Carole Bisenius-Penin & Karen Cayrat - Poésies performatives à l'épreuve de la spatialité : la résidence d'écriture numérique ...

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Carole Bisenius-Penin & Karen Cayrat - Poésies performatives à l'épreuve de la spatialité : la résidence d'écriture numérique ...
http://www.interferenceslitteraires.be                                       ISSN : 2031-2790

                 Carole Bisenius-Penin & Karen Cayrat
      Poésies performatives à l’épreuve de la spatialité : la résidence
                         d’écriture numérique
                                                 Abstract

Based on the theory of spatiality developed by Michel Lussault, this article proposes to put into
perspective digital writing within residential frameworks (dispositifs). Could digital writing residences
be understood as a place of interspatiality? Would they be, to borrow a term from Anne Savelli,
"oloés", i.e. "elastic spaces in which to read or write"? Between hyper-places and neolocalism, how
does performative poetry stage digital artefacts that reconfigure the spatiality of the literary text?
This study will focus on the porosity of the boundaries between digital and geographical spaces, and
will look at the cultural device of the digital writing residency as a place conducive to the creation
and valorisation process of literature, offering authors territories to explore. Then, through a
comparative case study, this article will analyse digital poetic works produced in a residential context
that deploy hybrid literary practices playing on spatiality.

                                                 Résumé

À partir de la théorie de la spatialité développée par Michel Lussault, cet article se propose de mettre
en perspective l’écriture numérique au sein des dispositifs résidentiels. Les résidences d'écriture
numérique pourraient-elles s'appréhender comme lieu d'interspatialité ? Seraient-elles, pour
emprunter à Anne Savelli, des « oloés » c’est-à-dire « des espaces élastiques où lire où écrire » ? Entre
hyper-lieux et néolocalisme, comment la poésie performative met-elle en scène des artefacts
numériques qui reconfigurent la spatialité du texte littéraire ? En focalisant l’étude sur la porosité des
frontières entre espaces numériques et géographiques, de s'intéresser au dispositif culturel de la
résidence d’écriture numérique en tant que lieu propice à la création et processus de valorisation de
la littérature, offrant aux auteurs des territoires à explorer. Ensuite, par le biais d’une étude de cas
comparée, cet article analysera des œuvres poétiques numériques produites en contexte résidentiel
qui déploient des pratiques littéraires hybrides se jouant de la spatialité.

   Pour citer cet article:
   Carole Bisenius-Penin & Karen Cayrat, « Poésies performatives à l’épreuve de la spatialité : la
   résidence d’écriture numérique » , Interférences littéraires /Literaire interferenties, n° 25, dir. Chris
   Tanasescu, mai 2021, 257-271.
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                                              Interférences littéraires / Literaire interferenties
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Interférences littéraires/Literaire interferenties, 25, mai 2021

       POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA
   SPATIALITE : LA RESIDENCE D’ECRITURE NUMERIQUE

À la croisée de la littérarité et de l’artisticité, les littératures numériques en tant que
formes expérimentales hybrides, dont le support principal est informatique,
numérique ou en réseau, bousculent les catégories esthétiques traditionnelles et
incitent les chercheurs à envisager plutôt les pratiques artistiques et littéraires de
nature hypermédiatique sous l’angle de la pluralité (littérature électronique, poésie
générative, Net Art...), comme le proposent d’ailleurs Bertrand Gervais et Alexandra
Saemmer, en évoquant « un ensemble hétérogène d’œuvres où se réunissent textes,
images, séquences vidéo, animations numériques et processus algorithmiques »1.
Née dans le sillage de la cybernétique et encore jugée scandaleuse dans le champ
littéraire par certains, Philippe Bootz définit quant à lui la littérature numérique
comme « une catégorie de l’art numérique, celle qui travaille sur la façon dont le
langage est utilisé, par l’auteur ou le lecteur, dans un signe. En ce sens, toute la
littérature numérique, y compris la fiction, peut être considérée comme un cas
particulier de la poésie, la fiction étant, en plus, porteuse d’un travail spécifique sur
les structures narratives et romanesques. »2. En privilégiant l’approche des sciences
de l’information et de la communication, Serge Bouchardon a également montré
comment les créations numériques dites interactives reconfigurent « le contrat de
communication original avec le lecteur », par le biais de trois types d’action
proposées au lecteur : « accéder (à un nouveau contenu), manipuler (un contenu
existant), produire »3.
       Dans le cadre de ce numéro intitulé « Littérature et/ou numérique », nous
souhaitons mettre en perspective l’écriture numérique au sein du dispositif
résidentiel à partir de la théorie de la spatialité développée par Michel Lussault, en
tant que mode de relation au monde, se définissant comme un « agencement
hybride, matériel et idéel, et mouvant, de formes, de langages, de pratiques,
d'imaginaires »4 à appréhender afin de saisir la manière dont les auteurs performent
la ressource spatiale dans leurs œuvres poétiques entrecroisant textes, animations et
contraintes algorithmiques, tout en faisant avec le double espace qui leur est fourni
par le contexte d’expérience résidentiel et numérique dans lesquels ils sont insérés.
Faut-il dès lors entrevoir la résidence comme un lieu d’interspatialité, c’est-à-dire
d’interaction entre espaces, réels et numériques ? À l’heure des réseaux et des
nouvelles formes littéraires (littérature animée, e-poésie, littéraTube, Twittéra-
ture…), les résidences d’écriture numériques constituent-t-elles des « oloés » selon
Anne Savelli, c’est-à-dire « des espaces élastiques où lire où écrire »5 ? Entre hyper-

       1
          Bertrand GERVAIS et Alexandra SAEMMER, « Esthétiques numériques. Textes, struc-tures,
figures », dans Protée, volume 39, n° 1, 2011, p.5-8. [En ligne], < https://bit.ly/3kYf1C3 >.
        2 Philippe BOOTZ, Les Basiques : La littérature numérique, Leonardo Olats, 2006. [En ligne],

