LES TROIS SAGESSES DE BARUCH : HYPOTHÈSES SUR LA FIGURE DES GÉANTS

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LES TROIS SAGESSES DE BARUCH:
HYPOTHÈSES SUR LA FIGURE DES GÉANTS
EN Ba 3, 24-28
Raphaëlle Berterottière

Source: Advances in Ancient, Biblical, and Near Eastern Research
1, no. 2 (Summer, 2021), 81–108
URL to this article: DOI 10.35068/aabner.v1i2.827
Keywords: Book of Baruch, giants, wisdom traditions, biblical
intertextuality, Septuagint, Book of the Watchers, Second Temple
Judaism

(c) 2021, Raphaëlle Berterottière, via a CC-BY-NC-ND 4.0 license.

                                                                    AABNER 1, 2 (2021)
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Abstract
     Bar 3:24-28 correlates in a most creative way the downfall of the giants with the
     wisdom thematic: the giants perished because they were refused the gift of divine
     wisdom. Their depiction echoes both the offspring of the “sons of God” in Gen
     6 and the mighty Canaanites, to indicate two erroneous paths towards wisdom.
     The thorough rewriting of Gen 6 is especially interesting: contrary to the Genesis
     account, the birth of the giants is located in the “house of God”, a place that seems
     to outreach human understanding. The purpose of the author may be to distance
     himself from texts that describe the mysteries of the universe, such as the Book of
     Watchers. On the author hand, the military competence of the giants associates
82   them with the nations and therefore excludes them from election. Since the text
     was presumably written in the Hellenistic era, it is not unlikely that this gentile
     wisdom might be identified with Greek culture. In opposition to these counter-
     models, the true wisdom, also outlined in the rest of the section, is a divine gift to
     the whole people of Israel.

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Source: Advances in Ancient, Biblical, and Near Eastern Research
                     1, no. 2 (Summer, 2021), 81–108

LES TROIS SAGESSES DE BARUCH:
HYPOTHÈSES SUR LA FIGURE DES GÉANTS
EN Ba 3, 24-28
Raphaëlle Berterottière                                                          83

Le thème de la disparition des géants, peu présent dans les passages
de la Torah ou des Nebi’im qui mentionnent ces créatures dont la
taille et la force surpassent celles des Israélites, semble avoir suscité
un grand intérêt dans la littérature ultérieure du Second Temple, qui
l’a souvent assimilé au Déluge. Des textes d’origines et de genres très
hétérogènes évoquent en particulier les raisons de cet anéantissement :
certains textes retrouvés à Qumrân comme le Livre des Veilleurs, le
Livre des Jubilés ou le Livre des Géants, qui constituent les récits les
plus développés sur les géants, y voient l’origine de la diffusion du
mal sur terre (voir par exemple 1 Hén 9, 9) ; d’autres textes évoquent
leur insoumission (Si 16, 7 ; 2 Macc 2, 4 ; Sg 14, 6) ou leur impiété
(Ps.-Eupolemos).
   La section centrale du livre de Baruch est cependant le seul texte
qui mobilise l’idée de sagesse pour expliquer la disparition des géants :
« Ce n’est pas eux que Dieu a choisis ; il ne leur a pas non plus donné
le chemin de la connaissance. Ils périrent parce qu’ils n’avaient pas
de jugement ; ils périrent à cause de leur irréflexion » (Ba 3, 27-28).

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     C’est aussi le texte qui fait référence de manière la plus explicite au
     seul récit portant sur l’origine de ces êtres dans la Bible hébraïque, Gn
     6, 1-4. On a ainsi pu parler d’une « sapientalisation » des traditions de
     la Torah par ce texte (Sheppard 1980). Une notable variation survient
     toutefois dans cette reprise : les géants sont désormais engendrés
     dans la « maison de Dieu » (ὁ οἶκος τοῦ θεοῦ, v. 24) et non plus « sur
     la terre ». Il semble donc que la tradition rapportée par Gn 6 ait été
     intégrée à un texte à la visée théologique différente, que nous nous
     proposons d’analyser.
        Ces versets se trouvent dans une méditation sur la sagesse qui
     constitue la partie centrale du livre (3, 9–4, 4). Encadrée par une exhor-
     tation invitant Israël à cheminer vers la sagesse après l’avoir délaissée
     (3, 9-14 ; 4, 2-4), cette méditation prend la forme d’un passage en
     revue de supposés détenteurs de la sagesse (3, 15-23), pour finalement
84   affirmer l’exclusivité divine en cette matière : personne ne connaît la
     sagesse (v. 29-31), si ce n’est Dieu (v. 32-36), qui l’a donnée à Israël par
     la Loi (3, 37–4, 1). Entre l’énumération des chercheurs infructueux de
     la sagesse et l’affirmation que Dieu seul la possède se trouve l’évocation
     des géants (v. 26-28), introduite par deux phrases célébrant l’infinité
     du domaine divin (v. 24 et 25) dans lequel ils auraient été engendrés.
     Les versets 24 à 28 apparaissent ainsi comme un petit isolat au sein de
     cette section, et c’est ce passage que nous examinerons principalement
     pour mettre au jour les ressorts de l’association des géants au thème
     sapiential.

