BEYROUTH CATHARSIS - Diploma Camondo
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
SOMMAIRE Introduction 9 1 Histoire | Fiction 17 a Une ville détruite 19 État des lieux et histoire de la ville Le bâtiment témoin (réparation des lacunes visibles) b La réappropriation de l’histoire 36 Une sélection mémorielle sur trois échelles Le réel fictionné | Histoire fictive Émancipation artistique 2 Archive | Art 41 a Le statut de l’image 43 Photographie documentaire | Photographie artistique Image marquante | Image manquante b L’archive comme projet artistique 48 Document oeuvre | Oeuvre document Archive | Manipulation Réel | Réalité 3 Amnésie | Palimpseste 57 a Une mémoire à trous 59 Amnésie individuelle | collective : Un double effacement La reconstruction par l’oubli b Le palimpseste : Beyrouth Catharsis 64 Une tentative de renouveau Un vide toujours existant Une catharsis non-évidente Conclusion 73 Beyrouth Catharsis 3
REMERCIEMENTS Je tiens tout d’abord à remercier Aurélien Lemonier, mon directeur de recherche pour ses conseils, son soutien et son regard porté à mon travail. Toutes les personnes rencontrées pour leur généreux accueil et leur aide : Akram Zaatari, Zeina Abirached, la responsable de la librairie Ashkal Alwan, ainsi que le gérant des locaux de la Fondation Arabe pour l’Image à Beyrouth. Et surtout les membres de ma famille pour leurs témoignages de la guerre civile et leurs nombreuses explications qui ont davantage enrichi ma connaissance de l’événement : Raghida Bacha, Paul Labaky et Salma Labaky Beyrouth Catharsis 5
INTRODUCTION Étant libanaise d’origine mais n’ayant vécu au Liban que de 2012 à 2018, je n’ai que vaguement aperçu la transition presque trompeuse à l’après-guerre. Cependant, il n’était pas difficile de cerner l’amnésie collective qui touchait et touche encore le pays. Un néant flagrant dans la transmission de l’histoire du pays m’a poussé à chercher plus loin et composer par moi-même mon mémoire, en puisant dans la mémoire de mes proches ayant vécu les événements, mais surtout dans les manifestations culturelles que j’ai témoignées, ayant eu lieu au cours des dernières années et plus spécifiquement, les plus récentes datant du 17 octobre 2019. Des événements actuels qui sont, comme nous pouvons le constater, le produit de quelque chose de bien plus long, portée par une génération nouvelle. À peine la guerre civile positionnée en dernier plan, que l’histoire a rattrapé le peuple libanais. L’attaque israélienne sur le Liban au cours de l’été 2006 n’a fait que refléter la fragilité du pays en faisant resurgir des images oubliées du passé. C’est à ce moment là que nous avons quitté le pays, avec ma famille, afin de trouver sécurité et stabilité ailleurs. Dès lors, une réaction de la sphère culturelle et artistique s’est mise en route afin d’exprimer l’incompréhension et la colère d’une population en détresse. M’appuyant principalement sur les nombreuses recherches bibliographiques que j’ai menées et qui m’ont permis de beaucoup plus me familiariser avec l’histoire de mon pays, mais aussi sur cet attachement natal qui m’a autorisé à pousser mon analyse bien plus loin; j’ai eu l’opportunité de creuser là où je ne l’avais jamais fait auparavant et d’en apprendre davantage sur les vécus de guerre de ceux qui m’entourent. Ceci m’a permis de compléter une partie de l’histoire qui m’était étrangère mais également de constituer un cahier qui regroupe les témoignages de certains membres de ma famille à l’égard des moments clés de leur expérience de la guerre civile de 1975. Des témoignages qui ne m’avaient jamais été transmis auparavant. Il a donc fallu que je poursuive mes recherches en incorporant les différents préjugés et opinions mais surtout en les concrétisant par Beyrouth Catharsis 9
un approfondissement du sujet; qui a pu se faire à distance mais également sur le territoire libanais. Quelques études desquelles je me suis nourrie ont principalement exploré et développé les thématiques de la guerre du Liban, des artistes libanais ainsi que des conséquences de l’amnésie collective du pays. Cependant, aucune étude n’avait encore mis le point sur les liens ambigus qui existent entre l’art et la mémoire de la guerre, en passant par la récolte d’archives. Certaines tentatives que je développerai dans la suite de mon mémoire ont été adoptées afin de dédier un monument à cette mémoire de guerre, mais aucune n’a été menée à bout. Ceci a donc permis aux artistes engagés de s’offrir une marge très libre d’exploitation de l’art comme moyen d’approcher la mémoire de guerre en puisant dans l’absence d’une histoire officielle. Ces derniers ont démontré qu’à travers une manipulation de l’archive existante, l’art se trouvait plus utilitaire en menant à une cohésion sociale, et donc que l’artiste, non politicien et non historien, avait un rôle important dans la transmission de l’histoire du pays. Le changement de la situation politique au Liban est très fréquent et assez souvent vers une détérioration, surtout dernièrement. Cette situation a permis de nourrir mon propos mais surtout de constituer la troisième partie de mon mémoire : Le Palimpseste, Beyrouth Catharsis. En effet, aucune solution permanente ou du moins durable n’a été trouvée par les dirigeants qui balancent sans cesse toute devise de réconciliation nationale. C’est cette triste réalité qui m’a davantage encouragée à poursuivre ce mémoire ainsi que mon propos sur le document/oeuvre, exploitant le travail des artistes de la mémoire telle une solution à une réelle catharsis, à travers une remise en question totale. « Quand on les chasse de l’écrit, elles se réfugient dans l’oral. Quand on les efface de la mémoire, elles habitent l’inconscient. C’est ainsi que l’oubli des guerres du passé a produit le retour du refoulé : lorsqu’en 1975, Beyrouth devient elle-même le théâtre d’une violence qui se 10