        3 Serge BOUCHARDON, « Littérature numérique : une littérature communicante ? », dans :

MEI, n° 33, 2011, p.143.
        4 Michel LUSSAULT, « Renouveler le dialogue », dans : Espaces Temps, n°68-70, 1998, p.35.
        5 Anne SAVELLI, Des Oloés, espaces élastiques où lire où écrire, Paris, éd. D-Fiction, 2011.
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POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA SPATIALITE

lieux et néolocalisme, comment la poésie performative met-elle en scène des
artefacts numériques qui reconfigurent la spatialité du texte littéraire ?
       En focalisant l’étude sur la porosité des frontières entre l’espace numérique et
la spatialité géographique, cet article s’intéressera tout d’abord au dispositif culturel
de la résidence d’écriture numérique en tant que lieu propice à la création, aux
médiations et aussi processus de valorisation de la littérature, offrant aux auteurs des
territoires à explorer. Ensuite, par le biais d’une étude de cas comparée, il s’agit
d’analyser des œuvres poétiques numériques produites en contexte résidentiel qui
déploient des pratiques littéraires hybrides se jouant de la spatialité.

La résidence d’écriture numérique comme lieu de création et
territoire(s) à explorer

De manière générale, en tant qu’agencement culturel, tout dispositif résidentiel
s’élabore dans une mise en tension qui relève des pratiques usuelles de différents
acteurs (auteurs, structure d’accueil, partenaires)6 et d’un modèle de référence établi
visant à permettre aux écrivains pour une certaine durée « de mener à bien un projet
d’écriture, d’illustration ou de traduction, ainsi qu’un projet d’animation littéraire
élaboré conjointement avec la structure d’accueil »7. D’un point de vue étymologique
et malgré la diversité de ces formes (individuelle, collective, associée, tremplin...), la
résidence d’auteurs convoque une polysémie qui implique d’emblée une donnée
géographique postulant une double perspective offerte entre déterritorialisation et
reterritorialisation : à la fois un lieu fixe, proche du sens de domicile (maison,
habitation) et une spatialité sur un territoire « durant un certain temps », c’est à dire
le fait de « résider sans y être fixé » qui induit l’idée de la mobilité, du déplacement.
Le dispositif résidentiel se décline à travers plusieurs principes constitutifs : un
principe spatio-temporel d’accueil (un lieu et une durée), de création littéraire (projet
d’écriture de l’auteur), de médiation (projet culturel avec les publics visés), de
collaboration (partenariats), de diffusion (circulation et réception des œuvres) et
enfin un principe économique (bourse de résidence). Dans la ligné des travaux de
Howard S. Becker portant sur la distinction faite entre les « activités cardinales de
l’art »8 propres à l’artiste et les « activités de renfort »9 qui renvoient aux acteurs
impliqués dans la création apportant une aide directe ou indirecte à l’accomplis-
sement de l’œuvre, la résidence d’écriture est d’un point de vue institutionnel et
communicationnel, un bastion inventif essentiel de la vie littéraire émanant de ce «

        6  Carole BISENIUS-PENIN, Résidence d’auteurs, création littéraire et médiations culturelles (1) : À la
recherche d’une cartographie, Nancy, PUN (Éditions Universitaires de Lorraine), Questions de communi-
cation Série Actes, 2015. Résidence d’auteurs, création littéraire et médiations culturelles (2) : Territoires et publics,
Nancy, PUN, Questions de communication Série Actes, 2016.
         7 Règlement des bourses de résidence du Centre National du Livre (CNL) [En ligne],

         8 Howard S. BECKER, Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988, p.41.
         9 Ibid.

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Carole BISENIUS-PENIN & Karen CAYRAT

personnel de renfort » qui s’efforce de participer, en sa qualité d’adjuvant culturel
sur le territoire, au processus de production et de diffusion des œuvres.

       Un cadre spatio-temporel d’expérimentation et de légitimation à investir

       Si ce dispositif n’est pas nouveau (Villa Médicis, Chartreuse de Villeneuve lez
Avignon...), on constate cependant depuis une décennie à peu près en France, la
création de résidences d’écriture spécifiques dédiées à la littérature numérique
offrant un cadre spatio-temporel d’expérimentation et de légitimation à investir.
L’enjeu est de mettre à disposition des auteurs des espaces de création, de sociabilité
et de médiations, à la fois réels et virtuels, où la littérature se fait et s’expose, du texte
à l’écran. Qu’ils soient éphémères ou pérennes, ces lieux résidentiels s’inscrivent
également sur le territoire à travers une certaine diversité institutionnelle (tiers-lieux,
FabLab, friche culturelle, maison d’écrivain...), tout en fonctionnant comme
instance de légitimation qui marque la trajectoire d’un auteur, concourt à la
construction de son identité auctoriale et participe ainsi pleinement à la reconnais-
sance de son statut social. Si selon Pierre Ménard : « La résidence d’écriture est un
nouveau moyen pour l’écrivain de conduire des projets personnels tout en faisant
avancer l’idée même de l’écrivain dans la société »10, elle s’avère pour Donatien
Garnier, poète numérique, un « espace de rencontre » riche en potentialités créatives:
       Je me suis dit que la résidence créait un espace de rencontre idéal. Même si ma
       proposition est, au départ assez minimale, puisqu’il s’agit de graver sur des arbres, en
       reprenant le plan qui a servi à la construction du texte. Il y a ainsi cette idée, très
       simple, d’aller remettre le texte dans la forêt, et c’est là que commence vraiment notre
       collaboration. Mais nous nous rendons compte aussi qu’agir ensemble dans la forêt,
       cela signifie travailler à partir de la matière, de la documentation, de l’expérience, des
       échanges, et donc peut-être aussi faire naître quelque chose de nouveau, au-delà de
       cette installation première. C’est autour de cela que se compose cette résidence :
       quelque chose de concret, presque architectural – quelle technique de gravure utiliser,
       quel espace investir, quel espacement entre les arbres ?… – et quelque chose de
       mystérieux, car on sent les potentialités de ce projet – aller jusqu’au bout signifierait
       intervenir non pas dans une, mais dans 127 forêts, en reprenant le schéma virtuel des
       cercles à l’échelle sphérique : une œuvre à définir, collective, dont on ne connaît pas
       du tout encore les contours…11

       10 Pierre MENARD, « Résidence d’écriture numérique à Guebwiller dans le Haut-Rhin en

Alsace », 2012. [En ligne], .
       11 Donatien GARNIER, « Quand nous sommes arrivés, nous étions en fait partis depuis

longtemps », citation extraite de l’entretien accordé à Olivier Desmettre, mai 2017. [En ligne],
.

