LES TROIS SAGESSES DE BARUCH : HYPOTHÈSES SUR LA FIGURE DES GÉANTS
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LES TROIS SAGESSES DE BARUCH: HYPOTHÈSES SUR LA FIGURE DES GÉANTS EN Ba 3, 24-28 Raphaëlle Berterottière Source: Advances in Ancient, Biblical, and Near Eastern Research 1, no. 2 (Summer, 2021), 81–108 URL to this article: DOI 10.35068/aabner.v1i2.827 Keywords: Book of Baruch, giants, wisdom traditions, biblical intertextuality, Septuagint, Book of the Watchers, Second Temple Judaism (c) 2021, Raphaëlle Berterottière, via a CC-BY-NC-ND 4.0 license. AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Abstract Bar 3:24-28 correlates in a most creative way the downfall of the giants with the wisdom thematic: the giants perished because they were refused the gift of divine wisdom. Their depiction echoes both the offspring of the “sons of God” in Gen 6 and the mighty Canaanites, to indicate two erroneous paths towards wisdom. The thorough rewriting of Gen 6 is especially interesting: contrary to the Genesis account, the birth of the giants is located in the “house of God”, a place that seems to outreach human understanding. The purpose of the author may be to distance himself from texts that describe the mysteries of the universe, such as the Book of Watchers. On the author hand, the military competence of the giants associates 82 them with the nations and therefore excludes them from election. Since the text was presumably written in the Hellenistic era, it is not unlikely that this gentile wisdom might be identified with Greek culture. In opposition to these counter- models, the true wisdom, also outlined in the rest of the section, is a divine gift to the whole people of Israel. AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Source: Advances in Ancient, Biblical, and Near Eastern Research 1, no. 2 (Summer, 2021), 81–108 LES TROIS SAGESSES DE BARUCH: HYPOTHÈSES SUR LA FIGURE DES GÉANTS EN Ba 3, 24-28 Raphaëlle Berterottière 83 Le thème de la disparition des géants, peu présent dans les passages de la Torah ou des Nebi’im qui mentionnent ces créatures dont la taille et la force surpassent celles des Israélites, semble avoir suscité un grand intérêt dans la littérature ultérieure du Second Temple, qui l’a souvent assimilé au Déluge. Des textes d’origines et de genres très hétérogènes évoquent en particulier les raisons de cet anéantissement : certains textes retrouvés à Qumrân comme le Livre des Veilleurs, le Livre des Jubilés ou le Livre des Géants, qui constituent les récits les plus développés sur les géants, y voient l’origine de la diffusion du mal sur terre (voir par exemple 1 Hén 9, 9) ; d’autres textes évoquent leur insoumission (Si 16, 7 ; 2 Macc 2, 4 ; Sg 14, 6) ou leur impiété (Ps.-Eupolemos). La section centrale du livre de Baruch est cependant le seul texte qui mobilise l’idée de sagesse pour expliquer la disparition des géants : « Ce n’est pas eux que Dieu a choisis ; il ne leur a pas non plus donné le chemin de la connaissance. Ils périrent parce qu’ils n’avaient pas de jugement ; ils périrent à cause de leur irréflexion » (Ba 3, 27-28). AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Berterottière C’est aussi le texte qui fait référence de manière la plus explicite au seul récit portant sur l’origine de ces êtres dans la Bible hébraïque, Gn 6, 1-4. On a ainsi pu parler d’une « sapientalisation » des traditions de la Torah par ce texte (Sheppard 1980). Une notable variation survient toutefois dans cette reprise : les géants sont désormais engendrés dans la « maison de Dieu » (ὁ οἶκος τοῦ θεοῦ, v. 24) et non plus « sur la terre ». Il semble donc que la tradition rapportée par Gn 6 ait été intégrée à un texte à la visée théologique différente, que nous nous proposons d’analyser. Ces versets se trouvent dans une méditation sur la sagesse qui constitue la partie centrale du livre (3, 9–4, 4). Encadrée par une exhor- tation invitant Israël à cheminer vers la sagesse après l’avoir délaissée (3, 9-14 ; 4, 2-4), cette méditation prend la forme d’un passage en revue de supposés détenteurs de la sagesse (3, 15-23), pour finalement 84 affirmer l’exclusivité divine en cette matière : personne ne connaît la sagesse (v. 29-31), si ce n’est Dieu (v. 32-36), qui l’a donnée à Israël par la Loi (3, 37–4, 1). Entre l’énumération des chercheurs infructueux de la sagesse et l’affirmation que Dieu seul la possède se trouve l’évocation des géants (v. 26-28), introduite par deux phrases célébrant l’infinité du domaine divin (v. 24 et 25) dans lequel ils auraient été engendrés. Les versets 24 à 28 apparaissent ainsi comme un petit isolat au sein de cette section, et c’est ce passage que nous examinerons principalement pour mettre au jour les ressorts de l’association des géants au thème sapiential. 