qui se renouvellera pendant plus de quinze ans, certains diront que la guerre a éclaté pour exécuter sa propre vengeance. Beyrouth aura peut-être payé le prix de son amnésie.1 » La mémoire du passé est l’un des plus grands points sur lesquels se battent les libanais au jour d’aujourd’hui. L’amnésie de guerre a plus empêché l’union d’un peuple qu’y contribuer, et c’est ce qui fait que plus rien ne va. En effet, c’est l’actualité qui justifie la nécessité de mémoire; et ce mémoire en question, est un travail qui est actuellement en train d’être fait par tout le peuple libanais qui ne s’identifiait presque plus, où qu’il soit dans le monde. Ce travail conscient de mémoire permet à son tour de « justifier l’actualité ». Il s’agit également d’une nécessité de construire des structures de deuil de guerre, longtemps refusé et empêché par les personnes au pouvoir, et cela à travers une construction d’un projet de paix ainsi qu’une mise en place de stratégies de réconciliation par le peuple, dans le but d’unifier le pays. Nous pouvons parler de pacification morale. Cette pacification morale s’accompagne d’une appropriation de l’histoire, assumée parce que conscientisée par le peuple, et portée par le projet de création qui s’étend sur un niveau architectural et social, avec pour objectif la reconstruction du pays dans le respect de la mémoire mais dans l’optique du renouveau politique, économique et social. Cependant, une historiographie et une mémoire unifiées ne sont toujours pas établies. La guerre de quinze ans a non seulement forgé une identité libanaise très complexe mais elle a également participé à la division d’une mémoire déjà beaucoup trop fragile et diversifiée à cause de la singularité constitutionnelle du pays. L’objectivité est presque impossible sur cet événement puisque mémoire individuelle et mémoire collective, plus spécifiquement au sein des communautés, sont toujours en conflit. 1 Elias KHOURY, « Miroir brisé », dans La brulure des rêves, Autrement, 2001, Paris, p.61 Beyrouth Catharsis 11
Ceci s’explique par une clôture des dossiers de guerre par les dirigeants du pays qui sont quasiment les mêmes aujourd’hui, en mettant en place une loi d’amnistie qui vient à l’encontre d’une réconciliation civile du pays. La seule alternative proposée par l’amnésie collective de l’après- guerre est d’envisager un avenir incertain dans l’oubli. Les politiciens et le peuple libanais s’en emparent telle une opportunité de tourner la page. Mais cette opportunité qui entraîne l’oubli de la mémoire ne s’avérerait-elle pas être un moyen de repousser le mal du passé à plus tard ? C’est à ce moment là que les artistes s’emparent de cette manipulation de la société par la mémoire au service de leurs créations artistiques qui auront pour but de trouver la collectivité dans la subjectivité. Un réel enjeu culturel autour duquel se concrétisent la majorité des dernières créations artistiques au Liban en surlignant l’importance de sauvegarder les traces de la guerre, même dans le domaine de l’art. Mon étude repose sur la question qui dénonce la complémentarité existant entre le champ artistique et le travail de mémoire. Un jeu de mot qui fonctionnerai dans les deux sens. Quelle serait la différence entre le document-oeuvre et l’oeuvre-document ? Le déroulement de l’étude clarifiera le propos en mettant en avant les différents moyens abordés par les artistes libanais pour favoriser la constitution d’une mémoire collective. Ainsi la première partie de mon étude développera le lien étroit existant en histoire et fiction dans le cas plus particulier du Liban. En dressant un rapide état des lieux et de l’histoire du pays pour une mise en contexte directe. Il s’agira également de mettre en avant le bâtiment témoin, dans ce cas la Maison Jaune soit Beit Beirut, qui reflétera une réparation des lacunes visible à travers des traces sur l’architecture. Ceci permettra de mettre l’accent sur Beyrouth comme étant une ville réellement détruite et dont les traces sont toujours apparentes. Il s’agira également de démontrer d’une réappropriation de l’histoire qui se fait d’une part par une sélection mémorielle sur 12
trois échelles : intime, individuelle et collective, et d’autre part, un travail incomplet d’historiographie de la guerre civile libanaise qui balance entre un réel fictionné et une histoire fictive. La deuxième partie de mon étude viendra compléter cette affirmation en explorant l’émancipation artistique de la mémoire de la guerre qui résulte de cette réappropriation de l’histoire, en s’appuyant sur des exemples précis de démarches et travaux menés par des artistes libanais. À commencer par une étude du statut de l’image qui met en comparaison la photographie documentaire et la photographie artistique en citant les paroles de Rosalind Krauss, critique et théoricienne d’art pour ensuite définir l’archive comme un projet artistique là où s’explique davantage le détournement des archives par le biais de l’art et la photographie, avec des exemples concrets de travaux de photographes et d’artistes de guerre. Il s’ensuit un affrontement entre le document et l’oeuvre mais surtout le réel et la réalité, reposant sur cette manipulation de l’archive manquante. La troisième partie, elle, soulèvera du constat d’une mémoire à trous qui s’expliquera par une amnésie individuelle mais surtout collective