" Ce soir, on joue poudre !1 " Du barbouillage rituel au maquillage contemporain

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« Ce soir, on joue poudre !1 »
      Du barbouillage rituel au maquillage contemporain

                                     Dominique Paquet

1
  Cette exclamation qui m’a été rapportée par Alain Weiss, metteur en scène, aurait été
prononcée par un comédien en tournée, et signifierait approximativement « Ce soir on joue à
moitié », on joue en surface comme on place la poudre et non pas avec l’intensité requise dans
toute représentation.
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A l’origine un geste immémorial qui a valeur de parabole : l’application d'une matière fluide
d'origine minérale, végétale, animale ou humaine sur la peau. Ce premier geste de
recouvrement coïnciderait avec l'émergence des premiers rites funéraires par rapport auxquels
il serait analogique. Car les cérémonies mortuaires datent les prémisses d'une conscience de la
séparation symbolique de la vie et de la mort, de l'animé et de l'inanimé, du sujet et de l'objet
du Moi et du monde en relation avec une cosmogonie religieuse. Ce recouvrement marque
bien cette différentiation entre un support vivant, palpitant et la matière inerte et joue sur un
mode esthétique et métaphorique le recouvrement de la chair du cadavre par la terre.
L'homme semble s'être perçu comme sujet séparé du monde, sujet conscient hors de la
matière, libre de jouer avec elle, et désirant s’y réinclure en se barbouillant de la matière
même de ce monde : la terre.
Imitation (mimesis) et exutoire (catharsis) scandent ce premier geste comme deux moments
de la représentation. Ils inscrivent d'autre part le sujet au cœur d'une métamorphose, c'est-à-
dire d'un processus de transformation externe et interne qui fait d'un homme un dieu, un
animal ou un personnage (persona= masque). Mimesis, car en se maculant l'homme espère
recevoir les attributs physiques et caractériologiques, les pouvoirs et les prérogatives de
l'image représentée ou symbolisée. En outre, il imite le geste démiurgique créateur qui fonde
un être humain dans un temps et un espace donnés. Catharsis, car le geste et l’image
expulsent de l'homme qui se barbouille et de celui qui le regarde la crainte et la pitié relatives
à la forme représentée et à ses postulations. Il se purge aussi de lui-même puisqu'il y a
disparition du sujet initial au profit d'un autre sujet par identification : identification vécue par
les spectateurs qui se voient, s'imaginent eux aussi sous le fard, puis s’en débarrassent comme
on jette un visage usagé.
Du visage nu au masque
A l'origine donc, un acte parabolique qui s'inscrit dans des rituels mortuaires ou festifs,
religieux et sacrés. Le théâtre serait né de ces rituels religieux, la tragédie dérivant des cultes
funéraires, la comédie du dithyrambe dionysiaque vers le cinquième siècle avant Jésus-Christ.
La plupart des cérémonies antiques avec leurs cortèges, leurs danses, leurs travestissements
leurs barbouillages instaurent une sorte de pré-théâtre, un dialogue avec la divinité qui se
déploie dans un jeu de métamorphoses invocatoires et de purifications rétributrices. Le
barbouillage sorte de pré-fard est un acte du dialogue appartenant à part entière à la liturgie de
la cérémonie. Il doit être réalisé au moment et au lieu dit sous peine d'en voir échouer sa
finalité. Il correspond à l'exaltation et à la dramatisation du visage humain, lieu surinvesti

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émotionnellement en ce qu'il représente le visage divin ou le visage du mort, celui qui en
disparaissant sous le barbouillage, perd son identité originelle.
Les officiants des cortèges dionysiaques se barbouillaient le visage de lie de vin à l'imitation
de Dionysos, appelé souvent Morichos c'est à dire le Barbouillé. Dans d'autres cultes
dionysiaques, les fidèles s'enduisaient le visage de farine ou d'argile blanche, le blanc
symbolisant la mort par une collusion chromatique avec la blancheur des os du cadavre. La lie
de vin associait les visages de l'homme et du dieu, la farine et l'argile ceux du vivant et du
cadavre; associations transgressives dans les deux cas puisqu'elles mettaient en relation les
mondes inférieurs et supérieurs à la fois pour s'en rendre maître, pour les conjurer et expier
cette différenciation créée par la chute de l'homme hors de la divinité.
Remémorations, commémorations, fêtes de la présence et de l'absence, les premiers
barbouillages témoignent de ce clivage entre le divin et l’humain et leur épiphanie éphémère.
Rendre présent le visage du dieu ou du mort que l'on célébrait, les rend vivants et légitime
leurs existences éternelles. Mais en même temps le barbouillage n'est que la métaphore du
sacrifice, une représentation objective et symbolique de la victime offerte à la divinité. La lie
de vin vient à la place du sang versé, la farine de la poudre des os ; elles séparent l'homme de
la réalité du sacrifice et de la mort. Cette substitution du vin au sang, symbole de la
communication avec la divinité marque un progrès moral des sociétés antique, et également
un progrès dans le processus de symbolisation. En s’éloignant de la réalité par cette
substitution, l'homme marque nettement la séparation entre la réalité du sacrifice et sa forme
symbolique. C'est pourquoi le barbouillage comme symbole ou système de symboles signe
une prise de conscience de la différentiation entre l'autonomie du sujet et celle du monde, du
regard subjectif et du regard objectif. L'instauration de ce dualisme constitue le sujet pensant
capable de lier entre elles deux réalités par un lien immotivé donc nécessaire.
Le culte dionysiaque serait responsable de ce progrès moral d'une part et d'autre part de
l'émergence de la représentation, c'est-à-dire du passage de la cérémonie vécue à la cérémonie
représentée, transposée. A partir de ces cérémonies se serait peu à peu constitué le théâtre ;
vers 550 avant Jésus-Christ, Thespis, un poète lyrique aurait organisé des représentations
dithyrambiques (genre mi-religieux, mi-littéraire du culte de Dionysos) de ville en village. Il
serait à l'origine de la tragédie, ayant créé le premier acteur dialoguant avec le chœur. D'après
Horace dans Epître aux Pisons, Thespis sur un chariot aurait promené des acteurs au visage
barbouillé de lie, Eschyle créant le masque ensuite.
D'autres textes accréditent la thèse du visage nu, d'autres encore qu’il se recouvrait le visage
de céruse. Très vite, il façonna les premiers masques avec une simple toile préfigurant ceux de

