CARLOS GARDEL ET LAGE D'OR DU TANGO - Simon Collier - Revue des Deux ...

 
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ETUDES et REFLEXIONS

                             Simon Collier

              CARLOS GARDEL
                 ET LAGE
              D'OR DU TANGO
Carlos Gardel aurait eu cent ans le 11 décembre 1990. Ce fils
illégitime du Vieux Monde - il est né à Toulouse - est devenu
le fils du Nouveau Monde et le père du tango - symbole de la
culture populaire de Buenos Aires. Il a voyagé en Europe,
aux Etats-Unis, en Amérique latine, et le temps a fait de lui
l'un des mythes les plus extraordinaires de l'Argentine moderne.

'        I arlos Gardel - la Grive créole pour tous les Sud-Américains -

,   C      est sans aucun doute une des plus grandes vedettes de la
         | musique populaire internationale du X X siècle, dans le
genre - un peu oublié aujourd'hui, mais très goûté il y a un demi-
                                                                       e

siècle - du tango argentin. Le triomphe de Gardel fut spectaculaire
en Amérique latine et en Europe, surtout en France, où il connut
une grande popularité artistique et personnelle (1928, 1929 et
1931). Le Figaro l'avait même surnommé (le 23 mai 1931) "l'Enfant
gâté de Paris".
       Sur le plan professionnel, Gardel doit beaucoup à la France.
Les chroniqueurs du music-hall parisien l'avaient très vite accepté
dans le panthéon des grands artistes du "tour de chant" de son

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                       REVUE DES D E U X M O N D E S DECEMBRE   1990
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                                 et l'âge
                               d'or du tango

é p o q u e . C'est aussi dans les studios de Joinville-le-Pont qu'il a
commencé sa carrière de vedette de cinéma, la plus célèbre de
l'écran hispanophone pendant les années 1931-1935.

                     Comment son immense
                   réputation s'est-elle établie ?

       Du point de vue culturel - c'est-à-dire du point de vue de sa
formation humaine -, Carlos Gardel est complètement argentin.
C'est en tant qu'argentin qu'il triomphe à Paris. Il est le fils légitime,
pourrait-on dire, de la grande ville de Buenos Aires, capitale en
pleine croissance démographique pendant l'enfance et la jeunesse
du chanteur. Mais comme plusieurs millions d'Argentins de l'époque
de l'immigration massive, cet Argentin est né ailleurs. Ce fils du
Nouveau Monde est aussi le fils du Vieux Monde.
       La plupart des émigrants e u r o p é e n s qui s'établissent en
                                e                              e
Argentine vers la fin du X I X siècle et au début du X X sont ita-
liens ou espagnols. La nouvelle société argentine, qui est en train
de se former, est essentiellement méditerranéenne. Parmi les autres
groupes nationaux, qui composent cette énorme marée humaine, i l
y a aussi, en 1901, 94 000 Français, chiffre assez élevé si l'on pense
que, à la même date, il n'y en a que 104 000 aux Etats-Unis, terre
d'exil choisie par la grande majorité des émigrants du Vieux
Monde.
       Carlos Gardel appartient à ce milieu de l'immigration fran-
co-argentin. Du point de vue ethnique, il est cent pour cent français.
      En effet, ce fils légitime de Buenos Aires dont les noms ori-
ginaux sont Charles Romuald Gardes est né illégitime à Toulouse, à
la maternité de l'hôpital de Saint-Joseph-de-la-Grave, le 11 décembre
1890, fils d'une mère toulousaine, Berthe Gardes, et d'un p è r e
inconnu - ou au moins inconnu pendant bien des années. Il s'agit,
en fait, d'un certain Paul Lasserre, homme d'affaires, marié à
l'époque, qui réapparaîtra trente ans plus tard à Buenos Aires afin
de faire une offre de mariage à la mère offensée. Une offre qui
sera d'ailleurs rejetée. Quant au fils, i l ne voudra jamais rencontrer
son père.

