55 Journal de l'adc Association pour la danse contemporaine Genève
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Septembre — décembre 2011 — adc / association pour la danse contemporaine 55 Journal de l’adc Association pour la danse contemporaine Genève Dossier Le musée imaginaire de Jan Fabre Focus Pavillon de la danse À l’affiche Jan Fabre Cindy Van Acker Kaori Ito Sébastien Boucher et Walid Boumhani
2 / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 / 3 Dossier 12 - 17 18 - 19 20 - 21 Le Musée imaginaire Prometheus Preparatio Mortis de Jan Fabre Landscape II Jan Fabre Reportage à Anvers Jan Fabre dans le Laboratorium, 22 espace de travail atypique Agenda Jan Fabre de Jan Fabre. A l’affiche de sept. à déc. Bus, livres, etc. Carnet de bal Mémentos 4-5 26 - 27 28 - 30 34 Diffraction Une sélection Que font les Lieux choisis en Cindy Van Acker des dernières danseurs genevois Suisse et France acquisitions et autres nouvelles voisine 6-7 du centre de de la danse Island of no memories documentation Kaori Ito de l’adc 32 Ateliers Histoires de corps Les bus en-cas du spectateur 8-9 35 de l’adc Dilexion Un danseur Sébastien Boucher La chronique sur le se raconte en trois et Walid Boumhani gaz de Claude Ratzé mouvements : Rudi van der Merwe Pavillon de la danse 10 - 11 Informations sur le Pavillon Association pour la danse contemporaine (adc) Edito Fabromanie active Rue des Eaux-Vives 82−84 de la danse 1207 Genève tél. +41 22 329 44 00 suivies de A+ B = X fax +41 22 329 44 27 La création fonctionne sur le mode obsessionnel. C’est ce que l’on de Gilles Jobin info@adc-geneve.ch www.adc-geneve.ch se dit en découvrant les œuvres de Jan Fabre. Dans ses pièces théâ- Responsable de publication : Claude Ratzé trales, chorégraphiques et plastiques, dans ses films et ses écrits, Rédactrice en chef : Anne Davier l’artiste brandit ses préoccupations, toujours les mêmes depuis Comité de rédaction : Caroline Coutau, Anne Davier, trente ans. La vie, la mort, la beauté, la sauvagerie humaine. Thierry Mertenat, Claude Ratzé Secrétariat de rédaction : A la longue, cela pourrait donner un sentiment de « déjà vu » et de- Manon Pulver Ont collaboré à ce numéro : venir lassant. Pourtant, les thématiques et leurs moyens d’expres- Gregory Batardon, Rosita Boisseau, Anne Davier, sions se sont intensifiés et complexifiés. Par exemple : épris dès ses Carte blanche à Magali Girardin Steve Iuncker, Sakiko Leblanc, Ilse Liekens, Hélène Mariéthoz, premiers dessins par le stylo Bic bleu, il réalise un gribouillage de Photographe indépendante établie à Genève. Série de photographies prises dans le cadre de la Fête de Claude Ratzé, Eric Vautrin, Michel Voiturier grande envergure qui recouvre entièrement le château de Tivoli dans la Musique le 18 juin 2011, scène danse de l’adc dans la cour des Casemates. Graphisme : Silvia Francia, blvdr Impression : SRO Kundig la province de Rome. Sa bicomanie a abouti à une œuvre qui relève « Contact : du danseur avec la scène, de la danse avec son public. Tirage : 8’500 exemplaires Septembre 2011 de l’exploit. Tout comme sa collection de scarabées, devenue un océan Le plein air a ses contraintes. Il a aussi sa liberté. J’aime ce Prochaine parution : plain-pied avec le geste chorégraphique, cette coulisse à vue qui Janvier 2012 de carapaces qui a englouti la voûte du Palais Royal de Bruxelles. Ce journal est réalisé appartient à tous. Tourner autour du plateau. La fête de la musique est pour moi d’abord celle de la danse. Auberge espagnole, sur du papier recyclé. Jan Fabre se répète, comme tout maniaque obsédé par son art. mélange des genres. Faire des images qui montrent cela, en Photo de couverture : Certains diront jusqu’à l’enflure. Pourtant, indéniablement, il formule s’affranchissant du cadre, en allant à son tour, librement, au Diffraction de Cindy van Acker. contact de la séquence dansée, de ces mains qui touchent et se Photo : Christian Lutz des visions claires et perspicaces et crée, en un clin d’œil, un monde touchent. Contact : j’affectionne ce mot à deux syllabes énergiques qui ramène à mon métier. La danse me le rappelle L’ADC bénéficie du soutien de la Ville de Genève, de la République et canton qui porte sa signature. Au fil des ans, il a bâti une œuvre colossale. à chaque instant. » Magali Girardin de Genève et de la Loterie Romande. Nous vous invitons à vous immerger dans cet univers. Les specta- cles, films, installation, conférence et documentaires qui sont pré- sentés cet automne et pendant deux semaines, entre Genève et Lau- sanne, sont autant de propositions qui cernent l’œuvre polymorphe d’un artiste épris d’intensité poétique. Anne Davier
4 / A l’affiche / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 A l’affiche / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 / 5 A l’affiche De septembre à décembre, les spectacles présentés Atelier du regard Animé par Philippe Guisgand le jeudi 3 novembre autour du par l’adc spectacle de Cindy Van Acker, Diffraction (voir page 31) Diffraction de Cindy Van Acker. Photo : Christian Lutz Diffraction − du 26 octobre au 6 novembre Repères biographiques Diffraction (création 2011) Cindy Van Acker crée le solo Corps Chorégraphie : Cindy Van Acker 00 : 00 en 2002, puis deux autres soli Interprètes : Tamara Bacci, Cindy Van Acker emmène six interprètes dans les en 2003, Fractie et Balk 00 : 49. Carole Garriga, Anne-Lise Brevers, En 2005, elle est choisie par le Luca Nava, Rudi van der Merwe, metteur en scène italien Romeo Cindy Van Acker vertiges de sa nouvelle création, où le mouvement Castellucci pour représenter la Musique : Mika Vainio Suisse à la Biennale de Venise. Lumière : Luc Gendroz, Victor Roy, Ce dernier l’invite à créer la partie Cindy Van Acker est un fluide qui circule de l’un à l’autre. chorégraphique de sa pièce Inferno en 2008 pour le Festival d’Avignon, puis en 2011 pour le Parsifal qu’il Réalisation scénographie : Victor Roy Costume : VRAC monte à la Monnaie. La première Salle des Eaux-Vives pièce de groupe de la chorégraphe, Du 26 octobre au 6 novembre Pneuma, est créée en 2005. En 2007, à 20h30 Il y a presque dix ans, Cindy Van qui est exprimé et ce qui est ressen- qu’il rencontre ; ce qui se donne à danse ne pointe plus un lieu ou une elle collabore pour son trio Kernel Samedi à 19h, dimanche à 18h, Acker créait Corps 00 : 00. Le titre ti ou ce que l’on est au moment de voir est moins un corps ou un autre image ; elle n’indique rien d’autre avec le Finlandais Mika Vainio, du Relâches lundi et mardi groupe Pan Sonic, également Rencontre avec l’équipe artistique annonçait les premiers temps d’une la danse. La chorégraphie dévoilait que ce qui circule entre eux ou de que ce qu’elle est en train de faire complice des trois