     1. Ba 3 et les géants de l’Écriture
     Une des caractéristiques de ce texte réside dans la référence explicite
     qu’il fait au récit de la naissance des géants rapporté en Gn 6, 1-4.
     Plusieurs expressions de la version grecque de Gn 6 y sont citées :
     en Ba 3, 26 les géants « furent engendrés » (ἐγεννήθησαν), un verbe
     qui se retrouve en Gn 6, 4 lorsqu’on lit que les « fils de Dieu allaient
     vers les femmes des hommes et leur engendrèrent (ἐγεννῶσαν) [des
     enfants] ». Ces géants sont désignés en Baruch comme « renommés,
     présents depuis le commencement » (οἱ γίγαντες οἱ ὀνομαστοὶ οἱ ἀπ᾽

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ἀρχῆς, v. 26), ce qui est une reprise quasiment identique de la manière
dont Gn 6 définit les géants comme « ceux d’autrefois, les hommes de
renom » (οἱ ἀπ᾽ αἰῶνος, οἱ ἄνθρωποι οἱ ὀνομαστοί, v. 4)1.
   L’interprétation de ce récit de Gn 6 a fait l’objet de nombreuses
discussions dans la recherche, tant le texte présente de difficultés. La
version hébraïque frappe en effet par son caractère heurté : l’action
relatée aux versets 1 et 2 est interrompue par le v. 3, et constitue au v. 4
le cadre temporel dans lequel entrent de nouveaux protagonistes, les
nephilim (‫)נפלים‬. Les « fils de Dieu » (‫בני האלהים‬, v. 1), sont à nouveau
mentionnés en 4b, tandis que les nephilim apparaissent coupés de la
continuité du récit (Westermann 1974, 495). Un même problème se
retrouve dans le dernier segment du v. 4, où apparaissent encore de
nouveaux personnages, les gibborim (‫ ; )גברים‬le référent du pronom
‫ המה‬n’est alors pas clairement lisible : s’agit-il des enfants des nephilim,
mentionnés juste avant2 ? Ou bien des nephilim eux-mêmes, ce qui                         85
amènerait à identifier nephilim et gibborim3 ?
   Cette dernière lecture semble être celle de la Septante, qui traduit
nephilim et gibborim par le même terme, γίγαντες4. Nephilim et
gibborim sont apparus assez similaires pour pouvoir être désignés
de manière identique. Le mot γίγας est emprunté à la mythologie

1
   La question de la langue originale de rédaction du livre de Baruch n’est pas
tranchée, mais ce lien direct entre le grec de Baruch et la version grecque de la
Genèse nous autorise à ne pas faire entrer en considération dans cette étude un
hypothétique original hébreu. Pour un résumé de la question, voir Assan-Dhôte
et Moatti-Fine (2005, 55–56 et 69–72).
2
   Une étymologie possible de ce terme, le verbe ‫נפל‬, « tomber », accréditerait
cette hypothèse.
3
   C’est l’opinion de Day (2014), qui ne voit pas sinon pourquoi les nephilim
seraient mentionnés (83). Pour Gertz (2018) au contraire, on ne comprendrait
alors pas pourquoi il n’est pas dit explicitement que les nephilim et les gibborim
ne sont pas identiques (217).
4
   Il semble peu probable que les traducteurs aient eu sous les yeux un texte
hébreu qui n’ait employé qu’une seule des deux désignations (Harl 1986, 126).
Pour Rösel (1994), une telle traduction ne doit pas pour autant faire penser que
ses auteurs ne considéraient pas que ce texte parlait de deux types différents de
géants (151–52).

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Berterottière

     grecque (il fait ses premières apparitions chez Homère et Hésiode) ; il
     est présent dans de nombreux livres de la Bible grecque, où il traduit
     une pluralité de termes hébraïques. En Gn 10, il est appliqué à Nimrod
     pour rendre le nom ‫ גבור‬qui désigne un homme à la valeur militaire
     reconnue (par exemple en 2 Sam 23, 8). ‫ גבור‬est le terme hébreu que
     γίγας traduit le plus souvent (voir par exemple Ps 32, 16 ; És 3, 2 ; Éz
     32, 12). Γίγαντες est aussi employé pour rendre ‫ רפאים‬qui semble faire
     référence aux morts dans le sheol, et en particulier aux guerriers morts
     (voir entre autres Pr 21, 16 ; És 14, 9 ; Éz 3, 21.27)5. Enfin, γίγαντες
     traduit également le terme nephilim, qui n’apparaît, hors de Gn 6,
     qu’en Nb 13, pour désigner les Cananéens indigènes qu’ont rencontrés
     les éclaireurs israélites lors d’une opération de reconnaissance de la
     Terre promise (v. 31-33). On remarque qu’un certain nombre de textes
     assimilent, comme Nb 13, les Cananéens aux géants : on retrouve cette
86   association en Dt 1, 28, en Jos 12, 4 et 13, 12, en 2 Sam 21lxx (v. 11
     et 22) ainsi que dans son correspondant des Chroniques, 1 Chr 20,
     4-6lxx. En Dt 2, 10, plusieurs de ces peuples cananéens se trouvent
     regroupés sous la désignation de rephaïm ; parmi eux figurent les
     Anaqites, assimilés aux nephilim en Nb 13. Les traducteurs semblent
     avoir tiré les conséquences d’un réseau d’équivalences établi entre ces
     différents termes en les traduisant presque tous par γίγαντες.
         Cette équivalence se retrouve dans le passage de Ba 3, qui carac-
     térise les géants par leur « belle taille » (γενόμενοι εὐμεγέθεις, v. 26).
     Or cette caractéristique est absente de Gn 6, et n’est attribuée qu’aux
     « géants cananéens » : les éclaireurs de Nb 13 disent avoir vu en
     Canaan « des hommes de haute taille » (‫אנשי מדות‬, ἄνδρες ὑπερμήκεις,
     v. 33) ; en 1 Chr 20, 6, un Philistin tué par le neveu de David est qualifié
     « d’homme de haute taille » (‫איש מדה‬, ἀνὴρ ὑπερμεγέθης).
         L’association des géants de Ba 3 aux indigènes du pays est peut-être
     aussi présente à travers l’expression ἐπισταμένοι πόλεμον. Cette quali-
     fication ne reprend aucune caractéristique explicitement attribuée aux
     géants dans les textes scripturaires6, et peut simplement renvoyer au

     5
       C’est peut-être à ce terme qu’il faut rattacher aussi l’expression ‫ ילדי־הרפה‬en
     2 Sam 21, 18, traduite par ἀπόγονος γιγάντων.
     6
        Harl et al. (1986) note qu’on trouve des hommes « exercés à la guerre »
     (δεδιδαγμένοι πόλεμον ou διδακτοὶ πόλεμον) en 1 Chr 5, 18lxx (certains