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POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA SPATIALITE

En cela, le dispositif constitue, en fonction des différentes phases du travail littéraire
mené, un outil utile et propice à l’expérimentation, comme en atteste Pascal
Jourdana, directeur de structure résidentielle (La Marelle, Marseille) :
       Surtout quand les auteurs font le choix de l’expérimentation. Se disent que c’est une
       opportunité pour aller sur des terres inexplorées jusqu’à présent. Ou encore pour
       aller jusqu’au bout d’un temps préalable à l’écriture même, et dont on parle trop peu
       alors qu’il est une condition indispensable, celui de la recherche, de la récolte de
       matériaux, de la décantation, voire de la rêverie, tout ce qui précède l’acte d’écriture
       mais qui fait partie intégrante de la création.12

       Mode de création (s) : une poétique spatialisée de la convergence ?

       En privilégiant une approche comparative centrée sur deux lieux culturels
français (Le Chalet Mauriac, La Marelle) qui accompagnent des résidences d’écriture
numériques, il s’agit d’étudier, en fonction des auteurs reçus, les créations initiées et
de s’interroger notamment sur l’émergence d’une poétique spatialisée de la conver-
gence, à partir de l’écriture à contraintes de Donatien Garnier et de l’écriture sonore
et visuelle d’Anne Savelli. Cet emprunt au terme de convergence, renvoie à la fois à
la pratique littéraire revendiquée par l’écrivain Donatien Garnier autour de la notion
d’ « objet convergent » qui pense le texte et ses constituants en étroite connexion
avec son support (numérique, éditorial ou scénique), mais aussi aux phénomènes de
convergences analysés par le théoricien Henry Jenkins cherchant à saisir les «
connexions entre des contenus de médias dispersés »13 par le biais de la mise en
relation des divers supports orchestrée par les acteurs culturels selon différentes
stratégies élaborées.
       Depuis son ouverture en 2013, le Chalet Mauriac (Saint-Symphorien) demeure
d’enfance de l’écrivain au cœur du parc naturel régional des Landes de Gascogne,
réhabilité en lieu de résidence14, sous la tutelle de l’agence livre cinéma audiovisuel
en Nouvelle-Aquitaine (ALCA), a inscrit d’emblée les nouveaux supports d’écriture,
l’hybridation des stratégies créatives et des genres, dans son projet culturel, à la
croisée des arts numériques et de la littérature. Selon l’appel à candidature de cette
résidence « Transmédia », il s’agit « d’encourager les projets intermédia au carrefour
de la littérature, du cinéma et de l'audiovisuel, des arts scéniques et/ou numériques,
les projets qui utilisent les nouveaux supports d’écriture, interrogent leurs processus
narratifs ou bousculent les parcours de lecture et d’écriture »15. En 2014, Donatien
Garnier est reçu à l’occasion d’un projet tridimensionnel intitulé L’Arbre Intégral

       12  Pascal JOURDANA, « La Marelle au bord de la Méditerranée », entretien avec Franck
Queyraud, 19 octobre 2016, Diacritik, [En ligne], < https://bit.ly/2VeTaxg >.
        13Henry JENKINS, La culture de la convergence. Des médias au transmédia, Paris, A. Colin, 2006, p.3.
        14 Carole BISENIUS-PENIN, « Entre mémoire et culture : résidences d’auteurs et maisons

d’écrivain », dans Recherches & Travaux, n°96, 2020. [En ligne], < https://journals.openedition.
org/recherchestravaux/2396>.
        15 Appel à candidatures, « Les résidences d'écritures du Chalet Mauriac à Saint-Symphorien

(33) : Résidence Transmedia », 2021. [En ligne], < https://bit.ly/3kVOUeN >.

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Carole BISENIUS-PENIN & Karen CAYRAT

comprenant trois volets qui repose sur un processus de création collectif avec
d’autres artistes et professionnels. Cette performance sonore, visuelle et poétique «
augmentée » se décline ainsi sur diverses strates spatiales et artistiques, sous la forme
d’un site web pensé par l’auteur comme une « méditation sur la triade arbre-homme-
réseau », s’articulant autour de 127 poèmes fragmentés de 140 caractères mis en
ligne16, puis devient avec le chorégraphe Gaël Domenger (fondateur du Laboratoire
de recherche chorégraphique sans frontières)17 un spectacle entremêlant poèmes
sonores déclenchés dans l’espace, danse et écriture électroacoustique grâce à
l’utilisation de la réalité virtuelle tridimensionnelle projective18 et enfin en collabo-
ration avec l’artiste plasticien Emmanuel Aragon, spécialiste de l’écriture manu-
scrite19, une installation forestière exposant une version gravée des poèmes numéri-
ques sur des arbres dans la forêt du Chalet et dans d’autres selon un principe de
dissémination.
        Le web-livre conçu à partir d’une contrainte combinatoire ici déploie une
arborescence virtuelle interactive permettant aux lecteurs un déplacement intuitif et
personnel dans cette architecture mimant une circulation de branche en branche et
rendant visible, de manière ludique, les parcours réalisés par chaque utilisateur, sorte
de progression spiralées, à travers les six niveaux concentriques imaginés et
spatialisés (« biologique, symbiotique, symbolique, politique et rhizomique »)
correspondant aux étagements de l’œuvre numérique et émanant de sa pratique
littéraire de l’objet convergent :
      Si je devais résumer ma conception de l’objet convergent, je dirais qu’il s’agit d’une
      œuvre dont le support, la forme, le hardware, est une expression du contenu, du fond,
      du software. Une expression ayant force d’évidence aux différents niveaux
      d’emboîtement des uns et des autres. Ainsi, pour un texte, le choix de la langue, de
      la composition graphique et typographique, du contenant physique ou dématérialisé,
      se fait-il en fonction du propos central. Il peut s’agir d’un processus dans lequel tous
      les échelons interagissent jusqu’à l’obtention d’un niveau de convergence signifiant.
      Qu’elle l’accompagne ou le prolonge, cette démarche est, pour moi, partie intégrante
      du processus d’écriture.20

