CHRONIQUES DES NOUVELLES CONFLICTUALITÉS - Ces espions du Kremlin qui fragilisent les démocraties - IEIM-UQAM
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CHRONIQUES DES NOUVELLES CONFLICTUALITÉS Ces espions du Kremlin qui fragilisent les démocraties Par Simon Piché-Jacques En 2015, le Parlement allemand était victime d’une cyberattaque d’envergure. À cette époque déjà, la Russie fut pointée du doigt par l’Allemagne. Or, la chancelière allemande, Angela Merkel, vient tout récemment de confirmer l’implication de Moscou dans cette affaire. Cet incident lève le voile sur les leviers de la puissance russe et nous force à nous poser la question : le Canada est-il également pris pour cible ?
L’évènement n’est d’ailleurs pas sans rappeler les et fermeté à l’égard de la Russie, la chancelière cas d’ingérence électorale qui ont été révélés aux allemande s’est pourtant montrée pragmatique États-Unis en 2016 et en France en 2017. Angela quant à la poursuite de ses relations avec Moscou, Merkel détiendrait des preuves tangibles que jugeant qu’il était préférable, malgré tout, de faire les tentatives de cyberpiratage de 2015 — qui preuve de « flexibilité ». Car rappelons-nous, ont visé tant ses données personnelles que la Merkel avait fortement condamné l’annexion de Chambre des députés et les différents services du la Crimée par la Russie en 2014, et avait défendu Parlement allemand, le Bundestag — auraient le maintien des sanctions de l’Union européenne été orchestrées par le renseignement militaire contre la Russie. En revanche, la chancelière russe (GRU). allemande avait soutenu, en dépit de l’opposition populaire et des sanctions américaines, la Le 13 mai dernier, Merkel a sévèrement critiqué construction du gazoduc Nord Stream 2, un cette opération clandestine. Menée — selon toute pipeline qui doublera dès son achèvement la vraisemblance — par le groupe de pirates infor- quantité de gaz russe acheminée vers l’Europe matiques affilié au GRU « APT28 » ou Fancy occidentale, depuis la mer Baltique. Bear, elle aurait servi à dérober 16 gigaoctets de documents, dont plusieurs courriels reçus par la chancelière entre 2012 et 2015. Cette « Garder l’œil ouvert » cyberattaque avait littéralement paralysé les activités du Bundestag pendant plusieurs jours. Il est cependant impératif de garder l’œil D’après les conclusions du procureur général ouvert quant aux actions malveillantes de d’Allemagne, la Russie cherchait à s’approprier la Russie, affirmait dernièrement Angela de l’information hautement confidentielle et Merkel. Car si la cyberattaque de 2015 défraie stratégique, possiblement essentielle à une actuellement la manchette, cette intrusion opération d’ingérence électorale à l’approche n’est pas la première ni la dernière. En effet, la des élections allemandes de septembre 2017. Russie s’adonne fréquemment à des opérations Hans-Georg Massen, directeur du Service de HUMINT et SIGINT2 dont l’objectif demeure renseignement intérieur allemand soulignait : le même : perturber des sociétés adverses sans « Notre homologue essaie de générer des s’enfoncer dans des conflits directs avec elles. informations qui peuvent être utilisées pour Ces pratiques cacheraient un modus operandi, désinformer ou influencer nos opérations. » mêlant les campagnes de propagande, de dé- Dans la foulée, le procureur général allemand a sinformation et de salissage (kompromat), aux lancé un mandat d’arrêt contre Dimitri Badin, nouvelles technologies de l’information. Ces un agent du GRU âgé de 29 ans, également techniques sont fortement influencées par recherché par le FBI pour son implication dans celles qu’employaient jadis les services secrets le vol de courriels au Comité national du parti de l’URSS, pour qui aucune distinction majeure démocrate en 2016. n’existait entre la propagande et les opérations Ce développement vient encore une fois clandestines, ni même entre la diplomatie et la refroidir les rapports diplomatiques déjà fragiles violence politique. entre l’Allemagne et la Russie1. Entre souplesse après cette affaire, le gouvernement allemand sommait deux 1 Cette nouvelle tombe quelques mois après le meurtre du membres de l’ambassade de Russie en Allemagne de quitter ressortissant géorgien d’origine tchétchène Tornik K., abattu le pays dans un délai de sept jours. Deux diplomates russes, par un homme juché sur son vélo le 23 août 2019 dans le identifiés antérieurement par les autorités allemandes comme parc Tiergarten, au cœur de Berlin. Cette exécution, per- des agents du GRU, ont dû effectivement quitter le pays. pétrée en plein jour au moyen d’une arme munie d’un silen- 2 Abréviations de Human Intelligence et Signal Intelligence, le cieux aurait été, selon la justice allemande, commise par les premier faisant référence au renseignement d’origine humaine, services de renseignement russes ou tchétchènes. Trois mois et le deuxième, au renseignement d’origine électromagnétique.