solos produits à l’issue de la représentation œuvre qui allait avancer pas à pas, là son discret secret ou fondement, par eux. C’est bien la suite : après — « confluence entre le mouvement, entre 2008 et 2009 : Lanx, Nixe et du 27 octobre Obtus. Obvie, Antre et Nodal Réservations 022 320 06 06 par étapes. Cette danse s’inventait, un projet qui dépasse le seul geste l’exploration des possibles de son la forme, l’expression et l’état » ; et complètent cette série de six soli qui et www.adc-geneve.ch et elle commençait avec les élé- chorégraphique. propre corps, après l’étude de ses aussi pour soi, spectateur. Elle pé- sont la source d’autant de créations cinématographiques réalisées par ments les plus simples : la chorégra- Pneuma 02 : 05, pièce de groupe propres gestes diffractés par leur nètre dans le plus pur présent, un Orsola Valenti. En 2010, elle crée phe expérimentait la danse à partir créée en 2006, partait de l’applica- transmission à d’autres, il est temps instant de plus en plus infime entre le solo Monoloog. de son propre corps, explorant ce tion à un groupe de danseurs de ces de regarder des corps faire circuler le passé et le futur, sur la ligne acé- que chorégraphie pouvait signifier, principes découverts et expérimen- un élément commun, faire varier un rée, glacée et fuyante, mais toujours et d’abord pour elle. Elle partait de tés seule. Puis, dans la même logi- même mouvement. ténue, tenue, du présent en devenir, zéro : son corps et ce qu’il pouvait que, CVA créa six soli pour six in- Ainsi pensée, la danse devient du mouvement en train d’avoir lieu, faire, en cherchant ce qu’il ne faisait terprètes, Lanx, Obvie, Antre, Nodal, un problème de rencontre, de rap- du corps concentré, attentif et livré pas spontanément — une danse. Nixe et Obtus : six rencontres entre port. De rapport entre le mouve- au mouvement qui est aussi l’explo- La danse était le nom d’une des principes chorégraphiques — ment et chaque corps, entre le mou- ration de ses possibles. Profondeur découverte, d’une exploration. De ou plutôt une façon d’appréhender vement et soi, mais également de sans cesse plus infime du présent, ces premiers temps, il ressortit la danse — et six personnalités. Les rapport entre soi et soi, dans l’infime écart toujours plus minimal entre trois énoncés au moins : d’abord arguments de la chorégraphe ré- écart qu’ouvre le mouvement en soi, le corps et le mouvement qu’il ren- un corps peut infiniment plus que sonnaient à travers chaque inter- car soi devient autre chose que soi contre, entre le corps et ce qu’il peut, ce que la convention et les langa- prète, en fonction des qualités et par le mouvement ; une légère mais entre soi et soi. ges en font ; ensuite un corps a la des savoirs de chacun. saisissante différence, pour qui y Ce qui apparaît est à la fois très la plastique inouïes, ce rythme inat- lence jusqu’à la dissoudre. Celui qui danse. Cela ne veut pas dire que capacité de surprendre autant les prête attention. Alors la danse est Archaïsme contemporain nouveau — on pourrait même dire tendu, ce temps paradoxal. Pour arrive là parvient au-delà de tout ce c’est une danse abstraite, formelle logiques que les imaginaires ; enfin Sereine et méthodique ce qu’il se passe entre un mouve- Pourtant cette danse commence très contemporain, singulièrement moi, ils contiennent une violence qui oblige ou contraint. Le contraire ou expérimentale, ou alors dans il existe des liens entre corps, espa- Diffraction, la prochaine création de ment et un corps, et un espace, un toujours par nous rendre les corps inscrit dans l’existence actuelle, l’in- sans âge. Derrière eux grondent d’une nouvelle idée ou d’un délire : le sens le plus fort de ces termes, ces et musiques (ou technologies) Cindy Van Acker et ses danseurs et lieu, un son aussi bien. des danseurs étranges et incertains, verse radical de sa frénésie en quel- terreurs, oppressions, inconscien- un exercice spirituel, peut-être. dans la confiance donnée à la forme, d’une complexité — d’une compli- compagnons, s’inscrit dans cette Par son approche systématique et elle avance toujours dans le noir que sorte — et en même temps très ces, frénésies, cynismes, empor- à l’abstrait ou à l’expérimentation cité — discrète et toute organique, continuité sereine et méthodique. et concrète, elle ressort du savoir ou la pénombre. Les séries de mou- ancien, archaïque ou atemporel : la tements, je ne sais pas nommer ce C’est ainsi une danse simple, comme moyen d’approcher quel- au-delà des analogies de formes, Elle se compose à partir d’un prin- pratique ou empirique du corps qui vements ou les phrases chorégra- nuit des temps, au fond du présent. cauchemar de l’histoire. Ici retenus, comme on dit un corps simple, qui que chose que la danse, pas plus de rythmes ou de puissances. Et cipe physique simple — ici la dif- se livre au mouvement, elle est por- phiques qui reviennent suspendent C’est que cette danse, contraire- contenus, déjoués. La maîtrise des renouvelle l’ancienne forme de que le langage, ne peut dire ou re- un quatrième, en apparence moins fraction, la variation d’une onde au tée par les rapports entre le corps et bientôt le sens du temps et les re- ment aux apparences, n’est pas for- danseurs, qui composent avec leurs l’étude. Une œuvre chorégraphique présenter. technique : la danse rend possible contact d’un corps. On entend alors l’espace, la lumière et le son, mais pères logiques. Ainsi, par le corps et melle, au sens où elle ne construit corps des variations infinies, qui re- qui avance à pas lents et sereins. Eric Vautrin*, juin 2011 un rapprochement entre « le mou- deux choses : le mouvement est aussi encore une fois entre soi et soi, le temps pris en soi et non comme pas une composition valant pour tiennent le temps avec une science Une danse qui n’annonce rien, ne vement, la forme, l’expression et un fluide ou une onde qui n’appar- dans la concentration nécessaire à valeurs signifiant autre chose, cette elle-même, comme une figure abs- indéfinissable et pourtant très sim- proclame rien d’autre que ce qu’el- *Eric Vautrin est maître de conférences en arts du spectacle à l’Université de Caen, l’état », une réconciliation entre ce tient pas au corps mais qui circule l’exécution du mouvement, et seu- danse révèle des postures, des traite. Il faut les entendre plus que ple, faite d’attention et de patience, le expérimente pour elle-même à membre du LASLAR et chercheur associé qui est dansé, ce qui est montré, ce de l’un à l’autre, marqué par ceux lement de celui-ci, absolument. La tensions, des impressions inédites. les voir, ces corps à l’élasticité et à crée une forme qui retient la vio- partir de ce qui la constitue comme au laboratoire du CNRS l’ARIAS.