      16  L’Arbre Intégral de Donatien GARNIER [En ligne], .
      17  Laboratoire de recherche chorégraphique sans frontières [En ligne],
.
       18 Bande annonce de L’Arbre Intégral [En ligne], < https://vimeo.com/200048739>.
       19 Présentation de l’artiste plasticien [En ligne], 
       20 Donatien GARNIER, « Genèse», dans L’Arbre Intégral [En ligne],

.

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POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA SPATIALITE

                                L’Arbre Intégral. Donatien Garnier

À la suite des travaux de Philippe Bootz21, Alexandra Saemmer et Bertrand Gervais22
ou encore ceux de Serge Bouchardon23 qui définissent la littérature numérique
comme « un ensemble des créations qui mettent en tension littérarité et spécificités
du support numérique »24, on mesure bien la manière dont le poète, grâce à la
technologie numérique et à la performance littéraire élaborée, se joue d’un processus
d’écriture en mouvement explorant de multiples confluences et strates spatio-
végétales virtuelles qui s’inscrivent dans la matrice textuelle et in situ dans l’espace
résidentiel habité.
      Une autre poétique spatialisée de la convergence exploitant la porosité des
frontières entre l’espace numérique et la spatialité géographique, est identifiable dans
les expérimentations menées par Anne Savelli durant sa résidence à la Marelle (Villa
des auteurs, Marseille). Créée en 2010, cette structure résidente permanente de la

       21 Philippe BOOTZ, Les Basiques : La littérature numérique, Leonardo Olats, 2006, [En ligne],

.
       22 Bertrand GERVAIS et Alexandra SAEMMER, op.cit., p. 5-8.
       23 Serge BOUCHARDON, Littérature numérique – Le récit interactif, Paris, éditions Lavoisier, 2009.
       24 Ibid., p.75.

                                                  262
Carole BISENIUS-PENIN & Karen CAYRAT

Friche la Belle de Mai a fait le choix de porter des résidences d’auteurs en lien avec
l’innovation numérique et les littératures actuelles. Outre l’édition de livres
numériques (Pierre Ménard, Eduardo Berti, Éric Pessan…)25 et des créations
sonores en ligne, le lieu accueille une résidence d’écriture numérique en partenariat
avec Alphabetville (opérateur de production pour des œuvres multimédia et de
diffusion) et l’agence régionale du livre Occitanie Livre et Lecture. L’objet de l’appel
à candidature est de « concevoir une œuvre littéraire d’un format numérique que les
candidat·e·s devront élaborer durant une résidence de création d’une durée de six
semaines [et] dépasser le simple lien homothétique à la forme livre, pour imaginer
un rapport à la lecture et/ou à l’écriture innovant, en lien avec la spécificité du
support »26. Chaque auteur ou collectif bénéficie d’un accompagnement artistique et
éditorial puisque la collection « Résidences » de La Marelle vise à finaliser une édition
des livres produits par les lauréats.
      En 2012, Anne Savelli profite de sa résidence pour poursuivre les aventures
de son avatar fictionnel, Dita Kepler, « personnage/décor » soumise à la contrainte
géographique des lieux, à travers son œuvre Anamarseilles expérimentant
l’anamorphose, sorte de « dilatation, projection des formes hors d’elles-mêmes,
conduites en sorte qu’elles se redressent à un point de vue déterminé »27 dans les
rues de Marseille :
       Être seul(e). Marcher dans une ville qui nous est étrangère, familière, les deux. Se
       trouver des points de repères, revenir sur ses pas, tracer des boucles, inventer des
       itinéraires. Se parler à voix haute pour se rassurer, peut-être, tester quelques limites.
       Dialoguer avec les façades, un pont, un château d’eau. Croiser du monde, suivre des
       rues désertes. Ne pas savoir que faire de soi, de son corps qui avance. Se sentir
       traversé(e) – guidé(e) ? – par des mots, des phrases venus de livres, de plans, de lettres,
       de panneaux d’affichage… Par tout ce qui semble savoir où se rendre mieux que
       nous, ne cesse de nous le dire. Tout cela, est-ce la même chose pour l’auteur et son
       avatar ? D’un côté, Dita Kepler, être virtuel capable de voler, de planer, de se
       transformer à volonté. De l’autre, un je qui ne possède aucun de ces pouvoirs mais
       peut faire chuter le personnage où bon lui semble. Ici, pour l’une comme pour l’autre,
       il s’agit d’arpenter Marseille. Technique d’approche : l’anamorphose. Ou comment
       se distordre pour mieux se retrouver.28

Décrite par l’historien de l’art Jurgis Baltrusaitis29 comme une particularité déviante
de la perspective, une illusion d’optique mathématique, le procédé anamorphique
répandu dans de nombreux domaines (architecture, peinture, arts...) consiste à
déformer l'image de manière réversible et acquiert dans les études consacrées à la
littérature numérique une valeur ontologique mettant en évidence l’hybridation des

       25  Les éditions de la Marelle, livres numériques. [En ligne], .
       26 Appel à projets, « Résidence d’écriture numérique », La Marelle, 2020. [En ligne],

.
       27 Anne SAVELLI, Anamarseilles, Marseille, La Marelle éditions, 2015, p.8.
       28 Anne SAVELLI, « Anamarseilles : lecture intégrale. Un texte de et par Anne Savelli », site de

la Marelle, 2015. [En ligne], .
       29 Jurgis BALTRUSAITIS, Anamorphoses, Paris, Flammarion, 1984.

