Cadre de l'art féminin Des murs et non des obstacles - Érudit
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Document generated on 07/16/2022 5:08 a.m. Liaison Dossier : Cultur’Elles Cadre de l’art féminin Des murs et non des obstacles Patricia Smart Number 56, March 1990 Cultur’Elles URI: https://id.erudit.org/iderudit/42659ac See table of contents Publisher(s) Les Éditions l'Interligne ISSN 0227-227X (print) 1923-2381 (digital) Explore this journal Cite this article Smart, P. (1990). Cadre de l’art féminin : des murs et non des obstacles. Liaison, (56), 26–29. Tous droits réservés © Les Éditions l'Interligne, 1990 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
D O S S I E R Cadre de l'art féminin Des murs et non des obstacles par Patricia Smart d'un concept qui consiste à mettre de Traduction de Michelle Deshaies l'ordre dans le chaos, à imposer une forme à ce qui n'en a pas, à transcender Au Canada, pour des raisons culturelles le temps par des images fixes et figées qui ressortiront sans doute de la présente qui le transformeront en une beauté analyse, il suffit de donner la liste des éternelle. noms de nos artistes contemporaines les plus marquantes pour répondre à l'accu- Dans les mots utilisés depuis toujours sation que les femmes ne peuvent pas pour décrire la fonction de l'art — trans- être de grandes artistes. En littérature, cender le temps, imposer l'ordre, créer les Gabrielle Roy, Alice Munro, Margaret à partir de rien — se cache la peur du Laurence, Anne Hébert, Dorothy Livesay temps, du changement, du monde maté- et Margaret Atwood nous viennent tout riel, la peur de tout ce que ce même de suite à l'esprit comme étant nos écri- héritage culturel a toujours perçu comme vaines les plus représentatives. étant le domaine des femmes. Les femmes donnent la vie, elles nourrissent leurs Pourtant, malgré que ces noms soient au enfants, elles menstruent, elles apprêtent panthéon de la littérature, ils ne doivent la nourriture et elles nettoient la maison. pas servir d'excuses pour dissimuler les Par nécessité biolo.gique, semble-t-il, elles luttes et les sacrifices énormes qu'ont dû sont submergées par le monde matériel subir les femmes artistes, ni les formi- que le courant masculin de l'art et de la dables contradictions que plusieurs philosophie veut justement transcender. femmes vivent toujours entre leur vie et Il ne faut donc pas s'étonner qu'en plus leur art. Examinons certaines de ces con- d'avoir eu à faire face à des barrières tradictions et certains de ces obstacles sociales et éducatives très réelles, les que les femmes doivent franchir pour aspirantes artistes aient éprouvé des dif- créer; passons en revue certaines con- ceptions de l'art qui sont présentes dans la société patriarcale et qui, de façon consciente ou inconsciente, ont contribué à empêcher les femmes d'exprimer leurs propres visions artistiques. Une tradition vieille de plusieurs siècles veut que la créativité artistique soit une fonction essentiellement masculine décrite comme étant une imitation de la création divine résumée dans le livre de la Genèse. Et dans la Genèse, les rôles sexuels sont évidemment divisés très clairement. Dieu le Père crée Adam à partir de rien et Adam, imitant cet acte de création, nomme les choses et donne ainsi une existence au monde chaotique qui l'entoure. Après avoir été créée de la côte d'Adam, Eve a pour rôle de lui venir en aide, de le nourrir et d'être la Gabrielle Roy mère de ses enfants. Voilà déjà le modèle Photo : CRCCF, Université d'Ottawa 26 LIAISON, mars 1990