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la tragédie de la comédie. Le barbouillage disparut au profit du visage nu dans le dithyrambe,
du masque dans la tragédie. Pourquoi cette disparition ? Il semble qu'au fur et à mesure de la
désacralisation de ces manifestations et de la construction du Theatron, le masque de
caractères informant sur le sexe, l’âge et la fonction du personnage soit devenu nécessaire. Il y
eut une sorte de souci « réaliste » de la représentation du personnage, et des impératifs
techniques (éloignement des spectateurs sur les gradins, acoustique) qui obligèrent les
dramaturges à concevoir des masques visibles de loin, tapissés de plaques de cuivre
permettant l'amplification du volume vocal.
Cet abandon alla de pair avec une dévaluation du fard dû à son importance de plus en plus
accrue dans la cité grecque. Importés d'Orient, les fards proprement dits (céruse, antimoine)
étaient pour cette raison suspects. D'une part, ils étaient associés au mensonge, au leurre, à
l'illusion -toutes choses décriées par Platon comme reflets et simulacres-, d'autre part aux
femmes. Aussi il se développa un courant critique contre les fards qui tient de ces différents
facteurs, et au fait qu’ils provoquaient des altérations épidermiques. Socrate, Xénophon,
Aristophane se firent l’écho de ce discrédit :
« (…) la toilette, chose malfaisante, décevante, basse, indigne d'un livre, qui emploie pour
séduire les formes les couleurs, le poli, les vêtements et qui fait qu'en recherchant une beauté
étrangère, on néglige la beauté naturelle de la gymnastique ce que la toilette est à la
gymnastique, la sophistique et par la législation1… »
Aristophane dans Lysistrata parle de « singe enduit de céruse » en se moquant d’une vieille
femme, expression réutilisée largement pendant des siècles. Lui-même joua paraît-il Cléon le
démagogue dans Les Cavaliers, à visage découvert sans avoir peur des représailles que ce
dernier aurait pu exercer contre lui. Enfin, mais cela ne fut pas systématisé pour d'autres
chœurs, les acteurs jouant les Bacchantes s'enduisaient le visage de craie. Ces fards
exceptionnels n’empêchèrent pas leur disparition totale des théâtres.
À Rome, le barbouillage fut exclusivement réservé aux mimes tandis que les acteurs
revêtaient le masque tout comme en Grèce ; les mimes jouaient une sorte de farce bouffonne,
à mi-chemin entre le sketch de chansonnier et les clowns, qui s'exécutait sans masque ni
costume. Ce fut dit-on le mime Roscius Gallus qui louchait et était fort laid, qui imposa le
port du masque dans la pantomime. Le fard en disparaissant de l’arène, n'avait point quitté le
théâtre puisqu’il ornait généreusement le visage des spectatrices. Ovide dans les Cosmétiques
donne des conseils aux jeunes femmes désireuses de conserver leur beauté se servant comme

1
    PLATON : Gorgias, Pléiade, Paris, 1977, p. 193, 464a, 464b.

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repoussoir des antiques Sabines, matrones rudes peu soucieuse de leur toilette. Les soins de
toilette, inséparables cependant de la pureté des mœurs, consistent en un blanchiment de la
peau à base d'orge mondé, d’œufs, de cornes de cerf, d’oignons de narcisse, de gomme,
d’épeautre et de miel ; les joues rosies par des pavots pilés, elle se rendra au théâtre où les
hommes aux aguets feront le choix de leur nuit ou de leur vie. À la différence des premiers
théâtres où seule la verdure couronnait le chef des spectateurs, après l'enlèvement des
Sabines, naissent le théâtre et l’amour. Ainsi les spectatrices parées comme des actrices
viennent dans ces lieux blanches et pâles de même que les hommes pâlis eux pour l'amour
afin que «dupes de leur valeur, les maîtresses les croient malades et s'attendrissent1… »
Cette vision idyllique de la rencontre amoureuse favorisée par le fard artificiel ou celui naturel
de la pudeur va être battue en brèche par Galien à partir du IIème siècle après Jésus-Christ,
puis par les Pères de l'église, pour lesquels le fard était associé à un nouveau type de femme,
l'actrice, qui était devenue un modèle auprès des femmes et jouissait d'un certain prestige
auprès des hommes. Le fard comme thème moral fut systématiquement exploité par les
prédicateurs ; à travers le fard, c'est le théâtre tout entier qu’ils condamnaient avec ses
chasses, ses combats sanglants, ses danses lascives: marques de l'excès, du désordre, inutiles
socialement, retouches sacrilèges de l'œuvre de Dieu, la céruse, l'antimoine et le rouge
commencèrent de symboliser la toute-puissance satanique.
« La loi de Dieu a prononcé la malédiction contre les masques surtout contrôle les hommes
qui prennent les habits des femmes… Les hommes et les femmes n'y vont (au théâtre) que
pour voir les autres que pour être vu et avec une parure extraordinaire2 ».
L’innocente parade amoureuse d’Ovide se transforme ainsi en une cérémonie luxurieuse qui
contamine les corps et les esprits, touche la ville entière vaincue par cette épidémie échappée
des amphithéâtres où « tout y est plein de leur poison, tout y respire l'impureté » ; « le théâtre
est la peste des villes. C'est de là que naissent tous les désordres3 » Il est vrai que les
divertissements des jeux du cirque dépassaient en réalisme ce que le fard pouvait offrir et le
public préférait le sang coulant sur le sable à la peinture rouge : ce fut également cet excès qui
fut blâmé par les prédicateurs, qui firent de la parure un péché.
Du modèle marial au modèle baroque
Après la chute de l'empire romain d'Occident, le théâtre peu à peu disparut, et la céruse,
l'antimoine, le noir de fumée et le rouge avec lui. L’art dramatique connaît une éclipse jusqu'à