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       Berthe Gardes, repasseuse de vingt-cinq ans, domiciliée au
n° 4, rue du Canon-d'Arcole dans la Ville rose - la maison existe
toujours - est la fille d'une famille respectable d'artisans toulou-
sains. Rejetée par la moralité austère de province, elle prend le
chemin de l'exil, en quête d'un pays où sa vraie condition peut
être déguisée sous celle, plus convenable, de veuve. En 1893, elle
part pour Buenos Aires avec son bébé.
       Pourquoi l'Argentine ? Il semble que Berthe Gardes connaissait
Anaïs Beaux, originaire elle aussi de la région toulousaine, et qui
dirigeait une blanchisserie à Buenos Aires. Anaïs deviendra la
meilleure amie de Berthe en Argentine. Sa patronne aussi : c'est
dans ce métier modeste que Berthe travaille pendant de nombreuses
années. C'est donc tout naturellement que son fils grandit parmi les
enfants de la classe ouvrière de Buenos Aires ; il y aurait sans doute
été condamné à un destin obscur, s'il n'avait eu un talent musical qui
se révéla très tôt. O n peut voir ici une certaine ressemblance avec la
biographie de Maurice Chevalier. Le "gars de Ménilmuche" et le gars
d'Abasto - quartier minable du plus grand marché de Buenos Aires -
avaient tous deux des origines sociales peu favorables.
       Dans les bars, les cafés, les bordels et les haras de cette ville,
où les courses de chevaux ont toujours provoqué un enthousiasme
inconditionnel, dans tous ces milieux, el Francesito (le petit
Français) apprend à chanter son premier répertoire, le plus sou-
vent des morceaux folkloriques, très populaires à cette époque-là :
les chansons de la Pampa et de l'intérieur de l'Argentine. Il passe
aussi, de temps en temps, dans les clubs de banlieue du parti
national-autonomiste (parti conservateur), où les chanteurs et les
guitaristes sont toujours bien accueillis.
       En 1911, Carlos rencontre son grand ami, José Razzano, un
Uruguayen, qui, lui aussi, essaie de percer dans la chanson folklo-
rique. Les deux jeunes hommes forment un duo et réalisent une
tournée infructueuse dans les petites villes de la Pampa. Cependant,
Gardel - qui a définitivement adopté une version plus espagnole
de son nom français - enregistre 15 chansons pour Columbia. La
musique, c'est évident, est le seul gagne-pain qui l'intéresse, mais
les premiers pas ne sont pas faciles.
     Pourtant, vers la fin de 1913, le duo Gardel-Razzano connaît
son premier grand triomphe : une soirée de divertissement sous

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                             Carlos Gardel
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l'égide de trois bons vivants au dancing Armenonville de Buenos
Aires - une e s p è c e de copie de son homonyme du bois de
Boulogne. Le patron du dancing écoute leur musique, en extase.
Ce qui se passe a p r è s cette soirée légendaire est connu : un
contrat rémunérateur à l'Armenonville, des débuts au théâtre, et
ensuite un triomphe grandissant, avec m ê m e des petites tournées
en Uruguay, au Brésil et au Chili. En moins de quatre ans, Gardel
et Razzano sont les artistes les plus recherchés du music-hall
argentin. Leur arrivée sur les planches s'est faite à un moment
presque idéal : le music-hall argentin est en train d'entrer dans son
âge d'or.
       Dès 1917 les deux artistes enregistrent leurs chansons sous
la marque Odéon. Leur répertoire, i l faut le préciser, est toujours
entièrement folklorique. Gardel et Razzano donnent m ê m e une
certaine respectabilité à ce genre, autrefois d é d a i g n é par les
imprésarios de Buenos Aires. C'est un apport, sur le plan de la
musique populaire, à la tendance "nationaliste" que nous pouvons
constater, à la m ê m e é p o q u e , dans les lettres argentines - un
nationalisme proclamé, par exemple, par l'écrivain Ricardo Rojas
dans son essai la Restauración nacionalista, de 1909-