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sémantisme du terme ‫גבור‬. Mais elle peut aussi faire allusion à l’un
des traits dominants des géants cananéens : leur vaillance au combat.
En Nb 13, les espions israélites affirment : « nous ne pourrons monter
à l’assaut de ce peuple, car il est plus fort que nous » (‫לא נוכל לעלות‬
‫אל־העם כי־חזק הוא ממנו‬, v. 31b). On lit aussi en 2 Sam 21, 20 que les
Philistins emploient des géants en première ligne (Sheppard 1980, 86).
Si l’on prend le verbe ἐπίσταμαι au sens d’une connaissance raisonnée,
technique, on peut aussi mettre cette attribution en rapport avec un
passage de 1 Sam 13 qui indique que les Philistins veulent conserver
le monopole du travail des métaux, indispensable à la fabrication des
armes, en Canaan (v. 19-20).
   L’assimilation des géants aux Cananéens prend sens dans le
contexte du passage : l’ensemble de la section est en effet traversé par
l’opposition entre Israël et les nations. Le passage en revue des déposi-
taires malheureux de la fausse sagesse s’ouvre et se clôt sur une allusion               87
aux nations : les « chefs des nations » (οἱ ἄρχοντες τῶν ἐθνῶν, v. 16), mis
en parallèle avec « ceux qui maîtrisent les bêtes sauvages de la terre »
(οἱ κυριεύοντες τῶν θηρίων τῶν ἐπὶ τῆς γῆς, v. 16), font probablement
référence aux représentations traditionnelles de souverains égyptiens
ou assyriens à la chasse, figurations de la maîtrise du chaos par le roi
(Keel 1993) ; à la fin du texte sont mentionnés Canaan, Téman, Merran
ainsi que les « fils d’Agar » (υἱοὶ Ἁγὰρ, v. 23). Cette association est aussi
présente en creux au v. 27 : en rappelant que « ce n’est pas eux que
Dieu a choisis » (οὐ τούτους ἐξελέξατο ὁ θεὸς), le texte oppose les géants
au peuple élu, Israël.
   Nous avons donc affaire dans ce passage à une synthèse des deux
figures gigantiques présentes dans les textes scripturaires, qui semble
se fonder sur une équivalence établie au sein même de la Torah7. Cette
synthèse renferme une double représentations de l’espace, en écho à
la double extension, verticale et horizontale, présente dans les versets

descendants de Gad), en Ct 3, 8 (la garde de Salomon), et en 1 M 4, 7, où cette
expression désigne alors les païens (109) ; il ne paraît pas pour autant possible
d’établir un lien entre ces expressions.
7
  Comme l’a montré Goff (2010), on trouve une semblable combinaison en Si 16,
7, qui se fonde quant à elle d’abord sur la figure des géants de la conquête pour y
inclure la figure des géants antédiluviens, contrairement à Ba 3.

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     24 et 25 (Steck, Kratz et Kottspier 1998, 51) : elle conjoint la verti-
     calité suggérée par les « fils de Dieu » et l’horizontalité évoquée par la
     dispersion géographique des nations pour manifester l’étendue de la
     puissance divine. Les géants achèvent donc la série amorcée au verset
     16 : même eux, qu’ils soient assimilés à des êtres intermédiaires ou à
     des figures héroïques pour leur renom à la guerre (οἱ ὀνομαστοί), ne
     possèdent pas la sagesse.
        Pour Sheppard (1980), une telle synthèse témoigne de l’ambition
     « anthologique » de Baruch (86–87). Si cette caractérisation rend
     compte du style condensé et allusif de ces versets, elle ne doit pas,
     selon nous, masquer le travail de réécriture à l’œuvre dans ces versets,
     qui prennent eux-même place dans un jeu de références extrêmement
     élaboré8. Il nous semble ainsi plus pertinent de mettre l’accent sur le
     lien privilégié que semble entretenir Ba 3 avec Gn 6, par les références
88   explicites qui renvoient de l’un à l’autre texte. Nous voudrions explorer
     ce lien en partant de l’interprétation du récit de Gn 6.
        La présence de « fils de Dieu », qui semblent associés dans d’autres
     textes bibliques à des membres de la cour céleste (une représen-
     tation influencée par les cultures voisines, en particulier Ougarit)9,
     la présence de récits plus développés de cet épisode dans le Livre
     des Veilleurs (1 Hén 6–8), ou dans le Livre des Jubilés (Jub 5, 1-5 ;

     8
        Henderson (2016, 56) a ainsi montré que la mobilisation de certaines références
     scripturaires dans la section sapientiale de Baruch, indépendamment de leur
     contenu, pouvait répondre à une véritable stratégie : les références à Job et au
     Deutéronome représentent respectivement les corpus des écrits de sagesse et de
     la Torah ; la combinaison de ces références doit placer les écrits de sagesse dans
     le prolongement de l’autorité de la Torah.
     9
       La célébration de Yhwh exprimée dans le Ps 29 s’inspire ainsi des représentations
     des dieux cananéens en associant aux caractéristiques du dieu de l’orage Baal
     les traits royaux du dieu El (voir par exemple Hossfeld et Zenger 1993, 180),
     notamment la présence d’une cour autour de lui, les « fils d’El » (‫בני אלים‬, v. 1)
     qui doivent se prosterner devant Yhwh (‫השתחוו ליהוה‬, v. 2 ; voir aussi Ps 89, 7).
     En Jb 1 et 2, ils désignent des êtres qui « se tiennent devant le Seigneur » (‫להתיצב‬
     ‫על־יהוה‬, 1, 6 ; 2, 1), à l’instar d’un conseil royal dont les membres se présentent
     debout auprès du roi assis. Pour une présentation générale des parallèles entre le
     conseil divin ougaritique et biblique, voir Loretz (1990, 56–65).