1
  OVIDE : Les Cosmétiques.
2
  TERTULIEN : Contre les spectacles, rédigé entre 197 et 202 après J. C. cité par Odette ASLAN in L’Art du
théâtre, Seghers, 1968, p. 39.
3
  SAINT-JEAN CHRYSOSTOME : Contre les spectacles.

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ce qu'apparaissent les drames liturgiques chrétiens. Les liturgies dialoguées et chantés par les
prêtres et les fidèles ne font appel ni au costumes, ni aux fards dans la mesure où les récitants
sont davantage des porte-parole que des personnages.
Les fards furent réintroduits largement en France avec les croisades ; du XIIème siècle date le
substantif FARD qui vient sans doute du francique FARWJAN ou FARDWIDON (teindre).
Ces teintures ou fardemens ou encore enluminures font l'objet de recettes transmises
oralement par les femmes, les marchands d'élixir ou plus tard transcrites dans des recueils de
secret qui traitaient de sujets aussi hétérogènes que la distillation, la médecine, les confitures
et la beauté. Ils consistaient en prescriptions en style laconique des fardemens des
personnages de la cour, en conseils concernant le nettoyage de la peau, les soins de la barbe,
des seins, par distillation, exposition, emplois internes et externes. Des recettes de magie (par
exemple comment se faire le teint noir ou les cheveux verts avec de l'eau de câpre) pouvaient
être connues des femmes, mais aussi des hommes qui participaient aux jeux et aux Mystères,
puisqu'à de rares exceptions près les femmes furent exclues de ces représentations. La
transmission orale de ces textes s'effectua en amont et en aval de la production imprimée et on
ne sait lesquelles ont été transmises oralement ou s'ils ont pénétré des milieux plus larges
voire non alphabétisés.
Paradoxalement eu égard au nombre important de recueils de secrets, on trouve peu de traces
des fardemens dans les documents relatifs aux Mystères. Les quelques femmes qui
participèrent durent être conformes au modèle de la beauté médiévale stable du XIIème siècle
au XVème siècle, modèle que la représentation picturale primitive des madones fixa à jamais :
cheveux blonds frisés ou crêpés, épars ou tressés (les cheveux bruns étaient la laideur même),
teint blanc élargi au cou, aux mains et aux pieds, joues vermeilles, lèvres incarnates, fossettes
tendres, sourcils bruns, courbés, fins, arqués, front poli sans rides, reluisant en haut et large
jusqu'à l'épilation, l'entr’œil beau et très désirable, le nez bien assis et bien droit, (les nez
petits et plats sont hors normes), les yeux en amande rendus brillants par le citron, les
paupières bombées et diaphanes, les cils parfois absents ; le corps n'était pas maquillé et le
ventre de saillait. Ce modèle était censé être obtenu sans fard, alors qu'il dénote de longs
préparatifs devant le miroir. La valeur embellissante du fard était niée ; Adam de la Halle dans
le Jeu de la feuillée traite une femme fardée de 30 à 35 ans de « vieille récrépie » ou de
« vieille réparée », alors qu'en exaltant le modèle, on établissait dans le même temps son
efficacité. Paradoxe vivace encore aujourd'hui où l'on cherche à créer des maquillages «
naturels » où le fard doit être invisible, alors que l'on institue par cette quête même un aveu
d'artificialité.