En effet, cette posture stratégique propre à la mobilisé pour effectuer du travail de veille, de Russie, dont les rouages nous renvoient souvent coordination, d’assassinats ciblés, de sabotage, de à des techniques « KGBistes », fait l’objet, dans piratage informatique, d’ingérence électorale et bien des cas, de vives accusations à l’étranger. de désinformation tous azimuts. Véritable porte- En Allemagne, par exemple, la Russie s’est vue étendard du renseignement extérieur russe, le GRU accusée d’avoir entrepris une guerre de l’infor- relaie de surcroît des renseignements militaires mation, par le truchement de fausses nouvelles au gouvernement et supervise les forces spéciales entourant la crise des migrants. Certains médias russes (Spetsnaz). russes y évoquaient de fausses histoires de viol, Parmi les opérations du GRU les plus notoires, de pédophilie ou d’inceste perpétrées par des tant par leurs succès que leurs échecs, notons demandeurs d’asile, afin d’alimenter l’angoisse la tentative de cyberintrusion de 2018 au sein populaire et d’affaiblir la confiance des électeurs de l’Organisation pour l’interdiction des armes envers les politiques de la chancelière. On y parlait chimiques (OIAC) aux Pays-Bas, l’affaire Skripal en même de conspirations sur le danger imminent banlieue de Londres en 2018, les activités suspectes d’attaques terroristes commises par les réfugiés à proximité des câbles Internet sous-marins sur et d’un retour du nazisme dans certaines régions les côtes irlandaises au début de l’année 2020 ou de l’Allemagne pour alimenter les divisions dans encore, la tentative présumée d’empoisonnement l’ensemble de l’Union européenne, et s’en servir de trois politiciens tchèques en avril dernier. comme levier pour entraîner l’abandon des sanctions contre Moscou. Le Canada est-il à l’abri ? Le joker de Poutine Selon le plus récent rapport annuel (caviardé) Si un grand nombre d’acteurs tant officiels du Comité des parlementaires sur la sécurité qu’officieux garnissent la boîte à outils russe, nationale et le renseignement (CPSNR), le Canada comme les médias parrainés par l’État (Sputnik, ne serait pas à l’abri des stratégies de subversion Russia Today, etc.), l’Internet Research Agency russe. On constate que la Russie se prête à des (IRA) et les hackers « patriotiques », l’appareil de activités d’ingérence étrangère en visant plusieurs renseignement reste sans nul doute l’instrument institutions composant le système politique de prédilection du président Poutine. C’est ce que canadien, mobilise des agents de renseigne- soutient entre autres Clint Watts, chercheur pour ment sous le couvert diplomatique, se livre à la l’Alliance for Securing Democracy3 pour qui « les surveillance et à la coercition d’étudiants et de services de renseignement russes restent l’une des membres du corps professoral d’établissements plus grandes forces du pays. » d’enseignement postsecondaire, et qu’elle cible diverses communautés ethnoculturelles. Contraint d’exécuter des tâches peu orthodoxes et risquées, le GRU s’établit comme une véritable Parmi ces diverses observations, le rapport conclut arme asymétrique contre les puissances de également que les alliés du Canada, y compris ceux l’Ouest. Ce service à caractère offensif est de l’alliance de coopération en matière de SIGINT appelée Five Eyes, sont victimes de nombreuses 3 L’Alliance for Securing Democracy (ASD) est un groupe attaques de ce type. On y juge que « la nature et bipartisan de défense de la sécurité nationale transatlantique, l’étendue de la menace d’ingérence étrangère formé en juillet 2017, dans l’objectif de contrer les efforts par la Russie sont appréciables », et que cet outil de la Russie visant à saper les institutions démocratiques auquel Moscou recourt régulièrement représente aux États-Unis et en Europe. L’organisation est dirigée principalement par d’anciens hauts responsables du une composante additionnelle aux menaces à la rensei-gnement et du département d’État des États-Unis. sécurité nationale que la Russie fait peser sur ses
adversaires dans le monde.4 possède des intérêts dans cette région convoitée pour ses ressources naturelles et pour ses eaux de Mais pourquoi cibler le Canada ? Hormis le fait plus en plus accessibles. que le pays possède des centres de recherche à la fine pointe de la technologie dans plusieurs De l’Allemagne au Canada donc, ces « espions venus domaines stratégiques, le Canada est « attrayant » du froid » ont visiblement pour ordre d’ébranler pour plusieurs raisons. D’abord, il fait partie les fondements des démocraties occidentales, en de l’OTAN et des Five Eyes. Comme l’exprime exploitant tant les faiblesses humaines que les vul- Nicole Jackson de la Simon Fraser University, « le nérabilités des sociétés libérales. En l’occurrence, Canada est un membre clé de l’OTAN qui y joue loin de s’être totalement affranchie du spectre d’une un rôle actif en réponse à la rhétorique souvent politique étrangère propre à l’URSS, la Russie de agressive de la Russie et à sa militarisation. » Poutine semble utiliser aussi régulièrement des Les opérations REASSURANCE et UNIFIER, outils similaires dans ses relations avec les autres auxquelles les Forces armées canadiennes États. prennent part, sont d’ailleurs des exemples qui illustrent parfaitement son propos. De la même Simon Piché-Jacques est coordonnateur manière, les enjeux entourant l’Arctique font du et chercheur à l’Observatoire des conflits Canada une cible stratégique pour quiconque multidimensionnels de la Chaire Raoul- Dandurand. 4 Dans le cadre de ce rapport, la GRC a fourni un document intitulé Draft Report on Foreign Interference, en y précisant que « l’ingérence étrangère est un terme générique qui définit de nombreuses activités (dont l’espionnage) […] » En ce Pour en savoir plus sur la Chaire Raoul-Dandurand sens, le corps policier présentait comme un cas d’ingérence et ses travaux: l’affaire Jeffrey Delisle (2007), du nom d’un ancien agent de renseignement de la Marine royale canadienne qui avait vendu https://dandurand.uqam.ca/ à des diplomates russes des informations sensibles à propos du réseau classifié de partage de renseignements « Stone ghost ». @ Aurélien Romain
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