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voir aussi 7, 21-23), de même que l’existence de récits relatant les
unions entre humains et dieux dans d’autres cultures antiques10, ont
pu laisser penser que cet épisode représentait le vestige d’un mythe
ancien. Gunkel (1922) considérait déjà que le narrateur aurait intégré
le récit de cette union de manière seulement allusive, pour des raisons
théologiques (59). Pour von Rad (1987), le mythe dont serait dérivé ce
récit aurait raconté l’origine des figures héroïques de demi-dieux ; en
intégrant ce mythe à l’histoire des origines, celui que von Rad appelle
le Yahwiste aurait cependant détourné la perspective étiologique
initiale pour faire de ce récit « démythologisé » une illustration de la
corruption de l’humanité, qui conduit au Déluge (85). Il aurait alors
inséré le v. 3 pour assimiler cette union à une transgression nécessitant
l’intervention de Yhwh. Cette transformation du texte expliquerait son
caractère laconique et isolé.
    La recherche actuelle préfère toutefois mettre l’accent sur ce qui                   89
inscrit ce récit dans la continuité de l’histoire des origines de Gn 1–11.
Gertz (2018) se demande ainsi ce qu’aurait apporté à la rédaction finale
de la Genèse l’insertion d’un résumé bancal, destiné à mettre au second
plan une tradition dont le récit donne lui-même la trace11, et souligne
le fait que le v. 3 présuppose l’animation de l’homme par le souffle de
vie (Gn 2, 7) et peut être rapproché de la volonté exprimée par Dieu
de limiter la vie humaine (Gn 3, 22)12. Gertz choisit donc de donner

10
     Si la figure de Gilgamesh ou les héros grecs viennent immédiatement à
l’esprit, aucune dépendance directe n’est démontrable avec la mythologie proche-
orientale (Witte 1998, 293) ni la mythologie grecque (Wright 2013, 73–74).
11
    « Welches Erzählinteresse besteht an einer folgenlosen Notiz über die sexuelle
Verbindung zwischen Göterrsöhnen und Menschentöchtern (V. 1-2) oder an
einer bruchstückhaften Ätiologie der Riesen und Helden der Vorzeit (V. 1-2.4*),
die im Fortgang der Erzählung keine Rolle spielen ? Warum sollte der ‘Jahwist’
oder ein später Ergänzer solche Schwierigkeiten provozieren, wenn es ihm nur
darum ging, einen ‘mythischen Torso’ zu relativieren, den er selbst genommen
hat ? » (207).
12
    Voir aussi Collins (2008, 260), et Arnold (2009, 90). Nombre d’autres inter-
prétations ont été proposées quant à la place qu’occupe ce passage dans l’histoire
des origines. Voir par exemple Hendel (1987), qui suppose que l’union pécheresse

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     toute sa place au v. 3 dans le passage : la limitation de la vie humaine
     serait une manière de considérer ces figures intermédiaires comme des
     êtres humains plutôt que des dieux. Une telle restriction devrait être
     comprise en relation avec le mouvement inverse de divinisation de
     certains êtres humains, présent dans la pratique de l’héroïsation qui
     se développe dans le monde grec à l’époque hellénistique (Gertz 2018,
     213–14)13. La détermination des « géants » comme des êtres inter-
     médiaires à la valeur guerrière reconnue peut en effet être facilement
     mise en parallèle avec les figures grecques de héros. Plutôt qu’une
     dévaluation d’un mythe réduit à de grands traits, l’intention du texte
     de Gn 6 pourrait être définie comme une réaction à une pratique
     grecque. Comme en Gn 6, il s’agit dans Ba 3 d’une dévaluation de la
     figure des géants, selon des modalités toutefois différentes, que nous
     allons mettre au jour dans la suite de cette contribution. On peut aussi
90   relever, à cet égard, que la section centrale de Baruch traite également
     de la limitation de la vie humaine, aux v. 19 et 20. Pour Grätz (2013),
     l’argument de la section serait même que si la vie humaine est limitée,
     alors cela doit aussi valoir pour sa capacité à connaître (192).
        Comment désormais caractériser le rapport de Ba 3 à Gn 6 ? Faut-il
     déduire de cette continuité thématique que Gn 6 et Ba 3 présentent
     une même attitude par rapport à la pénétration de la culture grecque ?
     Si cette question était primordiale à l’époque de la rédaction du livre
     de Baruch, qu’on situe généralement au iie siècle14, nous devons pour
     le moment réserver notre jugement et observer une notable variation :

     des fils de Dieu aurait initialement constitué la cause immédiate du Déluge,
     avant qu’une motivation plus éthique, impliquant l'être humain, ne soit apportée
     (16–17).
     13
        Voir aussi Pury, Römer et Schmid (2016, 49). Sur les traces archéologiques
     attestant du développement du culte des héros, voir par exemple Hugues (1999,
     en particulier 168–70).
     14
        Baruch semble avoir connaissance de la collection des Nebi’im ou de Dn 1–9
     (Steck, Kratz et Kottspier 1998, 22). L’absence de thèmes caractéristiques d’écrits
     plus tardifs (résurrection, eschatologie, démonologie) incite à ne pas descendre
     la datation après le iie siècle (Assan-Dhôte et Moatti-Fine 2005, 51). Voir aussi
     Nickelsburg (1981, 113), et Nicklas (2010, 81). Le lieu de rédaction et la question
     de l’unité de composition de ce livre restent néanmoins débattus.

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Les trois sagesses de Baruch

alors que l’engendrement des géants est situé « sur la terre » dans le
texte de Gn 6, et que cette indication est répétée aux v. 1 et 4 (ἐπὶ τῆς
γῆς, traduisant ‫ על־פני האדמה‬puis ‫)בארץ‬, il est en Ba 3 situé « là-bas »
(ἐκεῖ), c’est-à-dire dans la « maison de Dieu » (ὁ οἶκος τοῦ θεοῦ, v. 24)
célébrée dans les versets précédents15. Comment interpréter cet écart ?