ficultés énormes à exprimer leur vision à créer à l'intérieur du courant principal dans le cadre de la tradition de l'art de notre culture étaient des pionnières occidental. qui travaillaient dans la solitude et qui allaient à l'encontre d'obstacles impor- L'art traditionnel tants tout en ayant le sentiment de ne pas des femmes avoir d'ancêtres artistes ou de modèles. Toute discussion sur les femmes en tant qu'artistes doit débuter selon moi par la reconnaissance qu'à travers les âges, la créativité de la femme a été liée essen- tiellement à son rôle biologique ainsi qu'à l'intérêt pour la vie quotidienne qui en découle. Les femmes donnent la vie et elles nourrissent à la fois les enfants et les hommes. En ce sens, elles ont tradi- tionnellement créé un art de leur vie plu- tôt que d'instituer une fausse dichotomie entre les deux domaines. En vertu de leurs rôles traditionnels d'épouses et de mères, les femmes ont dans les faits con- fectionné la culture. À leurs enfants, elles ont raconté des histoires et chanté des chansons qui passent de génération en génération et qui apportent avec elles la connaissance de qui nous sommes et d'où nous venons, femmes et hommes. Germaine Gréer Depuis des siècles, les femmes embellis- sent la réalité quotidienne de leurs vies par la tradition orale et les arts décora- Les femmes peuvent-elles être tifs comme le tissage, la broderie, la pote- de « grandes artistes »? rie, la peinture chinoise et la décoration Nous voyons bien qu'à plusieurs égards, intérieure. Leur oeuvre ayant été plus il s'agit là d'une fausse question : la souvent collective qu'individuelle, elle a société patriarcale définit l'art de telle été perçue comme étant inférieure dans manière qu'elle a tendance à le dissocier une culture qui fait une distinction entre de la vie et à en exclure les femmes. Par « l'art » et « l'artisanat », par suite d'une ailleurs, au cours de l'histoire, les femmes autre de ses divisions hiérarchiques. ont de fait créé de l'art, même si ce fut sous le couvert de l'anonymat et du Les femmes ont donc donné et nourri la silence. vie, et par leurs tâches manuelles, leur travail et leur tradition orale, elles ont Nous savons bien que tout art provient créé les bases de notre culture. Le fémi- du sacrifice et que bon nombre d'artistes nisme a permis la redécouverte et la célé- masculins lui ont sacrifié leurs vies. bration de ces arts traditionnels féminins Cependant, l'artiste masculin jouit habi- dans des œuvres telles que les magni- tuellement d'une femme ou d'une muse fiques courtepointes de Joyce Wieland et qui l'inspire, qui prend soin de lui, qui The Dinner Party de Judy Chicago. ramasse derrière lui, alors que ce n'est Reconnaître l'importance de ces arts tra- pas le cas pour les femmes. Le titre du ditionnels n'enlève rien au fait qu'il y ait livre de Germaine Gréer sur l'histoire des une certaine tragédie dans l'anonymat et femmes dans la peinture, The Obstacle le silence qui les entourent. Jusqu'à tout Race, est significatif. Comme le démon- récemment, les femmes qui cherchaient tre bien Gréer, les femmes qui ont essayé LIAISON, mars 1990 2 7
de s'imposer dans le domaine des arts cidée en 1943, achevant ainsi une vie qui visuels ont lutté constamment et dans la a été un combat incessant contre la plus grande solitude non seulement contre dépression et le découragement suscités la désapprobation sociale, mais égale- par les tiraillements de sa vie de femme ment contre leur propre culpabilité, leurs et d'artiste. Dans A Room of One's Own, tourments et leurs déchirures intérieures l'essai de Virginia Woolf sur les femmes amenées par le seul fait qu'elles aient osé et la créativité, publié en 1928. l'auteure être des artistes. expose les conditions minimales à la créa- tivité des femmes : pour pouvoir créer, Gréer soulève le cas de Rosa Bonheur, une femme doit être libre sur le plan éco- peintre du dix-neuvième siècle, qui a nomique et intellectuel. Elle doit avoir choisi de ne pas se marier et qui a eu la une chambre bien à elle afin de pouvoir chance incroyable de vivre avec une en fermer la porte devant les attitudes femme plus âgée qu'elle, une amie de la qui dénigrent son intelligence et qui lui famille, qui a consacré sa vie à venir en inspirent de la colère plutôt que de l'ima- aide, soutenir et appuyer Bonheur. Cette gination. Pourtant, même au cœur de dernière portait des vêtements d'homme cette chambre, elle devra lutter contre afin de pouvoir se rendre