1. Ba 3 et les géants de l’Écriture Une des caractéristiques de ce texte réside dans la référence explicite qu’il fait au récit de la naissance des géants rapporté en Gn 6, 1-4. Plusieurs expressions de la version grecque de Gn 6 y sont citées : en Ba 3, 26 les géants « furent engendrés » (ἐγεννήθησαν), un verbe qui se retrouve en Gn 6, 4 lorsqu’on lit que les « fils de Dieu allaient vers les femmes des hommes et leur engendrèrent (ἐγεννῶσαν) [des enfants] ». Ces géants sont désignés en Baruch comme « renommés, présents depuis le commencement » (οἱ γίγαντες οἱ ὀνομαστοὶ οἱ ἀπ᾽ AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Les trois sagesses de Baruch ἀρχῆς, v. 26), ce qui est une reprise quasiment identique de la manière dont Gn 6 définit les géants comme « ceux d’autrefois, les hommes de renom » (οἱ ἀπ᾽ αἰῶνος, οἱ ἄνθρωποι οἱ ὀνομαστοί, v. 4)1. L’interprétation de ce récit de Gn 6 a fait l’objet de nombreuses discussions dans la recherche, tant le texte présente de difficultés. La version hébraïque frappe en effet par son caractère heurté : l’action relatée aux versets 1 et 2 est interrompue par le v. 3, et constitue au v. 4 le cadre temporel dans lequel entrent de nouveaux protagonistes, les nephilim ()נפלים. Les « fils de Dieu » (בני האלהים, v. 1), sont à nouveau mentionnés en 4b, tandis que les nephilim apparaissent coupés de la continuité du récit (Westermann 1974, 495). Un même problème se retrouve dans le dernier segment du v. 4, où apparaissent encore de nouveaux personnages, les gibborim ( ; )גבריםle référent du pronom המהn’est alors pas clairement lisible : s’agit-il des enfants des nephilim, mentionnés juste avant2 ? Ou bien des nephilim eux-mêmes, ce qui 85 amènerait à identifier nephilim et gibborim3 ? Cette dernière lecture semble être celle de la Septante, qui traduit nephilim et gibborim par le même terme, γίγαντες4. Nephilim et gibborim sont apparus assez similaires pour pouvoir être désignés de manière identique. Le mot γίγας est emprunté à la mythologie 1 La question de la langue originale de rédaction du livre de Baruch n’est pas tranchée, mais ce lien direct entre le grec de Baruch et la version grecque de la Genèse nous autorise à ne pas faire entrer en considération dans cette étude un hypothétique original hébreu. Pour un résumé de la question, voir Assan-Dhôte et Moatti-Fine (2005, 55–56 et 69–72). 2 Une étymologie possible de ce terme, le verbe נפל, « tomber », accréditerait cette hypothèse. 3 C’est l’opinion de Day (2014), qui ne voit pas sinon pourquoi les nephilim seraient mentionnés (83). Pour Gertz (2018) au contraire, on ne comprendrait alors pas pourquoi il n’est pas dit explicitement que les nephilim et les gibborim ne sont pas identiques (217). 4 Il semble peu probable que les traducteurs aient eu sous les yeux un texte hébreu qui n’ait employé qu’une seule des deux désignations (Harl 1986, 126). Pour Rösel (1994), une telle traduction ne doit pas pour autant faire penser que ses auteurs ne considéraient pas que ce texte parlait de deux types différents de géants (151–52). AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Berterottière grecque (il fait ses premières apparitions chez Homère et Hésiode) ; il est présent dans de nombreux livres de la Bible grecque, où il traduit une pluralité de termes hébraïques. En Gn 10, il est appliqué à Nimrod pour rendre le nom גבורqui désigne un homme à la valeur militaire reconnue (par exemple en 2 Sam 23, 8). גבורest le terme hébreu que γίγας traduit le plus souvent (voir par exemple Ps 32, 16 ; És 3, 2 ; Éz 32, 12). Γίγαντες est aussi employé pour rendre רפאיםqui semble faire référence aux morts dans le sheol, et en particulier aux guerriers morts (voir entre autres Pr 21, 16 ; És 14, 9 ; Éz 3, 21.27)5. Enfin, γίγαντες traduit également le terme nephilim, qui n’apparaît, hors de Gn 6, qu’en Nb 13, pour désigner les Cananéens indigènes qu’ont rencontrés les éclaireurs israélites lors d’une opération de reconnaissance de la Terre promise (v. 31-33). On remarque qu’un certain nombre de textes assimilent, comme Nb 13, les Cananéens aux géants : on retrouve cette 86 association en Dt 1, 28, en Jos 12, 4 et 13, 12, en 2 Sam 21lxx (v. 11 et 22) ainsi que dans son correspondant des Chroniques, 1 Chr 20, 4-6lxx. En Dt 2, 10, plusieurs de ces peuples cananéens se trouvent regroupés sous la désignation de rephaïm ; parmi eux figurent les Anaqites, assimilés aux nephilim en Nb 13. Les traducteurs semblent avoir tiré les conséquences d’un réseau d’équivalences établi entre ces différents termes en les traduisant presque tous par γίγαντες. Cette équivalence se retrouve dans le passage de Ba 3, qui carac- térise les géants par leur « belle taille » (γενόμενοι εὐμεγέθεις, v. 26). Or cette caractéristique est absente de Gn 6, et n’est attribuée qu’aux « géants cananéens » : les éclaireurs de Nb 13 disent avoir vu en Canaan « des hommes de haute taille » (אנשי מדות, ἄνδρες ὑπερμήκεις, v. 33) ; en 1 Chr 20, 6, un Philistin tué par le neveu de David est qualifié « d’homme de haute taille » (איש מדה, ἀνὴρ ὑπερμεγέθης). L’association des géants de Ba 3 aux indigènes du pays est peut-être aussi présente à travers l’expression ἐπισταμένοι πόλεμον. Cette quali- fication ne reprend aucune caractéristique explicitement attribuée aux géants dans les textes scripturaires6, et peut simplement renvoyer au 5 C’est peut-être à ce terme qu’il faut rattacher aussi l’expression ילדי־הרפהen 2 Sam 21, 18, traduite par ἀπόγονος γιγάντων. 