2. La localisation de l’engendrement des géants
(v. 24-26)
La célébration des v. 24-25 emploie des attributs abstraits ou figurés,
mais recourt aussi à des termes imagés : « la maison de Dieu » (ὁ οἶκος
τοῦ θεοῦ), « le lieu qu’il possède » (ὁ τόπος τῆς κτήσεως αὐτοῦ), dont on
ne peut estimer les dimensions. Cette imagerie spatiale est présente
dans l’ensemble de la section où elle exprime le caractère inacces-
                                                                                         91
sible de la sagesse pour l’humain livré à ses propres ressources. On
s’interroge sur « le lieu » de la sagesse (τὸν τόπον αὐτῆς, v. 15), dont les
personnages cités n’ont pas connu le « chemin » (ὁδὸν, τρίβους αὐτῆς,
v. 20.21.23) et qu’il faudrait aller chercher « au ciel » (εἰς τὸν οὐρανὸν,
v. 29) ou « au-delà de la mer » (πέραν τῆς θαλάσσης, v. 30).
   Jusque-là, la sagesse était peu déterminée ; seul le v. 1 du chapitre
mentionne les « commandements de vie » (ἐντολὰς ζωῆς) ; l’emploi du
terme auquel recourt Dtlxx pour traduire ‫ מצוה‬l’associe aux comman-
dements donnés par Yhwh. Mais les v. 24-25 indiquent clairement sa
nature divine en l’associant à la « maison de Dieu » et au « lieu de son
héritage »16. Le caractère inaccessible de ce domaine de la connaissance
est alors encore plus clairement exprimé, toujours à l’aide de représen-
tations spatiales : il « n’a pas de fin » (οὐκ ἔχει τελευτήν), il est « sans
mesure » (ἀμέτρητος)17.

15
   Notons que l’Alexandrinus a la leçon ἐγενήθησαν, qui neutralise en partie cet
écart (voir Adams 2014, 108).
16
    Contrairement à Adams (2014, 107), nous ne pensons pas que le pronom
αὐτοῦ réfère à l’οἶκος τοῦ θεοῦ, mais à Dieu.
17
   Voir aussi Reiterer (2010, 100).

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Berterottière

        L’expression « maison de Dieu » est elle-même singulière18. Elle
     est utilisée à de nombreuses reprises dans la Septante (en particulier
     en 2 Esd) pour désigner le temple (physique) de Jérusalem (Adams
     2014, 107)19. Mais l’absence de toute évocation imagée, ou même de
     toute caractérisation positive de ce lieu (en-dehors de sa localisation
     « élevée », peu précise), nous pousse à écarter l’hypothèse d’une repré-
     sentation du temple. Il semble plus pertinent de mettre ces versets en
     rapport avec une invocation au Seigneur que l’on trouve dans la prière
     pénitentielle (2, 16) : « Seigneur, regarde du haut de ta maison sainte
     (ἐκ τοῦ οἴκου τοῦ ἁγίου σου), et prête attention à nous », qui s’inscrit
     dans la continuité d’autres passages bibliques qui situent la résidence
     de Dieu dans un lieu élevé ou céleste, comme Dt 26, 15 et És 63, 15
     (Assan-Dhôte et Moatti-Fine 2005, 94), où la localisation est encore
     plus précisément indiquée par l’expression « du haut du ciel » (ἐκ τοῦ
92   οὐρανοῦ, ‫ מן־השמים‬ou ‫)משמים‬. La « maison de Dieu » se rapporterait
     donc à la demeure céleste de la divinité, qu’il faut probablement mettre
     en parallèle avec « le lieu qu’il possède », c’est-à-dire la terre, dont
     les vastes dimensions viennent d’être implicitement évoquées par le
     passage en revue des prétendants à la sagesse.
        La localisation céleste de l’engendrement des géants viserait ainsi à
     placer les géants directement sous le pouvoir créateur de Dieu. Dans
     cette perspective, nous pourrions aller jusqu’à considérer le verbe
     ἐγεννήθησαν comme une sorte de passif divin. Cette interprétation
     explique que l’information importante relativement à la naissance des
     géants ne soit pas le récit de l’union de leurs parents, mais le fait que

     18
         Adams souligne que la localisation de l’engendrement des géants dans la
     maison de Dieu est peu discutée dans la recherche (2014, 108).
     19
         Voir Jg 18, 31 ; És 2, 2 ; Esd 23, 11lxx (Néh 13, 11) ; Tob 14, 4-5 ; en hébreu :
     ‫ בית־יהוה‬ou ‫בית־האלהים‬. L’expression se retrouve fréquemment chez Philon
     d’Alexandrie, sans avoir de signification constante : elle désigne tantôt l’univers
     (De plantatione, 50), tantôt le monde sensible (De somniis I, 185), tantôt le monde
     intelligible (De migratione Abraham, 5), ou encore l’intelligence du sage (De
     praemiis et poenis, 123). On retrouve aussi cette formule dans certains hymnes
     isiaques (Mack 1973, 41), sans que cela puisse porter à conséquence pour notre
     passage.

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Les trois sagesses de Baruch