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Sur le théâtre, le barbouillage semble être l'apanage des diablotins ou de Satan lui-même,
tandis que les saintes et les saints portaient tunique, voile et barbe exclusivement : « les
diables se barbouillent de noir des pieds à la tête ; en 1466 à Abbeville, on mentionne les
frais qu'il a fallu rembourser à l'étuveur chez lequel ils sont allés se laver après la
représentation1 »
Il y a peu de renseignements sur les acteurs travestis en animaux : se barbouillaient-ils comme
les carnavals où la cendre, la suie, la farine étaient monnaie courante? Dans les récits de
pantomimes carnavalesques, on relève également la présence de parures de feuillage, qui ont
pu transiter dans les Mystères, de même que le sang ou la peinture rouge qui figurait la sueur
de sang couvrant le visage du Christ lors de la crucifixion.
Par contre, la céruse ou la farine durent être utilisées dans la farce, de même que la lie de vin
et le noir de fumée, tradition qui perdura jusqu'au XVIIIème siècle chez les bateleurs du Pont-
Neuf et les acteurs de la Place Dauphine. Avec l’interdiction en 1548 par le Parlement de
Paris aux Confrères de la Passion de représenter des Mystères, et le développement des genres
dramaturgiques nouveaux (théâtre néo-latin, théâtre italien, tragédie), les fardemens revinrent
en force sur la scène, réintroduits par les comédiens italiens et à la cour par Catherine de
Médicis. Odet de Turnèbe dans sa comédie Les Contens emboîte le pas à la satire contre le
fard, mais donne dans le même temps des renseignements précieux sur les produits de beauté
au XVI ème siècle :
« Pensez-vous que les jeunes hommes facent la cour aux dames pour sçavoir quel goust a le
sublimé, le talc calciné, le biaque de Venise, le rouge d'Espagne, le blanc de l’œuf, le
vermeillon, le vernis, les pignons, l'argent vif, l'urine, l'eau-de-vie, l'eau de lin, le dedans des
oreilles, l’alun, le boras, la pièce du levant, la racine d’orcanète, et autres telles drogues dont
les dames se plastrent et s'enduisent le visage au grand préjudice de leur santé ?2»
Pourtant avec la naissance de la scène italienne, de l'éclairage à la chandelle, les fards vont
connaître un grand engouement. La céruse ou la farine appliquées d'une main un peu lourde
blêmissent le teint des Gros-Guillaume, des Jodelet, et voisinent avec les masques de la
commedia dell’arte. Scarron dans Le Roman comique retrace la vie des comédiens au XVIème
siècle qui se « farinaient » à la farce c'est-à-dire s'enduisaient le visage de farine dans la
tradition des rôles farcesques non masqués, et de ceux des pantomimes. Les emplâtres de
farine ou de céruse tachés de rouge avaient pour mission de signifier le type auquel le
personnage appartenait (ingénue, amoureuse, amoureux, etc.…), et de souligner derrière la

1
    PERNOUD R. : Le Moyen Age in Histoire des spectacles, La Pléiade, NRF, 1965, p. 566.
2
    DE TURNEBE Odet : Les Contens, Jannet, Paris 1856 (1585), p. 151.

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fumée des chandelles les mouvements d’yeux et de bouche, les faces burlesques des farceurs
ou celles mélancoliques des tragédiens. Il fallait d’autre part répondre à l'exigence d'illusion
conditionnée par la perspective italienne et refléter sur sa peau par le trompe l'œil les mêmes
illusions que la scénographie.
Enfin, la notion de personnage commence à apparaître et à se séparer de celle d'allégorie, de
saint ou d'archétype; d'où la nécessité pour le comédien de marquer la différence avec la
personne réelle par cet écran de fard entre sa peau et le regard du spectateur qui est une
protection mais aussi un aveu d'artifice.
Le maquillage -le substantif apparaît vers le XVIème siècle, mais conserve jusqu'au XIXème un
sens péjoratif, argotique- était fréquemment réalisé à vue dans les coulisses et permettait aux
comédiennes de badiner avec leurs admirateurs : « Les uns leur présentaient le miroir, les
autres approchaient les bougies afin qu'elles se vissent mieux… Celui-là tendait la boîte à
poudre1 »
Ce rituel n'était pourtant pas un manquement à l'illusion, car même si les admirateurs
pensaient avoir partagé un instant l'intimité des actrices, ils ne vivaient qu’une représentation
du maquillage précédant la représentation théâtrale.
Au XVIIème siècle, le maquillage masculin et féminin est identique à la scène et à la ville. Le
théâtre devenant peu à peu un théâtre de cour, il y avait une adéquation quasi totale entre
l'ordonnance et la scénographie du spectacle théâtral, avec l'ordonnance et l'architecture des
lieux de la vie de cour. Molière joue enfariné, « la bouche vermeille» dans des costumes hauts
en couleurs, luxueux, magnifiques, tandis qu’Armande Béjart fardée de lys et de roses,
apparaît dans les comédies-ballets dans une profusion ornementale étouffante. Molière lui-
même raille cette accumulation dans Les Précieuses ridicules, toujours au nom de la nature,
de la santé, et de la pudeur :
«Gorgibus : Que font-elles ?
Marotte : De la pommade pour les lèvres.
Gorgibus : C'est trop pommadé : dites-leur qu'elles descendent. Ces pendardes là avec leur
pommade, ont, je pense, envie de me ruiner. Je ne vois partout que blancs d’œufs, lait virginal
et mille autres brimborions que je ne connais point. Elles ont usé depuis que nous sommes ici
le lard d'une douzaine de cochons, pour le moins ; et quatre valets vivraient tous les jours de
pied de mouton qu'elles emploient2 »
Critiques auxquelles répondent les maximes d’Agnès :

1
    GAUTIER Th. : Le Capitaine Fracasse, Folio, Gallimard, 1978, p. 240
2
    MOLIERE : Les Précieuses ridicules, scène 3, acte I, in Œuvres Complètes, Ed. Seuil, 1962, p. 102