6 Harl et al. (1986) note qu’on trouve des hommes « exercés à la guerre » (δεδιδαγμένοι πόλεμον ou διδακτοὶ πόλεμον) en 1 Chr 5, 18lxx (certains AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Les trois sagesses de Baruch sémantisme du terme גבור. Mais elle peut aussi faire allusion à l’un des traits dominants des géants cananéens : leur vaillance au combat. En Nb 13, les espions israélites affirment : « nous ne pourrons monter à l’assaut de ce peuple, car il est plus fort que nous » (לא נוכל לעלות אל־העם כי־חזק הוא ממנו, v. 31b). On lit aussi en 2 Sam 21, 20 que les Philistins emploient des géants en première ligne (Sheppard 1980, 86). Si l’on prend le verbe ἐπίσταμαι au sens d’une connaissance raisonnée, technique, on peut aussi mettre cette attribution en rapport avec un passage de 1 Sam 13 qui indique que les Philistins veulent conserver le monopole du travail des métaux, indispensable à la fabrication des armes, en Canaan (v. 19-20). L’assimilation des géants aux Cananéens prend sens dans le contexte du passage : l’ensemble de la section est en effet traversé par l’opposition entre Israël et les nations. Le passage en revue des déposi- taires malheureux de la fausse sagesse s’ouvre et se clôt sur une allusion 87 aux nations : les « chefs des nations » (οἱ ἄρχοντες τῶν ἐθνῶν, v. 16), mis en parallèle avec « ceux qui maîtrisent les bêtes sauvages de la terre » (οἱ κυριεύοντες τῶν θηρίων τῶν ἐπὶ τῆς γῆς, v. 16), font probablement référence aux représentations traditionnelles de souverains égyptiens ou assyriens à la chasse, figurations de la maîtrise du chaos par le roi (Keel 1993) ; à la fin du texte sont mentionnés Canaan, Téman, Merran ainsi que les « fils d’Agar » (υἱοὶ Ἁγὰρ, v. 23). Cette association est aussi présente en creux au v. 27 : en rappelant que « ce n’est pas eux que Dieu a choisis » (οὐ τούτους ἐξελέξατο ὁ θεὸς), le texte oppose les géants au peuple élu, Israël. Nous avons donc affaire dans ce passage à une synthèse des deux figures gigantiques présentes dans les textes scripturaires, qui semble se fonder sur une équivalence établie au sein même de la Torah7. Cette synthèse renferme une double représentations de l’espace, en écho à la double extension, verticale et horizontale, présente dans les versets descendants de Gad), en Ct 3, 8 (la garde de Salomon), et en 1 M 4, 7, où cette expression désigne alors les païens (109) ; il ne paraît pas pour autant possible d’établir un lien entre ces expressions. 7 Comme l’a montré Goff (2010), on trouve une semblable combinaison en Si 16, 7, qui se fonde quant à elle d’abord sur la figure des géants de la conquête pour y inclure la figure des géants antédiluviens, contrairement à Ba 3. AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Berterottière 24 et 25 (Steck, Kratz et Kottspier 1998, 51) : elle conjoint la verti- calité suggérée par les « fils de Dieu » et l’horizontalité évoquée par la dispersion géographique des nations pour manifester l’étendue de la puissance divine. Les géants achèvent donc la série amorcée au verset 16 : même eux, qu’ils soient assimilés à des êtres intermédiaires ou à des figures héroïques pour leur renom à la guerre (οἱ ὀνομαστοί), ne possèdent pas la sagesse. Pour Sheppard (1980), une telle synthèse témoigne de l’ambition « anthologique » de Baruch (86–87). Si cette caractérisation rend compte du style condensé et allusif de ces versets, elle ne doit pas, selon nous, masquer le travail de réécriture à l’œuvre dans ces versets, qui prennent eux-même place dans un jeu de références extrêmement élaboré8. Il nous semble ainsi plus pertinent de mettre l’accent sur le lien privilégié que semble entretenir Ba 3 avec Gn 6, par les références 88 explicites qui renvoient de l’un à l’autre texte. Nous voudrions explorer ce lien en partant de l’interprétation du récit de Gn 6. La présence de « fils de Dieu », qui semblent associés dans d’autres textes bibliques à des membres de la cour céleste (une représen- tation influencée par les cultures voisines, en particulier Ougarit)9, la présence de récits plus développés de cet épisode dans le Livre des Veilleurs (1 Hén 6–8), ou dans le Livre des Jubilés (Jub 5, 1-5 ; 8 Henderson (2016, 56) a ainsi montré que la mobilisation de certaines références scripturaires dans la section sapientiale de Baruch, indépendamment de leur contenu, pouvait répondre à une véritable stratégie : les références à Job et au Deutéronome représentent respectivement les corpus des écrits de sagesse et de la Torah ; la combinaison de ces références doit placer les écrits de sagesse dans le prolongement de l’autorité de la Torah. 9 La célébration de Yhwh exprimée dans le Ps 29 s’inspire ainsi des représentations des dieux cananéens en associant aux caractéristiques du dieu de l’orage Baal les traits royaux du dieu El (voir par exemple Hossfeld et Zenger 1993, 180), notamment la présence d’une cour autour de lui, les « fils d’El » (בני אלים, v. 1) qui doivent se prosterner devant Yhwh (השתחוו ליהוה, v. 2 ; voir aussi Ps 89, 7). En Jb 1 et 2, ils désignent des êtres qui « se tiennent devant le Seigneur » (להתיצב על־יהוה, 1, 6 ; 2, 1), à l’instar d’un conseil royal dont les membres se présentent debout auprès du roi assis. Pour une présentation générale des parallèles entre le conseil divin ougaritique et biblique, voir Loretz (1990, 56–65). AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Les trois sagesses de Baruch voir aussi 7, 21-23), de même que l’existence de récits relatant les unions entre humains et dieux dans d’autres cultures antiques10, ont pu laisser penser que cet épisode représentait le vestige