ces géants aient été engendrés dans le domaine de Dieu. La mention
des géants servirait alors la célébration de l’absolue souveraineté de
Dieu sur la création en rappelant qu’il est à l’origine même des êtres
les plus menaçants ou les plus étranges, dans le prolongement d’autres
poèmes sapientaux tels que Jb 40, 15-41, 26, où Yhwh déclare avoir
créé Béhémoth et le Léviathan (voir aussi Si 43, 25).
    Outre la localisation céleste par opposition à la localisation terrestre
de l’engendrement des géants en Gn 6, un autre aspect tout aussi
remarquable de ces versets nous semble être la caractérisation délibé-
rément indéterminée de cette demeure, au v. 25. La « maison de Dieu »
ou le « lieu de son héritage » ne sont pas à proprement parler décrits.
Cette caractéristique nous semble contraster avec les descriptions
détaillées des lieux célestes que l’on rencontre en particulier dans la
littérature apocalyptique. Un de ces textes nous semble à cet égard
particulièrement intéressant : en 1 Hén 14, 8-23, Hénoch reçoit une                93
vision des demeures divines (appelées οἶκος), avant d’entendre le
Seigneur annoncer aux Veilleurs leur châtiment et celui des géants. Le
Livre des Veilleurs était probablement déjà en circulation à l’époque
hellénistique et pouvait être connu de l’auteur de la section centrale de
Baruch. Ce rapprochement nous invite à mettre ces versets en relation
avec l’un des débats sur la nature de la sagesse qui animent certains
textes de la littérature sapientiale ou apocalyptique : la question des
limites de la connaissance humaine de l’univers.
    Un certain nombre de ces textes semblent considérer qu’une partie
du cosmos ne peut être connue que de Dieu, et qu’il s’agit là de
« mystères », de connaissances cachées à l’être humain ; Mack (1973)
fait pour cela référence à la catégorie de la « sagesse cachée » (voir aussi
Nihan 2009, 688–89). Cette idée est présente dans le texte de Jb 28 :
« [la sagesse] est soustraite aux regards de tout être vivant, elle est
cachée aux oiseaux du ciel » (‫ונעלמה מעיני כל־חי ומעוף השמים נסתרה׃‬,
v. 21), ainsi qu’en Jb 38–39, lorsque Yhwh semble poser ces limites en
énumérant les éléments de la création dont l’être humain n’a pas la
maîtrise, contrairement à lui. On la trouve plus explicitement formulée
en Si 3, 21-24 :

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Berterottière

          Ce qui est trop difficile pour toi (χαλεπώτερά σου, héb. ‫)פלאות ממך‬, ne
          le cherche pas, et ce qui est au-dessus tes forces (‫פלאות‬, ἰσχυρότερά), ne
          l’examine pas,
          mais les commandements qui t’ont été donnés, c’est à cela que tu dois
          appliquer ta pensée ; tu n’as pas besoin de ce qui est caché (τῶν κρυπτῶν,
          ‫)נסתרות‬.
          Ce qui te dépasse, ne t’y acharne pas ; car ce qui t’a été montré surpasse
          l’intelligence humaine.
          Car beaucoup ont été égarés par leur spéculation (ὑπόλημψις), et une
          mauvaise imagination a causé la chute de leurs pensées.

     À l’inverse, certains textes de nature apocalyptique mettent en scène
     la révélation à un élu de ces parties cachées de l’univers, sous la forme
     d’un voyage visionnaire ; ainsi du Livre des Veilleurs, qui raconte que
     les anges enlèvent Hénoch pour lui montrer les régions extrêmes du
     cosmos et le châtiment des Veilleurs (1 Hén 17–19). En cela, le Livre
94
     des Veilleurs, et plus largement la tradition hénochique, revendique
     une forme de sagesse nettement différente de la tradition sapientiale
     la plus largement représentée dans la Bible hébraïque : la véritable
     sagesse que l’être humain doit rechercher est une sagesse surnaturelle.
     Une illustration de cette conception se trouve dans le début du récit du
     premier voyage d’Hénoch tel qu’il est décrit dans le Livre des Veilleurs
     (17, 1–18, 5). Pour Knibb (2003), ce passage peut en effet être interprété
     comme une réponse au chapitre 38 du livre de Job (209). Ce dernier
     texte suggère, par le biais de questions rhétoriques, que l’homme
     ne peut « [aller] jusqu’aux sources de la mer » (ἦλθες […] ἐπὶ πηγὴν
     θαλάσσης) ni « [se promener] dans les profondeurs de l’abîme » (ἐν δὲ
     ἴχνεσιν ἀβύσσου περιπάτησας, v. 16). Mais Hénoch voit « la bouche de
     tous les fleuves de la terre et la bouche de l’abîme » (τὸ στόμα τῆς γῆς
     πάντων τῶν ποταμῶν καὶ τὸ στόμα τῆς ἀβύσσου, 1 Hén 17, 8)20. Ainsi en
     est-il de plusieurs lieux situés aux confins de l’univers21.

     20
        Nous suivons la traduction de Dupont-Sommer et Philonenko (1987). Pour le
     texte grec : Lods (1892).
     21
        Pour une autre comparaison entre la littérature apocalyptique et la littérature
     sapientiale « institutionnelle », voir Wright (2007), sur le rapport entre le Livre
     d’Hénoch et Ben Sira.

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Les trois sagesses de Baruch

   Il semble ainsi qu’un débat ait existé à l’époque du Second Temple
sur la possibilité de connaître les secrets de l’univers. On rencontre dans
certains textes apocalyptiques l’idée (ici schématiquement résumée)
que la sagesse céleste peut être connue de l’être humain ; cette connais-
sance est cependant réservée à un élu ou un groupe d’élus, à qui elle
est directement révélée au moyen de visions ou de voyages célestes.
D’autres textes semblent considérer que la sagesse n’est pas pleine-
ment ou directement accessible à l’être humain, qui ne peut la recevoir
que sous forme médiée ; cette médiation est par exemple assurée par
la « crainte de Yhwh » dans les Proverbes (voir entre autres Pr 1, 7) et
dans la version finale, « orthodoxe », de Job 28 (voir Jb 28, 28 ; Blen-
kinsopp 1995, 155), ou par la Torah dans le Siracide (voir par exemple
Si 24, 23) – même s’il semble que Ben Sira ait reconnu l’existence, à côté
de la sagesse particulière révélée au seul Israël par la Loi, d’une sagesse
générale donnée à l’ensemble des êtres humains par la création22. Pour                     95
Blenkinsopp (1995), on trouve aussi cette idée d’une double nature de
la sagesse dans le Deutéronome (152–53)23.
   Cette dialectique de la révélation sapientiale se retrouve selon nous
en Ba 3, 9–4, 4, où elle trouve sa formule propre dans la réécriture du
poème sapiential de Jb 28.
   La dépendance littéraire de la section centrale de Baruch au
texte de Jb 28 a été mainte fois repérée (Harrelson 1992, 158 ; Steck

22
   C’est la thèse défendue par Schmidt Goering (2009), pour qui le rapport entre
sagesse et loi dans le Siracide est plus complexe que la simple identification
suggérée par Si 24, 23. Schmidt Goering emploie une image végétale pour
distinguer ce qu’il appelle la sagesse particulière, réservée à Israël, de la sagesse
générale, accessible à tous : la sagesse particulière est cachée, et ne peut être
révélée que par une opération spécifique (le don de la Loi), tandis que la sagesse
générale est comme la partie externe de la plante, visible par tous. Boccaccini
(1991) a aussi proposé une définition plus précise de la relation entre sagesse et
Torah, qui serait plutôt conçue comme une forme d’incarnation (« the law is the
historical manifestation in Israel of a pretemporal wisdom ») que comme une
identification (89).
23
   Il interprète Dt 30, 11-14 à la lumière d’un autre passage dans le discours final
de Moïse, Dt 29, 28, pour mettre en relation la connaissance inaccessible avec « ce
qui est caché » (‫)הנסתרת‬.