6 / A l’affiche / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 A l’affiche / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 / 7 Repères biographiques Island of no memories (2011) Kaori Ito étudie les techniques Chorégraphie et mise en scène : de Graham, Cunningham, Limon Kaori Ito et Horton à New York. Elle danse Interprètes : Kaori Ito, Thomas pour Decouflé, le Ballet Preljocaj, Bentin, Mirka Prokesová Sidi Larbi Cherkaoui, Alain Platel. Dramaturgie : Satoshi Kudo Elle est aussi l’interprète d’Au Revoir Régie lumière : Thomas Veyssiere Parapluie de James Thierrée. Régie son Louise : Gibaud En tant que chorégraphe, Kaori Ito Musique originale : Guillaume Perret crée Noctiluque en 2008. Elle obtient le premier prix du concours (Re)connaissance pour sa chorégraphie Island of no memories, créé en 2011. Kaori Ito est soutenue Salle des Eaux-Vives par Modul dance du 16 au 20 novembre à 20h30 samedi à 19h, dimanche à 18h Atelier cuisine Rencontre avec l’équipe artistique à l’issue de la représentation Animé par Claude Ratzé du 17 novembre le jeudi 17 novembre avant Réservations 022 320 06 06 et après le spectacle de Kaori Ito, et www.adc-geneve.ch Island of no memories (voir page 31) C’est l’histoire d’un homme qui veut régraphe du Japon » à dix-huit ans et Souvenirs et répétitions oublier la routine de sa vie. Il perd la atterrit en France, la tête la première « La mémoire, reprend Kaori Ito, est mémoire, y prend goût, mais ne se et le corps à l’envers, dans la com- un sujet passionnant pour qui s’inté- souvient plus du visage de sa pro- pagnie de Philippe Decouflé. Trois resse à la danse et pour tous ceux pre femme. Ni pourquoi il pleurait ans durant, entre 2003 et 2005, elle dont le travail repose sur le souvenir ou comment il souriait. Island of no incarne le premier rôle d’Iris, et la de gestes inlassablement répétés. memories est une pièce sur l’oubli France découvre alors la présence Mais je m’amuse aussi dans la pièce et ses délices. « J’ai grandi à Tokyo, frappante d’un petit gabarit au cha- à évoquer tout ce qui peut encom- raconte Kaori Ito. Là bas, il n’est pas risme à la fois gracile et teigneux. brer notre cerveau. » Cet organe est rare de voir des hommes d’affaires Corps de liane et caractère de feu, symbolisé sur scène par une multi- Kaori Ito dans Island of no memories. Photos : Antoine Conjard ivres qui titubent, tombent et dor- Kaori Ito entre dans la légende de tude de cordes entremêlées comme ment dans la rue. Ils sont tellement celles qui désormais veulent et autant de ficelles auxquelles on dépassés par leur vie profession- peuvent tout faire. Intégrer le Ballet tente de se raccrocher comme à ses nelle que ces moments-là leur de- Preljocaj, assister James Thierrée, souvenirs. Dans Island of no memo- viennent nécessaires pour oublier Sidi Larbi Cherkaoui ou Alain Platel ries, ils ne tiennent en effet qu’à un fil. leurs trop fortes responsabilités de et danser pour eux, jouer Hyde face Sakiko Leblanc la journée. » C’est au Danois Thomas à Denis « Jekyll » Podalydès, choré- Bertin qu’elle a confié le rôle du bu- graphier pour des acteurs comme sinessman stressé, « pour jouer sur Clémence Poésy au cinéma et rem- le contraste entre sa puissance bien porter des prix pour ses propres réelle et sa fragilité supposée ». Elle- chorégraphies. « J’apprends beau- même incarne l’épouse du protago- coup des autres, reconnaît Kaori Ito, niste, tandis que la Tchèque Mirka trente et un ans aujourd’hui, mais j’ai Prokesova, avec « son énergie féline aussi besoin de maîtriser ce que je et sa prodigieuse souplesse », est veux exprimer. » Parler de soi et du son exacte opposé. monde avec sa propre sensibilité, Kaori Ito débute la danse clas- comme dans Island of no memories, sique à cinq ans, est reconnue sa troisième pièce et, à ce jour, son « meilleure jeune danseuse et cho- travail le plus abouti. Kaori Ito dans Island of no memories © DR Island of no memories — du 16 au 20 novembre La mémoire, ses trous et ses encombrements, sont au cœur de la dernière création de Kaori Ito, couronnée au concours (Re)connaissance.
