combien le discours de "développe- production matérielle et des niveaux mise au seul critère économique, la
ment" est le produit d’une construc- de vie, et adoption généralisées de culture est souvent perçue comme
tion sociale, une histoire inventée l'éducation et des valeurs culturelles une dépense, un élément ludique ou
de toute pièce par les Etats Unis modernes"13 (Escobar, p. 20). décoratif, plus que comme un inves-
12 La CAO est un logiciel qui permet aux architectes et ingénieur.e.s de concevoir et de modéliser de manière rapide et précise des objets et bâtiments.
13 Escobar Arturo, La invención del Tercer Mundo. Construcción y deconstrucción del desarrollo (2007). Ed. Fundación Editorial el perro y la rana, Caracas.
14 ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGNtissement nécessaire à un monde nique, et de construire ce qu’il ap- 23 organisations internationales, ne
habitable, ou une richesse à préser- pelle une reloglobalisation contre- sont pas parvenus à éradiquer l’ex-
ver. L'artisanat, expression matérielle hégémonique, c’est à dire de créer trême pauvreté en quinze ans15. Il
du savoir-faire immatériel des com- de nouvelles articulations entre le est désormais question de « déve-
munautés et de leur culture, n'a pas local et le global. loppement durable » pour « éradi-
échappé à ce traitement destructeur. quer la pauvreté, protéger la planète
Il invite enfin à récupérer, renforcer et garantir la prospérité pour tous »
Face à cette conception binaire, li- ou créer des formes et systèmes … et pour toutes. Dans ce nouvel
néaire et universaliste du dévelop- alternatifs de production et de ré- agenda, adopté en septembre 2015
pement qui ne légitimait qu’un seul partition de la richesse, comme la et composé de 17 objectifs, la place
savoir – le savoir scientifique mo- coopérative, le commerce équitable, est faite à l’éradication de la pau-
derne -, et un modèle unique – le les monnaies locales et l'économie vreté et de la faim dans le monde,
modèle capitaliste -, mené par le haut sociale et solidaire, par exemple, la réduction des inégalités, l’éga-
- par les pays dits développés et du décréditées par le système écono- lité entre les hommes et les femmes,
Nord-, il a été (et est toujours) urgent mique global en vigueur. 14 le travail décent, la production et la
de construire des modèles alternatifs consommation responsables, le
et périphériques de développement Cette agroécologie des savoirs et des préservation des écosystèmes
venant du bas, c’est-à-dire des com- pratiques est nécessaire pour freiner aquatique et terrestre, entre
munautés, des territoires. la monoculture capitaliste orthodoxe, autres.16 Il est reconnu que cet
limiter l'importation exagérée des agenda ne peut être mené à bien
A l’image de l’agroécologie qui, dans propositions venues d'ailleurs, et sans la participation active des
le domaine agricole, défend la pra- réinventer ces dernières dans des communautés.
tique d’une diversité de techniques versions plus autochtones.
culturales davantage qu’une seule Les particularités culturelles sont
culture intensive qui fragilise les Avec le temps, le discours du déve- également entrées en ligne de
sols, le sociologue Boaventura da loppement s’est quelque peu dé- compte dans la manière d’envisager
Sousa Santos (2010) propose de placé dans ce sens, pour intégrer le développement. L’Unesco intro-
mettre en pratique des écologies d’autres dimensions interdépen- duit son rapport de 1996 intitulé
dans le domaine du savoir. Parmi ces dantes de l’économie, à savoir le Notre Diversité Créative, en partant
écologies, il suggère de récupérer social, le communautaire, l'environ- de ce constat :
et valoriser une grande diversité de nemental et le culturel. La préser-
connaissances, de temporalités et vation des vies des générations à « Il était clair depuis longtemps déjà
de pratiques, notamment celles venir a été également prise en que le développement était une
venant du Sud, ou plutôt de la péri- compte. En effet, le modèle de déve- entreprise autrement plus complexe
phérie, c’est à dire celles qui sont loppement de l'après-guerre n'a pas qu’on ne l’avait d’abord supposé. Il
formulées hors du cadre de pensée été aussi vertueux que ce qu’il pro- n’était plus possible de le concevoir
hégémonique (d’origine blanche, mettait : la pauvreté n'a pas été comme un processus unique, uni-
patriarcale, urbaine, capitaliste et résorbée, et les écarts entre riches forme et linéaire sans, du même
judéo-chrétienne). et pauvres se sont creusés. Les huit coup, nier la diversité des cultures
Objectifs du Millénaire pour le Déve- et des expériences culturelles, et
De Sousa Santos propose de sortir loppement adoptés en 2000 par 193 restreindre dangereusement les
le local de la globalisation hégémo- États membres de l'ONU, et au moins ressources créatrices de l’huma-
14 De Sousa Santos, Boaventura. Decolonizar el saber, reinventar el poder (2010), Ed.Trílce, Uruguay. Récupéré le 20 octobre 2017 de: http://www.boaventuradesousasantos.pt/