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« Elle ne se doit parer
Qu’autant que peut désirer
Le mari qui la possède…
« Loin de ces études d’œillades
Les eaux, ces blancs, ces pommades
Et mille ingrédients qui font le teint fleuri
A l'honneur, tous les jours, ce sont drogues mortelles
Et les soins de paraître belle
Se prennent peu pour les maris1 »
Ce courant moraliste dont Molière se fait parfois le porte-parole voisine avec un goût extrême
pour le déguisement qui autorise de singuliers excès. Ainsi Louis XIV parut-il en ivrogne
dans un divertissement de cour, vraisemblablement « barbouillé ».
Cette frénésie du travestissement perdura XVIIIème siècle ou les changements de sexe et de
classes sociales qui prolifèrent dans les pièces de Marivaux étaient signalisés par le costume,
mais aussi par le fard. La liberté des personnages qui jouissent d’être maîtres, valets dans
leurs propos et leurs visages, est assurée par ces métamorphoses. En même temps, une
géographie du blanc, rouge et des mouches s’établit, codifiant tout un discours de la séduction
: « Le blanc du front plus éclatant que partout ailleurs brunira un tant soit peu en approchant
des tempes où il paraîtra légèrement teint de bleu. Le tour de la bouche doit être blanc
comme de l’albâtre2 »
« On ne veut pas que le rouge paraisse naturel… on le met pour faire plaisir aux yeux qui
voient les marques d'une ivresse qui leur promet des égarements et des fureurs
enchanteresses3 ».
« Le bon ton voulait que le rouge fut très épais, qu’il touchât les paupières inférieures des
yeux. Cela, disait-on, donnait du feu aux yeux4 ».
Les veines de la poitrine et des bras sont légèrement teintés de bleu pour en faire ressortir la
blancheur et les mouches (petit grain de beauté en taffetas gommé, taillés en cœur, en carré,
en lune, en croissant, en étoile ou en comète) se répandent sur la peau : assassine près de l'œil,
baiseuse au coin de la bouche, friponne sur les lèvres, effrontée sur le nez, majestueuse sur le
front, galante sur la joue, enjouée sur le pli que forme le rire, discrète sur la lèvre inférieure,
recéleuse sur un bouton. Les cheveux, s'ils ne sont pas faux sont poudrés à la poudre d'amidon

1
  MOLIERE : Ibidem.
2
  La Bibliothèque des dames, n° XI, 9 janvier 1764.
3
  CASANOVA cité par Gilbert Lascault in Traverses, n°7, Maquiller ; n+1 banalités sur le maquillage, p. 48
4
  COMTE DE VAUBLANC : Souvenirs, F. Ponte Lebas 1838, p. 255.

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souvent mêlée de racine d'iris, de bois vermoulu ou pourri, d'os desséchés ou brûlés jusqu'à la
blancheur, papillotés, crêpés, gonflés de crin, hérissés d'épingles, baignés de pommade. Les
hommes fardés de la même façon ne portent ni barbe ni moustache.
Ces maquillages excessifs, hyperboliques devaient peu à peu disparaître avec le retour à une
certaine simplicité prônée par les philosophes dramaturges, Diderot et Rousseau, d'autant
qu'apparaissent conjointement les premiers théâtres de Boulevard et avec eux une exigence de
naturel, et de vérité. Talma ouvrit la voie en jouant au Théâtre Français les personnages de
tragédie dans des costumes romains exacts, et non plus dans des costumes XVIIIème, en
coiffure courte non poudrée. Il fit école et avec la comédie larmoyante, le sensible reprit ses
droits : les emplâtres de fard furent abandonnés au nom d'une esthétique de l'authenticité, une
cosmétique naturelle telle la pâleur ou le rougissement de la pudeur. Ces thèmes rousseauistes
trouvèrent leur accomplissement quelques années plus tard dans les spectacles
révolutionnaires. Par contre les farceurs avaient toujours la face enfarinée ou bigarrée,
tradition qui se poursuivit dans la pantomime et le mime.
Maquillages et expression
Pourtant cette naturalité sera de courte durée : l’esthétique romantique remplace la cosmétique
naturelle par une cosmétique de la pathologie et de la frénésie. Le corps palpite, tremble et le
teint devient blafard, spectral, à reflets jaunâtres, bleuâtres, verdâtres ; les joues et les yeux
sont caves, la bouche pâle, les cheveux flottent au vent, la barbe n’est pas rasée mais grandie,
comme par surprise, par oubli : « Il est de mode d'être défait et pâle comme un courant,
d'avoir le teint plombé ou les joues creuses parce que cela donne l'air distingué, artistique1 »
Cet air artiste, importé d'Angleterre, se répandit en France : il fallait un maquillage qui trahît,
qui dénonçât le personnage. La physiognomonie décrite par Lavater à la fin du XVIIIème
inspira le jeu de l'acteur et réduisit son maquillage à l'expression du pittoresque et du
pathétique. Le soir de la première d’Hernani Mademoiselle Mars qui jouait Dona Sol se
maquilla à l'ancienne, et « se risqua même à limiter les effrayantes convulsions si réprouvées
par la tribu des glabres2 ».
Ce jeu furieux, agité, convulsif, fiévreux apparaît mieux aux spectateurs grâce à l'éclairage au
gaz, qui remplace peu à peu vers 1821 l’éclairage à l’huile et exige également une esthétique
de la couleur locale.

1
  Docteur AUBER en 1841 cité par Ph. Perrot in Le Travail des apparences : les transformations du corps
féminin – XVIIIe et XIXe, Paris, Seuil, 1984, p. 255.
2
  AKAKIA-VILA : La Scène romantique in Histoires des spectacles, Ibidem, p. 919.