8 / A l’affiche / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 A l’affiche / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 / 9 DileXion − du 7 au 18 décembre Sébastien Boucher, l’as de la house, rencontre Walid Boumhani, le roi du popping. Duel ou duo, hip-hop classieux à la Salle des Eaux-Vives. Dilexion (création 2011) Chorégraphie et interprétation : Sébastien Boucher et Walid Boumhani Musicien percussionniste : Alexandre Dai Casting Salle des Eaux-Vives du 7 au 18 décembre à 20h30, samedi à 19h, dimanche à 18h, relâches lundi et mardi Rencontre avec l’équipe artistique à l’issue de la représentation du 8 décembre Réservations 022 320 06 06 et www.adc-geneve.ch En 2010, dans le cadre de la Fête de Contaminations Duo ou duel ? C’est le propos, la musique, l’adc offrait la scène des « Quand on passe de la rue à la sur scène comme à la ville, où il est Casemates à Sébastien Boucher et scène, il n’y a plus le crew qui vous question d’attachement à la famille, Walid Boumhani pour une improvi- porte. On est seul à gérer l’espa- au sein du groupe ou du couple. Repères biographiques Sébastien Boucher débute avec sation hip-hop en duo. En montant ce », fait remarquer Walid, comme S’attacher, est-ce se fondre, se dis- le style « hype » au début des années sur scène, ni le pionnier de la stree- si l’absence du groupe autour de tinguer ou se confronter ? Le par- 90. En 2000, il rejoint Paris pour apprendre tous les styles de hip-hop. dance ni le virtuose de popping ne lui le coupait des codes nourriciers cours respectif des deux danseurs Il vit actuellement en Suisse, savaient ce que l’autre ferait en ré- du hip-hop qui lui dictent les beaux dont les corps gardent le hip-hop enseigne et chorégraphie pour des événements ou des shows. Afflux, ponse à ses propositions dansées. mouvements ou saluent l’énergie en mémoire leur permet des écarts sa première création hip-hop pour Le dialogue a pris. Un an après, Di- la mieux placée. Comme si être en aux codes, à la rue et au groupe. un plateau de théâtre, a été présenté en 2008 à la Salle des Eaux-Vives. leXion prend forme. Une première face et non dans le public le met- Depuis longtemps, ils ne sont plus pièce qui pourrait être le début tait à nu, distendant les liens et lui dans l’imitation ou la confrontation Walid Boumhani remporte en 1999 le Poppin’Contest de Stuttgart et d’une collaboration au long cours, consentant une liberté nouvelle. Et qui leur garantissaient une place et en 2000 le Funk Styles de Los la naissance d’une compagnie faite c’est bien de ça que parle DileXion, une reconnaissance. Aujourd’hui, ils Angeles. Il collabore avec le groupe d’affinités électives. de lien et de distance, de tout ce qui se mettent à nu, dans ce qu’ils ont O Possee dans les années 90 puis est soliste de la compagnie Montalvo « Dilection » signifie le choix que fait l’attachement. Comment vont- de plus neuf à offrir à la scène hip- Hervieu pour les créations l’on fait de s’attacher à quelqu’un ils le donner à voir sachant que sur hop et dans une bouleversante et Paradis et Le Jardin. ou quelque chose avec lequel on se scène, Sébastien Boucher et Walid puissante sincérité. reconnaît des parentés ou des affi- Boumhani se distinguent par leur Hélène Mariéthoz nités. « DileXion » avec un X, c’est technique : une gestuelle convulsive l’attrait avec inconnue, c’est l’atta- et saccadée propre au popping pour chement marqué du signe de re- Walid, à qui la construction très géo- connaissance hip-hop. Sébastien métrique des mouvements sur de la comme Walid ont grandi dans cette musique funk a valu de représenter famille, suivant un parcours analo- la France aux USA. Et pour Sébas- gue, se rencontrant dans les battles tien, des mouvements plus souples ou les jurys de Juste Debout quand et arrondis sur une musique et dans ils n’ont pas foulé le même plateau un style house. de télévision. Et puis, l’un et l’autre ont passé à la scène, Sébastien Avec les arrangements musi- Boucher avec différentes compa- caux d’Alexandre Dai Casting qui gnies en France et dans les vidéo- mélangent textures acoustiques et clips de Mis-Teeq ou Willy Denzey rythmiques électroniques, ils s’as- avant de chorégraphier son très re- surent le lien entre les techniques marqué Afflux à la Salle des Eaux- et les genres. Les danseurs se ma- Vives en 2008. Walid danse pour la nipulent et s’entendent, tantôt duo Cie française Montalvo-Hervieu dès tantôt battle, distincts et contaminés 1997 et réalise plusieurs solos à par l’autre, avec une même énergie, Urban Peace au Stade de France. partageant une émotion commune. Sébastien Boucher et Walid Boumhani. Photo : Magali Girardin
10 / Pavillon de la danse / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 Pavillon de la danse / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 / 11 Pavillon Trois soirées d’informations publiques sur le projet de du Pavillon de la danse suivies du spectacle la danse de Gilles Jobin, A+B = X Salle des Eaux-Vives L’adc, toujours en quête d’un lieu Ce projet prend depuis le prin- les 6, 7 et 8 octobre pour la danse, a imaginé avec la Vil- temps dernier la forme d’une pro- le de Genève le projet d’un Pavillon. position du Conseil Administratif Informations Pavillon à 19h Après différentes études de faisa- au Conseil Municipal (la PR-873), Spectacle de Gilles Jobin bilités sur plusieurs parcelles ap- en vue de l’ouverture d’un crédit A+B=X à 20h30 partenant à la Ville de Genève, la destiné au concours et à l’étude Réservations : place Sturm présente les caracté- d’un Pavillon sur ce lieu. 022 320 06 06 ristiques les plus favorables pour Il nous apparaît opportun de le ce projet et a donc été retenue. présenter aujourd’hui sous toutes www.adc-geneve.ch Le Pavillon de la danse, dont les ses coutures et d’en souligner les dimensions au sol sont au mini- enjeux essentiels. mum de 20 mètre sur 40, s’implan- Parce qu’il s’agit de danse avant terait à la place de l’actuelle voirie, tout, l’adc associe à cette présenta- côté boulevard des Tranchées, en- tion la reprise d’une pièce de réper- tre les deux rangées d’arbres. La toire de Gilles Jobin, A+B=X, créée place Sturm, un site urbain, acces- en 1997, année des premiers pas de sible en transports publics, est si- notre projet d’un lieu pour la danse ! tuée dans un périmètre qui offre des synergies intéressantes avec les trois studios de danse gérés par l’adc à la Maison des Arts du Grütli. Le Pavillon de la danse s’implanterait à la place de l’actuelle voirie côté boulevard des Tranchées. Photo : Steve Iuncker Francis Cossu : En revoyant nous pouvons nous détacher, un Dans A+B=X, j’ai très vite attri- A+ B = X, A+B=X aujourd’hui, je me suis corps évident, et de l’autre un corps bué à la musique une fonction Pièce fondatrice du dit, c’est frappant, ta danse était qui porte un esprit, une pensée exis- dramaturgique. Le son a des res- chorégraphe Gilles Jobin, là, déjà. Ce corps quasi organi- tentielle séparée de la matière du ponsabilités au niveau des ten- est remontée treize ans que qui émerge sous nos yeux, corps. Très vite, on réalise qu’il y a sions de la pièce. Il y a d’ailleurs après sa création. d’abord indéfini, qui s’identifie conflit entre cette pensée que l’on une véritable