témoignant d’un double effacement. Un effacement qui a été d’une part imposé par les dirigeants du pays et d’autre part suggéré par la collectivité pour aller de l’avant. Ceci résultera en une reconstruction par l’oubli, qui, bien évidemment, s’avérera être la mauvaise voie. Enfin, il s’agira de faire lumière sur le palimpseste, qui se traduira par une tentative de renouveau justifiée par les événements actuels et la révolution qui domine le pays depuis plus d’un mois, une catharsis non-évidente. Suivant une interprétation de la situation politique et sociale actuelle au Liban, il s’agira de mettre en avant les problèmes que confronte le peuple libanais et de dénoncer le comportement collectif du peuple qui demande une catharsis qui se concrétise dans la création d’un projet de paix qui devrait soigner les lésions laissées par l’amnésie, à travers la construction de lieux de retrouvailles dédiés à l’expression artistique et sociale. Les artistes, associations et institutions mentionnées dans mon étude Beyrouth Catharsis 13
ne représentent qu’une petite partie de ceux qui participent au travail de la mémoire. Dans mon cas, il s’agissait surtout de se concentrer sur les champs de la photographie et de l’architecture puisque les autres domaines artistiques, tels que la peinture et la poésie, étaient beaucoup trop riches et vastes pour pouvoir les traiter de manière transversale dans ce mémoire. Instagram, @dear.nostalgia 14
Beyrouth Catharsis 15
16
1 Histoire | Fiction 17
Carte du Moyen Orient 18
a | Une ville détruite Beyrouth. Une histoire tumultueuse qui n’en finit pas. Une histoire qui a nourrit et qui nourrira toujours les esprits et réflexions des artistes. Une représentation de l’histoire qui devient projet artistique, une histoire qui s’inscrit dans la mémoire collective et individuelle, une histoire qui s’efface, une histoire qui perdure. Le Liban, depuis toujours, se trouve au croisement des courants culturels orientaux et occidentaux, et la culture artistique du pays, historiquement et dans le monde contemporain reflète la grande mixité culturelle créée par la conciliation des deux courants. Dès 1918, s’ouvre une nouvelle ère politique pour le Liban : celle du mandat français. En effet, en raison des intérêts économiques, culturels et religieux de la France dans cette région, de son rôle protecteur des accords des chrétiens d’Orient1, elle obtient de la Société des Nations le mandat d’une partie de la province arabe de l’Empire ottoman2 : La Syrie et le Liban d’aujourd’hui. Cependant, en 1920, les nationalistes libanais et syriens protestent contre la création du Grand Liban par la France, réclamant sans cesse le rattachement du Liban à la Syrie. Les relations entre les deux états sont tendues à cause des diverses pressions exercées par Damas qui cherche à contrôler le Liban. Le 22 novembre 1943, le Liban acquiert enfin son indépendance, avec au pouvoir le président Bechara Khoury. Ensuite, dans les années 1950 à 1960, le Liban était considéré exemplaire au niveau démocratique et économique, d’un pays solide dans un Moyen Orient marqué par les conflits israélo-arabe. Ce que l’on appelle habituellement la guerre civile libanaise est en fait une série de conflits plus ou moins liés par des alliances changeantes de 1 Les chrétiens d’Orient sont les chrétiens qui vivent au Proche-Orient et au Moyen-Orient. Appartenant à différentes confessions chrétiennes, ils représentent des minorités plus ou moins importantes en Irak, en Syrie, en Israël et au Liban (dont la communauté maronite), en Égypte (dont les communautés coptes), en Iran ou en Turquie, en Inde, au Pakistan. Ils sont environ 11 millions. 2 Suite à la signature du traité de Sèvres le 10 août 1920, l’Empire Ottoman renonce officiellement à ses provinces arabes incluant le Liban et la Syrie. Nous pouvons parler du « Grand Liban ». Beyrouth Catharsis 19
groupes libanais et d’acteurs extérieurs qui, de 1975 à 1990, ont déstabilisé l’État libanais. Les conflits peuvent être repartis selon cinq grandes périodes : à commencer avec la guerre d’avril 1975 à novembre 1976 qui a duré deux ans; la longue intervalle qui a consisté de nombreuses tentatives de paix en vain, une multitude de conflits internes entre novembre 1976 et juin 1982 causées par des interventions israéliennes et syriennes; une invasion israélienne destructrice de juin 1982 à février 1984; les guerres internes de la fin des années 1980; pour terminer avec les guerres intra-chrétiennes de 1988 à 1990 suivies de la fin de la guerre. C’est le 13 avril 1975 qu’éclate la sanglante guerre civile libanaise qui s’est emparée du pays et a mené à plus de 000 150 morts, ainsi que des milliers de disparus et de déplacés. Ce qui l’a déclenchée est l’accident qui a eu lieu dans la banlieue de Beyrouth entre le parti politique des « Phalanges libanaises1 » et les palestiniens qui s’y trouvaient. Cette guerre fut symbolisée par la division du pays en deux d’un côté les chrétiens dans le Beyrouth Est et de l’autre les musulmans dans le Beyrouth Ouest par une ligne de démarcation appelée la « ligne verte ». La victoire des forces islamo-progressistes soutenues par les Palestiniens est empêchée, après un an de conflits sans cesse, par l’arrivée de l’armée syrienne qui se joint aux forces chrétiennes en juin 1976. En 1978, les forces syriennes bombardent les quartiers chrétiens de Beyrouth. La ville chrétienne de Zahlé est également bombardée en 1981 par les forces syriennes qui, cette fois-ci, s’allient avec les forces islamo-progressistes palestiniennes face aux troupes chrétiennes qui renforcent à leur tour leur relation avec l’armée israélienne2. Pour autant, ce n’était pas prêt d’être fini. Le 14 septembre 1982, 1 Les « Phalanges libanaises », souvent désignées par le diminutif Kataëb, sont un parti politique nationaliste, essentiellement chrétien, fondé en 1936 par Pierre Gemayel, Najib Acouri, George Naccache (journaliste), Charles Hélou (devenu président de la République), Hamid Frangié et Chafic Nassif. 2 Entre 800 et 000 2 civils ont été massacrés, selon les estimations, dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila, à la périphérie de Beyrouth, en septembre 1982, par des miliciens chrétiens alliés à l’Israël, lors de l›invasion israélienne du Liban. 20