d’un mythe ancien. Gunkel (1922) considérait déjà que le narrateur aurait intégré le récit de cette union de manière seulement allusive, pour des raisons théologiques (59). Pour von Rad (1987), le mythe dont serait dérivé ce récit aurait raconté l’origine des figures héroïques de demi-dieux ; en intégrant ce mythe à l’histoire des origines, celui que von Rad appelle le Yahwiste aurait cependant détourné la perspective étiologique initiale pour faire de ce récit « démythologisé » une illustration de la corruption de l’humanité, qui conduit au Déluge (85). Il aurait alors inséré le v. 3 pour assimiler cette union à une transgression nécessitant l’intervention de Yhwh. Cette transformation du texte expliquerait son caractère laconique et isolé. La recherche actuelle préfère toutefois mettre l’accent sur ce qui 89 inscrit ce récit dans la continuité de l’histoire des origines de Gn 1–11. Gertz (2018) se demande ainsi ce qu’aurait apporté à la rédaction finale de la Genèse l’insertion d’un résumé bancal, destiné à mettre au second plan une tradition dont le récit donne lui-même la trace11, et souligne le fait que le v. 3 présuppose l’animation de l’homme par le souffle de vie (Gn 2, 7) et peut être rapproché de la volonté exprimée par Dieu de limiter la vie humaine (Gn 3, 22)12. Gertz choisit donc de donner 10 Si la figure de Gilgamesh ou les héros grecs viennent immédiatement à l’esprit, aucune dépendance directe n’est démontrable avec la mythologie proche- orientale (Witte 1998, 293) ni la mythologie grecque (Wright 2013, 73–74). 11 « Welches Erzählinteresse besteht an einer folgenlosen Notiz über die sexuelle Verbindung zwischen Göterrsöhnen und Menschentöchtern (V. 1-2) oder an einer bruchstückhaften Ätiologie der Riesen und Helden der Vorzeit (V. 1-2.4*), die im Fortgang der Erzählung keine Rolle spielen ? Warum sollte der ‘Jahwist’ oder ein später Ergänzer solche Schwierigkeiten provozieren, wenn es ihm nur darum ging, einen ‘mythischen Torso’ zu relativieren, den er selbst genommen hat ? » (207). 12 Voir aussi Collins (2008, 260), et Arnold (2009, 90). Nombre d’autres inter- prétations ont été proposées quant à la place qu’occupe ce passage dans l’histoire des origines. Voir par exemple Hendel (1987), qui suppose que l’union pécheresse AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Berterottière toute sa place au v. 3 dans le passage : la limitation de la vie humaine serait une manière de considérer ces figures intermédiaires comme des êtres humains plutôt que des dieux. Une telle restriction devrait être comprise en relation avec le mouvement inverse de divinisation de certains êtres humains, présent dans la pratique de l’héroïsation qui se développe dans le monde grec à l’époque hellénistique (Gertz 2018, 213–14)13. La détermination des « géants » comme des êtres inter- médiaires à la valeur guerrière reconnue peut en effet être facilement mise en parallèle avec les figures grecques de héros. Plutôt qu’une dévaluation d’un mythe réduit à de grands traits, l’intention du texte de Gn 6 pourrait être définie comme une réaction à une pratique grecque. Comme en Gn 6, il s’agit dans Ba 3 d’une dévaluation de la figure des géants, selon des modalités toutefois différentes, que nous allons mettre au jour dans la suite de cette contribution. On peut aussi 90 relever, à cet égard, que la section centrale de Baruch traite également de la limitation de la vie humaine, aux v. 19 et 20. Pour Grätz (2013), l’argument de la section serait même que si la vie humaine est limitée, alors cela doit aussi valoir pour sa capacité à connaître (192). Comment désormais caractériser le rapport de Ba 3 à Gn 6 ? Faut-il déduire de cette continuité thématique que Gn 6 et Ba 3 présentent une même attitude par rapport à la pénétration de la culture grecque ? Si cette question était primordiale à l’époque de la rédaction du livre de Baruch, qu’on situe généralement au iie siècle14, nous devons pour le moment réserver notre jugement et observer une notable variation : des fils de Dieu aurait initialement constitué la cause immédiate du Déluge, avant qu’une motivation plus éthique, impliquant l'être humain, ne soit apportée (16–17). 13 Voir aussi Pury, Römer et Schmid (2016, 49). Sur les traces archéologiques attestant du développement du culte des héros, voir par exemple Hugues (1999, en particulier 168–70). 14 Baruch semble avoir connaissance de la collection des Nebi’im ou de Dn 1–9 (Steck, Kratz et Kottspier 1998, 22). L’absence de thèmes caractéristiques d’écrits plus tardifs (résurrection, eschatologie, démonologie) incite à ne pas descendre la datation après le iie siècle (Assan-Dhôte et Moatti-Fine 2005, 51). Voir aussi Nickelsburg (1981, 113), et Nicklas (2010, 81). Le lieu de rédaction et la question de l’unité de composition de ce livre restent néanmoins débattus. AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Les trois sagesses de Baruch alors que l’engendrement des géants est situé « sur la terre » dans le texte de Gn 6, et que cette indication est répétée aux v. 1 et 4 (ἐπὶ τῆς γῆς, traduisant על־פני האדמהpuis )בארץ, il est en Ba 3 situé « là-bas » (ἐκεῖ), c’est-à-dire dans la « maison de Dieu » (ὁ οἶκος τοῦ θεοῦ, v. 24) célébrée dans les versets précédents15. Comment interpréter cet écart ? 