                                                 263
POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA SPATIALITE

espaces numériques et non numériques, en tant « procédé poétique essentiel des
récits contemporains qui s’intéressent aux machines et aux dispositifs de vision de
l’ère numérique »30 selon Servanne Monjour. Optant pour cette technique, après
avoir déjà expérimenté un épuisement géographique incluant la dérive et des espaces
où tout peut à la fois se dire et s’absenter (Décor Lafayette, Inculte, 2013), Anne Savelli
créé des images déformées qui se recomposent à un point de vue préétabli et
privilégié, à partir des déambulations de Dita dans les rues de la ville.

                     Anne Savelli, Anamarseilles, Marseille, site de la Marelle.

Elle mixe ainsi les cinq parcours imaginaires et réels de son avatar, combine les
médias (textes, enregistrements sonores, photographies) en établissant une inter-
férence entre des territoires hétérogènes, dans cette quête du lieu :
       Le lieu dans un même mouvement n’existe pas sans nous quand ce nous désigne qui
       cherche son chemin, qui le lui indique, l’ignore ou le perd. Le lieu en ses trajets
       microscopiques, du palier à la porte d’entrée, de la porte d’entrée au trottoir, du
       trottoir à la bouche d’égout.

       30  Servanne MONJOUR, « Le modèle anamorphique », dans Mythologies post-photographiques.
L’invention littéraire de l’image numérique, Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, p. 100-107.
[En ligne], http://www.parcoursnumeriques-pum.ca/le-modele-anamorphique>.

                                                   264
Carole BISENIUS-PENIN & Karen CAYRAT

Oui voilà ce que ça pouvait, ce que ça pourrait être, le lieu. Pour s’y rendre, alors,
commencer par tourner la tête. Au bout du pont qui surplombe les rails, derrière la
villa dite La Marelle, se trouve un figuier, on l’a dit, dont les fruits à terre dessinent
des ronds collants, obligent au détour, au contournement.31
       Dans une dynamique convergente, cet investissement littéraire du lieu et de
l’espace numérique permet, grâce au jeu de miroir et à la création multimodale, la
mise en dialogue de l’écrivaine en résidence et de la narratrice occupant la toile, tout
en offrant diverses bifurcations textuelles possibles à activer par les utilisateurs
durant la navigation.

         Anne Savelli, Anamarseilles, Marseille, La Marelle éditions, 2015, EPUB.

De la Marelle au Chalet Mauriac, la résidence d’écriture numérique apparaît donc
pour les auteurs comme un lieu de création, de reconnaissance et des territoires
potentiels à explorer stimulant la fabrique littéraire contemporaine.

      31 Anne   SAVELLI, Anamarseilles, Marseille, La Marelle éditions, 2015, EPUB, p.51.

                                                265
POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA SPATIALITE

Des pratiques littéraires hybrides se jouant de la spatialité :
mises en espace

       Poésie quantique à la conquête du cyberespace : Bocci Club de Boris Crack

        Au cours de sa session à La Marelle (Marseille), le cyberpoète et performeur,
Boris Crack, a pu mener à bien la programmation de Bocci Club, une création
nativement numérique située à la lisière des œuvres de deuxième et de troisième
générations : « né[e] de l’envie d’inventer un nouveau format d’écriture, mêlant
littérature, musique et codage, une nouvelle forme d’œuvre ouverte, avec humour,
un humour trou noir, où dépasser la catégorisation habituelle qui permet de tout
ranger, hiérarchiser, exclure aux marges alors que c’est aux marges que bien des
choses se créent, se renouvellent. » 32 Cette œuvre hybride « Ni roman ni poésie ou
les 2 à la fois »33 traversée par la cosmologie et la physique quantique, se nourrit de
la lecture de l’ouvrage de Tobias Hürter et Max Rauner, Les Univers parallèles : du
géocentrisme au multivers vulgarisant notamment les travaux de Ludwig Boltzmann. Elle
se présente sous la forme d'un « livre quantique » pour emprunter au poète c'est-à-
dire « [...] d'un support électronique, [ayant] sa propre vie, et [allant], dans le fond
comme dans la forme, aux frontières du sens, fai[sant] buger, [...] blaguer notre
représentation du monde ; entre science, littérature et web design. »34.
       Construisant une sorte de « livre de sable », ouvert et infini, recomposant
son propre espace et son propre contenu, dans les méandres du cyberespace, qui
comme le rappel Bertrand Gervais : « […] engage à un imaginaire technologique et
[…] permet de penser l’électrification de l’iconotexte, de pousser la fiction, les
modalités de la représentation et les jeux de la parole, du langage et de l’image hors
des sentiers battus, dans un espace encore à défricher. »35, Boris Crack entend
proposer au lecteur/utilisateur une expérience en perpétuelle mouvement, évolutive:
       Un texte peut-il avoir sa propre vie ? Peut-on imaginer un ouvrage qui change, qui
       évolue, dont les éléments se ré-agencent et se transforment à chaque fois qu’on le
       ferme/le quitte des yeux comme les particules quantiques ? Peut-on imaginer un livre
       qui échappe au lecteur comme les particules élémentaires échappent aux règles de
       notre monde macroscopique ? Ou, autrement dit : à partir de mon matériau,
       comment tendre un piège malicieux aux lecteurs du monde 3.0 ? À chaque fois qu’on
       reviendrait vers mon essai, on aurait l’impression que quelque chose a changé, que ce
       n’est pas le même, comme si c’était à une autre version du livre qu’on avait à faire

       32  Boris CRACK, « poésie », site personnel de l'auteur [En ligne],
< https://bit.ly/3yq4jZQ >.
        33 Id.
        34 La Marelle, « Boris Crack » [En ligne], .
        35 Bertrand GERVAIS, « Réflexions sur le contemporain VII: le cyberespace, principes et

esthétiques », [En ligne], site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain,