Carte du Liban Beyrouth Catharsis 21
le président Bachir Gemayel1 est brutalement assassiné. Les troupes israéliennes en profitent pour s’emparer de Beyrouth-Ouest. Dans les trois jours qui ont suivi, des milliers de civils palestiniens ont subi les massacres entamés par les troupes chrétiennes dans les camps de Sabra et Chatila en Banlieue de Beyrouth. Ce fut l’un des plus grands massacres qu’a connu le Liban. Les historiens s›accordent pour dire que la guerre a éclaté à la suite d›une période de division croissante entre les Libanais qui ont soutenu le droit de la résistance palestinienne d›organiser des opérations contre Israël depuis le sol libanais et ceux qui s›y sont opposés. Selon Georges Corm, historien, économiste et homme politique libanais, dans son ouvrage Géopolitique du conflit libanais, « les causes de la guerre ont été réduites à une opposition simpliste entre les confessions musulmanes (majoritaires à 54%) et chrétiennes (minoritaires à 40,5%). Or, il existe de nombreuses divisions au sein de chaque confession, sur la base de clans, de factions aux intérêts divergents. D’autre part, les alliances changent beaucoup en fonction des circonstances et des stratégies. Ensuite, le conflit libanais ne peut être séparé du contexte régional et international. La dynamique du conflit libanais doit donc être lue dans le prisme des interventions directes (militaires) et indirectes (économiques, diplomatiques) des puissances extérieures.2 » Le 17 mai 1983, un accord de paix est signé entre le Liban et l’Israël mais qui ne prendra jamais place. Des affrontements inter-palestiniens soutenus par la Syrie ont lieu dans le nord d Liban vers la fin de 1983. La première attaque contre les camps palestiniens situés au sud de Beyrouth est introduite en 1985 par l’armée chiite d’Amal, soutenant les syriens. Dès 1987, les milices syriennes reviennent à Beyrout-Ouest. Le 22 octobre 1989, de nouveaux accords sont signés entre les libanais 1 Bachir Gemayel était un homme politique libanais, fondateur de la milice des « Forces Libanaises » regroupant presque toutes les milices chrétiennes de Beyrouth Est en 1976, assassiné le 14 septembre 1982. 2 Amiot Hervé, « La Guerre du Liban (1990-1975) : entre fragmentation interne et interventions extérieures », dans Les Clés du Moyen Orient, 2013 https://www.lesclesdumoyenorient.com/La-guerre-du-Liban-1990-1975-entre-fragmentation-interne- et-interventions 22
LEBANON. Civil War 1978, Raymond Depardon LEBANON. Civil War 1978, Raymond Depardon Beyrouth Catharsis 23
Gabriele Basilico - 1991 Beyrouth Gabriele Basilico - 1991 Beyrouth 24
ans la ville de Taëf en Arabie saoudite afin de mettre fin à la guerre. Ceux ci directement rejetés par le général Michel Aoun1, entrainent de nouveaux conflits inter-chrétiens très brutaux. En 1990, lorsque le général Michel Aoun a mis fin à sa guerre de libération contre l’armée syrienne, le pays était dévasté humainement, politiquement et économiquement et partiellement occupé par deux puissances étrangères : l’Israël jusqu’en 2000 et la Syrie jusqu’en 2005. De ce fait, comme déterminé à Taëf2 le 22 mai 1991, suite à la signature de l’accord entre les deux pays, la reconstruction du Liban a lieu sous patronage syrien. Par cet accord, le Liban accepte de concilier sa politique ainsi que son économie avec la Syrie. « L’armée syrienne, malgré les décisions prises à Taëf, est autorisée à rester au Liban et n’est plus tenue de se replier dans la Bekaa, tant que l’armée israélienne restera dans le Sud Liban et tant que toutes les réformes constitutionnelles ne seront pas mises en place. Le gouvernement doit faire face à plusieurs défis : la reconstruction de l’Etat, la faiblesse de l’économie, avec une livre très basse et un manque d’investissement, et la question des populations déplacées.3 » La guerre civile libanaise se résume ainsi par une destruction d’une société par l’intérieur à travers une instrumentalisation des communautés religieuses, manipulée par l’extérieur à travers l’intervention de pays voisins tels que la Syrie, l’Israël et la Palestine. Elle constitue de ce fait le plus grand traumatisme collectif provoquant la destruction prolongée d’un pays et d’une mémoire. Une division du pays est mise en place dès la fin de la guerre séparant clans politiques et religieux. Ceci s’accompagne d’un manque de représentation et de transmission choquant, instauré par l’Etat qui rejette tout signe de commémoration de cette guerre. 1 Michel Aoun est un militaire chrétien et homme d’État libanais, élu président de la République depuis le 31 octobre 2016. Il a également été le chef des Forces armées libanaises de 1984 à 1989, puis chef du gouvernement intérimaire de 1988 à 1990. 2 Taëf est une ville d’Arabie saoudite occidentale située dans la région du Hedjaz, là où l’accord de paix de la guerre civile libanaise a été signé en 1989. 3 El Khoury Yara et Chaigne-Oudin Anne-Lucie, « Guerre civile libanaise », dans Les Clés du Moyen Orient, 2010 https://www.lesclesdumoyenorient.com/Guerre-civile-libanaise.html Beyrouth Catharsis 25
