Carole Bisenius-Penin & Karen Cayrat - Poésies performatives à l'épreuve de la spatialité : la résidence d'écriture numérique ...
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http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031-2790 Carole Bisenius-Penin & Karen Cayrat Poésies performatives à l’épreuve de la spatialité : la résidence d’écriture numérique Abstract Based on the theory of spatiality developed by Michel Lussault, this article proposes to put into perspective digital writing within residential frameworks (dispositifs). Could digital writing residences be understood as a place of interspatiality? Would they be, to borrow a term from Anne Savelli, "oloés", i.e. "elastic spaces in which to read or write"? Between hyper-places and neolocalism, how does performative poetry stage digital artefacts that reconfigure the spatiality of the literary text? This study will focus on the porosity of the boundaries between digital and geographical spaces, and will look at the cultural device of the digital writing residency as a place conducive to the creation and valorisation process of literature, offering authors territories to explore. Then, through a comparative case study, this article will analyse digital poetic works produced in a residential context that deploy hybrid literary practices playing on spatiality. Résumé À partir de la théorie de la spatialité développée par Michel Lussault, cet article se propose de mettre en perspective l’écriture numérique au sein des dispositifs résidentiels. Les résidences d'écriture numérique pourraient-elles s'appréhender comme lieu d'interspatialité ? Seraient-elles, pour emprunter à Anne Savelli, des « oloés » c’est-à-dire « des espaces élastiques où lire où écrire » ? Entre hyper-lieux et néolocalisme, comment la poésie performative met-elle en scène des artefacts numériques qui reconfigurent la spatialité du texte littéraire ? En focalisant l’étude sur la porosité des frontières entre espaces numériques et géographiques, de s'intéresser au dispositif culturel de la résidence d’écriture numérique en tant que lieu propice à la création et processus de valorisation de la littérature, offrant aux auteurs des territoires à explorer. Ensuite, par le biais d’une étude de cas comparée, cet article analysera des œuvres poétiques numériques produites en contexte résidentiel qui déploient des pratiques littéraires hybrides se jouant de la spatialité. Pour citer cet article: Carole Bisenius-Penin & Karen Cayrat, « Poésies performatives à l’épreuve de la spatialité : la résidence d’écriture numérique » , Interférences littéraires /Literaire interferenties, n° 25, dir. Chris Tanasescu, mai 2021, 257-271.
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Interférences littéraires/Literaire interferenties, 25, mai 2021 POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA SPATIALITE : LA RESIDENCE D’ECRITURE NUMERIQUE À la croisée de la littérarité et de l’artisticité, les littératures numériques en tant que formes expérimentales hybrides, dont le support principal est informatique, numérique ou en réseau, bousculent les catégories esthétiques traditionnelles et incitent les chercheurs à envisager plutôt les pratiques artistiques et littéraires de nature hypermédiatique sous l’angle de la pluralité (littérature électronique, poésie générative, Net Art...), comme le proposent d’ailleurs Bertrand Gervais et Alexandra Saemmer, en évoquant « un ensemble hétérogène d’œuvres où se réunissent textes, images, séquences vidéo, animations numériques et processus algorithmiques »1. Née dans le sillage de la cybernétique et encore jugée scandaleuse dans le champ littéraire par certains, Philippe Bootz définit quant à lui la littérature numérique comme « une catégorie de l’art numérique, celle qui travaille sur la façon dont le langage est utilisé, par l’auteur ou le lecteur, dans un signe. En ce sens, toute la littérature numérique, y compris la fiction, peut être considérée comme un cas particulier de la poésie, la fiction étant, en plus, porteuse d’un travail spécifique sur les structures narratives et romanesques. »2. En privilégiant l’approche des sciences de l’information et de la communication, Serge Bouchardon a également montré comment les créations numériques dites interactives reconfigurent « le contrat de communication original avec le lecteur », par le biais de trois types d’action proposées au lecteur : « accéder (à un nouveau contenu), manipuler (un contenu existant), produire »3. Dans le cadre de ce numéro intitulé « Littérature et/ou numérique », nous souhaitons mettre en perspective l’écriture numérique au sein du dispositif résidentiel à partir de la théorie de la spatialité développée par Michel Lussault, en tant que mode de relation au monde, se définissant comme un « agencement hybride, matériel et idéel, et mouvant, de formes, de langages, de pratiques, d'imaginaires »4 à appréhender afin de saisir la manière dont les auteurs performent la ressource spatiale dans leurs œuvres poétiques entrecroisant textes, animations et contraintes algorithmiques, tout en faisant avec le double espace qui leur est fourni par le contexte d’expérience résidentiel et numérique dans lesquels ils sont insérés. Faut-il dès lors entrevoir la résidence comme un lieu d’interspatialité, c’est-à-dire d’interaction entre espaces, réels et numériques ? À l’heure des réseaux et des nouvelles formes littéraires (littérature animée, e-poésie, littéraTube, Twittéra- ture…), les résidences d’écriture numériques constituent-t-elles des « oloés » selon Anne Savelli, c’est-à-dire « des espaces élastiques où lire où écrire »5 ? Entre hyper- 1 Bertrand GERVAIS et Alexandra SAEMMER, « Esthétiques numériques. Textes, struc-tures, figures », dans Protée, volume 39, n° 1, 2011, p.5-8. [En ligne], < https://bit.ly/3kYf1C3 >. 2 Philippe BOOTZ, Les Basiques : La littérature numérique, Leonardo Olats, 2006. [En ligne], 3 Serge BOUCHARDON, « Littérature numérique : une littérature communicante ? », dans : MEI, n° 33, 2011, p.143. 4 Michel LUSSAULT, « Renouveler le dialogue », dans : Espaces Temps, n°68-70, 1998, p.35. 5 Anne SAVELLI, Des Oloés, espaces élastiques où lire où écrire, Paris, éd. D-Fiction, 2011.
POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA SPATIALITE lieux et néolocalisme, comment la poésie performative met-elle en scène des artefacts numériques qui reconfigurent la spatialité du texte littéraire ? En focalisant l’étude sur la porosité des frontières entre l’espace numérique et la spatialité géographique, cet article s’intéressera tout d’abord au dispositif culturel de la résidence d’écriture numérique en tant que lieu propice à la création, aux médiations et aussi processus de valorisation de la littérature, offrant aux auteurs des territoires à explorer. Ensuite, par le biais d’une étude de cas comparée, il s’agit d’analyser des œuvres poétiques numériques produites en contexte résidentiel qui déploient des pratiques littéraires hybrides se jouant de la spatialité. La résidence d’écriture numérique comme lieu de création et territoire(s) à explorer De manière générale, en tant qu’agencement culturel, tout dispositif résidentiel s’élabore dans une mise en tension qui relève des pratiques usuelles de différents acteurs (auteurs, structure d’accueil, partenaires)6 et d’un modèle de référence établi visant à permettre aux écrivains pour une certaine durée « de mener à bien un projet d’écriture, d’illustration ou de traduction, ainsi qu’un projet d’animation littéraire élaboré conjointement avec la structure d’accueil »7. D’un point de vue étymologique et malgré la diversité de ces formes (individuelle, collective, associée, tremplin...), la résidence d’auteurs convoque une polysémie qui implique d’emblée une donnée géographique postulant une double perspective offerte entre déterritorialisation et reterritorialisation : à la fois un lieu fixe, proche du sens de domicile (maison, habitation) et une spatialité sur un territoire « durant un certain temps », c’est à dire le fait de « résider sans y être fixé » qui induit l’idée de la mobilité, du déplacement. Le dispositif résidentiel se décline à travers plusieurs principes constitutifs : un principe spatio-temporel d’accueil (un lieu et une durée), de création littéraire (projet d’écriture de l’auteur), de médiation (projet culturel avec les publics visés), de collaboration (partenariats), de diffusion (circulation et réception des œuvres) et enfin un principe économique (bourse de résidence). Dans la ligné des travaux de Howard S. Becker portant sur la distinction faite entre les « activités cardinales de l’art »8 propres à l’artiste et les « activités de renfort »9 qui renvoient aux acteurs impliqués dans la création apportant une aide directe ou indirecte à l’accomplis- sement de l’œuvre, la résidence d’écriture est d’un point de vue institutionnel et communicationnel, un bastion inventif essentiel de la vie littéraire émanant de ce « 6 Carole BISENIUS-PENIN, Résidence d’auteurs, création littéraire et médiations culturelles (1) : À la recherche d’une cartographie, Nancy, PUN (Éditions Universitaires de Lorraine), Questions de communi- cation Série Actes, 2015. Résidence d’auteurs, création littéraire et médiations culturelles (2) : Territoires et publics, Nancy, PUN, Questions de communication Série Actes, 2016. 7 Règlement des bourses de résidence du Centre National du Livre (CNL) [En ligne], 8 Howard S. BECKER, Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988, p.41. 9 Ibid. 258
Carole BISENIUS-PENIN & Karen CAYRAT personnel de renfort » qui s’efforce de participer, en sa qualité d’adjuvant culturel sur le territoire, au processus de production et de diffusion des œuvres. Un cadre spatio-temporel d’expérimentation et de légitimation à investir Si ce dispositif n’est pas nouveau (Villa Médicis, Chartreuse de Villeneuve lez Avignon...), on constate cependant depuis une décennie à peu près en France, la création de résidences d’écriture spécifiques dédiées à la littérature numérique offrant un cadre spatio-temporel d’expérimentation et de légitimation à investir. L’enjeu est de mettre à disposition des auteurs des espaces de création, de sociabilité et de médiations, à la fois réels et virtuels, où la littérature se fait et s’expose, du texte à l’écran. Qu’ils soient éphémères ou pérennes, ces lieux résidentiels s’inscrivent également sur le territoire à travers une certaine diversité institutionnelle (tiers-lieux, FabLab, friche culturelle, maison d’écrivain...), tout en fonctionnant comme instance de légitimation qui marque la trajectoire d’un auteur, concourt à la construction de son identité auctoriale et participe ainsi pleinement à la reconnais- sance de son statut social. Si selon Pierre Ménard : « La résidence d’écriture est un nouveau moyen pour l’écrivain de conduire des projets personnels tout en faisant avancer l’idée même de l’écrivain dans la société »10, elle s’avère pour Donatien Garnier, poète numérique, un « espace de rencontre » riche en potentialités créatives: Je me suis dit que la résidence créait un espace de rencontre idéal. Même si ma proposition est, au départ assez minimale, puisqu’il s’agit de graver sur des arbres, en reprenant le plan qui a servi à la construction du texte. Il y a ainsi cette idée, très simple, d’aller remettre le texte dans la forêt, et c’est là que commence vraiment notre collaboration. Mais nous nous rendons compte aussi qu’agir ensemble dans la forêt, cela signifie travailler à partir de la matière, de la documentation, de l’expérience, des échanges, et donc peut-être aussi faire naître quelque chose de nouveau, au-delà de cette installation première. C’est autour de cela que se compose cette résidence : quelque chose de concret, presque architectural – quelle technique de gravure utiliser, quel espace investir, quel espacement entre les arbres ?… – et quelque chose de mystérieux, car on sent les potentialités de ce projet – aller jusqu’au bout signifierait intervenir non pas dans une, mais dans 127 forêts, en reprenant le schéma virtuel des cercles à l’échelle sphérique : une œuvre à définir, collective, dont on ne connaît pas du tout encore les contours…11 10 Pierre MENARD, « Résidence d’écriture numérique à Guebwiller dans le Haut-Rhin en Alsace », 2012. [En ligne], . 11 Donatien GARNIER, « Quand nous sommes arrivés, nous étions en fait partis depuis longtemps », citation extraite de l’entretien accordé à Olivier Desmettre, mai 2017. [En ligne], . 259
POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA SPATIALITE En cela, le dispositif constitue, en fonction des différentes phases du travail littéraire mené, un outil utile et propice à l’expérimentation, comme en atteste Pascal Jourdana, directeur de structure résidentielle (La Marelle, Marseille) : Surtout quand les auteurs font le choix de l’expérimentation. Se disent que c’est une opportunité pour aller sur des terres inexplorées jusqu’à présent. Ou encore pour aller jusqu’au bout d’un temps préalable à l’écriture même, et dont on parle trop peu alors qu’il est une condition indispensable, celui de la recherche, de la récolte de matériaux, de la décantation, voire de la rêverie, tout ce qui précède l’acte d’écriture mais qui fait partie intégrante de la création.12 Mode de création (s) : une poétique spatialisée de la convergence ? En privilégiant une approche comparative centrée sur deux lieux culturels français (Le Chalet Mauriac, La Marelle) qui accompagnent des résidences d’écriture numériques, il s’agit d’étudier, en fonction des auteurs reçus, les créations initiées et de s’interroger notamment sur l’émergence d’une poétique spatialisée de la conver- gence, à partir de l’écriture à contraintes de Donatien Garnier et de l’écriture sonore et visuelle d’Anne Savelli. Cet emprunt au terme de convergence, renvoie à la fois à la pratique littéraire revendiquée par l’écrivain Donatien Garnier autour de la notion d’ « objet convergent » qui pense le texte et ses constituants en étroite connexion avec son support (numérique, éditorial ou scénique), mais aussi aux phénomènes de convergences analysés par le théoricien Henry Jenkins cherchant à saisir les « connexions entre des contenus de médias dispersés »13 par le biais de la mise en relation des divers supports orchestrée par les acteurs culturels selon différentes stratégies élaborées. Depuis son ouverture en 2013, le Chalet Mauriac (Saint-Symphorien) demeure d’enfance de l’écrivain au cœur du parc naturel régional des Landes de Gascogne, réhabilité en lieu de résidence14, sous la tutelle de l’agence livre cinéma audiovisuel en Nouvelle-Aquitaine (ALCA), a inscrit d’emblée les nouveaux supports d’écriture, l’hybridation des stratégies créatives et des genres, dans son projet culturel, à la croisée des arts numériques et de la littérature. Selon l’appel à candidature de cette résidence « Transmédia », il s’agit « d’encourager les projets intermédia au carrefour de la littérature, du cinéma et de l'audiovisuel, des arts scéniques et/ou numériques, les projets qui utilisent les nouveaux supports d’écriture, interrogent leurs processus narratifs ou bousculent les parcours de lecture et d’écriture »15. En 2014, Donatien Garnier est reçu à l’occasion d’un projet tridimensionnel intitulé L’Arbre Intégral 12 Pascal JOURDANA, « La Marelle au bord de la Méditerranée », entretien avec Franck Queyraud, 19 octobre 2016, Diacritik, [En ligne], < https://bit.ly/2VeTaxg >. 13Henry JENKINS, La culture de la convergence. Des médias au transmédia, Paris, A. Colin, 2006, p.3. 14 Carole BISENIUS-PENIN, « Entre mémoire et culture : résidences d’auteurs et maisons d’écrivain », dans Recherches & Travaux, n°96, 2020. [En ligne], < https://journals.openedition. org/recherchestravaux/2396>. 15 Appel à candidatures, « Les résidences d'écritures du Chalet Mauriac à Saint-Symphorien (33) : Résidence Transmedia », 2021. [En ligne], < https://bit.ly/3kVOUeN >. 260
Carole BISENIUS-PENIN & Karen CAYRAT comprenant trois volets qui repose sur un processus de création collectif avec d’autres artistes et professionnels. Cette performance sonore, visuelle et poétique « augmentée » se décline ainsi sur diverses strates spatiales et artistiques, sous la forme d’un site web pensé par l’auteur comme une « méditation sur la triade arbre-homme- réseau », s’articulant autour de 127 poèmes fragmentés de 140 caractères mis en ligne16, puis devient avec le chorégraphe Gaël Domenger (fondateur du Laboratoire de recherche chorégraphique sans frontières)17 un spectacle entremêlant poèmes sonores déclenchés dans l’espace, danse et écriture électroacoustique grâce à l’utilisation de la réalité virtuelle tridimensionnelle projective18 et enfin en collabo- ration avec l’artiste plasticien Emmanuel Aragon, spécialiste de l’écriture manu- scrite19, une installation forestière exposant une version gravée des poèmes numéri- ques sur des arbres dans la forêt du Chalet et dans d’autres selon un principe de dissémination. Le web-livre conçu à partir d’une contrainte combinatoire ici déploie une arborescence virtuelle interactive permettant aux lecteurs un déplacement intuitif et personnel dans cette architecture mimant une circulation de branche en branche et rendant visible, de manière ludique, les parcours réalisés par chaque utilisateur, sorte de progression spiralées, à travers les six niveaux concentriques imaginés et spatialisés (« biologique, symbiotique, symbolique, politique et rhizomique ») correspondant aux étagements de l’œuvre numérique et émanant de sa pratique littéraire de l’objet convergent : Si je devais résumer ma conception de l’objet convergent, je dirais qu’il s’agit d’une œuvre dont le support, la forme, le hardware, est une expression du contenu, du fond, du software. Une expression ayant force d’évidence aux différents niveaux d’emboîtement des uns et des autres. Ainsi, pour un texte, le choix de la langue, de la composition graphique et typographique, du contenant physique ou dématérialisé, se fait-il en fonction du propos central. Il peut s’agir d’un processus dans lequel tous les échelons interagissent jusqu’à l’obtention d’un niveau de convergence signifiant. Qu’elle l’accompagne ou le prolonge, cette démarche est, pour moi, partie intégrante du processus d’écriture.20 16 L’Arbre Intégral de Donatien GARNIER [En ligne], . 