            Le symbole de la vie urbaine : le tango

        Pour cette nouvelle tendance nationaliste, qui veut affirmer
les valeurs traditionnelles, menacées par une immigration massive,
les symboles les plus forts sont la vie à la campagne et, surtout, la
figure du gaucho, le cow-boy légendaire de la Pampa, figure évo-
quée d'une façon nostalgique dans le roman Don Segundo Sombra
(1926), de Ricardo Gùiraldes.
        Il y a, évidemment, une certaine contradiction entre la vie
rurale - complètement transformée par l'expansion é c o n o m i q u e
argentine et les exportations massives de viande vers le marché
anglais - et la vie urbaine de Buenos Aires, avec sa population en
pleine expansion - 1,5 million en 1914, environ 20 % de la popula-
tion nationale. Il y a quelque chose d'artificiel dans ces évocations
littéraires d'un passé qui a disparu de la Pampa. Le gaucho n'existe

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plus : il a été supprimé par les forces de la civilisation moderne,
ou plus précisément par l'économie d'exportation, base de la pros-
périté extraordinaire du pays.
          Le monde urbain, ce mélange de diverses nationalités euro-
péennes, exige ses propres symboles. Il les trouve inévitablement
dans la ville m ê m e , car la ville p o s s è d e une culture populaire
curieusement dynamique, dont l'expression la plus originale est
une danse : le tango. Ses origines sont difficiles à préciser.
          On peut affirmer pourtant que le tango naît à VArrabal, c'est-
à-dire dans la banlieue pauvre de Buenos Aires. La date ? 1880 à peu
près. C'est peut-être une parodie - de la part de la jeunesse dorée et
des mauvais garçons de la banlieue - des danses traditionnelles des
quartiers noirs et mulâtres de Buenos Aires.
          De toute façon, la danse se développe dans les bordels et les
dancings primitifs des quartiers pauvres - par exemple, Corrales
Viejos, a u p r è s de l'abattoir municipal. D u point de vue de la
musique, le rythme est une adaptation de la habanera hispano-
cubaine et de la milonga argentine. La vraie tradition musicale du
tango commence un peu plus tard, dans les cafés de La Boca,
quartier des immigrants génois. C'est ici que se forment les pre-
miers orchestres de tango. L'instrument essentiel, le bandonéon,
cousin de l'accordéon, s'est déjà incorporé à ces petits orchestres.
           Le tango se répand dans tous les barrios ("quartiers") de la
capitale, sauf dans le centre élégant et monumental, où les familles
oligarchiques le rejettent totalement. Aux yeux de l'oligarchie, il
s'agit d'une danse immorale, lascive, d'une sexualité trop pro-
noncée. Et il est vrai que le tango, avec ses corteset quebradas, ses
pauses suggestives et ses contorsions quasi athlétiques, est une
danse assez farouche pendant l'étape préliminaire de son histoire.
Ces caractéristiques seront modifiées plus tard.
           Ironies de l'Histoire ! Le tango, tellement dédaigné par l'élite
argentine, fait la traversée de l'Atlantique. La date du premier tango
à Paris ? Nous ne le saurons jamais. Mais c'est une conquête totale
du Vieux Monde par le Nouveau Monde. Personne n'ignore cet
é p i s o d e des annales de la frivolité e u r o p é e n n e . En 1913, Paris
devient "Tangoville" - selon les caricatures géniales de Sem. La
fièvre parisienne se transmet à Londres et aux autres capitales de
l'Europe. C'est la victoire définitive du tango.