Par le biais de la répression, les artistes locaux tentent de revisiter les codes d’une mémoire collective de la guerre, en s’appuyant surtout sur le peu d’archives récoltées et sur la conservation de bâtiments témoins. L’art de l’après-guerre a pris son envol avec une propension à employer des médiums divers tout en expérimentant chacun de ces médiums, mais aussi dans leurs règles temporelles et avec leurs différents modes de narration possibles. L’hybridation de formes et d’appareils s’inscrit dans la recherche d’une esthétique et d’un langage susceptibles de représenter l’histoire ou les histoires de la guerre au Liban, mais aussi la temporalité spécifique de l’après-guerre. De plus, plusieurs bâtiments de l’après-guerre ont été conservés au Liban, pour des raisons culturelles et historiques mais aussi, pour certains, un but plus prononcé : la création d’un musée pour la mémoire collective de l’après-guerre du Liban. Nous nous attaquerons ainsi à la description d’un bâtiment témoin en particulier, Beit Beirut (soit, la maison jaune, soit l’immeuble Barakat). Anonyme, Les ruines de Beyrouth 26
Anonyme, Les ruines de Beyrouth Beyrouth Catharsis 27
Beyrouth, le bâtiment témoin Mona Hallak, 26 ans, architecte et activiste libanaise, a atterri à l’aéroport international de Beyrouth en 1994, quatre ans après la fin des 15 années de guerre civile au Liban, et s’est dirigée directement vers le centre de la capitale. Le centre-ville de Beyrouth était autrefois un haut lieu fastueux pour l’élite cosmopolite de la ville, mais la zone centrale a été victime du conflit qui a éclaté entre les communautés musulmanes, chrétiennes et druzes du Liban. À son retour au milieu des années 90, la jeune architecte libanaise a constaté que le processus national de reconstruction du pays après la guerre avait commencé et menaçait de détruire l’histoire présente dans les bâtiments tant réputés du centre-ville. Nombreux des bâtiments qu’elle connaissait avant la guerre avaient déjà été ensevelis sous les décombres ou avaient été rasés par des bulldozers. Près de trois kilomètres au sud-est, le long de l’ancienne ligne de front séparant Beyrouth Est de Beyrouth Ouest (la « ligne verte »), elle trouve un bâtiment frappant mais abandonné de l’époque ottomane, criblé de « blessures de guerre ». Plusieurs familles vivaient dans le bâtiment vieillissant et jaune avant la guerre. Mais lorsque les combats ont commencé, des milices en guerre ont occupé le bâtiment en raison de son emplacement stratégique et de sa hauteur (environ 24 mètres). Le conflit ayant pris fin en 1990, le bâtiment a été abandonné. Ce sont surtout les caractéristiques architecturales du bâtiment, mise à part son emplacement, qui ont offert un lieu stratégique aux tireurs pour contrôler une majeure partie de la ligne de démarcation. Ces derniers ont investit le bâtiment en s’appropriant son architecture, afin de rester à l’abri des tirs. Comme toute forme d’appropriation, cela ne va pas sans créer des modifications importantes à l’intérieur du bâtiment dans lequel, au premier étage, ont été trouvées des interventions majeures faites par les militaires, comme des barricades et un bunker, conçues afin d’exploiter « au mieux » la structure du bâtiment. Et c’est justement cette association entre architecture et conflit au sein de ce bâtiment qui permet de comprendre l’histoire, mais aussi le 28
Beit Beirut Beit Beirut Beyrouth Catharsis 29
présent de ce lieu. « En créant des ouvertures et en en fermant d’autres, ils ont transformé une maison, qui est normalement un refuge, en machine de guerre1 » explique Youssef Haidar, architecte de la rénovation de la maison jaune. Conçu par l’architecte Youssef Aftimus à la demande de Nicolas et Victoria Barakat en 1924, ce bâtiment avait initialement été pensé comme une structure en deux parties symétriques qui donnent d’une par sur la rue de Damas, et d’autre part sur la rue de l’Indépendance. C’est l’un des premiers résultats du courant de modernisation de l’architecture, même résidentielle au Liban. C’est aussi le premier bâtiment résidentiel construit par un architecte, souligne Youssef Haidar. Plusieurs modifications ont été imposée sur le bâtiment qui ne contenait que le rez-de-chaussée et le premier étage par l’architecte Fouad Kozah. Suite à l’ajout de deux nouveaux étages, les vérandas suivent en 1932. Celles-ci étant très spécifiques au bâtiment viennent mettre en valeur son lien avec la ville sur laquelle il semble s’ouvrir. Ces ajouts au bâtiment le positionnent à l’intersection des styles « art déco » et « néo-ottoman ». C’est en 1997, que le destin du bâtiment, condamné à la destruction suite à la fin du conflit, a été sauvé par Mona Hallak, architecte très impliquée dans la sauvegarde du patrimoine. En 2003, après quelques années de mobilisation et d’expositions artistiques et culturelles, la municipalité de Beyrouth décidé que l’immeuble Barakat sera converti en musée. C’est avec l’accord entre le premier ministre du Liban Saad Hariri et le maire de Paris Bertrand Delanoë, que le projet Beit Beirut prend forme en 2010. « Lors d’un voyage au Liban en 2006, nous avons discuté de ce que 1 Rotivel Agnès, « Les Libanais se réconcilient avec leur histoire », dans La Croix, 2015 https://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Les-Libanais-se-reconcilient-avec-leur histoire1338643-27-07-2015- 30