17 Laboratoire de recherche chorégraphique sans frontières [En ligne], . 18 Bande annonce de L’Arbre Intégral [En ligne], < https://vimeo.com/200048739>. 19 Présentation de l’artiste plasticien [En ligne], 20 Donatien GARNIER, « Genèse», dans L’Arbre Intégral [En ligne], . 261
POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA SPATIALITE L’Arbre Intégral. Donatien Garnier À la suite des travaux de Philippe Bootz21, Alexandra Saemmer et Bertrand Gervais22 ou encore ceux de Serge Bouchardon23 qui définissent la littérature numérique comme « un ensemble des créations qui mettent en tension littérarité et spécificités du support numérique »24, on mesure bien la manière dont le poète, grâce à la technologie numérique et à la performance littéraire élaborée, se joue d’un processus d’écriture en mouvement explorant de multiples confluences et strates spatio- végétales virtuelles qui s’inscrivent dans la matrice textuelle et in situ dans l’espace résidentiel habité. Une autre poétique spatialisée de la convergence exploitant la porosité des frontières entre l’espace numérique et la spatialité géographique, est identifiable dans les expérimentations menées par Anne Savelli durant sa résidence à la Marelle (Villa des auteurs, Marseille). Créée en 2010, cette structure résidente permanente de la 21 Philippe BOOTZ, Les Basiques : La littérature numérique, Leonardo Olats, 2006, [En ligne], . 22 Bertrand GERVAIS et Alexandra SAEMMER, op.cit., p. 5-8. 23 Serge BOUCHARDON, Littérature numérique – Le récit interactif, Paris, éditions Lavoisier, 2009. 24 Ibid., p.75. 262
Carole BISENIUS-PENIN & Karen CAYRAT Friche la Belle de Mai a fait le choix de porter des résidences d’auteurs en lien avec l’innovation numérique et les littératures actuelles. Outre l’édition de livres numériques (Pierre Ménard, Eduardo Berti, Éric Pessan…)25 et des créations sonores en ligne, le lieu accueille une résidence d’écriture numérique en partenariat avec Alphabetville (opérateur de production pour des œuvres multimédia et de diffusion) et l’agence régionale du livre Occitanie Livre et Lecture. L’objet de l’appel à candidature est de « concevoir une œuvre littéraire d’un format numérique que les candidat·e·s devront élaborer durant une résidence de création d’une durée de six semaines [et] dépasser le simple lien homothétique à la forme livre, pour imaginer un rapport à la lecture et/ou à l’écriture innovant, en lien avec la spécificité du support »26. Chaque auteur ou collectif bénéficie d’un accompagnement artistique et éditorial puisque la collection « Résidences » de La Marelle vise à finaliser une édition des livres produits par les lauréats. En 2012, Anne Savelli profite de sa résidence pour poursuivre les aventures de son avatar fictionnel, Dita Kepler, « personnage/décor » soumise à la contrainte géographique des lieux, à travers son œuvre Anamarseilles expérimentant l’anamorphose, sorte de « dilatation, projection des formes hors d’elles-mêmes, conduites en sorte qu’elles se redressent à un point de vue déterminé »27 dans les rues de Marseille : Être seul(e). Marcher dans une ville qui nous est étrangère, familière, les deux. Se trouver des points de repères, revenir sur ses pas, tracer des boucles, inventer des itinéraires. Se parler à voix haute pour se rassurer, peut-être, tester quelques limites. Dialoguer avec les façades, un pont, un château d’eau. Croiser du monde, suivre des rues désertes. Ne pas savoir que faire de soi, de son corps qui avance. Se sentir traversé(e) – guidé(e) ? – par des mots, des phrases venus de livres, de plans, de lettres, de panneaux d’affichage… Par tout ce qui semble savoir où se rendre mieux que nous, ne cesse de nous le dire. Tout cela, est-ce la même chose pour l’auteur et son avatar ? D’un côté, Dita Kepler, être virtuel capable de voler, de planer, de se transformer à volonté. De l’autre, un je qui ne possède aucun de ces pouvoirs mais peut faire chuter le personnage où bon lui semble. Ici, pour l’une comme pour l’autre, il s’agit d’arpenter Marseille. Technique d’approche : l’anamorphose. Ou comment se distordre pour mieux se retrouver.28 Décrite par l’historien de l’art Jurgis Baltrusaitis29 comme une particularité déviante de la perspective, une illusion d’optique mathématique, le procédé anamorphique répandu dans de nombreux domaines (architecture, peinture, arts...) consiste à déformer l'image de manière réversible et acquiert dans les études consacrées à la littérature numérique une valeur ontologique mettant en évidence l’hybridation des 25 Les éditions de la Marelle, livres numériques. [En ligne], . 26 Appel à projets, « Résidence d’écriture numérique », La Marelle, 2020. [En ligne], . 27 Anne SAVELLI, Anamarseilles, Marseille, La Marelle éditions, 2015, p.8. 28 Anne SAVELLI, « Anamarseilles : lecture intégrale. Un texte de et par Anne Savelli », site de la Marelle, 2015. [En ligne], . 29 Jurgis BALTRUSAITIS, Anamorphoses, Paris, Flammarion, 1984. 263
POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA SPATIALITE espaces numériques et non numériques, en tant « procédé poétique essentiel des récits contemporains qui s’intéressent aux machines et aux dispositifs de vision de l’ère numérique »30 selon Servanne Monjour. Optant pour cette technique, après avoir déjà expérimenté un épuisement géographique incluant la dérive et des espaces où tout peut à la fois se dire et s’absenter (Décor Lafayette, Inculte, 2013), Anne Savelli créé des images déformées qui se recomposent à un point de vue préétabli et privilégié, à partir des déambulations de Dita dans les rues de la ville. Anne Savelli, Anamarseilles, Marseille, site de la Marelle. Elle mixe ainsi les cinq parcours imaginaires et réels de son avatar, combine les médias (textes, enregistrements sonores, photographies) en établissant une inter- férence entre des territoires hétérogènes, dans cette quête du lieu : Le lieu dans un même mouvement n’existe pas sans nous quand ce nous désigne qui cherche son chemin, qui le lui indique, l’ignore ou le perd. Le lieu en ses trajets microscopiques, du palier à la porte d’entrée, de la porte d’entrée au trottoir, du trottoir à la bouche d’égout. 30 Servanne MONJOUR, « Le modèle anamorphique », dans Mythologies post-photographiques. L’invention littéraire de l’image numérique, Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, p. 100-107. [En ligne], http://www.parcoursnumeriques-pum.ca/le-modele-anamorphique>. 264
Carole BISENIUS-PENIN & Karen CAYRAT Oui voilà ce que ça pouvait, ce que ça pourrait être, le lieu. Pour s’y rendre, alors, commencer par tourner la tête. Au bout du pont qui surplombe les rails, derrière la villa dite La Marelle, se trouve un figuier, on l’a dit, dont les fruits à terre dessinent des ronds collants, obligent au détour, au contournement.31 Dans une dynamique convergente, cet investissement littéraire du lieu et de l’espace numérique permet, grâce au jeu de miroir et à la création multimodale, la mise en dialogue de l’écrivaine en résidence et de la narratrice occupant la toile, tout en offrant diverses bifurcations textuelles possibles à activer par les utilisateurs durant la navigation. Anne Savelli, Anamarseilles, Marseille, La Marelle éditions, 2015, EPUB. De la Marelle au Chalet Mauriac, la résidence d’écriture numérique apparaît donc pour les auteurs comme un lieu de création, de reconnaissance et des territoires potentiels à explorer stimulant la fabrique littéraire contemporaine. 31 Anne SAVELLI, Anamarseilles, Marseille, La Marelle éditions, 2015, EPUB, p.51. 265
POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA SPATIALITE Des pratiques littéraires hybrides se jouant de la spatialité : mises en espace Poésie quantique à la conquête du cyberespace : Bocci Club de Boris Crack Au cours de sa session à La Marelle (Marseille), le cyberpoète et performeur, Boris Crack, a pu mener à bien la programmation de Bocci Club, une création nativement numérique située à la lisière des œuvres de deuxième et de troisième générations : « né[e] de l’envie d’inventer un nouveau format d’écriture, mêlant littérature, musique et codage, une nouvelle forme d’œuvre ouverte, avec humour, un humour trou noir, où dépasser la catégorisation habituelle qui permet de tout ranger, hiérarchiser, exclure aux marges alors que c’est aux marges que bien des choses se créent, se renouvellent. » 32 Cette œuvre hybride « Ni roman ni poésie ou les 2 à la fois »33 traversée par la cosmologie et la physique quantique, se nourrit de la lecture de l’ouvrage de Tobias Hürter et Max Rauner, Les Univers parallèles : du géocentrisme au multivers vulgarisant notamment les travaux de Ludwig Boltzmann. Elle se présente sous la forme d'un « livre quantique » pour emprunter au poète c'est-à- dire « [...] d'un support électronique, [ayant] sa propre vie, et [allant], dans le fond comme dans la forme, aux frontières du sens, fai[sant] buger, [...] blaguer notre représentation du monde ; entre science, littérature et web design. »34. Construisant une sorte de « livre de sable », ouvert et infini, recomposant son propre espace et son propre contenu, dans les méandres du cyberespace, qui comme le rappel Bertrand Gervais : « […] engage à un imaginaire technologique et […] permet de penser l’électrification de l’iconotexte, de pousser la fiction, les modalités de la représentation et les jeux de la parole, du langage et de l’image hors des sentiers battus, dans un espace encore à défricher. »35, Boris Crack entend proposer au lecteur/utilisateur une expérience en perpétuelle mouvement, évolutive: Un texte peut-il avoir sa propre vie ? Peut-on imaginer un ouvrage qui change, qui évolue, dont les éléments se ré-agencent et se transforment à chaque fois qu’on le ferme/le quitte des yeux comme les particules quantiques ? Peut-on imaginer un livre qui échappe au lecteur comme les particules élémentaires échappent aux règles de notre monde macroscopique ? Ou, autrement dit : à partir de mon matériau, comment tendre un piège malicieux aux lecteurs du monde 3.0 ? À chaque fois qu’on reviendrait vers mon essai, on aurait l’impression que quelque chose a changé, que ce n’est pas le même, comme si c’était à une autre version du livre qu’on avait à faire 32 Boris CRACK, « poésie », site personnel de l'auteur [En ligne], < https://bit.ly/3yq4jZQ >. 33 Id. 34 La Marelle, « Boris Crack » [En ligne], . 35 Bertrand GERVAIS, « Réflexions sur le contemporain VII: le cyberespace, principes et esthétiques », [En ligne], site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain, 266