consistance dans la pas à pas, singulièrement en se ne peut qu’imaginer éternelle et ce musique, une épaisseur presque Organicité des corps, complexité sexualisant, ou formant de nou- corps dont nous savons pertinem- physique, aqueuse. Il était très im- de l’écriture chorégraphique, le velles chaînes, de nouvelles for- ment qu’il a une fin. portant qu’elle soit organique, créée chorégraphe pose en 1997 ses mes d’état de corps. en osmose avec la danse, qu’elle jalons dans l’abstraction figurative Gilles Jobin : En tout cas, un Avec A+B=X, tu commences un plonge le spectateur dans un état La place Sturm s’allonge entre la rue Charles Sturm derrière l’église russe et la et crée la surprise par sa façon corps global, holistique. A+B=X travail important de collabora- contemplatif. rue Ferdinand-Hodler, en contre-bas. Photo : Archigraphie d’aborder le corps nu en scène. joue beaucoup avec les frontières tion avec des compositeurs de Propos recueillis par Francis Cossu (extraits) Le trio connaît un succès immédiat de la perception, englobe tous les musique électronique, ici Franz et tourne pendant deux années sur sens. C’est pour cela qu’il y a deux Treichler et The Young Gods, les scènes prestigieuses euro- danseuses et un danseur. J’ai volon- aujourd’hui Cristian Vogel. A+B=X (2011) péennes. Création le 4 décembre 1997 tairement minoré le masculin pour Dans mes premiers soli, j’utili- à L’Arsenic, Lausanne « Remonter cette première piè- accroître une sensation d’ambiguïté sais déjà des morceaux des Young Reprise au Centre culturel suisse ce, explique le chorégraphe, c’était des genres. La musique et la lumiè- Gods. Mais je les avais remixés, tri- à Paris les 10 et 11 décembre 2010 Chorégraphie : Gilles Jobin comme enfiler un vieux jean et se re ont ces mêmes fonctions, elles turés, ralentis, bref, recomposés Musique : Franz Treichler rappeler les sensations du corps conditionnent le regard pour l’ame- pour les besoins de la pièce. Franz et The Young Gods au moment où on le portait. » ner à percevoir des zones moins dé- Treichler a vu mes solos et je lui ai Danseurs création 1997 : Gilles Jobin s’entretient avec finies que le corps seul. proposé de travailler avec moi. Je Ana Pons, Carrera, Gilles Jobin, Nuria de Ulibarri Francis Cossu. A+B=X, c’est un énoncé assez crois que ça lui a plu car collaborer Danseurs 2010 : Susana Panadés simple, mais dont on sait très vite avec un chorégraphe lui permettait Díaz, Isabelle Rigat, Louis Clément da Costa que le sens est difficile à percer. de développer d’autres types d’ex- Apparition dans le film : Franko B Photos A+B=X : Isabelle Meister D’un côté, nous avons un corps dont périences musicales. Lumière : Daniel Demont
12 / Dossier / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 Dossier / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 / 13 Dossier corps, un rayonnement, quelque chose de sexuel ou d’érotique. A partir Le musée de là, il leur demande de devenir anormales, de se déformer, de se trans- former en une personne âgée, un poisson, un monstre. Se transformer au point de s’oublier. imaginaire de Le labyrinthe des arts Lorsqu’il hérite du bâtiment anversois en 2004 − un vieux théâtre qui Jan Fabre prend l’eau, recouvert de mousse, partiellement délabré après un mysté- rieux incendie et que la ville néglige − il voit sous le délabrement la beauté du lieu. Il y a un esprit, une histoire, des murs et une scène qui tiennent en- core debout. Ce théâtre que les gens du quartier appellent « le cancer de la ville » est rénové et rattaché par un bâtiment neuf à une ancienne école Jan Fabre travaille depuis sept ans dans un bâtiment entiè- polytechnique qui complète les be- rement réaménagé pour lui et sa compagnie. soins d’espaces de la compagnie. Le Laboratorium compte 2500 m2 en plein Jan Fabre a la jouissance de ce lieu cœur d’Anvers. Ici, les obsessions de l’artiste pour 33 ans. Ensuite, il le remettra flamand entrent en résonance avec une cin- à la ville. Entre-temps, la larve sera quantaine d’œuvres d’art qui se sont petit à devenue papillon. Depuis son inau- petit greffées dans le lieu. guration en 2007, Jan Fabre a de- Pendant deux jours, Jan Fabre nous a ouvert mandé à une soixantaine d’amis ar- ses portes. Nous l’avons découvert dans son tistes de renommée internationale espace de travail, une capsule hors du temps photographiée pour notre journal par l’An- versoise Ilse Liekens. Reportage. Perpétuelle métamorphose Cela fait cinq jours, depuis le 1er juillet, qu’il est interdit de fu- mer dans les lieux publics à Anvers. Au Laboratoire, l’espace de travail de Jan Fabre, les danseurs, la femme de ménage, les administrateurs, tous ont le paquet de cigarettes à portée de main. A commencer par le maître des lieux. Une pause pendant les répétitions, une conversation qui se prolonge, un café, chaque moment est bon pour en A l’entrée, les poutres bicolores de Zondertittle, œuvre de Luc Deleu. allumer une. Le Laboratoire a ses propres lois. Celles de l’artiste flamand sont claires : le temps est compté et chaque seconde semble consacrée à son œuvre. Pas d’ordinateur, pas de téléphone portable, pas d’agen- da, rien qui pourrait circonscrire ou stopper l’homme dans son élan. Car Jan Fabre ne s’arrête jamais : il par- le en marchant, marche en mangeant, mange en fu- mant. Il a trois minutes pour répondre à six questions, qui doivent être précises et concises car tout est déjà dit, dans les nombreux livres qui lui ont été consacrés, dans les magazines et journaux spécialisés, dans sa revue Janus sur l’art qu’il a créée en 2000. Dans ses innombrables œuvres, expositions, mises en scènes, performances, tout ce qu’il pourrait dire sur sa démar- che artistique est là. Alors évitons les questions dont les réponses sont dans les livres, Jan Fabre ne nous le pardonnerait pas. Le Laboratoire est à côté d’une église, rue Pas- torijstraat, en bordure du Seefhoeck, le quartier popu- laire dans lequel Jan Fabre a grandi. Jeune homme, il installait dans le jardin familial son premier « labora- toire », composé de deux tentes, pour se livrer à des Spirit Cooking, l’œuvre de Marina expériences et recherches sur la vie métamorphosée, de choisir un endroit pour y installer une œuvre d’art. Une œuvre fixée dans Abramovic réalisée avec du sang de porc. en greffant par exemple des ailes de mouche sur des le lieu, qu’on ne pourra retirer dans 33 ans. Non pas dans l’idée d’en faire un vers de terre. Aujourd’hui, à 52 ans, il est l’un des ar- musée, mais plutôt une « capsule du temps » qui s’inscrit dans un proces- tistes contemporains les plus renommés de la Belgi- sus créatif et en dialogue avec le lieu. que flamande et n’a, dit-il, qu’un point commun avec Le résultat est impressionnant. Le bâtiment labyrinthique découvre une l’église : la croyance. Jan Fabre croit en la beauté et en nouvelle surprise dans chaque coin. Une figure fantomatique, au fond d’un la métamorphose perpétuelle de la beauté. Il recherche couloir, créée par Enrique Marty. Des lapis-lazuli incrustés dans un mur en des personnes qu’il trouve belles, qui ont de beaux briques abîmées, qui sont pour Hans van Houwelingen comme des pierres Lapis-lazuli incrustés dans les murs en briques.Vera azula, œuvre de Hans van Houwelingen.