nous pouvions faire pour la reconstruction du pays. Les Beyrouthins nous ont alors présenté la Maison Jaune1 » se souvient Pierre Schapira, adjoint au maire de Paris chargé des relations internationales. C’est ainsi que le projet de restauration débute avec Youssef Haidar mais surtout l’aide de la Mairie de Paris et de l’ambassade de France à Beyrouth. Beit Beirut est perçu aujourd’hui comme une construction à double lecture où on discerne un lien entre la structure d’origine et la partie plus moderne rajoutée. Pour la partie plus historique, l’architecte a cherché à « momifier les lieux » et à « figer l’instant » en intervenant uniquement pour introduire une « série de prothèses pour suturer les blessures du bâtiment » là où il le fallait, sans pour autant altérer la structure existante. Ceci est visible dès l’extérieur du bâtiment dont la surface criblée de balles a été laissée dans son état avec uniquement les supports introduits autour des fenêtres pour les solidifer. L’accès au bâtiment est celui d’origine, où les destructions des combattants commencent déjà à être visibles au visiteur. En conservant le bâtiment, il s’agissait pour Hallak, d’une opportunité à saisir pour la création du premier musée de la commémoration de l’histoire de la guerre civile du Liban. De nombreuses années plus tard, le projet de Beit Beirut est devenu le symbole même du processus de réconciliation dans un pays où le souvenir du passé lié à la guerre reste un sujet très tabou. Après plusieurs visites du bâtiment, Hallak souhaite reconstituer l’histoire de la structure désertée. Dès lors, elle commence à constituer des archives sur le bâtiment et ses occupants : elle trouve, par exemple, des lettres d’amour d’un dentiste qui vivait autrefois dans l’appartement est du premier étage aux babioles laissées par divers groupes de milices. « Comme le peuple libanais, le lieu garde les traces visibles ou non de ses « blessures »2 » souligne Youssef Haidar, l’architecte du projet Beit Beirut. 1 Naaman-Beauvais Rouba, « Une maison de Beyrouth trouve une nouvelle vie grâce à Paris », dans maison à part, 2011 https://www.maisonapart.com/edito/autour-de-l-habitat/architecture-patrimoine/une-maison-de- beyrouth-trouve-une-nouvelle-vie-gra6051-.php 2 Ibidem Beyrouth Catharsis 31
Beit Beirut Beit Beirut 32
Le premier étage est resté tel qu’il était afin de créer une parenthèse intemporelle. On y trouve toujours les barricades avec les sacs de sable, le bunker, les traces de balles sur les murs, mais surtout tout le changement qui avait été fait dans la pièce par les militants lors de la guerre afin de faciliter les manipulations et les trajectoires. Il s’agira surtout d’orienter le visiteur dans un espace qui vit et qui a vécu, et qui sera considéré comme un mémorial de guerre. Au deuxième étage, les signes sur les murs toujours présents et les graffitis sont protégés par une plaque de verre. C’est l’histoire du développement urbain de la ville et de la société beyrouthine de l’époque ottomane jusqu’à aujourd’hui qui sera représentée sur cet étage. Le troisième étage, lui, est conçu comme une grande salle d’exposition, rénovée qui accueillera les multiples expositions d’art au sujet de Beyrouth. Un dernier étage qui se voit être beaucoup plus épuré que les premiers qui dégageaient plutôt un lourd poids émotionnel, et qui pourrait symboliser une libération progressive du conflit; allant du conflit à la catharsis. « Le Liban est un pays qui cherche constamment à effacer les traces de son passé. L’architecte, diplômé en France, a préféré rénover plutôt que détruire. Préserver les stigmates de la guerre, « pour avancer sans oublier. »1 » Tout dans le projet Beit Beirut est symbolique de l’unité d’un peuple libanais qui s’est tant déchiré. Nous pouvons même imaginer qu’il aie pour objectif de apaiser les lésions toujours ouvertes du pays. « Je crois énormément en ce projet » insiste le maire de Beyrouth Bilal Hamad, venu exprès à Paris pour la présentation du chantier. « Pour qu’il n’y ait plus jamais de ligne de démarcation au Liban.2 » 1 Naaman-Beauvais Rouba, « Une maison de Beyrouth trouve une nouvelle vie grâce à Paris », dans maison à part, 2011 https://www.maisonapart.com/edito/autour-de-l-habitat/architecture-patrimoine/une-maison-de- beyrouth-trouve-une-nouvelle-vie-gra6051-.php 2 Ibidem Beyrouth Catharsis 33
On y trouve également les services, un centre de documentation et un auditorium. Ce qui répond à la deuxième vocation de ce lieu, celle de centre culturel. La conversion de ce bâtiment en musée constitue donc un exemple important de sauvegarde du patrimoine. Elle nous permet surtout de saisir le croisement entre les enjeux mémoriels et patrimoniaux actuels à Beyrouth. Cela dit, cette transformation ne va pas sans poser des questions, notamment à propos des différents usages dont Beit Beirut fera l’objet. En effet, malgré le travail important de rénovation mené au deuxième et au troisième étage, afin de leur attribuer une nouvelle fonction, il faudra que toute exposition soit toujours en relation avec la force mémorielle dégagée par ces salles, notamment par le lien qu’un parcours muséographique installe entre les pièces et l’espace qui les accueille. Le risque est en effet celui de la normalisation ou de la banalisation d’un lieu où, jusqu’à présent, tout a été mis en œuvre afin d’en préserver le plus possible le caractère originaire. Autrement dit, si dans le cas du Musée National le défi relevait de l’incorporation de la mémoire du conflit dans l’institution muséale, pour Beit Beirut, la situation s’avère inversée, l’enjeu étant de créer un espace d’exposition institutionnel à l’intérieur d’un lieu de mémoire. Le souhait est, que ces musées, rendant ces deuils et ces souvenirs de guerre des « souvenirs nationaux », comme le dirait Renan1, puissent impulser un processus de ré-élaboration profonde, collective et historique, de ces événements, et donner lieu à « l’effort du commun ». Il s’agit de faire parler la mémoire. Ce qui importera donc à partir de cela sera « la conscience de la relativité de l’histoire et de l’historiographie pour la constitution d’un sentiment de mémoire collective.2 » 1 Ernest Renan est un écrivain, philologue, philosophe et historien français 2 Bellan Monique, « Des représentations de l’histoire et de la mémoire dans l’art contemporain au Liban », dans Itinéraires esthétiques et scènes culturelles au Proche-Orient (directeurs d’ouvrage Nicolas Puig et Franck Mermier), Presses de l’Ifpo, 2007, Beyrouth, pp. 232-223 34