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Avec la naissance des monstres sacrés, se codifie le maquillage réaliste, puis naturaliste. Le
substantif maquillage abandonne vers le milieu du siècle son sens argotique (tricher au jeu)
pour devenir le terme unique désignant le produit, l’acte, et l'effet de l’acte. Maquiller se
différencie de « se grimer » qui est l’art de se vieillir, d'enlaidir son visage, de se faire une
tête et les pratiques usuelles rompent avec l'empirisme qui caractérisait les pratiques
antérieures :
« On s'est présenté naturellement sur la scène… On s'est peigné avec les doigts, on a joué
sans rouge, on a laissé pousser barbe et moustache, enfin, on a été nature1 »
Mais contrairement à ce que ce critique croit, le rouge existe toujours, mais il est appliqué
avec réalisme et non plus, « en poudre balayée sur le visage par une patte de lièvre ou pire2 »,
lorsque les acteurs « grattaient les briques de la cloison de leur loge pour se fleurir le teint ou
ramasser de la poussière pour les têtes de malades3 ».
Les manuels pratiques de maquillage apparaissent et décrivent minutieusement les outils
nécessaires, les produits à utiliser, l'art et la manière de se faire une tête, photos ou schémas à
l'appui, les « trucs » pour réaliser des effets spéciaux, etc.… Cette typologie rassemble les
types ou emploi du mélodrame, de la comédie et du vaudeville : prêtre, ingénues, duègnes,
financiers, boursiers, domestiques, vieux-beaux, gommeux, jocrisses, bandits, étrangers,
artistes, etc.… Au nom du réalisme, les grimes deviennent de plus en plus élaborés et figurent
comme des modèles pour les générations à venir (Frédéric Lemaître, Sarah Bernhard, etc.…).
Mais, deux écoles s'affrontent, l'une utilisant le fard à outrance comme moyen de rendre la
réalité, l'autre le refusant pour les mêmes raisons :
« Une actrice brune doit se farder à la poudre ocre safranée, mise sur un fond de teint ocre et
très peu de rouge aux joues ; elle doit au contraire se mettre beaucoup de rouge aux oreilles
(…) Elle peut se rougir les lèvres surtout si elle a les dents blanches. Mais il ne faut pas se
servir du rouge gras : cela amollit l'articulation. Il faut user d'un rouge liquide dans lequel on
introduit très peu soit de vinaigre, soit de vernis, soit d’acétone (…) Cette mixture a
l’avantage de rester vivace sous l'humidité de la salive : elle donne aux lèvres une
consistance qui leur permet de frapper l'une contre l'autre et doubler ainsi la consonance
d’un mot 4».
Par contre La Duse refuse le fard au nom de la vérité :

1
  Courrier des théâtres, 21 juin 1936, critique de Charles MAURICE.
2
  MUFLAT P. et QUEYRIAUX A. : L’Art du maquillage au théâtre Ed. Ant. Queyriaux, sans date, p. 7.
3
  Ibidem, p. 7.
4
  BERNHARDT Sarah : Conseils cité par Jacques GAULME in Maquillage de théâtre, Magnard, 1978, p. 82.

                                                                                                       11
« Je m’étonne que le maquillage ait jamais pu s'acclimater à la scène puisqu'il enlève quelque
chose à la réalité. Or, à quoi doit viser un artiste sinon à être vrai en donnant une impression
réelle, intime de la vie. Le maquillage arrête les mouvements de l’âme qui doivent se
reproduire dans le corps. On craint de porter tort à l'édifice de sa coiffure, de la déranger,
peut-être même de la démolir (…). Qu'importe que je sois échevelée sur scène si je suis vraie.
Le maquillage dénature complètement la physionomie et lui enlève l'élasticité naturelle, pour
qu'elle se plie à la variété infinie des impressions de l’âme. Sous tant de fards et de poudre, la
physionomie ne parle plus un langage éloquent. C'est un atout de moins dans le jeu d’un
artiste. En place d’une tête vivante et animée, ce n'est plus qu'une tête de marbre et de cire,
comme on en voit derrière les vitrines des parfumeurs 1».
Toutefois, la typologie des emplois et leur maquillage correspondant restera en vigueur
pendant une grande partie du XXème siècle, même s’ils s’allègent et se diversifient grâce à
l’apparition de l’électricité, et de la diffusion dès la fin du XIXème siècle des fards Leichner,
premiers fards spécifiques pour le spectacle. À part dans le music-hall et le théâtre forain les
grimes s'atténuent au profit d'un maquillage unisexe : fond de teint, poudre, yeux faits en
amande par deux traits de crayon noir, l'un sur le bord de la paupière supérieure, l'autre sur
celui de la paupière inférieure, avec une touche de vermillon au coin interne, lèvres
légèrement rosées. Seuls les vieillards et certains rôles (Othello, Cyrano, etc…) nécessitent
l'utilisation des fards spéciaux, de crêpé, de mastic, de taffetas pour les blessures, etc.…
Esthétique contemporaine des fards
L’austérité et la rigueur abolissent les excès du maquillage naturaliste, et le fard participe de
la scénographie et de la mise en scène, soumis à l'influence de la technique et de la peinture.
Aux visages gris des acteurs de Brecht qui les uniformisent jusqu'à les faire disparaître
comme visage et apparaître comme entité, répondent les visages peints comme un théâtre à
même la peau chez Jérôme Savary, Gildas Bourdet ou Ariane Mnouchkine. Parfois inexistants
parfois simplifiés, les yeux seuls étant fardés, parfois expressionnistes à outrance, souvent
référenciés (Nô, Kabuki, Katakali).
Cette accointance nouvelle du maquillage et de la peinture permet une profusion stylistique et
le recours à la référence picturale ou cinématographique (fauves, impressionnistes, cubistes,
maquillages blafards du cinéma muet, des films noirs, des stars, etc…) Il n’y a plus de
maquillage spécifiquement théâtral sauf peut-être dans les comédies de Boulevard.