dans les abat- les obstacles psychologiques qui lui sont toirs et sur les champs de course pour imposés par le conditionnement et les y étudier les animaux qu'elle peignait. stéréotypes sociaux. Elle doit tuer à l'inté- Elle était hère de la liberté que ses habits rieur d'elle-même le fantôme que Woolf masculins lui apportaient : mes pantalons appelle « l'ange de la maison », ce besoin m ont grandement protégée; plusieurs d'être nourricière et de refléter l'ego fois je me suis félicitée d'avoir osé masculin plutôt que de parler de sa propre enfreindre des traditions qui m auraient vision. Ce n'est pas une tâche facile étant forcée d'abandonner un certain genre de donné que jusqu'à tout récemment, les travail en raison du port obligatoire de modèles littéraires et artistiques féminins la jupe. étaient particulièrement absents. L'histoire est très semblable en littéra- Woolf va plus loin encore. L'action très ture. Aucune des écrivaines du dix- simple d'entrer dans une chambre n'a neuvième siècle (Jane Austin, les sœurs pas encore été décrite en littérature à Brontë, George Eliot, Emily Dickinson, partir du point de vue d'une femme qui George Sand) n'avait d'enfants, et en ferait l'expérience : une chambre plus comme Rosa Bonheur, plusieurs d'entre métaphorique encore comme l'est son elles ont été forcées de s'habiller en espace imaginaire inexploré? homme ou d'adopter, à tout le moins, un nom de plume masculin afin d'être prises Avant de conclure, je voudrais m'attar- au sérieux en tant qu'écrivaines. der un peu à une question qui me rend perplexe, celles de la fonction nourricière La question qui se pose devant la vie de de la femme : traditionnellement, les ces artistes n'est certainement pas de femmes ont joué un rôle relationnel plu- savoir si les femmes peuvent être de tôt qu'individuel et cela a eu des consé- grandes artistes, mais bien à quel prix? quences pour les femmes artistes. D'après Doivent-elles se dissocier d'elles-mêmes Germaine Gréer, on peut dire des femmes en tant que femmes pour créer? Et si peintres, comme on peut le dire de toutes c'est le cas, qu'en coûte-t-il à leur art? les femmes, que les relations humaines ont plus d'importance pour elles que Virginia Woolf a été la première à soule- leurs ambitions et leur succès personnel. ver explicitement ces questions en tant Les femmes aiment tellement, admirent que femme et en tant qu'écrivaine. Son tellement, sont si peu agressives que leur œuvre a inspiré bon nombre de femmes personnalité d'artiste n'a souvent pu faire artistes qui lui ont succédé. Elle s'est sui- surface. Elles sont conditionnées à mettre 28 LIAISON, mars 1990
l'amour en première place et, bien sou- Vision begins to happen in such a life vent, nous apprenons leur existence uni- as if a woman quietly walked away quement parce qu'elles ont résisté à ce from the argument and jargon in a room conditionnement. and sitting down in the kitchen began turning in her lap bits of yarn, calico and velvet scraps... Les femmes auront toujours de la diffi- pulling the tenets of a life together culté à réconcilier les exigences biolo- with no mere will to mastery, giques et psychologiques de la maternité only care for the many-lived, unending et de la fonction nourricière avec celles forms in which she finds herself. de la solitude et de la distanciation qui sont nécessaires à toute artiste sérieuse. Et c'est évidemment ce que les femmes Les femmes ont entrepris de s'exprimer artistes ont fait depuis Virginia Woolf, et dans le domaine des arts et l'extrait sui- en partie, grâce à elle. Les femmes ont vant d'un poème de la poétesse féministe exploré les plis et les replis de leurs américaine Adrienne Rich fait état des mondes imaginaires; elles ont osé prendre changements qui affectent l'art à mesure la parole, peindre et sculpter leur propre que les femmes osent faire part de leur relation à leurs corps et aux espaces propre vision. privés et publics. LIAISON, mars 1990 2 9
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