2. La localisation de l’engendrement des géants (v. 24-26) La célébration des v. 24-25 emploie des attributs abstraits ou figurés, mais recourt aussi à des termes imagés : « la maison de Dieu » (ὁ οἶκος τοῦ θεοῦ), « le lieu qu’il possède » (ὁ τόπος τῆς κτήσεως αὐτοῦ), dont on ne peut estimer les dimensions. Cette imagerie spatiale est présente dans l’ensemble de la section où elle exprime le caractère inacces- 91 sible de la sagesse pour l’humain livré à ses propres ressources. On s’interroge sur « le lieu » de la sagesse (τὸν τόπον αὐτῆς, v. 15), dont les personnages cités n’ont pas connu le « chemin » (ὁδὸν, τρίβους αὐτῆς, v. 20.21.23) et qu’il faudrait aller chercher « au ciel » (εἰς τὸν οὐρανὸν, v. 29) ou « au-delà de la mer » (πέραν τῆς θαλάσσης, v. 30). Jusque-là, la sagesse était peu déterminée ; seul le v. 1 du chapitre mentionne les « commandements de vie » (ἐντολὰς ζωῆς) ; l’emploi du terme auquel recourt Dtlxx pour traduire מצוהl’associe aux comman- dements donnés par Yhwh. Mais les v. 24-25 indiquent clairement sa nature divine en l’associant à la « maison de Dieu » et au « lieu de son héritage »16. Le caractère inaccessible de ce domaine de la connaissance est alors encore plus clairement exprimé, toujours à l’aide de représen- tations spatiales : il « n’a pas de fin » (οὐκ ἔχει τελευτήν), il est « sans mesure » (ἀμέτρητος)17. 15 Notons que l’Alexandrinus a la leçon ἐγενήθησαν, qui neutralise en partie cet écart (voir Adams 2014, 108). 16 Contrairement à Adams (2014, 107), nous ne pensons pas que le pronom αὐτοῦ réfère à l’οἶκος τοῦ θεοῦ, mais à Dieu. 17 Voir aussi Reiterer (2010, 100). AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Berterottière L’expression « maison de Dieu » est elle-même singulière18. Elle est utilisée à de nombreuses reprises dans la Septante (en particulier en 2 Esd) pour désigner le temple (physique) de Jérusalem (Adams 2014, 107)19. Mais l’absence de toute évocation imagée, ou même de toute caractérisation positive de ce lieu (en-dehors de sa localisation « élevée », peu précise), nous pousse à écarter l’hypothèse d’une repré- sentation du temple. Il semble plus pertinent de mettre ces versets en rapport avec une invocation au Seigneur que l’on trouve dans la prière pénitentielle (2, 16) : « Seigneur, regarde du haut de ta maison sainte (ἐκ τοῦ οἴκου τοῦ ἁγίου σου), et prête attention à nous », qui s’inscrit dans la continuité d’autres passages bibliques qui situent la résidence de Dieu dans un lieu élevé ou céleste, comme Dt 26, 15 et És 63, 15 (Assan-Dhôte et Moatti-Fine 2005, 94), où la localisation est encore plus précisément indiquée par l’expression « du haut du ciel » (ἐκ τοῦ 92 οὐρανοῦ, מן־השמיםou )משמים. La « maison de Dieu » se rapporterait donc à la demeure céleste de la divinité, qu’il faut probablement mettre en parallèle avec « le lieu qu’il possède », c’est-à-dire la terre, dont les vastes dimensions viennent d’être implicitement évoquées par le passage en revue des prétendants à la sagesse. La localisation céleste de l’engendrement des géants viserait ainsi à placer les géants directement sous le pouvoir créateur de Dieu. Dans cette perspective, nous pourrions aller jusqu’à considérer le verbe ἐγεννήθησαν comme une sorte de passif divin. Cette interprétation explique que l’information importante relativement à la naissance des géants ne soit pas le récit de l’union de leurs parents, mais le fait que 18 Adams souligne que la localisation de l’engendrement des géants dans la maison de Dieu est peu discutée dans la recherche (2014, 108). 19 Voir Jg 18, 31 ; És 2, 2 ; Esd 23, 11lxx (Néh 13, 11) ; Tob 14, 4-5 ; en hébreu : בית־יהוהou בית־האלהים. L’expression se retrouve fréquemment chez Philon d’Alexandrie, sans avoir de signification constante : elle désigne tantôt l’univers (De plantatione, 50), tantôt le monde sensible (De somniis I, 185), tantôt le monde intelligible (De migratione Abraham, 5), ou encore l’intelligence du sage (De praemiis et poenis, 123). On retrouve aussi cette formule dans certains hymnes isiaques (Mack 1973, 41), sans que cela puisse porter à conséquence pour notre passage. AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Les trois sagesses de Baruch ces géants aient été engendrés dans le domaine de Dieu. La mention des géants servirait alors la célébration de l’absolue souveraineté de Dieu sur la création en rappelant qu’il est à l’origine même des êtres les plus menaçants ou les plus étranges, dans le prolongement d’autres poèmes sapientaux tels que Jb 40, 15-41, 26, où Yhwh déclare avoir créé Béhémoth et le Léviathan (voir aussi Si 43, 25). Outre la localisation céleste par opposition à la localisation terrestre de l’engendrement des géants en Gn 6, un autre aspect tout aussi remarquable de ces versets nous semble être la caractérisation délibé- rément indéterminée de cette demeure, au v. 25. La « maison de Dieu » ou le « lieu de son héritage » ne sont pas à proprement parler décrits. Cette caractéristique nous semble contraster avec les descriptions détaillées des lieux célestes que l’on rencontre en particulier dans la littérature apocalyptique. Un de ces textes nous semble à cet égard particulièrement intéressant : en 1 Hén 14, 8-23, Hénoch reçoit une 93 vision des demeures divines (appelées οἶκος), avant d’entendre le Seigneur annoncer