À Beyrouth, dont le centre est détruit à l’automne 1975, par cette rupture confessionnelle entre deux grands groupes qui sont d’une part les Musulmans et l’autre par les Chrétiens, la mémoire de guerre évolue considérablement entre les images produites pendant le conflit, intimes et individuelles, et les images rétrospectives de la guerre soit les images divulguées par les médias, plus collectives. D’une représentation documentaire et médiatisée peu présente de cette rupture dans le paysage urbain, nous passons à la création d’une archive plus symbolique. De l’inscription dans le champ historique à celui de la fiction. Beit Beirut Beyrouth Catharsis 35
b | La réappropriation de l’histoire En tant que spectateurs, à chaque fois que nous sommes confrontés à une image, nous en identifions presque automatiquement le type. Nous sommes en général capables de dire assez rapidement si ce que nous regardons est une fiction, un documentaire, un reportage, etc. Pour autant, notre perception est-elle en parfaite adéquation avec la véritable nature de l’image qui nous est proposée ? C’est ce que fait entendre Rancière dans son ouvrage Le partage du sensible, esthétique et politique (2000) disant : « le réel a besoin d’être fictionné pour être pensé ». Aurions-nous donc besoin de passer par la fiction pour aborder l’histoire réelle du conflit libanais et de ses représentations ? Dans beaucoup d’oeuvres, l’histoire, la mémoire et l’historiographie jouent un rôle très important. L’histoire est constituée d’une multitude de fragments de mémoires individuelles et collectives formant une image, une oeuvre, un document, où réalité et fiction sont enchevêtrées. Les artistes, eux, s’incarnent plus que jamais dans les rôles d’historiens et de journalistes venant transmettre leur savoir et leur critique à travers leur art dans le monde. Et c’est à ce moment là où l’archive devient réellement un élément indispensable pour la production de l’histoire où l’oeuvre artistique devient document et le document devient oeuvre. Nous pourrons ainsi nous demander si c’est l’artiste qui fait oeuvre d’histoire ou l’histoire qui est transformée en oeuvre artistique. Les années 1990 ont marqué un tournant esthétique important dans le domaine de l’art après la guerre civile libanaise qui a duré de 1975 à 1990. En effet, l’art de l’après-guerre a pris son essor par l’emploi de divers médiums en expérimentant chacun d’eux, en respectant les codes mais en testant les différents modes de narration qui étaient possibles. De nombreuses recherches d’un langage et d’une esthétique qui représenteraient le mieux l’histoire ou les histoires de la guerre, tout en prenant en compte le cadre temporelle du Liban de l’après-guerre ont été faites, le croisement des formes et des appareils est l’un des 36
nombreux critères de la recherche. « L’art peut acquérir une dimension politique en l’absence du politique, il devient historien en l’absence d’histoire et quelquefois même détective à la recherche de preuves.1 » Il est intéressant de mentionner deux artistes et réalisateurs de cinéma libanais, Khalil Joreige et Joana Hadjithomas, binôme pour qui le concept de « latence » est indispensable dans leur travail. La latence, pour ces deux artistes, est une chose fortement discernée à Beyrouth, dans l’amnésie de l’après-guerre dominante. En effet, dans la deuxième tranche de leur projet Wonder Beirut, les artistes prennent part de cartes postales achetées par un personnage fictif ayant vécu dans la guerre et qui vient abîmer, brûler et déformer ces dernières jusqu’à ce qu’elles deviennent vaguement reconnaissables. Ce travail leur permet de faire part de la réalité des destructions résultant de la guerre dans une image. Ils révèlent ainsi par ce procédé intermédiaire de récit imaginaire la possibilité de saisir l’histoire et de la déformer. Wonder Beirut, Khalil Joreige et Joana Hadjithomas,1997-2006 1 Bellan Monique, « Des représentations de l’histoire et de la mémoire dans l’art contemporain au Liban », dans Itinéraires esthétiques et scènes culturelles au Proche-Orient (directeurs d’ouvrage Nicolas Puig et Franck Mermier), Presses de l’Ifpo, 2007, Beyrouth, pp. 232-223 Beyrouth Catharsis 37