14 / Dossier / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 Dossier / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 / 15 précieuses posées sur les cicatrices du bâtiment. Marina Abramovic a choi- crisper », « pensez à votre visage, votre bou- si la cuisine commune, une pièce qu’elle voit comme étant le cœur spirituel che, votre langue », « faites-le plus petit, cela d’une maison, pour peindre avec du sang de porc une recette poétique. doit venir de l’intérieur », « parlez-vous, ra- Certains artistes ont préféré des endroits plus humbles, dérobant leurs contez-vous une histoire, comme c’est dur, œuvres au regard : un lièvre en aluminium comme je suis vieux, je vais y arriver… ». Pe- sculpté par Henk Visch est posé sous le tit à petit, à force de répétition, les danseurs toit du théâtre et surveille dans l’obscu- quittent l’artificialité d’une imitation pour rité la scène. La porte imaginée par Bruna une transformation physique puissante. Esposito est recouverte de centaines de Il y a du Frankenstein chez Fabre, tou- petits grelots. Elle ouvre la chambre des jours en quête d’expériences, de nouvelles archives, où des milliers de disques en vi- formes d’expressions de la vie, de nouvel- nyle du père de Jan Fabre, passionné de les métamorphoses. Le corps, le sien com- jazz, sont rangés. Chaque ouverture et me celui de ses interprètes, s’envisage fermeture de porte s’accompagne d’un comme la scène d’un conflit tragique. bruissement qui rappelle celui des cric- kets, ces insectes dont le chant marque la Guerrier et Minotaure transition entre la nuit et le jour − le passé En avril dernier, déjà, nous nous immer- et le présent, la réalité et l’imagination. gions dans l’univers de Fabre, à Lubjana, pendant le festival des arts contemporains Science et performance et performatifs Exodos. Jan Fabre était Toutes ces œuvres d’art entrent en dia- alors le curateur de cette édition 2011 et logue avec le travail de Jan Fabre. Lui est ses choix de programmations établissaient plutôt taiseux. C’est en l’observant tra- un relevé fidèle du théâtre qui l’anime. vailler dans son Laboratoire pendant une L’érotisme cérémonial de Lisbeth Gruwetz journée que l’on en apprend le plus. En (également danseuse de Fabre), le carnavalesque Abattoir Fermé, la poé- partageant le pain avec lui dans la cuisine sie baroque de Rodrigo García, la corporalité de Coraline Lamaison… Jan commune. En l’écoutant sans le comprendre s’entretenir en flamand sur la Fabre ? « Un théâtre radical », lit-on souvent. « Verbalement exorbitant », terrasse avec Luk Van Den Dries1, professeur et chercheur qui suit de près « une provocation à la mode », « une œuvre d’une constance et d’une lo- depuis plusieurs années l’œuvre théâtrale de Fabre. Les mots se chahu- gique admirable ». Les mots convergent tous vers une forme d’excès. On tent, les mains s’envolent, l’œil s’allume : Jan Fabre parle de travail, de ce aime, ou pas. Le soir de l’ouverture du Festival Exodos, on avait senti chez travail qui le poursuit le jour dans son Laboratoire et la nuit dans ses rêves. Jan Fabre une adéquation entre la personne et l’œuvre. Les regards avaient Aujourd’hui, il a convoqué trois de ses danseurs sur le plateau du théâ- tre pour une série d’exercices pro- grammés dans l’après-midi. Luk Van Den Dries est là, avec son ca- lepin de notes, pour suivre pas à pas la progression de cette étude commencée en septembre 2010 et appelée le Labo 21. En collabo- ration avec l’Université d’Anvers et les villes de Stockholm et Za- greb, le Labo 21 combine la scien- ce et la performance et cherche à définir quelles sont les qualités dont ont besoin les performers d’aujourd’hui. La session anversoi- se se déroule pendant deux après- midi. Les trois danseurs ont sous leur t-shirt tout un appareillage de mesures (respiration, fréquence cardiaque…) relié à l’ordinateur portable d’un scientifique, assis dans les gradins. Jan Fabre a préparé vingt exer- cices différents. Pendant les deux jours de cette session estivale, il demande à ses danseurs de ré- péter inlassablement deux exerci- ces. Le premier est celui de la panique, soit une marche lente interrompue brutalement par une sensation de panique, comme s’il y avait des braises sous les pieds des danseurs, puis après deux ou trois minutes une brusque reprise de la marche lente. Le second exercice est celui du vieil homme: les danseurs doivent avancer de dix mètres en quinze minutes en trouvant l’état corporel d’un homme centenaire. Pendant ces deux exercices, Jan Fabre ne cesse de donner de nouvelles directives, de guider l’improvisa- tion ; il parle fort, vite, scrute ses danseurs, ne les lâche pas une minute. Ab Ovo, la poule génétique de Koen Vanmechelen et sur la porte, Klopper de Wim Delvoye. « Le changement doit être immédiat, cela doit envahir votre corps et vous
16 / Dossier / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 Dossier / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 / 17 convergé vers lui lorsqu’il était entré dans la salle, accompagné de ses très belles danseuses. Manteau gris fatigué, cheveux argentés jetés en arriè- Trois endroits d’Anvers, re, cigarette au coin des lèvres, regard souterrain, embarrassé de l’atten- tion suscitée. Une peinture, un cliché, une installation en soi ? Ou alors un « les animaux, l’art, la mort » « Guerrier de la beauté », comme ceux qui peuplent ses œuvres ? L’artiste est né à Anvers, dans le quartier populaire du See- Les photos de ce dossier ont A Anvers, cette image un peu facile et guerrière de Jan Fabre nous fhoeck. S’il fait le tour du monde pour présenter son œuvre, été commandées à Ilse Liekens, photographe d’art et revient lorsque l’on s’approche de la porte d’entrée de son lieu de travail, Anvers reste son port d’attache. Jan Fabre nous a indiqué d’architecture à Anvers. le Laboratoire. La porte semble si trois