aux Veilleurs leur châtiment et celui des géants. Le Livre des Veilleurs était probablement déjà en circulation à l’époque hellénistique et pouvait être connu de l’auteur de la section centrale de Baruch. Ce rapprochement nous invite à mettre ces versets en relation avec l’un des débats sur la nature de la sagesse qui animent certains textes de la littérature sapientiale ou apocalyptique : la question des limites de la connaissance humaine de l’univers. Un certain nombre de ces textes semblent considérer qu’une partie du cosmos ne peut être connue que de Dieu, et qu’il s’agit là de « mystères », de connaissances cachées à l’être humain ; Mack (1973) fait pour cela référence à la catégorie de la « sagesse cachée » (voir aussi Nihan 2009, 688–89). Cette idée est présente dans le texte de Jb 28 : « [la sagesse] est soustraite aux regards de tout être vivant, elle est cachée aux oiseaux du ciel » (ונעלמה מעיני כל־חי ומעוף השמים נסתרה׃, v. 21), ainsi qu’en Jb 38–39, lorsque Yhwh semble poser ces limites en énumérant les éléments de la création dont l’être humain n’a pas la maîtrise, contrairement à lui. On la trouve plus explicitement formulée en Si 3, 21-24 : AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Berterottière Ce qui est trop difficile pour toi (χαλεπώτερά σου, héb. )פלאות ממך, ne le cherche pas, et ce qui est au-dessus tes forces (פלאות, ἰσχυρότερά), ne l’examine pas, mais les commandements qui t’ont été donnés, c’est à cela que tu dois appliquer ta pensée ; tu n’as pas besoin de ce qui est caché (τῶν κρυπτῶν, )נסתרות. Ce qui te dépasse, ne t’y acharne pas ; car ce qui t’a été montré surpasse l’intelligence humaine. Car beaucoup ont été égarés par leur spéculation (ὑπόλημψις), et une mauvaise imagination a causé la chute de leurs pensées. À l’inverse, certains textes de nature apocalyptique mettent en scène la révélation à un élu de ces parties cachées de l’univers, sous la forme d’un voyage visionnaire ; ainsi du Livre des Veilleurs, qui raconte que les anges enlèvent Hénoch pour lui montrer les régions extrêmes du cosmos et le châtiment des Veilleurs (1 Hén 17–19). En cela, le Livre 94 des Veilleurs, et plus largement la tradition hénochique, revendique une forme de sagesse nettement différente de la tradition sapientiale la plus largement représentée dans la Bible hébraïque : la véritable sagesse que l’être humain doit rechercher est une sagesse surnaturelle. Une illustration de cette conception se trouve dans le début du récit du premier voyage d’Hénoch tel qu’il est décrit dans le Livre des Veilleurs (17, 1–18, 5). Pour Knibb (2003), ce passage peut en effet être interprété comme une réponse au chapitre 38 du livre de Job (209). Ce dernier texte suggère, par le biais de questions rhétoriques, que l’homme ne peut « [aller] jusqu’aux sources de la mer » (ἦλθες […] ἐπὶ πηγὴν θαλάσσης) ni « [se promener] dans les profondeurs de l’abîme » (ἐν δὲ ἴχνεσιν ἀβύσσου περιπάτησας, v. 16). Mais Hénoch voit « la bouche de tous les fleuves de la terre et la bouche de l’abîme » (τὸ στόμα τῆς γῆς πάντων τῶν ποταμῶν καὶ τὸ στόμα τῆς ἀβύσσου, 1 Hén 17, 8)20. Ainsi en est-il de plusieurs lieux situés aux confins de l’univers21. 20 Nous suivons la traduction de Dupont-Sommer et Philonenko (1987). Pour le texte grec : Lods (1892). 21 Pour une autre comparaison entre la littérature apocalyptique et la littérature sapientiale « institutionnelle », voir Wright (2007), sur le rapport entre le Livre d’Hénoch et Ben Sira. AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Les trois sagesses de Baruch Il semble ainsi qu’un débat ait existé à l’époque du Second Temple sur la possibilité de connaître les secrets de l’univers. On rencontre dans certains textes apocalyptiques l’idée (ici schématiquement résumée) que la sagesse céleste peut être connue de l’être humain ; cette connais- sance est cependant réservée à un élu ou un groupe d’élus, à qui elle est directement révélée au moyen de visions ou de voyages célestes. D’autres textes semblent considérer que la sagesse n’est pas pleine- ment ou directement accessible à l’être humain, qui ne peut la recevoir que sous forme médiée ; cette médiation est par exemple assurée par la « crainte de Yhwh » dans les Proverbes (voir entre autres Pr 1, 7) et dans la version finale, « orthodoxe », de Job 28 (voir Jb 28, 28 ; Blen- kinsopp 1995, 155), ou par la Torah dans le Siracide (voir par exemple Si 24, 23) – même s’il semble que Ben Sira ait reconnu l’existence, à côté de la sagesse particulière révélée au seul Israël par la Loi, d’une sagesse générale donnée à l’ensemble des êtres humains par la création22. Pour 95 Blenkinsopp (1995), on trouve aussi cette idée d’une double nature de la sagesse dans le Deutéronome (152–53)23. Cette dialectique de la révélation sapientiale se retrouve selon nous en Ba 3, 9–4, 4, où elle trouve sa formule propre dans la réécriture du poème sapiential de Jb 28. La dépendance littéraire de la section centrale de Baruch au texte de Jb 28 a été mainte fois repérée (Harrelson 1992, 158 ; Steck 22 C’est la thèse défendue par Schmidt Goering (2009), pour qui le rapport entre sagesse et loi dans le Siracide est plus complexe que la simple identification suggérée par Si 24, 23. Schmidt Goering emploie une image végétale pour distinguer ce qu’il appelle la sagesse particulière, réservée à Israël, de la sagesse générale, accessible à tous : la sagesse particulière est cachée, et ne peut être révélée que par une opération spécifique (le don de la Loi), tandis que la sagesse générale est comme la partie externe de la plante, visible par tous. Boccaccini (1991) a aussi proposé une définition plus précise de la relation entre sagesse et Torah, qui serait plutôt conçue comme une forme d’incarnation (« the law is the historical manifestation in Israel of a pretemporal wisdom ») que comme une identification (89). 