1
    DUSE (Eleonora) : citée par Ad. Brachart in L’Art de se maquiller et de se grimer, Stock, Paris.

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Actuellement, après une éclipse due à la revendication de l'actualité et de la liberté de visage
des années soixante, le maquillage revient en force sans pour autant céder à une quelconque
codification qui ce n’est dans sa pratique. Les effets spéciaux inventés pour le cinéma y sont
largement utilisés, et le développement exponentiel du métier de maquilleur témoigne de la
nécessité de ce théâtre de l'illusion. Les acteurs d'autre part prennent en main parfois ce
maquillage en l'expérimentant dès les premières répétitions, en tâtonnant à la recherche de
leur visage comme ils s'affublent d'oripeaux destinés à devenir un costume :
« Le maquillage au théâtre et une aide pour les acteurs, quelque chose qui leur permet la
petite différence entre eux-mêmes (leur personne réelle) et l’image du personnage qu’ils vont
avoir à donner sur le plateau. Il peut ne pas y en avoir. Mais il faut alors créer un maquillage
imaginaire, car on ne peut pas jouer sur une scène de théâtre et être soi c'est contradictoire
(…) Le maquillage a un rôle de loupe : il donne aussi des informations sur l’âge du
personnage, sur son état de santé, plus difficilement sur la classe ou le milieu social du
personnage. (…) On essaie les maquillages en répétition, sans raffiner. Je ne conçois pas une
répétition sans un matériel de maquillage (…) Pour les Bas-fonds de Gorki, il fallait créer de
l'horreur des visages d'alcooliques ou de phtisiques. Les acteurs ont réagi par la surenchère.
Une fois admis que le corps que l'on représente n'est pas le sien, s'il y a de la distance, il y a
une volupté de l'enlaidissement, de la régression, de la saleté. C'était le but du spectacle.
Pourquoi est-on fasciné par la déchéance ? Tout le monde a aussi le désir d'être laid. Et
d’être aimé au-delà de l'apparence comme un pur esprit. Ce qui est difficile, c'est pour eux
d'apparaître plus ou moins beaux, plus ou moins séduisants. Dans ce cas, les acteurs
cherchent à garder le contrôle du maquillage 1»
Lectures du visage
Le maquillage de théâtre bénéficie aujourd'hui de la multiplicité des pratiques de nature
faciale contemporaine. Car s'il y a une certaine ratiocination dans le maquillage de ville, le
maquillage de spectacle inféodé à la scénographie et à la mise en scène s'autorise toutes les
dérives stylistiques référentielles ou imaginaires. Le fard ne se contente plus de renseigner sur
les caractéristiques sociales sexuelles, sociales ou psychologiques d'un personnage ; il est
aussi l'image métaphorisée qu’un personnage veut donner de lui-même intégré aux autres
protagonistes ou séparés. Sinon il affirme des rapports de pouvoir, d'identité, de négation,
d’absorption etc.… et non plus seulement des données brutes, ou des relations au visage et
aux corps réels ou imaginaires (maladie, torture, jouissance, frustration, exubérance etc). Ce

1
    BOURDET Gildas : Interview personnelle réalisée le 27 septembre 1985.

                                                                                               13
faisant, il construit une rhétorique des couleurs et des formes s'organisant suivant des
systèmes de variations dichotomisées, (foncé/clair, sec/gras, uni/camaïeu, aplat/touche,
flou/précis, point/ligne, etc.), ou des systèmes symboliques différenciés (noir = mort, noir =
vampire, blanc = mort, blanc = virginité, etc.)
Il répond aussi à des exigences de lisibilité, de cohérence, de déchiffrement par rapport au
projet de la mise en scène et au spectacle. Comme elle, il est un langage non linguistique
constitué de signes symboliques qui sont perçus par le spectateur à trois niveaux : un niveau
d’identification des formes où se dégage l'impression générale ; un niveau de décryptage où
les thématiques, les références, les citations sont repérées ; enfin un troisième niveau où est
identifié ce qui se joue au travers des formes c'est-à-dire le devenir d'un art, d'un motif, d'un
thème, le balayage de plusieurs arts limitrophes, l'interpénétration des techniques
fantasmatiques du créateur et au-delà la façon dont on perçoit au travers de ses œuvres d'art
les conflits dont il est constitué. Carrefour symbolique, le maquillage de théâtre à travers
l'illusion répond à une exigence de lecture des rapports économiques et sociaux à l'intérieur
d'une dramaturgie donnée.
Ainsi, la céruse, le rouge et les mouches témoignaient-ils au XVIIIème siècle d'un peuple
voilant ses turpitudes et ses trahisons sous le masque blanc du fard, exhibant ses pommettes
rouges comme les signaux flamboyants de la séduction devenue luxure, masquant son mal de
Naples sous un essaim de mouches racoleuses. Aujourd'hui leur reproduction dans une pièce
de Marivaux ou de Lesage a valeur interprétative, car elle témoigne de la lecture
contemporaine des rapports des rapports psychologiques et philosophiques qu’une société
entretenait avec son image et avec celles des membres qui la constituaient.
Le maquillage de théâtre comporte bien entendu son tragique. Histrionique, savant, il est aussi
le témoignage le plus fidèle de l’art de l’acteur : il illustre la problématique posée dans Le
Paradoxe sur le comédien de Denis Diderot, celle de la sincérité ou de l'artifice, de la vérité
ou de la simulation. Car toute l'histoire du maquillage de théâtre montre bien à quel point
l'esthétique théâtrale oscille entre la théorie du maquillage/illusion et celle du
maquillage/réalité. Dans quelle mesure le maquillage marque-t-il une rupture avec le réel ?
Dans quelle mesure l’hallucine-t-il ou le représente-il ? Chaque époque a répondu, soit en
utilisant une codification iconique permettant la reconnaissance immédiate par l'auditoire du
personnage représenté, soit en avouant la théâtralité du fard en le fixant dans une picturalité
symbolique. Dans les deux cas, il y a coupure avec la réalité, détournement de cette réalité
vers des formes vraisemblables et non pas vraies, vers des formes totalement imaginaires qui
comportent une logique interne qui métaphorise le réel et le rend par ce glissement également