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       Pour l'oligarchie argentine, toujours disposée à accepter tout
ce qui arrive de l'Europe comme idéal et parfait, le triomphe du
tango "indécent" dans les milieux aristocratiques (et m ê m e royaux)
du Vieux Monde est nécessairement un peu troublant. Mais si le
"gratin" européen accepte le tango, le "gratin" argentin ne peut que
suivre la même piste. Vers 1920, la popularité de la danse - mainte-
nant un peu moins farouche qu'auparavant, grâce aux modifica-
tions imposées en Europe - est presque universelle dans sa patrie
d'origine.
        C'est alors que, de danse, le tango va se transformer en
chanson populaire. Les tangos chantés de la première é p o q u e de
son histoire (1880-1920) - l'époque que les tangophiles appellent
 "la Vieille Garde" - ne sont que des morceaux légers, peu signifi-
catifs. Vers 1915, un poète populaire, Pascual Contursi, commence
à combiner ses propres textes avec des mélodies de tango déjà
établies. Carlos Gardel, ami de Pascual Contursi, consent à chanter
une de ces chansons expérimentales au théâtre, malgré la grande
différence qui existe entre cette nouvelle forme et son répertoire
folklorique habituel. La chanson s'appelle Mi noche triste ("Ma nuit
triste") - l'évocation d'un homme é c œ u r é par une d é c e p t i o n
amoureuse et qui essaie d'oublier sa tragédie personnelle par le
moyen prévisible de l'alcool. Contursi apporte, de cette manière,
l'un des thèmes primordiaux du genre qui est en train de se for-
mer. Il y en aura quelques autres un peu plus tard - l'amour
maternel, la nostalgie, la vengeance, l'évocation de YArrabal,
Buenos Aires, etc.
       La première de Mi noche triste par Gardel - 1917 ? on ignore
la date précise - est traditionnellement considérée comme le point
de départ du tango-chanson. Vers 1923, le public argentin y est
entièrement conquis. Dorénavant, rien n'empêchera le règne du
tango en Argentine, comme danse et comme chanson - au moins
jusqu'à son déclin au début des années cinquante. Un véritable âge
d'or a commencé.
      Doté d'une voix de baryton exceptionnellement expressive
et d'une personnalité tout à fait charmante, dont l'extériorisa-
tion habituelle est un sourire presque permanent, Gardel était sans
doute prédestiné à être le plus grand de l'histoire du tango. Peu à
peu il abandonne (mais jamais complètement) son répertoire folk-

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                            Caxlos Gardel
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lorique de cifras, estilos et tonadas, pour les remplacer par des tan-
gos. Ses représentations théâtrales se multiplient. Sa présence est
réclamée dans les broadcastings ("stations de radio" : les Argentins
emploient un mot anglais), fondés en Argentine à partir de 1920. Il
fait une quantité imposante d'enregistrements phonographiques
- 800 titres, à peu près, entre 1917 et 1935- En 1925 il se sépare de
son confrère Razzano, qui a dû se retirer des planches à cause
d'une maladie de gorge. Gardel se débrouille seul, sans aucune dif-
ficulté. Idole populaire indiscutable dans les pays du Rio de la
Plata bien avant la fin des années vingt, il se lance aussi dans les
conquêtes à l'étranger : l'Espagne (1925-1926 et 1927-1928), et fina-
lement la France, rêve de tout artiste argentin.

                      Gardel séduit le
          président Doumergue et le public parisien

        Il est à Paris à partir de septembre 1928, où il se produit
devant des publics enthousiastes au théâtre Fémina des Champs-
Elysées, au cabaret Florida de la rue Clichy, au théâtre Empire de
l'avenue de Wagram... Il est la vedette principale sur le "pont d'ar-
gent" du Bal des Petits Lits blancs (février 1929) : le président
Doumergue lui demande même de redonner une de ses chansons,
et i l a c c è d e volontiers à la requête présidentielle. L'accueil du
public parisien est chaleureux. "Voici toute l'Argentine, affirme la
revue la Rampe (15-31 octobre 1928), soudain évoquée avec un art
si simple, si direct et si profond qu'il surprend avant de charmer.
Puis on est pris par le grand talent de cet artiste incomparable. Un
artiste, un vrai, dans le sens profond de ce mot gâché."
        Il est évident que Gardel jouit de chaque instant de son
séjour dans la Ville lumière. Il habite un appartement de luxe, rue
Spontini. Il fête son trente-huitième anniversaire au restaurant de la
tour Eiffel. Il assiste aux courses de chevaux à Longchamp. Il voit
sa photo en couleurs sur la couverture de la Rampe. Il commence
(c'est du moins ce qu'il dira plus tard) une intrigue amoureuse
avec une jeune marquise française... Ses lettres à son ami Razzano
montrent tout l'étonnement d'un petit garçon émerveillé.