Carole BISENIUS-PENIN & Karen CAYRAT désormais, sa version dans un monde parallèle, légèrement différente, jamais tout à fait la même, en constante évolution. 36 Selon Jean Clément, le récit en régime numérique se voit en effet bouleversé : « on est passé de la construction téléologique classique (la lecture fait avancer le lecteur dans une histoire linéaire qui trouvera son dénouement à la fin du livre) à une construction géographique (le lecteur se déplace dans un espace dont son parcours dessine la carte) »37, amenant l’auteur à anticiper à la fois l’itinéraire et les pérégri- nations du lecteur. Bocci Club mobilise à cet effet plusieurs ressorts et encourage l’internaute à une circulation reposant sur la sérendipité et l’aléatoire, caractéristique qui participe dans une large mesure à l’esthétique de la littérature en contexte numérique38. De fait, sur la page principale, l’utilisateur accède aux différentes sections de l’œuvre en choisissant l’une des trois icônes (« spirale », « boule de pétanque », « cylindre ») figurant dans le menu de gauche. Celles-ci se présentent au lecteur de manière aléatoire. Leur ordonnancement est variable et lorsque l’utilisateur revient sur la page principale pour passer d’un tableau à l’autre. On remarque que certaines peuvent être amenées à disparaître dévoilant alors une autre icône, l’icône « trou noir », permettant d'accéder à un univers parallèle, ou plus précisément à une « bibliothèque parallèle, où plusieurs espaces-temps littéraire se rencontrent »39, sous la forme d’une collection pdf. Kiki, poésie, blagues, bugs et Cantilènes, chansons de geste du moyen âge numérique, se dotent d’un menu dénombrant chaque fragment ou proposant son titre facilitant la sélection du lecteur. En outre une icône « dés » y est incrémentée permettant quant à elle de naviguer de manière hasardeuse dans ces séries d’écrits mobilisant différents types de poésie numérique (cinétique, multimédia, interactive, hypertextuelle, visuelle…) et servies par une « écriture sans écriture » 40 forte qui contribue grandement au vertige et à la perte de repères du lecteur dans l’espace de l’œuvre par ses jeux multiples. Seule la partie Eurovision, deux hommes dans un bocci club contraint le lecteur à un parcours linéaire. Les bifurcations du récit sont toutefois rendues possibles grâce aux hyperliens, renvoyant à d'autres strates de Bocci Club ou hors de l'espace du web-livre, vers des plateformes et sites web divers. Dans cet « espace autre » qui sollicite une temporalité distincte de celle du « temps réel » pour emprunter à Anne Cauquelin41, le lecteur est invité à réaliser des étapes. Le temps semble s’y aplatir voire s’annihiler. Les époques se confondent au moyen de l’iconotexte, tandis que l’ensemble de Bocci Club résulte d’une combinatoire de productions à la fois déjà écrites relevant du passé littéraire de 36 La Marelle, « Boris Crack », [En ligne], < https://www.la-marelle.org/tags/boris- crack.html > 37 Jean CLEMENT, « Hypertextes et mondes fictionnels (ou l’avenir de la narration dans le cyberespace) » dans Textualités & nouvelles technologies, 2000. 38 Jean CLEMENT, « Poétique du hasard et de l’aléatoire en littérature numérique » dans Protée, 39.1, 2011, p. 67-76. 39 Bocci Club de Boris Crack, [En ligne], . 40 Kenneth GOLDSMITH, Uncreative writing: managing language in the digital age. Columbia University Press, 2011. 41 Anne CAUQELIN, « Paysage et cyberespace », dans : Les pages du laa, Janvier 2007, [En ligne], 267
POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA SPATIALITE l’auteur, mais aussi de son présent et de son avenir, des espaces temps qui se superposent et qui sont mis en évidence par la bibliothèque parallèle. Par ailleurs, l’abondance textuelle de l’œuvre, la poésie visuelle numérique à laquelle elle recourt incite le lecteur à scroller la page qui ne cesse de s’étendre devant lui, tandis que le nonsense du texte questionne sa sémiotique. Le texte ou « le vide » se construisant de la même manière que l’univers pour Boris Crack : C'est comme l'univers. A ce sujet, les astrophysiciens sont très clairs. L'univers a surgi du vide mais le vide n'est pas ce qu'on croit, n'est pas ce qu'on nous fait croire. Le vide n'est pas vide. Le vide ce n'est pas rien. Eux ils appellent cela le vide quantique. L'infini a surgi du rien, du vide. Le vide a une énergie potentielle suffisante pour faire naître des univers avant qu'une force appelée force d'inflation leur fasse prendre des dimensions infinies. L'infini, l'infinivers, la multitude des mondes, des univers, tous ces univers, tout ce multivers, a surgi du rien, du vide, comme une mousse.42 De surcroît, en cliquant sur l'icône représentant une pinte de bière, l’utilisateur accède à une page « Faites une pause, prenez une mousse » apparaissant comme un vide cosmique permettant à l’internaute d’interrompre sa progression. Au cours de ces instants suspendus, le passage de la souris dans l’interface dessine des nébuleuses bleutées plus ou moins vives et concentriques, tandis que le lecteur peut déclencher s’il le souhaite l’écoute de différentes expérimentations sonores, réalisées par le cyberpoète et extraites de sa discographie, oscillant entre poésie et distorsions sonores, remix, musiques électronique et bruitiste. La plupart des pistes sont tirées des Lacs du Tarama et de Coris Brack de Boris Crack diffusées sur la plateforme bandcamp et reprennent des textes issus de L’univers est un space cake (humour parallèle) paru aux éditions indekeuken en 2018. Se saisissant des imaginaires adossés au cyberespace, prenant racine dans les œuvres de littérature cyberpunk, Boris Crack « développe [par ailleurs] ici une toute nouvelle manière de se représenter le réel, une