Ainsi, les images produites depuis la fin de la guerre entretiennent un lien incertain avec la notion de latence de la mémoire. Elles vacillent entre deux temps, celui du passé dupé et mélancolique de Beyrouth et celui du futur moderne que l’on retrouve aujourd’hui sur les affiches. « Le Liban flotte entre l’image de ce qu’il n’est plus et l’image de ce qu’il n’est pas.1 » Ce qui restera en fin de compte de ces conflits, de leurs motifs sociaux et politiques, mais surtout de la guerre au Liban, ce sont des images, intimes, personnelles, individuelles et collectives. Des images qui peuvent être interprétées différemment selon les questions posées ou les hypothèses que l’on cherche à valider ; des images qui évoquent la mémoire de certains évènements sans jamais pouvoir les représenter. Elles échappent à la certitude du savoir, elles témoignent de quelque chose qu’on ne peut pas expliquer. Les questions ainsi soulevées à cette époque portaient sur la relativité d’une image comme figuration mentale dans un contexte politique et médiatique consensuel mais dont le chaos favorisait l’émergence d’une avant-garde dynamique cherchant à créer un espace alternatif. Par ailleurs, la création d’une image dite plastique, s’effectue d’abord en interrogeant à la fois le mouvement des images dominantes et uniformes, ainsi que la possibilité de créer sa propre image, ce qui confère à l’oeuvre une position autonome dans laquelle les éléments qui la constituent sont constamment remis en question: le désassemblage et le réassemblage d›images, de sons, d›idées, tous immanquablement remis en cause. La guerre du Liban aurait-elle été une « guerre des images médiatisées » ? Les médias libanais de qualité devaient faire très attention à ce qu’ils publiaient, jusqu’à meme s’empêcher de mentionner certains faits réels 1 Bellan Monique, « Des représentations de l’histoire et de la mémoire dans l’art contemporain au Liban », dans Itinéraires esthétiques et scènes culturelles au Proche-Orient (directeurs d’ouvrage Nicolas Puig et Franck Mermier), Presses de l’Ifpo, 2007, Beyrouth, pp. 232-223 38
afin de ne pas se faire agresser par une communauté s’opposant à ce qui a été dit sur ses dirigeants. Il existait donc « un rapport étroit entre le communautarisme et l’état de la presse dans le pays, car la notion de média national n’existe pas dans le pays. Depuis la formation du Liban, c’est la féodalité communautaire qui est le facteur déterminant dans la construction de l’État. Et aucune communauté ou parti politique n’a cherché à construire une culture nationale.1 » De ce fait, le paysage médiatique libanais se caractérise par une emprise pesante des différents partis politiques sur les médias et leur contenu; ce qui, une fois de plus, accentue la division confessionnelle du pays. Cet emprise est retranscrite par une grande fragilité du système médiatique communautaire, puisqu’à l’époque et jusqu’à présent, s’en prendre à un média c’est attaquer un certain parti communautaire, voire religieux. Et ce genre d’attaque dans la démocratie libanaise pourrait résulter en une crise grave qui dégénérerait en guerre civile. C’est ce qui a fait que pendant la guerre civile libanaise, nul média n’osait publier quelque chose qui ranimerait les oppositions de partis davantage. Mais encore, faute de moyens, et les infrastructures de communication et de diffusion ayant été fortement affectées durant la guerre, les images ne pouvaient pas vraiment être mobilisées à des fins de propagande. Ce défaut médiatique mais surtout le manque de propagation d’images ont entraîné la nécessité anthropologique et sociale de créer des archives. Nous pourrons donc nous intéresser par la suite aux différentes représentations de l’image ainsi que leur positionnement dans la création d’une archive. 1 Abou Assi Jamil, « Les médias libanais : Entre confessionnalisme et recherche de crédibilité », dans Confluences Méditerranée, L’Harmattan, 2009, Beyrouth, pp. 59-49 Beyrouth Catharsis 39
40
2 Archive | Art 41
42
a | Le statut de l’image Dès la fin de la guerre au Liban, le statut de l’image est questionné. Parlons-nous d’une image comme figuration mentale ? Ou d’une image documentaire qualifiée de représentation plastique ? Faisons-nous face à une image purement documentaire, ou encore de médiatisation voire de propagande ? C’est partant de toutes ces questions que les artistes débutent le travail de distinction, de sélection mais surtout de manipulation de l’image dans l’unique but de produire une forme d’archive. La photographie apparaît dès lors comme médium essentiel à ce processus de fabrication complexe d’une archive. Ce sont les Arméniens qui sont en tête de la production et la transmission de photographies dans le Moyen Orient entre 1859 et 1960. Ceci est dû à des enjeux politiques, économiques et culturels qui mettent en valeur le travail de ces artistes. Suite à une évolution considérable de la photographie au Moyen Orient, nous pouvons parler d’un art qui bouleverse les codes sociaux habituels1. En effet, en créant une documentation iconographique importante, les photographes arméniens se font les « artisans de la mémoire ». C’est ce genre d’archives que réunit la Fondation Arabe pour l’Image (FAI) qui est une association indépendante créée en 1997 à Beyrouth qui ouvre de nouvelles voies pour la photographie et les pratiques d’image. Positionnée de manière unique à l’intersection de la création artistique, de la recherche et de l’archivage, la FAI explore, interroge et confronte les réalités sociales et politiques complexes de notre époque. Elle met en avant un héritage historique et iconographique considérable. Zeina Arida, directrice de la FAI met en avant la question de l’archive au Moyen Orient en lien avec une histoire complexe marquée par des affrontements récents et une grande diaspora. La « sectarisation » de l’État par les différentes confession montre qu’il est impossible 1 À Constantinople, comme dans tout l›Empire ottoman, les Arméniens font figure de pionniers de la photographie, ouvrant les premiers ateliers locaux, et se passionnant très tôt pour le nouveau médium, qui exigeait surtout, à l’époque, des compétences techniques et chimiques. Beyrouth Catharsis 43
Vous pouvez aussi lire