23 Il interprète Dt 30, 11-14 à la lumière d’un autre passage dans le discours final de Moïse, Dt 29, 28, pour mettre en relation la connaissance inaccessible avec « ce qui est caché » ()הנסתרת. AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Berterottière 1994, 157). L’hymne à la sagesse mis dans la bouche de Job oppose également les œuvres humaines à la véritable sagesse, que Dieu seul possède. Comme Ba 3, 15-31, ce texte est construit autour de questions (Ba 3, 15-16.29-30 ; Jb 28, 12.20), dont les réponses affir- ment l’exclusivité divine de la possession de la sagesse (Ba 3, 32-36 ; Jb 28, 23-27). D’autres similitudes sont identifiables : ces deux textes associent à l’acquisition de la sagesse une image spatiale ; outre le travail des métaux y sont évoqués la richesse (Ba 3, 17 : Jb 28, 15-19 et passim) et « les oiseaux du ciel » (Ba 3, 17 ; Jb 28, 21) ; enfin, la sagesse divine est une sagesse créatrice (Ba 3, 32 ; Jb 28, 25-27). Henderson (2016) relève cependant un déplacement notable de la question direc- trice de chacun de ces deux passages : alors qu’elle portait sur le lieu de la sagesse en Jb 28, elle porte en Ba 3 sur l’identité des détenteurs de la sagesse ; l’interrogation « Mais la sagesse, où se trouve-t-elle ? Quel est 96 le lieu de l’intelligence ? » (ἡ δὲ σοφία πόθεν εὑρέθη; ποῖος δὲ τόπος ἐστὶν τῆς ἐπιστήμης;, Jb 28, 12) est ainsi devenue : « Qui a découvert son lieu, et qui est entré dans ses trésors ? » (τίς εὗρεν τὸν τόπον αὐτῆς, καὶ τίς εἰσῆλθεν εἰς τοὺς θησαυροὺς αὐτῆς, Ba 3, 15). Ce déplacement souligne que le véritable maître de la sagesse ne se trouve pas sur la terre ; la sagesse n’est donc plus considérée en elle-même mais en relation avec son possesseur. Cette idée se retrouve dans un autre procédé analysé par Henderson (2016) : la réécriture de certains éléments empruntés à Jb 28 dans un style deutéronomique pour souligner l’importance du peuple d’Israël comme destinataire de la révélation de la sagesse. Elle rapproche ainsi Ba 3, 29-30 de Dt 30, 12-13, où les expressions ἀναβαίνειν εἰς τὸν οὐρανον suivie du verbe λαμβάνειν (en Dt 30, 12 et Ba 3, 29), et πέραν τῆς θαλάσσης (en Dt 30, 13 et Ba 3, 30), constituent des parallèles flagrants. Même si la référence semble à première vue à contre-emploi, puisqu’il s’agit en Dt 30 de faire de l’écoute de la parole l’acte par excellence qui puisse assurer la proximité avec Yhwh, et d’affirmer en Ba 3 que la sagesse est inaccessible, elle vise selon Henderson à souligner ce caractère inintelligible pour les nations tout en préparant l’annonce de la révélation de la sagesse à Israël au v. 3724. 24 « The purpose of this allusion […] is to reinforce the sense of the remoteness and inaccessibility of wisdom for the nations […]. At the same time, by means AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Les trois sagesses de Baruch Le moyen de cette révélation est également indiqué dans la section : c’est la Torah qui constitue la médiation donnant accès à la sagesse (Ba 4, 1). Elle est ainsi descendue sur terre (ἐν τοῖς ἀνθρώποις συνανεστράφη, v. 38 ; voir aussi Si 24, 3.7-8), selon un mouvement contraire au schéma ascendant observable dans un texte comme 1 Hén où l’élu, à travers son enlèvement par les anges ou ses visions, est emmené au ciel pour y recevoir des révélations spécifiques. À l’idée de séjour terrestre de la sagesse correspond l’inclusion de l’ensemble du peuple d’Israël dans ses destinataires, contrairement à la nécessaire restriction des destinataires de la révélation céleste (la « génération lointaine » évoquée en 1 Hén 1, 2). La conception de la révélation sapientiale de cette section est résumée aux versets 32 à 38 : Dieu a créé le monde par sa sagesse, et a donné cette dernière à Israël, son élu, sous la forme de la Torah. Dans notre passage, cette importance de l’élection est exprimée au v. 27, en particulier avec le verbe ἐξελέξατο qui joue peut-être avec 97 la forme ἐξελέξαντο de Gn 6, 225. L’ensemble de la section traite donc de la sagesse révélée à Israël par la Torah qui le distingue des nations. La célébration des versets 24 et 25 tranche cependant sur cette orientation générale. La nature insondable et insaisissable qui y est attribuée au domaine divin nous pousse à considérer ces versets comme une forme d’hymne à la sagesse divine, corrélat de la sagesse terrestre. De même que l’affirmation du don de la sagesse à Israël est préparée par plusieurs éléments dans les versets antérieurs de la section, de même peut-on considérer que les versets 24 et 25 annoncent la sagesse divine du verset 32. Mise en rapport avec cette sagesse inaccessible à l’intelligence humaine, la mention de l’engendrement céleste des géants viserait ainsi à les placer sous le pouvoir créateur de Dieu. Dans cette perspective, nous pourrions aller jusqu’à considérer le verbe ἐγεννήθησαν comme une sorte de passif divin. Cette interprétation explique que l’information of its resonance with the context in Deuteronomy, the allusion prepares for the coming declaration that wisdom, in the form of Torah, has been revealed to Israel » (2016, 55). 