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                                                                               ISSN 2748-6419
Berterottière

     1994, 157). L’hymne à la sagesse mis dans la bouche de Job oppose
     également les œuvres humaines à la véritable sagesse, que Dieu
     seul possède. Comme Ba 3, 15-31, ce texte est construit autour de
     questions (Ba 3, 15-16.29-30 ; Jb 28, 12.20), dont les réponses affir-
     ment l’exclusivité divine de la possession de la sagesse (Ba 3, 32-36 ;
     Jb 28, 23-27). D’autres similitudes sont identifiables : ces deux textes
     associent à l’acquisition de la sagesse une image spatiale ; outre le
     travail des métaux y sont évoqués la richesse (Ba 3, 17 : Jb 28, 15-19 et
     passim) et « les oiseaux du ciel » (Ba 3, 17 ; Jb 28, 21) ; enfin, la sagesse
     divine est une sagesse créatrice (Ba 3, 32 ; Jb 28, 25-27). Henderson
     (2016) relève cependant un déplacement notable de la question direc-
     trice de chacun de ces deux passages : alors qu’elle portait sur le lieu de
     la sagesse en Jb 28, elle porte en Ba 3 sur l’identité des détenteurs de la
     sagesse ; l’interrogation « Mais la sagesse, où se trouve-t-elle ? Quel est
96   le lieu de l’intelligence ? » (ἡ δὲ σοφία πόθεν εὑρέθη; ποῖος δὲ τόπος ἐστὶν
     τῆς ἐπιστήμης;, Jb 28, 12) est ainsi devenue : « Qui a découvert son lieu,
     et qui est entré dans ses trésors ? » (τίς εὗρεν τὸν τόπον αὐτῆς, καὶ τίς
     εἰσῆλθεν εἰς τοὺς θησαυροὺς αὐτῆς, Ba 3, 15). Ce déplacement souligne
     que le véritable maître de la sagesse ne se trouve pas sur la terre ; la
     sagesse n’est donc plus considérée en elle-même mais en relation avec
     son possesseur. Cette idée se retrouve dans un autre procédé analysé
     par Henderson (2016) : la réécriture de certains éléments empruntés
     à Jb 28 dans un style deutéronomique pour souligner l’importance
     du peuple d’Israël comme destinataire de la révélation de la sagesse.
     Elle rapproche ainsi Ba 3, 29-30 de Dt 30, 12-13, où les expressions
     ἀναβαίνειν εἰς τὸν οὐρανον suivie du verbe λαμβάνειν (en Dt 30, 12 et
     Ba 3, 29), et πέραν τῆς θαλάσσης (en Dt 30, 13 et Ba 3, 30), constituent
     des parallèles flagrants. Même si la référence semble à première vue
     à contre-emploi, puisqu’il s’agit en Dt 30 de faire de l’écoute de la
     parole l’acte par excellence qui puisse assurer la proximité avec Yhwh,
     et d’affirmer en Ba 3 que la sagesse est inaccessible, elle vise selon
     Henderson à souligner ce caractère inintelligible pour les nations tout
     en préparant l’annonce de la révélation de la sagesse à Israël au v. 3724.

     24
       « The purpose of this allusion […] is to reinforce the sense of the remoteness
     and inaccessibility of wisdom for the nations […]. At the same time, by means

                                                                             AABNER 1, 2 (2021)
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Les trois sagesses de Baruch

   Le moyen de cette révélation est également indiqué dans la section :
c’est la Torah qui constitue la médiation donnant accès à la sagesse (Ba 4,
1). Elle est ainsi descendue sur terre (ἐν τοῖς ἀνθρώποις συνανεστράφη,
v. 38 ; voir aussi Si 24, 3.7-8), selon un mouvement contraire au
schéma ascendant observable dans un texte comme 1 Hén où l’élu,
à travers son enlèvement par les anges ou ses visions, est emmené
au ciel pour y recevoir des révélations spécifiques. À l’idée de séjour
terrestre de la sagesse correspond l’inclusion de l’ensemble du peuple
d’Israël dans ses destinataires, contrairement à la nécessaire restriction
des destinataires de la révélation céleste (la « génération lointaine »
évoquée en 1 Hén 1, 2). La conception de la révélation sapientiale de
cette section est résumée aux versets 32 à 38 : Dieu a créé le monde par
sa sagesse, et a donné cette dernière à Israël, son élu, sous la forme de la
Torah. Dans notre passage, cette importance de l’élection est exprimée
au v. 27, en particulier avec le verbe ἐξελέξατο qui joue peut-être avec            97
la forme ἐξελέξαντο de Gn 6, 225.
   L’ensemble de la section traite donc de la sagesse révélée à Israël par
la Torah qui le distingue des nations. La célébration des versets 24 et 25
tranche cependant sur cette orientation générale. La nature insondable
et insaisissable qui y est attribuée au domaine divin nous pousse à
considérer ces versets comme une forme d’hymne à la sagesse divine,
corrélat de la sagesse terrestre. De même que l’affirmation du don de
la sagesse à Israël est préparée par plusieurs éléments dans les versets
antérieurs de la section, de même peut-on considérer que les versets 24
et 25 annoncent la sagesse divine du verset 32.
   Mise en rapport avec cette sagesse inaccessible à l’intelligence
humaine, la mention de l’engendrement céleste des géants viserait ainsi
à les placer sous le pouvoir créateur de Dieu. Dans cette perspective,
nous pourrions aller jusqu’à considérer le verbe ἐγεννήθησαν comme
une sorte de passif divin. Cette interprétation explique que l’information

of its resonance with the context in Deuteronomy, the allusion prepares for the
coming declaration that wisdom, in the form of Torah, has been revealed to
Israel » (2016, 55).
25
    Pour Reiterer (2010), cette reprise pourrait signifier que le plan de Dieu,
l’élection, s’opposerait au choix arbitraire des Veilleurs (101–102).