toute nouvelle façon d'appréhender la multitude du monde »43 en convoquant le cosmos par un jeu de représentations, le simulant, pour tenter d’ouvrir l’horizon d’une hyper-réalité perceptible notam- ment dans le choix des icônes permettant la circulation dans l'œuvre. A titre d'exemple, on trouvera un trou noir, une spirale qui ressemble à s'y méprendre à une galaxie, une boule de pétanque aux allures de planète, ou encore une main faisant un salut vulcain permettant de revenir sur la page précédente et rappelant l'univers de la série Star Trek. En outre, on notera dans les différentes sections de cette œuvre plurielle, sur la gauche, la présence d'un volet accompagnant le lecteur/utilisateur dans son parcours. Au sein de celui-ci, l'internaute peut agir sur six variables : gravité, durée, vitesse, radius, résolution, toutes contenues dans des barres latérales, évoquant les consoles de mixages et par extension la remix culture à l'œuvre au sein de la cyberculture, des littératures numériques mais aussi de la musique électronique. La modulation des curseurs influence la graphie des titres et des numéros de chaque fragment en gras et dont la police se compose de pixels électrifiés constituant une sorte de matière noire. Ces effets qui sur le plan plastique ne sont pas sans rappeler 42 Bocci Club de Boris Crack, [En ligne], . 43 Bocci Club de Boris Crack, [En ligne], . 268
Carole BISENIUS-PENIN & Karen CAYRAT les bouologismes de Christian Dotremont visent à interroger la matérialité, la labilité, la malléabilité du texte en contexte numérique. En somme, la conquête spatiale de Boris Crack amène le lecteur à parcourir le cyberespace, « cet avatar de l'étendue [...] [cet] exprimable, espace neutre, non orienté, dont le modèle serait le vide, to kenon, espace d’accueil pour des corps émergents, non encore définis »44 de manière multidimensionnelle, agençant l’espace de l’œuvre autour de ce que l’on pourrait percevoir dans le sillage de Michel Collot45 comme une « structure d’horizon » complexe, renforçant ainsi son caractère poétique. Poèmes cinétiques et arborescence interactive : Donatien Garnier En écho à l’étude de Christian Vanderlope46 sur le modèle du livre au prisme de l’hypertexte et à celle d’Espen J. Aarseth47sur la littérature ergodique et la notion de cybertexte, le poète Donatien Garnier mène une réflexion sur les critères définissant l’objet livresque et sur les diverses dynamiques de lectures suscitées par ses avatars (codex, rouleaux, stèles), en cherchant « à exploiter la sémantique et les dynamiques de lecture proposées par les différents avatars du livre depuis l’apparition de l’écriture et dont le codex, pour être celui qui a rencontré jusqu’ici le plus grand succès, n’en reste pas moins une forme parmi les autres. »48 Sa vision « phylogénétique » du livre se situe dans le prolongement des contraintes combinatoires oulipiennes (Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau) et des expérimentations de la poésie animée (revue T.A.P.I.N de Julien d’Abrigeon) travaillant sur la matérialité du texte, le jeu sur le signifiant et définit au sens large par Philippe Bootz comme « l’ensemble des œuvres numériques qui questionnent, de quelque manière que ce soit, un rapport quelconque à la langue naturelle »49. Pour sa part, Alexandra Saemmer revient sur l’importance des transformations à l’écran des constituants linguistiques du texte et du mouvement, en rappelant que « la littérature animée vise souvent la suggestion, l’illusion de surface. Ses outils scénographiques rappellent ceux qui sont utilisés au théâtre : des jeux d’ombres et de lumières, des coulisses changeantes et des animations graphiques métamor- phosent l’écran en un espace d’immersion onirique. »50 Concernant la programmation des 127 poèmes de l’Arbre intégral, on constate que la mise en espace induit une approche polysémiotique construite autour d’une arborescence binaire reposant d’une part, sur une matrice empruntée à l’architecture végétale visant en botanique à rendre compte de l'organisation spatio-temporelle de 44 Anne CAUQELIN, art. cit. 45 Michel COLLOT, La Poésie moderne et la structure d’horizon, Presses universitaires de France, 2005. 46Christian VANDERLOPE, Du papyrus à l’hypertexte, Paris, Éditions la Découverte, 1999. 47Espen J. AARSETH, Cybertext : Perspectives on Ergodic Literature, Baltimore, Maryland, The Johns Hopkins University Press, 1997. 48 Donatien GARNIER, L’Arbre Intégral. [En ligne], < http://arbre-integral.net/livre/ genese/ 49 Philippe BOOTZ, Les Basiques : La littérature numérique, Leonardo Olats, 2006. [En ligne], < https://bit.ly/3n14kRT >. 50 Alexandra SAEMMER, « Littératures numériques : tendances, perspectives, outils d’analyse », dans Études françaises, volume 43, n° 3, 2007, p. 111–131. [En ligne], < https://bit.ly/2WVwUJG >. 269
POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA SPATIALITE l'appareil végétatif des plantes (Modèle de Leeuwenberg) et d’autre part, sur une matrice de la théorie des graphes, le théorème de Kirchhoff (Matrix Tree Theorem) sur les arbres couvrants. Le dispositif de base soutenu par des algorithmes de navigation offre la possibilité de combiner le dénombrement des multiples parcours possibles, ainsi que les six niveaux d’embranchements (« cernes ») qui engendre chacun une variation de langue et de sens selon la contrainte fixée par le poète : Les deux premiers cernes abordent l’arbre dans sa dimension biologique, viennent ensuite les cernes symbiotique (relation matérielle équilibrée entre l’arbre et l’homme), symbolique (l’arbre espace de création et de spiritualité), politique (arbre des savoirs, outil de logique de domination) et rhizomique (éclatement des précédents dans le réseau).51 L’animation numérique élaborée est interactive puisque les poèmes sont mani- pulables sur l’écran, sous la forme d’un diagramme de constellation spatialisant le poème au centre de la page et satellisant quatre à cinq mots de couleurs sur lesquels le lecteur peut cliquer pour poursuivre son parcours dans l’arborescence : Il fallut donc, entre autres choses, créer une interface graphique, animée et interactive permettant de suivre la progression dans l’arborescence, d’en comprendre les étapes, de décider son dessin ; concevoir des algorithmes de navigation effaçant les chemins déjà empruntés (représentés par un ensemble de mots cliquables appartenant au texte vers lequel ils conduisent et répartis autour du texte principal en fonction de leur position dans l’arborescence : haut, bas, latéral gauche et droite) puis remplaçant ces chemins par leurs n+1 inexplorés de sorte qu’il soit toujours possible de monter ou de descendre aussi bien que de parcourir un cerne dans son intégralité avant de passer au suivant. Jusqu’à l’épuisement des possibles et l’aboutissement au choix unique du dernier mot.52 Ainsi, en fonction de la dynamique de navigation et d’une progression dans les niveaux comparable à celle du jeu vidéo, l’œuvre s’esquisse au fur et à mesure que le lecteur décide d’interagir avec la matière poétique. En cela, la machinerie arbores- cente engendre une expérience ludique proche du jeu d’exploration : Contrairement au fonctionnement d’un site web classique, les liens vers les pages parcourues disparaissent de la navigation immédiate. Seuls sont accessibles les liens vers les suites potentielles du poème, sans possibilité de retour. Il n’était donc pas possible de se reposer sur un ensemble de pages statiques liées par des liens hypertextes fixés une fois pour toutes. Les liens situés autour de chaque fragment sont calculés dynamiquement en fonction du parcours déjà effectué, selon un algorithme qui ignore les fragments déjà lus et sélectionne le prochain inédit situé sur la même branche.53 51 Donatien GARNIER, L’Arbre Intégral. [En ligne], . 52 Id. 53 Henri BOURCEREAU, « Développement », L’Arbre Intégral. [En ligne], http:// arbre- integral.net/livre/developpement/>. 270
Carole BISENIUS-PENIN & Karen CAYRAT En outre, si comme a pu le remarquer Philippe Bootz, « l’animation syntaxique opère cette tension entre une lecture temporelle globale et une lecture spatiale locale »54, Donatien Garnier semble avoir anticipé la difficulté par le biais de la remédiation, en donnant à l’utilisateur la possibilité de conserver une trace matérielle des multiples configurations visuelles et temporelles de son parcours de lecture, en l’éditant sous la forme d’un livre papier avec la plateforme BlookUp55. Au final, le contrat de communication passé avec le lecteur à partir de la mise en espace végétale et interactive de l’œuvre poétique, permet donc bien d’accéder aux divers niveaux de sens, de manipuler les fragments et de rendre visible, de produire un parcours spatialisé, soit virtuel sous la forme d’une arborescence labyrinthique sur le site web, soit matériel sous la forme d’un document imprimable. En conclusion, cette mise en perspective de l’écriture numérique au sein du dispositif résidentiel à partir de la théorie de la spatialité développée par Michel Lussault, nous aura permis d'approcher la manière dont les auteurs performent la ressource spatiale dans leurs œuvres poétiques, en tirant profit de cet espace poreux et inventif que forme la résidence d’écriture numérique. Comme nous l’avons vu dans un premier temps, ce dispositif culturel, quel que soit son principe constitutif ou le type dans lequel il s’inscrit, favorise la création littéraire et sa valorisation, tant en participant au processus de production et de diffusion des œuvres, qu'en s'érigeant en instance de légitimation contribuant ainsi à la construction de l'identité auctoriale et à sa reconnaissance. Il aura pourtant fallu attendre les années 2010 pour voir émerger à l’image de La Marelle à Marseille ou du Chalet Mauriac à Saint- Symphorien, les premières structures spécifiquement dédiées à l’accueil d’auteurs numériques, une réelle avancée permettant d’endiguer la méconnaissance56 dont souffre encore la littérature numérique auprès du grand public encore attaché au champ littéraire traditionnel dominé et structuré par l’imprimé. Artères de la vie littéraire, ces espaces de créations, de sociabilité et de médiatisation, ont dans un second temps prouvés qu’ils pouvaient s’envisager comme des aires d’expérimen- tation particulièrement enclines à l'hybridation des pratiques littéraires comme au développement d'une poétique spatialisée de la convergence, comme en attestent la richesse des œuvres que nous nous sommes proposées d'analyser, s'employant chacune à leur manière à conjuguer les imaginaires urbain et technolo-gique, à l’aide de ressorts variés (écriture multimédia, hypertextuelle, à contrainte ou algorith- mique) pour finalement interroger et se jouer de la notion même de spatialité au cœur du texte. Carole BISENIUS-PENIN Karen CAYRAT Université de Lorraine 54 Philippe BOOTZ, op.cit., [En ligne], < https://bit.ly/3n14kRT >. 55 BlookUp est une plateforme internationale (2011) qui permet la création et la publication en ligne de livres, à partir de blogs ou de comptes de réseaux sociaux. [En ligne], < https://www.blookup.com/fr/blog/about/ > 56 Gwendolyn KERGOURLAY, « La légitimité de la poésie numérique en France : une autorité en construction », dans Communication & langages, vol. 192, no. 2, 2017, p.103-115. 271
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