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       Dix-huit mois plus tard, Gardel se trouve de nouveau en
France. Il y triomphe, cette fois, au Palais de la Méditerranée de
Nice, où il fait la connaissance de Charlie Chaplin, et au théâtre
Palace de Paris, où il est la vedette principale de la revue la plus
brillante de l'année 1931. Il chante m ê m e parfois en français, ce
qui provoque quelques commentaires un peu moins favorables.
                                                               er
"On le comprend mieux en espagnol, constate la Rampe ( 1 juin
1931). Voilà une bien sotte manie du public de vouloir imposer aux
chanteurs de music-hall une autre langue que la leur. C'est leur
exotisme que nous désirons, et non un simili de nos propres chan-
teurs. " Gardel n'y prête aucune attention. Il ne veut plus être "exo-
tique". Il a conçu l'ambition de se transformer en vedette vraiment
universelle. L'appétit, certainement, vient en mangeant.

                 Sa dernière visite au pays natal

       De toute façon, le motif essentiel de ce nouveau séjour en
France est d'entrer dans le monde du cinéma. Il rencontre son nou-
veau destin à Joinville-le-Pont, aux studios polyglottes de la société
Paramount - "une gigantesque usine d'images, véritable Babel",
selon l'expression de Georges Sadoul. Avec le concours d'une troupe
d'acteurs argentins de passage à Paris, et aidé aussi par le meilleur
orchestre de tango du monde, celui de Julio de Caro, également de
passage, i l tourne son premier film parlant, Luces de Buenos Aires
("les Lumières de Buenos Aires"), dont le seul aspect vraiment
louable est sans doute la voix de Gardel. Mais le film obtient un
immense succès.
      Il y aura six autres films - deux tournés à Joinville, quatre
aux studios Paramount à Astoria, New York. Gardel se déplace
dans la tumultueuse ville des gratte-ciels - après un séjour de dix
mois en Argentine et un passage assez bref à Paris, où i l loue un
appartement dans la rue de l'Arcade (1) - à la fin de l'année 1933.
Son séjour de quinze mois à Manhattan - où i l travaille comme
quatre - est interrompu une seule fois, par des vacances en France.
Il rend visite à son oncle Jean et à sa tante Charlotte à Toulouse,
comme il l'avait fait au cours de ses voyages précédents. Dès l'au-

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tomne de 1933 sa mère y réside aussi, dans la maison de famille
(16, allée de Barcelone), pendant le séjour de son fils aux Etats-
Unis. Ils font ensemble une petite excursion à Albi pour dîner avec
des cousins. C'est la dernière visite de Gardel au pays natal.
       Gardel a toujours bien aimé la France, et même si son fran-
çais n'était pas impeccable, il n'hésitait pas à le parler. (On peut
s'en rendre compte en écoutant les 5 enregistrements qu'il a faits
en français.) Il a rendu hommage à la Ville lumière dans une demi-
douzaine de tangos, et à sa patrie d'origine dans cette chanson
remarquable de 1932 qui est Silencio - l'évocation d'une mère
française qui a cinq fils, tous morts à la guerre de 1914-1918.
L'inspiration est une promenade dans un cimetière de banlieue, où
Gardel a vu cinq tombeaux avec cinq noms identiques.

                        Ils étaient cinq frères,
                        elle était une sainte...
                        On écoute un clairon,
                        la patrie est en danger.
                        Au cri de "Guerre"
                        les hommes se tuent,
                        ensanglantant
                        les champs de la France.

       Les films de Gardel, médiocres du point de vue cinématogra-
phique, obtiennent une popularité immense en Amérique latine.
Dans de nombreuses salles de cinéma, le public oblige les opéra-
teurs à repasser les scènes dans lesquelles chante Gardel. Et, pour
ces films, il chante une série exceptionnelle de chansons. Gardel
compose lui-même les mélodies, manifestant un grand talent créa-
teur. Son parolier - et l'auteur des scénarios des films - est Alfredo
Le Pera, ex-journaliste argentin (né au Brésil) qui devient le grand
collaborateur de Gardel dans la dernière étape de sa carrière. O n
pourrait dire que les noms Gardel-Le Pera sur un tango sont
presque toujours une garantie infaillible de sa qualité. Une demi-
douzaine de leurs créations se trouvent parmi les chansons latino-
américaines les plus sifflées ou fredonnées. Le chef-d'œuvre de
cette collaboration exemplaire est sans doute le magnifique tango
 Volver ("Revenir") de 1935, avec ses évocations p o é t i q u e s sur