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Berterottière

     importante relativement à la naissance des géants ne soit pas le récit de
     l’union de leurs parents, mais le fait que les géants aient été engendrés
     dans le domaine de Dieu. Cette localisation servirait alors la célébration
     de l’absolue souveraineté de Dieu sur la création en rappelant qu’il est à
     l’origine même des êtres les plus menaçants ou les plus étranges, dans
     le prolongement d’autres poèmes sapientaux tels que Jb 40, 15–41, 26,
     où Yhwh déclare avoir créé Béhémoth et le Léviathan (voir aussi Si 43,
     25). L’idée d’un engendrement céleste des géants ne serait alors pas à
     entendre comme une correction du récit de Gn 6, mais comme une
     poursuite de la dévaluation de ces êtres : à la limitation de leur vie en
     Gn 6 correspondrait ici l’idée implicite qu’ils ont été créés par Dieu.
        Une seconde conséquence qui peut être tirée de notre analyse du
     passage, c’est que la localisation de l’engendrement des géants est
     délibérément laissée dans l’indétermination pour manifester l’existence
98   d’une forme de sagesse inaccessible à l’être humain. L’accent sur le
     peuple d’Israël comme destinataire de la révélation sapientiale aiguise
     l’opposition entre les deux formes de sagesse : pour Baruch, l’être
     humain reçoit la sagesse que Dieu a rendue terrestre ; il n’a donc pas
     à appliquer son intelligence aux secrets célestes qui ne lui ont pas été
     transmis. Peut-être l’auteur de Ba 3 a-t-il voulu par là se distinguer de
     la tradition hénochique : le motif de l’engendrement des géants, égale-
     ment présent en 1 Hén, permettrait à l’auteur de la section sapientiale
     de Baruch de s’opposer à la conception de la sagesse représentée par
     cette apocalypse.
        La méditation sapientiale de Ba 3 ne traite donc pas seulement des
     géants, mais également de la nature de la sagesse, en désignant en creux
     ce qu’elle n’est pas : donnée par Dieu à Israël sous la forme de la loi, la
     sagesse n’est pas une connaissance des secrets du cosmos réservée à un
     petit nombre d’entre le peuple d’Israël. La figure des géants offre ainsi,
     de manière originale, l’occasion d’une réflexion sur la définition de la
     sagesse. Contrairement à d’autres textes de la littérature du Second
     Temple, leur perdition n’est pas liée au jugement divin ni associée au
     Déluge.26

     26
       Pour un aperçu plus large d’autres interprétations de la figure des géants à cette
     époque, voir Stuckenbruck (2000).

                                                                                 AABNER 1, 2 (2021)
                                                                                    ISSN 2748-6419
Les trois sagesses de Baruch

   Cette association est encore différemment poursuivie dans les
versets suivants, qui opposent le savoir guerrier des géants (ἐπιστα-
μένοι πόλεμον, v. 26) au « chemin de la connaissance » refusé par Dieu
aux géants (v. 27) et accordé au contraire à Israël (v. 37).

3. Guerre et sagesse (v. 26-28)
Comme nous l’avons vu, aucune référence directe ne semble
sous-tendre l’emploi de la qualification « connaisseurs de guerre »
(ἐπισταμένοι πόλεμον) en Ba 3, 26 (avec Reiterer 2010, 100). Elle doit
donc surtout être mise en relation avec le pendant que lui offre le
« chemin de la connaissance » (ὁδὸν ἐπιστήμης) au verset suivant. La
correspondance entre ces deux expressions nous amène à faire de la
guerre, opposée à la connaissance véritable qu’est le don de Dieu, un
                                                                                  99
marqueur de la fausse sagesse. Nous voudrions donc, dans le dernier
temps de notre recherche, proposer quelques hypothèses d’interpréta-
tion pour interroger cette opposition. Plusieurs hypothèses s’offrent à
nous pour interpréter ce contraste entre la sagesse guerrière des géants
et la sagesse véritable.
    Une première possibilité, directement liée à la précédente étape de
notre étude, pourrait être d’inscrire cette référence dans la perspective
d’une confrontation avec le Livre des Veilleurs, en mettant en relation
cette connaissance de la guerre attribuée aux géants avec certains
des secrets délivrés par l’un des chefs des Veilleurs aux humains. On
lit ainsi en 1 Hén 8, 1, juste après qu’ait été raconté l’engendrement
des géants : « Azaël apprit aux hommes à fabriquer des épées, des
armes, des boucliers, des cuirasses, choses enseignées par les anges »
(Ἐδίδαξεν τοὺς ἀνθρώπους Ἀζαὴλ μαχαίρας ποιεῖν καὶ ὅπλα καὶ ἀσπίδας
καὶ θώρακας, διδάγματα ἀγγέλων) ; la leçon du Syncelle ajoute, après
les cuirasses : « et tout objet de guerre » (καὶ πᾶν σκεῦος πολεμικόν).
Dans l’opposition entre les deux formes de sagesse, cette connaissance
de techniques propres à la guerre serait alors à comprendre comme
une connaissance malfaisante. Bien que l’on ne puisse être certain que
le Livre des Veilleurs fût connu de l’auraient inspiré, on peut imaginer
que des traditions similaires sur le savoir des géants circulaient à

                                                                   AABNER 1, 2 (2021)
                                                                      ISSN 2748-6419
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