                                             266
Carole BISENIUS-PENIN & Karen CAYRAT

       désormais, sa version dans un monde parallèle, légèrement différente, jamais tout à
       fait la même, en constante évolution. 36
Selon Jean Clément, le récit en régime numérique se voit en effet bouleversé : « on
est passé de la construction téléologique classique (la lecture fait avancer le lecteur
dans une histoire linéaire qui trouvera son dénouement à la fin du livre) à une
construction géographique (le lecteur se déplace dans un espace dont son parcours
dessine la carte) »37, amenant l’auteur à anticiper à la fois l’itinéraire et les pérégri-
nations du lecteur. Bocci Club mobilise à cet effet plusieurs ressorts et encourage
l’internaute à une circulation reposant sur la sérendipité et l’aléatoire, caractéristique
qui participe dans une large mesure à l’esthétique de la littérature en contexte
numérique38. De fait, sur la page principale, l’utilisateur accède aux différentes
sections de l’œuvre en choisissant l’une des trois icônes (« spirale », « boule de
pétanque », « cylindre ») figurant dans le menu de gauche. Celles-ci se présentent au
lecteur de manière aléatoire. Leur ordonnancement est variable et lorsque
l’utilisateur revient sur la page principale pour passer d’un tableau à l’autre. On
remarque que certaines peuvent être amenées à disparaître dévoilant alors une autre
icône, l’icône « trou noir », permettant d'accéder à un univers parallèle, ou plus
précisément à une « bibliothèque parallèle, où plusieurs espaces-temps littéraire se
rencontrent »39, sous la forme d’une collection pdf. Kiki, poésie, blagues, bugs et
Cantilènes, chansons de geste du moyen âge numérique, se dotent d’un menu dénombrant
chaque fragment ou proposant son titre facilitant la sélection du lecteur. En outre
une icône « dés » y est incrémentée permettant quant à elle de naviguer de manière
hasardeuse dans ces séries d’écrits mobilisant différents types de poésie numérique
(cinétique, multimédia, interactive, hypertextuelle, visuelle…) et servies par une «
écriture sans écriture » 40 forte qui contribue grandement au vertige et à la perte de
repères du lecteur dans l’espace de l’œuvre par ses jeux multiples. Seule la partie
Eurovision, deux hommes dans un bocci club contraint le lecteur à un parcours linéaire.
Les bifurcations du récit sont toutefois rendues possibles grâce aux hyperliens,
renvoyant à d'autres strates de Bocci Club ou hors de l'espace du web-livre, vers des
plateformes et sites web divers.
      Dans cet « espace autre » qui sollicite une temporalité distincte de celle du «
temps réel » pour emprunter à Anne Cauquelin41, le lecteur est invité à réaliser des
étapes. Le temps semble s’y aplatir voire s’annihiler. Les époques se confondent au
moyen de l’iconotexte, tandis que l’ensemble de Bocci Club résulte d’une
combinatoire de productions à la fois déjà écrites relevant du passé littéraire de

        36 La Marelle, « Boris Crack », [En ligne], < https://www.la-marelle.org/tags/boris-

crack.html >
        37 Jean CLEMENT, « Hypertextes et mondes fictionnels (ou l’avenir de la narration dans le

cyberespace) » dans Textualités & nouvelles technologies, 2000.
        38 Jean CLEMENT, « Poétique du hasard et de l’aléatoire en littérature numérique » dans Protée,

39.1, 2011, p. 67-76.
        39 Bocci Club de Boris Crack, [En ligne],

.
        40 Kenneth GOLDSMITH, Uncreative writing: managing language in the digital age. Columbia

University Press, 2011.
        41 Anne CAUQELIN, « Paysage et cyberespace », dans : Les pages du laa, Janvier 2007, [En ligne],

                                                 267
POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA SPATIALITE

l’auteur, mais aussi de son présent et de son avenir, des espaces temps qui se
superposent et qui sont mis en évidence par la bibliothèque parallèle. Par ailleurs,
l’abondance textuelle de l’œuvre, la poésie visuelle numérique à laquelle elle recourt
incite le lecteur à scroller la page qui ne cesse de s’étendre devant lui, tandis que le
nonsense du texte questionne sa sémiotique. Le texte ou « le vide » se construisant de
la même manière que l’univers pour Boris Crack :
      C'est comme l'univers. A ce sujet, les astrophysiciens sont très clairs. L'univers a surgi
      du vide mais le vide n'est pas ce qu'on croit, n'est pas ce qu'on nous fait croire. Le
      vide n'est pas vide. Le vide ce n'est pas rien. Eux ils appellent cela le vide quantique.
      L'infini a surgi du rien, du vide. Le vide a une énergie potentielle suffisante pour faire
      naître des univers avant qu'une force appelée force d'inflation leur fasse prendre des
      dimensions infinies. L'infini, l'infinivers, la multitude des mondes, des univers, tous
      ces univers, tout ce multivers, a surgi du rien, du vide, comme une mousse.42