lieux de sa ville qu’il aime et qui l’inspirent. Réalisation le 5 juillet 2011 au Laboratorium de Jan Fabre commune, l’entrée si petite, la rue Cie Troubleyn. si tranquille qu’on pense s’être Le zoo : trompé d’adresse. Il faut pourtant « Parce que je pense que nous pouvons pousser cette porte. Derrière elle, tout apprendre du monde animal. » le guerrier se fait Minotaure d’un Jan Fabre allait souvent au zoo avec son père. Fasciné par les animaux, il a labyrinthe qui recèle mille et un commencé à les dessiner à six ans. Plus tard, l’artiste hérite des livres, des trésors. manuscrits et des centaines de boîtes contenant des milliers de scarabées de Anne Davier Jean-Henri Fabre, entomologiste français surnommé « le poète des insectes ». La passion de Jan Fabre pour les animaux est une source d’inspiration pour son œuvre plastique mais aussi théâtrale : le compor- tement et le mouvement d’insectes comme les four- mis et les araignées lui inspirent souvent le matériau gestuel pour ses acteurs et danseurs. La présence d’animaux vivants sur la scène 1 Luk Van Den Dries donne une conférence à (hibou, tortue, papillons…) ap- Genève autour de l'œuvre théâtrale de Jan Fabre (voir agenda p. 20). paraît à maintes reprises. La Maison de Rubens : « Pour ce que représente la peinture flamande et l’histoire de l’art en général. » En 2008, le Musée du Louvre donne une carte blanche à l’artiste qui monte L’Ange de la métamorphose dans les salles consacrées aux peintures des écoles du Nord. Les chefs d’œuvres de peintres tels que Rubens sont mis en perspectives avec les installations de Fabre, tandis que celles-ci entrent en dialogue et résonance avec l’histoire de l’art (voir les dates de la projection du documentaire Jan Fabre au Louvre, agenda page 20.) Le cimetière : « Parce que la vie n’est qu’un temps emprunté à la mort.» Le cimetière d’Anvers, à l’extérieur de la ville, est spectaculaire ; une mer de pierres en pleine nature. La mort règne dans toutes les sculptures et les œu- vres théâtrales de Fabre. « La seule chose que l’on peut faire en tant qu’artiste, dit-il, est se donner la mort. Toute mon œuvre est une est une préparation à cette disparition1. » Pour Fabre, les artistes sont des magiciens qui parviennent « à transformer le spectateur en un porc sauvage ou un agneau innocent, à le guérir ou le rendre ma- lade au moment oppor- tun, de sorte qu’il se ren- de compte qu’il a encore un corps et un cœur 2 .» 1 Jan Fabre, For intérieur, Jérôme Saas, Actes Sud / Festival d’Avignon, 2005. 2 Jan Fabre, Le Guerrier de la beauté, entretiens avec Hugo de Greef et Jan Hoet, Editions L’Arche, 1993. Jan Fabre et les danseurs de la session de juillet du Labo 21, Gilles Pollet, Anne Pajuren, Kasper Vandenberghe.
18 / A l’affiche / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 Dossier / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 / 19 Prometheus Lanscape II. Photos : Wonge Bergmann Prometheus Landscape II — les 28 et 29 septembre au BFM Des briquets, des fumigènes, un vent furieux et voilà que la tempête se lève et qu’un incendie dévaste le plateau. Avec odeurs de poils grillés à gogo évidemment ! Concert rock qui dégénère ? Spectacle du chorégraphe, metteur en scène et plasticien Jan Fabre. Roi des fauteurs de trouble, le Fla- double face pour faire basculer à la nos pères, autant que nos maîtres, mand continue de prendre pour seconde la moindre situation de la plus que nos maîtres ». cible la société d’aujourd’hui, ses gravité au grotesque. Le « plus » qui La figure de Prométhée est incar- soi-disant bonnes mœurs, sa mise fait grimper la température : un com- née par un acteur en slip blanc at- au pilori de toute singularité et ima- mando de dix acteurs-danseurs hy- taché et écartelé pendant toute la gination avec un cynisme souriant. pertalentueux et remontés à blocs. durée du spectacle sur une croix Présenté le 8 avril, au Théâtre de plantée au centre de la scène. Un la Ville, à Paris, Prometheus Land- L’histoire de Prométhée a de exploit en soi tant la tension du scape II s’inscrit dans la lignée des quoi emporter l’imagination de Jan corps est palpable. Autour de lui, spectacles uppercuts du Flamand, Fabre. Celui qui créa les hommes une horde de personnages se lâche tels As long as the world needs a à partir d’eau et de terre, puis vola dans des situations parfois limites warrior’ s soul (2000), The Crying le feu pour leur donner la vie, fut pour prouver qu’ils sont encore en Body (2004) ou Orgie de la toléran- condamné à être enchaîné nu sur vie dans une société aseptisée. Tout ce (2009). Toujours audacieux, plus les montagnes du Caucase et à se désir et sexe dehors, ils se mastur- excessif que jamais, libre avant tout, faire dévorer le foie chaque jour et bent, s’imbriquent les uns dans les il s’empare du mythe grec de Pro- pour l’éternité par un aigle. Sachant autres avec une délirante férocité. méthée pour allumer un feu dévas- que son foie se recomposait régu- Et c’est drôle, comme souvent chez tateur. Mixant texte (écrit en anglais lièrement… Ce héros, téméraire, Jan Fabre, pour ceux qui apprécient par ses soins avec la complicité de magnifique, exacerbe la passion de le grand Guignol, l’humour cru et la Jeroen Plyslaegers) et danse d’ac- la découverte chère à Jan Fabre qui dérision. Et c’est terriblement vivant tions, cette pièce plus théâtrale que fait sans doute sienne la vision du surtout, humain et régénérant. Le chorégraphique exploite le filon qui philosophe Gaston Bachelard, s’ap- feu aux fesses fait courir plus vite fait la signature Fabre : attaque en propriant le mythe de Prométhée que son ombre. règle des poncifs en tous genres, comme « le complexe de toutes les Rosita Boisseau outrance esthétique, intelligen- tendances qui nous poussent à sa- ce dramaturgique et le scotch voir autant que nos pères, plus que Prometheus Landscape II (2011) Lumières : Jan Dekeyser L’ADC Concept, mise en scène et Costumes : Andrea Kränzlin au Bâtiment des Forces Motrices Scénographie : Jan Fabre Coordination technique tournée : 2, place des Volontaires, Genève Textes : I am the all-giver de Jeroen Arne Lievens les 28 et 29 septembre à 20h30 Olyslaegers (basé sur Aeschylos’ Technicien son et vidéo : Tom Buys Location Service Culturel Migros Prometheus Bound) et We need Technicien : Bern Van Deun Genève / Stand Info Balexert / heroes now de Jan Fabre Chargé de production : Migros Nyon La-Combe Musique : Dag Taeldeman Tomas Wendelen et www.adc-geneve.ch assistance, Coach pour l’anglais : Tom Hannes Dramaturgie : Miet Martens Coach de technique vocale : Théâtre-danse, anglais Performers : Katarina Bistrovic- Lynette Erving (head of voice and surtitré en français. Darvas, Annabelle Chambon, speech Bristol Old Vic Theatre Dès 16 ans. Durée : 1h40 Cédric Charron, Vittoria De Ferrari, School) Lawrence Goldhuber, Ivana Jozic, Katarzyna Makuch, Gilles Polet, Kasper Vandenberghe, Kurt Vandendriessche
20/ Dossier / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 Dossier / Journal de l’adc n° 55 / septembre — décembre 2011 / 21 Preparatio Mortis — les 1er et 2 octobre Jan Fabre affectionne les solos pour danseuses sur des thèmes graves et violents, virtuoses et poétiques. Voici Preparatio Mortis pour Annabelle Chambon, animale en diable. Noir. S’abandonner. Attendre que femme en sous-vêtements noirs. prison est transparente. Ses parois la scène s’éclaire. Sentir les autres Commence un véritable « sacre du peu à peu se couvrent de buée. Le spectateurs tournés vers le même printemps » : corps à corps de chair corps remue, palpite, s’asphyxie. désir, regard prêt, écarquillé sans et de flore. Duel entre deux partenai- Les doigts s’évertuent à dessiner doute. Noir persistant. Une musique, res de l’éphémère. Fusion furieuse, sur les vitres. Après la naissance et celle de Bernard Foccroulle, s’ins- physiquement éprouvante. Des po- le temps passé à grandir, désormais talle, emplit l’obscurité, résonne de ses, des gestes, des déplacements la mort. Sans pathos malgré quel- tous les tuyaux d’un orgue chargé s’apparentent à un mystérieux rituel ques cris. Une fin naturelle, inélucta- de réminiscence liturgique. Des ima- de culte secret, de requête à divinité. ble, ramenée à la position fœtale. ges s’inventent en chacun durant Entre performance et danse, l’enga- Or l’existence est phases. Nais- cette longue respiration mélodique gement corporel d’Annabelle Cham- sent des papillons. Symboles de en expansion. Les yeux frustrés, les bon est total. Sa lutte découvre un ravissement fragile, incarnations oreilles comblées et, soudain, na- tombeau gravé d’une date. La vie de l’âme, ils battent des ailes. Se rines décelant une senteur florale. se confronte à la mort, la vitalité au posent sur la princesse, la sirène, la Comme lorsqu’on pénètre chez un massacre, l’espérance au désespoir, fée, cette Eve qui a très concrète- fleuriste ou en un salon mortuaire. la jouissance à la souffrance, la fin ment mordu dans une pomme. Noir Noir encore et toujours. au recommencement. final. Jan Fabre, en filiation réelle ou Lumière. Une masse végétale chimérique avec l’entomologiste impose ses verts, rouges, jaunes, Sous l’aile des papillons Jean-Henri Fabre, illustre le mou- mauves, blancs. Fleurs réelles mais Noir. L’orgue toujours. Sa façon vement cyclique de la vie. Rappelle coupées, vouées à se faner. Un d’habiter l’espace. Plein feu. Un que si la perception de la beauté mouvement léger les anime d’une cercueil maintenant de verre. À l’in- peut être perpétuelle, celle-ci n’est palpitation. Une main bourgeonne, térieur, la danseuse nue. La couleur jamais que transitoire. s’épanouit, précède le bras puis un de sa peau s’imprègne de lumière. Michel Voiturier corps. Celui, charnel, d’une jeune Comme dans certains contes, la Preparatio Mortis (2011) Repères biographiques Concept : Jan Fabre Né à Anvers en 1958, Jan Fabre au Festival d’Avignon en 2001, Chorégraphie : Jan Fabre, se fait connaître avec ses L’Histoire des larmes, créé également Preparatio Mortis. Photos : Achille Le Pera Annabelle Chambon performances et dessins au stylo bic à Avignon tandis que Jan Fabre est Interprète : Annabelle Chambon bleu. Il a 22 ans quand il réalise sa l’artiste associé du Festival 2005. Composition musicale et exécution : première mise en scène de théâtre : En tant que plasticien, Fabre conçoit Bernard Foccroulle Théâtre écrit avec un K est un matou. des installations, des sculptures, Production : Troubleyn/Jan Fabre A la fin des années septante, il défraie des dessins, des films et des (Anvers, BE) la chronique avec ses Money performances. Parmi ses œuvres performances où il brûle des liasses les plus célèbres, Tivoli (1990), le Salle des Eaux-Vives de billets de banques donnés par château entièrement recouvert de Le 1er octobre à 19h, le public pour faire des œuvres avec stylo bic bleu, ou encore Heaven of le 2 octobre à 18h les cendres. En 1982, il connaît son Delight (2002), une commande de la Rencontre avec l’équipe premier succès public avec une pièce reine des Belges, Paola, pour la salle artistique à l’issue de théâtre de huit heures, C’est du des Glaces du Palais royal. En 2008, de la représentation théâtre comme c’était à espérer et il monte l’exposition Jan Fabre au du 2 octobre à prévoir. Depuis, il compte près de Louvre – L’Ange de la Métamorphose Durée : 50 minutes cinquante créations pour la scène, au Musée du Louvre. dont Elle était et elle est, même… Réservations 022 320 06 06 en 1991, avec Els Deceukelier, son et www.adc-geneve.ch interprète fétiche, Je suis sang, créé Atelier d’écriture animé par Nathalie Chaix le samedi 1er octobre autour du spectacle de Jan Fabre, Preparatio Mortis Voir page 31
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