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l'écoulement inévitable du temps - un autre thème primordial du
genre.
        Au seuil de l'année 1935, à New York, Gardel se trouve au
sommet de sa popularité. Il n'est plus seulement une star argentine.
Grâce à ses films et à ses disques, i l est devenu l'idole de presque
tout le continent ibéro-américain. Dans son métier, personne ne le
surpasse. Mais, lui-même, comment voit-il son avenir professionnel ?
La Paramount veut le lancer à l'écran, en langue anglaise, comme
vedette d'Hollywood, un peu à la manière de Maurice Chevalier.
Gardel regarde Chevalier avec beaucoup d'admiration et comme
une espèce de modèle. Et Chevalier, Gardel s'en rend compte, s'est
merveilleusement bien débrouillé chez les Anglo-Saxons. L ' h é g é -
monie mondiale d'Hollywood est indubitable : le cinéma anglo-
p h o n e est la clef d'une r é p u t a t i o n u n i v e r s e l l e . G a r d e l est
certainement tenté par cette nouvelle possibilité. Se rendra-t-il à
Hollywood ? C'est probable.
        Mais i l ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir
tué. Il doit d'abord faire une tournée de quatre mois dans quelques
pays latino-américains pour la publicité de ses films et de ses
disques - i l enregistre, maintenant, avec la maison Victor. Les
imprésarios sud-américains réclament sa présence. Selon tous les
calculs, le voyage - une espèce de parenthèse dans sa carrière
devant les caméras - lui rapportera 30 000 dollars, pas une grande
fortune, mais une somme acceptable. Gardel, autrefois dépensier, a
commencé à prendre conscience de sa situation financière. Il pense
même à sa retraite : il voudrait acheter une maison à Nice, pour y
vivre avec sa mère.
        Gardel s'embarque à New York, le 28 mars 1935, accompa-
gné par son ami Le Pera, trois guitaristes, un secrétaire et un pro-
fesseur d'anglais (le projet de la Paramount est évidemment en
vue). Dans tous les pays qu'il visite - Puerto Rico, le Venezuela, les
Antilles néerlandaises, la Colombie -, c'est la même chose : une
véritable apothéose, des foules immenses, des fleurs jetées par des
femmes sur son passage, des théâtres combles, des réceptions
triomphales. Il est devenu une légende vivante.
      En Colombie, à cause du relief montagneux de cette répu-
blique andine, la vedette et ses collègues doivent voyager en
avion, malgré sa grande peur de ce moyen de transport, qu'il n'a

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                            d'or du tango

jamais utilisé jusqu'ici. Une peur terriblement justifiée. Le 24 juin,
sur l ' a é r o p o r t de Medellîn, dans la cordillère centrale de la
Colombie, Gardel et presque tous les membres de son é q u i p e
trouvent la mort dans un accident horrible, très commenté par la
presse mondiale : au moment du décollage, son avion, un trimo-
teur Ford, entre en collision avec un autre trimoteur qui se trouve
à côté de la piste.
        Une explosion gigantesque. U n rideau de flammes. Carlos
Gardel quitte la vie et entre dans le territoire des mythes.