De surcroît, en cliquant sur l'icône représentant une pinte de bière, l’utilisateur
accède à une page « Faites une pause, prenez une mousse » apparaissant comme un
vide cosmique permettant à l’internaute d’interrompre sa progression. Au cours de
ces instants suspendus, le passage de la souris dans l’interface dessine des nébuleuses
bleutées plus ou moins vives et concentriques, tandis que le lecteur peut déclencher
s’il le souhaite l’écoute de différentes expérimentations sonores, réalisées par le
cyberpoète et extraites de sa discographie, oscillant entre poésie et distorsions
sonores, remix, musiques électronique et bruitiste. La plupart des pistes sont tirées
des Lacs du Tarama et de Coris Brack de Boris Crack diffusées sur la plateforme
bandcamp et reprennent des textes issus de L’univers est un space cake (humour parallèle)
paru aux éditions indekeuken en 2018.
       Se saisissant des imaginaires adossés au cyberespace, prenant racine dans les
œuvres de littérature cyberpunk, Boris Crack « développe [par ailleurs] ici une toute
nouvelle manière de se représenter le réel, une toute nouvelle façon d'appréhender
la multitude du monde »43 en convoquant le cosmos par un jeu de représentations,
le simulant, pour tenter d’ouvrir l’horizon d’une hyper-réalité perceptible notam-
ment dans le choix des icônes permettant la circulation dans l'œuvre. A titre
d'exemple, on trouvera un trou noir, une spirale qui ressemble à s'y méprendre à une
galaxie, une boule de pétanque aux allures de planète, ou encore une main faisant un
salut vulcain permettant de revenir sur la page précédente et rappelant l'univers de
la série Star Trek. En outre, on notera dans les différentes sections de cette œuvre
plurielle, sur la gauche, la présence d'un volet accompagnant le lecteur/utilisateur
dans son parcours. Au sein de celui-ci, l'internaute peut agir sur six variables : gravité,
durée, vitesse, radius, résolution, toutes contenues dans des barres latérales,
évoquant les consoles de mixages et par extension la remix culture à l'œuvre au sein
de la cyberculture, des littératures numériques mais aussi de la musique électronique.
La modulation des curseurs influence la graphie des titres et des numéros de chaque
fragment en gras et dont la police se compose de pixels électrifiés constituant une
sorte de matière noire. Ces effets qui sur le plan plastique ne sont pas sans rappeler

      42   Bocci Club de Boris Crack, [En ligne], .
      43   Bocci Club de Boris Crack, [En ligne], .

                                               268
Carole BISENIUS-PENIN & Karen CAYRAT

les bouologismes de Christian Dotremont visent à interroger la matérialité, la labilité,
la malléabilité du texte en contexte numérique. En somme, la conquête spatiale de
Boris Crack amène le lecteur à parcourir le cyberespace, « cet avatar de l'étendue [...]
[cet] exprimable, espace neutre, non orienté, dont le modèle serait le vide, to kenon,
espace d’accueil pour des corps émergents, non encore définis »44 de manière
multidimensionnelle, agençant l’espace de l’œuvre autour de ce que l’on pourrait
percevoir dans le sillage de Michel Collot45 comme une « structure d’horizon »
complexe, renforçant ainsi son caractère poétique.

        Poèmes cinétiques et arborescence interactive : Donatien Garnier

        En écho à l’étude de Christian Vanderlope46 sur le modèle du livre au prisme
de l’hypertexte et à celle d’Espen J. Aarseth47sur la littérature ergodique et la notion
de cybertexte, le poète Donatien Garnier mène une réflexion sur les critères
définissant l’objet livresque et sur les diverses dynamiques de lectures suscitées par
ses avatars (codex, rouleaux, stèles), en cherchant « à exploiter la sémantique et les
dynamiques de lecture proposées par les différents avatars du livre depuis
l’apparition de l’écriture et dont le codex, pour être celui qui a rencontré jusqu’ici le
plus grand succès, n’en reste pas moins une forme parmi les autres. »48 Sa vision «
phylogénétique » du livre se situe dans le prolongement des contraintes
combinatoires oulipiennes (Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau) et des
expérimentations de la poésie animée (revue T.A.P.I.N de Julien d’Abrigeon)
travaillant sur la matérialité du texte, le jeu sur le signifiant et définit au sens large
par Philippe Bootz comme « l’ensemble des œuvres numériques qui questionnent,
de quelque manière que ce soit, un rapport quelconque à la langue naturelle »49. Pour
sa part, Alexandra Saemmer revient sur l’importance des transformations à l’écran
des constituants linguistiques du texte et du mouvement, en rappelant que « la
littérature animée vise souvent la suggestion, l’illusion de surface. Ses outils
scénographiques rappellent ceux qui sont utilisés au théâtre : des jeux d’ombres et
de lumières, des coulisses changeantes et des animations graphiques métamor-
phosent l’écran en un espace d’immersion onirique. »50
      Concernant la programmation des 127 poèmes de l’Arbre intégral, on constate
que la mise en espace induit une approche polysémiotique construite autour d’une
arborescence binaire reposant d’une part, sur une matrice empruntée à l’architecture
végétale visant en botanique à rendre compte de l'organisation spatio-temporelle de

        44   Anne CAUQELIN, art. cit.
        45   Michel COLLOT, La Poésie moderne et la structure d’horizon, Presses universitaires de France,
2005.
        46Christian VANDERLOPE, Du papyrus à l’hypertexte, Paris, Éditions la Découverte, 1999.
        47Espen J. AARSETH, Cybertext : Perspectives on Ergodic Literature, Baltimore, Maryland, The
Johns Hopkins University Press, 1997.
       48 Donatien GARNIER, L’Arbre Intégral. [En ligne], < http://arbre-integral.net/livre/ genese/
       49 Philippe BOOTZ, Les Basiques : La littérature numérique, Leonardo Olats, 2006. [En ligne],

< https://bit.ly/3n14kRT >.
       50 Alexandra SAEMMER, « Littératures numériques : tendances, perspectives, outils d’analyse »,

dans Études françaises, volume 43, n° 3, 2007, p. 111–131. [En ligne], < https://bit.ly/2WVwUJG >.