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vraisemblable. Mais cela revient à supposer que le visage nu est la réalité même : or que dire
de cette réalité qui est habillée tour à tour des oripeaux du Moi, du sujet, de la personnalité, du
reflet de l’âme, de l'image de Dieu, de l'individu social ou de l’être sinon qu’il s'agit plus d'un
système de reflets que d'une réalité stable ? La séduction et le charme magique exsudés par le
fard tiennent à ces fluctuations de ces perspectives illimitées qui s'ouvrent dans le regard que
l’on porte lui. Simulacre, le maquillage oublie son modèle, le visage : il joue avec ses formes,
semble le reproduire mais en fait n’en est que l'écho lointain, déformé. Cette confusion entre
le visage et le fard s'exerce au cœur de la dialectique de l'apparition et de la disparition. Vrai
ou faux visage, vrai ou faux maquillage apparaissent et disparaissent comme dans un fondu
enchaîné, grâce à cette coalescence de la peau et du fard. Comme lieu fantasmé de la
séduction, le visage n’apporte jamais la réponse aux désirs, il est toujours la figure d'un
manque, celui de la réalité, celui du désir même, celui de la coupure avec l'image divine, avec
la divinité elle-même.
En cela, le maquillage comporte un aspect spirituel, cérémoniel systématisé au théâtre dans la
mesure où il participe d’un acte jadis sacré, aujourd'hui désacralisé, mais dont les postulations
religieuses ne sont point absentes. Car, même informateur d’une réalité raciale, sexuelle,
sociale ou psychologique, il est toujours dans l'éphémère de l’acte le sceau des retrouvailles
avec la divinité perdue, le témoignage douloureux de cette chute hors des paradis.
Devant le miroir s’accomplit ce rituel de métamorphose qui est analogique à celle qui fait
d’un humain, un personnage, c'est-à-dire une entité textuelle remplie peu ou prou par les
images et le jeu de ceux qui l’ont déjà interprétée. Là, dans le secret des loges, s’accomplit le
visage fardé après les tâtonnements, des erreurs, des vagabondages similaires à ceux que
l’acteur tente le texte à la main sur le plateau des répétitions. Peu à peu, le maquillage se
compose à partir de fragments, de savoir-faire, d'inventions, de références, d'automatismes
comme prend forme théâtrale un personnage. De même que le maquillage pénètre la peau de
l’acteur, aussi bien le personnage s’y love, tous deux remplaçant peu à peu le visage et la peau
originels. Apparaissent un autre visage, un autre sujet qui vont se nourrir des premiers pour
pouvoir vivre eux aussi l'instant de la représentation.
Aussi bien, il ne s'agit pas d'entrer dans la peau du personnage, mais de faire que le
personnage ou le maquillage ait envie de rentrer dans l’acteur. Que disparaisse cet espace
interstitiel entre la peau et le fard, entre l'acteur et le personnage pour que s'accomplisse la
métamorphose. Car ceci naît de la peau seule, puis gagne la posture, la gestuelle, la
physiognomonie et peu à peu l'énergie, la tonicité, le rythme sanguin, la palpitation cardiaque

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jusqu'à ce que tout le sujet en soit pénétré. Alors les identités se brouillent, les corps
s’échangent, les regards portés sur eux ne savent plus ce qu'ils regardent.
Cette fascination créée par le fard ou l’art de l’acteur tiennent également à la temporalité
éphémère. Tous deux sont réversibles puisque l'eau délaie les formes et les couleurs, puisque
les saluts dissolvent les personnages; c'est pourquoi ils autorisent toutes les voluptés y
compris celles de la déchéance et de la laideur. Mais l’acteur n’en revient pas toujours. Sur la
peau maculée de fard et de démaquillant, sur les cotons usagés se desquament les identités
comme lorsque le rideau tombe : certaines pourtant demeurent quelques mois après l'abandon
d’un rôle, certaines laissent des cicatrices irréversibles tatouant ainsi le passé d'un acteur
d'entités disparues1. Le visage est un théâtre où le maquillage comme une scène de la peau se
déploie et disparaît. Scène vide, il attend patiemment son heure où l'animeront d'autres
formes, d'autres personnages. Il a besoin pour s'incarner c'est-à-dire de se faire chair, de la
chair du fard, de la chair d'un autre qu’il fera vivre grâce à ce désir immarcescible de
métamorphose qui est le propre de l’humain. De cette volonté immémoriale témoigne le
maquillage et aussi de la nécessité d'être plus qu’humain, d'être par quelque sortilège un autre
ne fût-ce que sur une scène d'illusions.
Thespis en se barbouillant de lie de vin ne disait pas autre chose. Au cœur du dialogue renoué
entre la divinité et l'homme, il fallait un médium terrestre et divin, ce fut le vin; ce fut aussi le
fard qui témoignait de cette alliance rompue et renouée, de cette offrande que l'homme faisait
de son visage voilé à un Dieu invisible, fardé d'absence.
Dominique Paquet©

1
 Cette confusion entre l’acteur et le personnage au-delà de la représentation a été stigmatisée dans l’histoire du
cinéma par Albert Dieudonné (interprète du Napoléon d’Abel Gance) se prenant pour l’empereur jusqu’à
proférer sur son lit de mort les derniers mots du petit caporal.

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