                  Gardel devient un mythe

      Gardel est l'un des mythes les plus extraordinaires de
l'Argentine moderne, et peut-être le seul mythe national accepté
par tous les Argentins. Il y en a d'autres - les présidents charisma-
tiques, Yrigiyen et Perón, par exemple - qui suscitent une hostilité
prévisible de la part de leurs adversaires politiques. Ce qui est évi-
dent, à notre avis, c'est que la création du mythe de Gardel a été
instantanée. Voyons les indications : une commission d'hommage
formée par pratiquement tous les artistes de tango les plus connus ;
le rapatriement de la dépouille carbonisée ; des funérailles impo-
santes à Buenos Aires (février 1936) avec la présence d'une des
foules les plus immenses de l'histoire de la capitale ; une statue en
bronze érigée à côté du tombeau au cimetière Chacarita - désor-
mais un lieu de pèlerinage obligatoire où les admirateurs innom-
brables de la Grive créole d é p o s e n t des fleurs ou mettent une
cigarette allumée dans la main droite de la statue. Il s'agit là d'un
vrai culte populaire, dont la survivance, aujourd'hui, après un
demi-siècle, est à peine croyable.
       Il est hors de propos de faire une analyse sociologique de
ce culte populaire argentin, mais combien de chanteurs populaires
ont connu une popularité posthume comparable ? De temps en
temps, le culte a pris des formes officielles. A u mois de juin 1985,
pour le cinquantième anniversaire de la tragédie de Medellîn,
l'Etat argentin s'est associé à une série de commémorations - y
compris un timbre-poste spécial, le changement du nom d'une

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station de métro (Agiiero de la ligne B est devenue Carlos Gardel),
des courses de chevaux c o m m é m o r a t i v e s à l'hippodrome de
Palermo (très fréquenté par Gardel), et des chansons de la Grive
écoutées chaque jour au sein du Congrès national. (Est-il vraisem-
blable d'imaginer un tel hommage rendu à Maurice Chevalier au
Palais-Bourbon au mois de janvier 2022 ?)
         Il est assez facile d'accepter qu'il y a quelque chose d'inson-
dable dans le culte gardélien. O n pourrait penser, peut-être, que la
force extraordinaire du culte doit être attribuée à certains éléments
symboliques de l'image artistique et humaine de la vedette dispa-
rue. Admettons, d'abord, que sa voix et sa grande intelligence
musicale lui donnaient une suprématie inévitable sur les autres
personnages importants de la tradition du tango chanté. Il ne faut
jamais oublier qu'il y avait, à cette é p o q u e - l à , une véritable
pléiade de chanteurs et de chanteuses distingués : Ignacio Corsini,
Augustin Magaldi, Azucena Maizani, Tita Merello, Mercedes
Simone, Libertad Lamarque, et tant d'autres ! Tous ces grands
artistes de l'âge d'or du tango auraient admis - et plusieurs d'entre
eux l'ont admis publiquement - les qualités supérieures de Gardel.
Pour ses contemporains, il était le grand modèle.
         Mais i l faut aller un peu plus loin. Selon des centaines de
témoignages irréfutables, Gardel combinait ce talent prodigieux
avec une personnalité très séduisante. Il était vraiment quelqu'un
- un drôle de numéro ! - généreux, sympathique, plein d'humour,
sociable, fidèle. Son grand ami Edmundo Guibourg (un journaliste
admirable) le qualifiait d' "angélique". Et cette impression de
b o n t é est renforcée par le fait que Gardel était e x t r ê m e m e n t
dévoué à sa mère, qu'il traitait avec une sollicitude très marquée.
Il désirait être avec elle pendant sa retraite - une retraite qu'il n'a
jamais connue. Elle était sans doute la personne la plus importante
dans sa vie.
         Célibataire, Gardel maintenait une discrétion totale à l'égard
de ses amours. Nous savons qu'il était amoureux d'une jeune fille,
Isabel del Valle, qu'il fit sa rencontre vers 1922, qu'ils se fiancèrent.
Plus tard, vers la fin de sa vie, Gardel se sépara d'elle. Les rensei-
gnements sur cette affaire sont peu abondants, bien qu'Isabel ait
survécu longtemps à Carlos. Quant aux autres amours du chanteur,
on ne peut que se livrer à des spéculations. O n parlait beaucoup, à