media/Descolonizar%20el%20saber_final%20-%20C%C3%B3pia.pdf
15 Pour en savoir plus: http://www.un.org/fr/millenniumgoals/
16 Voir les Objectifs du Développement Durable définis par l’ONU d’ici à 2030: http://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/
ARTISANATS, POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET COMMERCE ÉQUITABLE DÉFIS ET PERSPECTIVES PAR LE PRISME DU DESIGN 15nité écartelée entre un passé véné- Cette nouvelle vision de la culture Dans cette lignée, deux démarches
ré et un avenir imprévisible. (…) À invite à penser le développement à attirent notre attention : celle visant
l’évidence, il fallait dépasser la partir des identités culturelles plu- à ouvrir à l´artisanat traditionnel des
sphère de l’économie, sans pour rielles, comme une « conversation marchés internationaux d’exporta-
autant en faire abstraction. La notion interculturelle », comme le propose tion sur des critères d’équitabilité,
même de développement s’était élar- le chercheur German Rey18. et celle visant à introduire l'artisanat
gie, car on avait compris que les dans le système productif national
critères économiques ne pouvaient Les techniques artisanales tradition- avec une valeur ajoutée. Deux dé-
suffire à promouvoir la dignité et le nelles font partie intégrante de ce qui marches inverses, mais complé-
bien-être de l’humanité. »17 compose le Patrimoine Culturel Imma- mentaires in fine. En effet, ces pro-
tériel de l’humanité, aux côtés des grammes cherchent à préserver le
En mettant sur la table la question traditions et expressions orales, des patrimoine culturel immatériel des
du lien entre culture et développe- arts du spectacle, des rituels et actes communautés laissées en marge du
ment, à travers ce rapport l’Unesco festifs, entre autres. La Convention système d’échanges commerciaux
se pose de nouvelles questions et sur la Protection et la Promotion de de masse, tout en leur offrant une
reformule les anciennes : « Quels la Diversité des Expressions Cultu- alternative de marché de niche qui
sont les facteurs culturels et socio- relles (2005) souligne d’ailleurs que leur permet d’améliorer leur niveau
culturels qui influent sur le déve- la préservation de la diversité cultu- et qualité de vie.
loppement ? Quel impact le déve- relle - qu’incarne l’artisanat notam-
loppement économique et social ment -, est un défi face au processus En intégrant les règles du marché
a-t-il sur la culture ? Comment les de mondialisation. Elle souligne éga- mondial, les artisanes et artisans
cultures et les modèles de dévelop- lement le respect des droits humains ont l’opportunité d’occuper les
pement s’articulent-ils ? Comment et des libertés fondamentales, la niches ethniques avec des tradi-
combiner les aspects positifs d’une souveraineté des Etats, et la solida- tions qui leur sont propres, et d’of-
culture traditionnelle avec la moder- rité et coopération internationale frir un objet unique aux individus
nisation ? Quelles sont les dimen- comme étant des principes directeurs désireux de s’affirmer dans un
sions culturelles du bien-être indi- de la protection et la promotion de la monde uniformisé.
viduel et collectif ? » diversité des expressions culturelles.
Seulement, ce faisant, ils se sou-
Ainsi, l’institution soutient que la La culture a donc été lentement re- mettent au marché de la mode qui
culture n’est pas un instrument du connue comme facteur de dévelop- se caractérise comme étant extrê-
développement au sens de progrès pement aux abords des années 2000, mement versatile, avec des cycles
matériel, mais qu’elle est le but et la et ce faisant, l’artisanat également. de vie très courts. Cela les oblige à
visée même du développement, La convention de 2005 représente un connaître en permanence les goûts
compris au sens d’épanouissement document orientateur dans la formu- changeants des marchés de
de la vie humaine sous ses formes lation de politiques de coopération consommation et à être en mesure
multiples, et dans sa totalité. La culturelle. Longtemps mis à mal par de développer périodiquement de
définition de la culture s’émancipe la course au « progrès », l’artisanat nouveaux designs, tout en préser-
du simple champ macroéconomique, a progressivement fait l’objet de pro- vant ce qui caractérise leur savoir-
elle représente la pratique et l'ima- jets de coopération visant à insérer faire culturel.
ginaire de la vie en commun, retrouve les artisanes et artisans dans le
sa valeur au service des communau- monde globalisé, et à améliorer leur A cela s’ajoute que le marché de
tés et des communs. qualité de vie. l’artisanat et de la décoration inté-
17 Unesco, Notre diversité Créative, Paris, 1996. Récupéré le 20 octobre 2017 de: http://unesdoc.unesco.org/images/0010/001055/105586fo.pdf
18 Rey German, Industrias Culturales, Creatividad y desarrollo. AECID, Madrid, 2009. Récupéré le 20 octobre 2017 de: http://www.lacult.unesco.org/docc/2009_Ind_Cult_
CreativyDes_AECID.pdf
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