                                                    269
POESIES PERFORMATIVES A L’EPREUVE DE LA SPATIALITE

l'appareil végétatif des plantes (Modèle de Leeuwenberg) et d’autre part, sur une
matrice de la théorie des graphes, le théorème de Kirchhoff (Matrix Tree Theorem)
sur les arbres couvrants. Le dispositif de base soutenu par des algorithmes de
navigation offre la possibilité de combiner le dénombrement des multiples parcours
possibles, ainsi que les six niveaux d’embranchements (« cernes ») qui engendre
chacun une variation de langue et de sens selon la contrainte fixée par le poète :
      Les deux premiers cernes abordent l’arbre dans sa dimension biologique, viennent
      ensuite les cernes symbiotique (relation matérielle équilibrée entre l’arbre et
      l’homme), symbolique (l’arbre espace de création et de spiritualité), politique (arbre
      des savoirs, outil de logique de domination) et rhizomique (éclatement des précédents
      dans le réseau).51

L’animation numérique élaborée est interactive puisque les poèmes sont mani-
pulables sur l’écran, sous la forme d’un diagramme de constellation spatialisant le
poème au centre de la page et satellisant quatre à cinq mots de couleurs sur lesquels
le lecteur peut cliquer pour poursuivre son parcours dans l’arborescence :
      Il fallut donc, entre autres choses, créer une interface graphique, animée et interactive
      permettant de suivre la progression dans l’arborescence, d’en comprendre les étapes,
      de décider son dessin ; concevoir des algorithmes de navigation effaçant les chemins
      déjà empruntés (représentés par un ensemble de mots cliquables appartenant au texte
      vers lequel ils conduisent et répartis autour du texte principal en fonction de leur
      position dans l’arborescence : haut, bas, latéral gauche et droite) puis remplaçant ces
      chemins par leurs n+1 inexplorés de sorte qu’il soit toujours possible de monter ou
      de descendre aussi bien que de parcourir un cerne dans son intégralité avant de passer
      au suivant. Jusqu’à l’épuisement des possibles et l’aboutissement au choix unique du
      dernier mot.52

Ainsi, en fonction de la dynamique de navigation et d’une progression dans les
niveaux comparable à celle du jeu vidéo, l’œuvre s’esquisse au fur et à mesure que le
lecteur décide d’interagir avec la matière poétique. En cela, la machinerie arbores-
cente engendre une expérience ludique proche du jeu d’exploration :
      Contrairement au fonctionnement d’un site web classique, les liens vers les pages
      parcourues disparaissent de la navigation immédiate. Seuls sont accessibles les liens
      vers les suites potentielles du poème, sans possibilité de retour. Il n’était donc pas
      possible de se reposer sur un ensemble de pages statiques liées par des liens
      hypertextes fixés une fois pour toutes. Les liens situés autour de chaque fragment
      sont calculés dynamiquement en fonction du parcours déjà effectué, selon un
      algorithme qui ignore les fragments déjà lus et sélectionne le prochain inédit situé sur
      la même branche.53

        51 Donatien GARNIER, L’Arbre Intégral. [En ligne],

.
        52 Id.
        53 Henri BOURCEREAU, « Développement », L’Arbre Intégral. [En ligne], http:// arbre-

integral.net/livre/developpement/>.

                                            270
Carole BISENIUS-PENIN & Karen CAYRAT

En outre, si comme a pu le remarquer Philippe Bootz, « l’animation syntaxique opère
cette tension entre une lecture temporelle globale et une lecture spatiale locale »54,
Donatien Garnier semble avoir anticipé la difficulté par le biais de la remédiation,
en donnant à l’utilisateur la possibilité de conserver une trace matérielle des multiples
configurations visuelles et temporelles de son parcours de lecture, en l’éditant sous
la forme d’un livre papier avec la plateforme BlookUp55. Au final, le contrat de
communication passé avec le lecteur à partir de la mise en espace végétale et
interactive de l’œuvre poétique, permet donc bien d’accéder aux divers niveaux de
sens, de manipuler les fragments et de rendre visible, de produire un parcours
spatialisé, soit virtuel sous la forme d’une arborescence labyrinthique sur le site web,
soit matériel sous la forme d’un document imprimable.
        En conclusion, cette mise en perspective de l’écriture numérique au sein du
dispositif résidentiel à partir de la théorie de la spatialité développée par Michel
Lussault, nous aura permis d'approcher la manière dont les auteurs performent la
ressource spatiale dans leurs œuvres poétiques, en tirant profit de cet espace poreux
et inventif que forme la résidence d’écriture numérique. Comme nous l’avons vu
dans un premier temps, ce dispositif culturel, quel que soit son principe constitutif
ou le type dans lequel il s’inscrit, favorise la création littéraire et sa valorisation, tant
en participant au processus de production et de diffusion des œuvres, qu'en
s'érigeant en instance de légitimation contribuant ainsi à la construction de l'identité
auctoriale et à sa reconnaissance. Il aura pourtant fallu attendre les années 2010 pour
voir émerger à l’image de La Marelle à Marseille ou du Chalet Mauriac à Saint-
Symphorien, les premières structures spécifiquement dédiées à l’accueil d’auteurs
numériques, une réelle avancée permettant d’endiguer la méconnaissance56 dont
souffre encore la littérature numérique auprès du grand public encore attaché au
champ littéraire traditionnel dominé et structuré par l’imprimé. Artères de la vie
littéraire, ces espaces de créations, de sociabilité et de médiatisation, ont dans un
second temps prouvés qu’ils pouvaient s’envisager comme des aires d’expérimen-
tation particulièrement enclines à l'hybridation des pratiques littéraires comme au
développement d'une poétique spatialisée de la convergence, comme en attestent la
richesse des œuvres que nous nous sommes proposées d'analyser, s'employant
chacune à leur manière à conjuguer les imaginaires urbain et technolo-gique, à l’aide
de ressorts variés (écriture multimédia, hypertextuelle, à contrainte ou algorith-
mique) pour finalement interroger et se jouer de la notion même de spatialité au
cœur du texte.

                                                                    Carole BISENIUS-PENIN
                                                                            Karen CAYRAT
                                                                        Université de Lorraine

       54 Philippe  BOOTZ, op.cit., [En ligne], < https://bit.ly/3n14kRT >.
       55  BlookUp est une plateforme internationale (2011) qui permet la création et la publication
en ligne de livres, à partir de blogs ou de comptes de réseaux sociaux. [En ligne],
< https://www.blookup.com/fr/blog/about/ >
        56 Gwendolyn KERGOURLAY, « La légitimité de la poésie numérique en France : une autorité

en construction », dans Communication & langages, vol. 192, no. 2, 2017, p.103-115.

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