25 Pour Reiterer (2010), cette reprise pourrait signifier que le plan de Dieu, l’élection, s’opposerait au choix arbitraire des Veilleurs (101–102). AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Berterottière importante relativement à la naissance des géants ne soit pas le récit de l’union de leurs parents, mais le fait que les géants aient été engendrés dans le domaine de Dieu. Cette localisation servirait alors la célébration de l’absolue souveraineté de Dieu sur la création en rappelant qu’il est à l’origine même des êtres les plus menaçants ou les plus étranges, dans le prolongement d’autres poèmes sapientaux tels que Jb 40, 15–41, 26, où Yhwh déclare avoir créé Béhémoth et le Léviathan (voir aussi Si 43, 25). L’idée d’un engendrement céleste des géants ne serait alors pas à entendre comme une correction du récit de Gn 6, mais comme une poursuite de la dévaluation de ces êtres : à la limitation de leur vie en Gn 6 correspondrait ici l’idée implicite qu’ils ont été créés par Dieu. Une seconde conséquence qui peut être tirée de notre analyse du passage, c’est que la localisation de l’engendrement des géants est délibérément laissée dans l’indétermination pour manifester l’existence 98 d’une forme de sagesse inaccessible à l’être humain. L’accent sur le peuple d’Israël comme destinataire de la révélation sapientiale aiguise l’opposition entre les deux formes de sagesse : pour Baruch, l’être humain reçoit la sagesse que Dieu a rendue terrestre ; il n’a donc pas à appliquer son intelligence aux secrets célestes qui ne lui ont pas été transmis. Peut-être l’auteur de Ba 3 a-t-il voulu par là se distinguer de la tradition hénochique : le motif de l’engendrement des géants, égale- ment présent en 1 Hén, permettrait à l’auteur de la section sapientiale de Baruch de s’opposer à la conception de la sagesse représentée par cette apocalypse. La méditation sapientiale de Ba 3 ne traite donc pas seulement des géants, mais également de la nature de la sagesse, en désignant en creux ce qu’elle n’est pas : donnée par Dieu à Israël sous la forme de la loi, la sagesse n’est pas une connaissance des secrets du cosmos réservée à un petit nombre d’entre le peuple d’Israël. La figure des géants offre ainsi, de manière originale, l’occasion d’une réflexion sur la définition de la sagesse. Contrairement à d’autres textes de la littérature du Second Temple, leur perdition n’est pas liée au jugement divin ni associée au Déluge.26 26 Pour un aperçu plus large d’autres interprétations de la figure des géants à cette époque, voir Stuckenbruck (2000). AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
Les trois sagesses de Baruch Cette association est encore différemment poursuivie dans les versets suivants, qui opposent le savoir guerrier des géants (ἐπιστα- μένοι πόλεμον, v. 26) au « chemin de la connaissance » refusé par Dieu aux géants (v. 27) et accordé au contraire à Israël (v. 37). 3. Guerre et sagesse (v. 26-28) Comme nous l’avons vu, aucune référence directe ne semble sous-tendre l’emploi de la qualification « connaisseurs de guerre » (ἐπισταμένοι πόλεμον) en Ba 3, 26 (avec Reiterer 2010, 100). Elle doit donc surtout être mise en relation avec le pendant que lui offre le « chemin de la connaissance » (ὁδὸν ἐπιστήμης) au verset suivant. La correspondance entre ces deux expressions nous amène à faire de la guerre, opposée à la connaissance véritable qu’est le don de Dieu, un 99 marqueur de la fausse sagesse. Nous voudrions donc, dans le dernier temps de notre recherche, proposer quelques hypothèses d’interpréta- tion pour interroger cette opposition. Plusieurs hypothèses s’offrent à nous pour interpréter ce contraste entre la sagesse guerrière des géants et la sagesse véritable. Une première possibilité, directement liée à la précédente étape de notre étude, pourrait être d’inscrire cette référence dans la perspective d’une confrontation avec le Livre des Veilleurs, en mettant en relation cette connaissance de la guerre attribuée aux géants avec certains des secrets délivrés par l’un des chefs des Veilleurs aux humains. On lit ainsi en 1 Hén 8, 1, juste après qu’ait été raconté l’engendrement des géants : « Azaël apprit aux hommes à fabriquer des épées, des armes, des boucliers, des cuirasses, choses enseignées par les anges » (Ἐδίδαξεν τοὺς ἀνθρώπους Ἀζαὴλ μαχαίρας ποιεῖν καὶ ὅπλα καὶ ἀσπίδας καὶ θώρακας, διδάγματα ἀγγέλων) ; la leçon du Syncelle ajoute, après les cuirasses : « et tout objet de guerre » (καὶ πᾶν σκεῦος πολεμικόν). Dans l’opposition entre les deux formes de sagesse, cette connaissance de techniques propres à la guerre serait alors à comprendre comme une connaissance malfaisante. Bien que l’on ne puisse être certain que le Livre des Veilleurs fût connu de l’auraient inspiré, on peut imaginer que des traditions similaires sur le savoir des géants circulaient à AABNER 1, 2 (2021) ISSN 2748-6419
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