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Paris, de son amitié avec Gaby Morlay (originaire, elle aussi, de
Toulouse). Il y avait au moins une amitié amoureuse - 1930-
1935 - avec Mme Sadie Baron Wakefield, millionnaire américaine,
dame bien connue de la haute société de la Côte d'Azur. (Ses
œuvres de charité étaient même reconnues par le gouvernement
français.)
        En général, Gardel préférait la compagnie de ses amis mas-
culins. Sa barra ("groupe de copains") comptait beaucoup pour lui,
et il restait extrêmement fidèle à ses amis. (L'exception qui confirme
la règle était José Razzano, avec lequel Gardel eut une brouille
assez grave vers la fin de sa vie.) Tous les témoignages indiquent
que Gardel avait un véritable culte de l'amitié. Son sourire radieux
était l'expression authentique de son charme. Cette aura de sympa-
thie a sans doute beaucoup contribué à la formation du mythe gar-
délien.
      Au-delà de toutes ces considérations artistiques et person-
nelles, il y a aussi l'adhésion curieusement étroite entre Gardel, son
époque et son milieu. L'époque de Gardel - cela va sans dire - était
essentiellement l'époque du tango. A l'apparition du tango-chan-
son, Gardel se rendit compte, intuitivement, de la puissance de
cette forme musicale. Il s'associait à un p h é n o m è n e en pleine
ascendance triomphale. O n ne peut pas dire qu'il ait été le seul
inventeur du tango-chanson, mais son rôle au moment de sa nais-
sance a été décisif.
       Par conséquent, il devenait une espèce de symbole du tango
- un symbole, aussi, de la culture populaire de Buenos Aires, une
personnification des aspirations, des désirs intimes, et même des
fantaisies des gens du peuple. L'élégance de sa garde-robe, son
humour piquant (mais jamais malicieux), sa générosité insouciante,
sa fidélité à ses amis, son attachement profond à la vie populaire
de la capitale (l'argot, l'hippodrome), ses triomphes dans le Vieux
Monde - tous ces traits étaient admirés et partagés par les porteños,
les habitants de Buenos Aires, pendant l'âge d'or du tango, un âge
- ne l'oublions pas - qui coïncidait avec l'époque de la grande
prospérité de l'Argentine, la época de las vacas gordas ("l'époque
des vaches grasses"), aujourd'hui un souvenir lointain. La voix et le
sourire de Gardel évoquent donc un monde heureux qui n'existe
plus.

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                                 d'or du tango

        On ne peut pas douter qu'il y a quelque chose de nostal-
gique dans le culte gardélien. Mais la nostalgie ne représente qu'un
seul élément d'explication de ce p h é n o m è n e saisissant. En tout cas,
le mythe et le culte n'existeraient pas sans la réalité d'une vraie
vie, d'une carrière triomphale, d'une voix superbe - une voix qui
s'adaptait parfaitement au rythme irrésistible du tango.
        Le tango argentin a été l'une des formes musicales les plus
                        e
attachantes du X X siècle. Son influence sur les traditions de la
musique populaire e u r o p é e n n e a été considérable, surtout de
1920 à 1940, quand le tango a trouvé sa place dans le répertoire de
nombreux chanteurs français. (Il a réapparu de temps à autre plus
récemment. O n note un tango parmi les derniers enregistrements
- vers 1985 - du Canadien Félix Leclerc.) Mais en Europe le tango,
même à son apogée, n'était qu'un seul aspect d'un panorama musi-
cal plus complexe et plus vaste. En Argentine, par contraste, il était
la tradition dominante, partageant le territoire du goût populaire
avec d'autres traditions (le jazz américain, le boléro, le néo-folk-
lore, etc.), mais toujours dans une position h é g é m o n i q u e . Vers
1950, 80 % des disques achetés à Buenos Aires étaient des tangos.
A cette é p o q u e , i l y avait dans la grande capitale australe une
constellation extraordinaire d'orchestres et de chanteurs. Cet âge
d'or dura trente ans - 1920-1950 -, pendant lesquels Buenos Aires,
 "la Reine de la Plata", était la Ville lumière de l'hémisphère Sud.
        Dans ce royaume merveilleux (en grande partie disparu) du
tango, Carlos Gardel était le roi. L'exceptionnel rayonnement artis-
tique et humain de ce fils des deux mondes signifie qu'il ne tom-
bera jamais dans l'oubli, malgré "l'écoulement inévitable du temps".

                                Simon Collier

1. Au n° 14. Il y a, aujourd'hui, une plaque commémorative.

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