Commémorer la ville : une analyse comparative des célébrations du centenaire de Toronto et du tricentenaire de Montréal - Érudit

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Revue d'histoire de l'Amérique française

Commémorer la ville : une analyse comparative des
célébrations du centenaire de Toronto et du tricentenaire de
Montréal
Harold Bérubé

Volume 57, Number 2, Fall 2003                                                  Article abstract
                                                                                This article is a comparative study of the commemorative celebrations of the
URI: https://id.erudit.org/iderudit/009143ar                                    100th anniversary of Toronto’s incorporation in 1934 and the 300th anniversary
DOI: https://doi.org/10.7202/009143ar                                           of the foundation of Montréal by de Maisonneuve in 1942. Both events make
                                                                                place to discourses on the urban environment, its relation with the larger
See table of contents                                                           ensemble that is the nation and, generally, with the Western civilization.
                                                                                Beyond the specific contexts of Toronto and Montréal, a common approach to
                                                                                commemoration, discourses and the associated practices can be drawn.
                                                                                However, as demonstrated by an analysis of the actors involved in the
Publisher(s)
                                                                                organization of these festivities and of the programs they prepared, the end
Institut d'histoire de l'Amérique française                                     result of their efforts is as much a product of ideological and cultural
                                                                                imperatives as of material and pragmatic concerns.
ISSN
0035-2357 (print)
1492-1383 (digital)

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Bérubé, H. (2003). Commémorer la ville : une analyse comparative des
célébrations du centenaire de Toronto et du tricentenaire de Montréal. Revue
d'histoire de l'Amérique française, 57(2), 209–236.
https://doi.org/10.7202/009143ar

Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 2003           This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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Commémorer la ville : une analyse
                       comparative des célébrations du
                       centenaire de Toronto et du
                       tricentenaire de Montréal1

                       harold bérubé
                       Département d’histoire
                       Université du Québec à Montréal

résumé • Cet article constitue une étude comparative des célébrations commémoratives
entourant le centenaire de l’incorporation de Toronto en 1934 et le tricentenaire de la
fondation de Montréal en 1942. Ces deux événements sont l’occasion de s’exprimer sur
le milieu urbain, sur sa relation avec l’ensemble plus large qu’est la nation et, plus géné-
ralement, avec l’Occident. Au-delà des particularités des contextes torontois et montréalais,
une approche commune de la commémoration et des discours et des pratiques qui y sont
associées se dégage. Toutefois, comme le démontre une analyse du personnel engagé dans
l’organisation de ces fêtes, des programmes qu’ils ont élaborés et des résultats finaux, ces
discours et ces pratiques commémoratives sont aussi modulés par des impératifs de nature
plus pragmatique qu’idéologique, plus matérielle que culturelle.

abstract • This article is a comparative study of the commemorative celebrations of the
100th anniversary of Toronto’s incorporation in 1934 and the 300th anniversary of the
foundation of Montréal by de Maisonneuve in 1942. Both events make place to discourses
on the urban environment, its relation with the larger ensemble that is the nation and,

   1. Cet article est tiré de mon mémoire de maîtrise (Harold Bérubé, Commémorer la ville, une
analyse comparative des célébrations du centenaire de Toronto en 1934 et du tricentenaire de Montréal en
1942, mémoire de maîtrise (Histoire), Université de Montréal, 2002, 166 p.). Sa rédaction n’aurait
pas été possible sans l’aide financière du CRSH et du FQRSC. Je souhaite d’ailleurs remercier
mes correcteurs anonymes dont les commentaires et critiques ont grandement contribué à la
forme finale de cet article, ainsi qu’Amélie Bourbeau, Jean-Pierre Collin et Michèle Dagenais,
qui en ont lu les premières versions.

RHAF, vol. 57, no 2, automne 2003
210      revue d’ histoire de l ’ amérique française

generally, with the Western civilization. Beyond the specific contexts of Toronto and
Montréal, a common approach to commemoration, discourses and the associated practices
can be drawn. However, as demonstrated by an analysis of the actors involved in the
organization of these festivities and of the programs they prepared, the end result of their
efforts is as much a product of ideological and cultural imperatives as of material and
pragmatic concerns.

Q      ue faisons-nous lorsque nous commémorons ? S’agit-il d’évoquer
       et d’honorer le passé, de répondre mécaniquement aux appels du
calendrier et de l’histoire, ou n’est-ce encore qu’un prétexte pour se
divertir ? La commémoration est-elle un outil au service d’élites désirant
manipuler la mémoire collective à leurs fins ou plus simplement une
entreprise commerciale et touristique ? L’acte de commémoration est
complexe. Il tend vers plusieurs fins contradictoires et répond simul-
tanément à plusieurs besoins.
   Ce n’est que depuis les années 1980 que les célébrations commémo-
ratives et autres manifestations spectaculaires de l’identité collective font
l’objet d’études historiques approfondies2. Les deux dernières décennies
ont ainsi vu se multiplier les travaux portant sur les traditions inventées,
les lieux de mémoire et autres avatars de la mémoire publique3. Comme la
majorité des auteurs de ces ouvrages, je crois que ce type de célébration
est plus qu’une simple affaire de divertissement. La commémoration est
une occasion pour les élites d’une société d’utiliser l’histoire, la sym-
bolique, les discours et les actes en vue de modifier ou de renforcer un

   2. Cette question est explorée dans le bref bilan dressé par Nicholas Rogers et Adrian
Shubert, « Introduction : Spectacle, Monument, and Memory », Histoire sociale/Social History,
29,58 (novembre 1996) : 265-273.
   3. Mentionnons les ouvrages clés d’Eric Hobsbawm et Terence Ranger, dir., The Invention of
Tradition (Cambridge, Cambridge University Press, 1999 ; 1983), 322 p. ; et de Pierre Nora, dir.
Les lieux de mémoire (Paris, Gallimard, 1984), 3 vol. Plus près de nous, en plus d’une pléiade
d’articles, mentionnons, malgré leurs limites, les ouvrages de Jacques Lacoursière et Jacques
Mathieu, Les mémoires québécoises (Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1991), 383 p. ; et
de Rémi Tourangeau, Fêtes et Spectacles du Québec (Québec, Nuit Blanche, 1992), 398 p. On
retrouvera des études plus fouillées dans Norman Knowles, Inventing the Loyalists. The Ontario
Loyalist Tradition & the Creation of Usable Pasts (Toronto, University of Toronto Press, 1997),
244 p. ; Jonathan F. Vance, Death So Noble : Memory, Meaning and World War One (Vancouver, UBC
Press, 1997), 319 p. ; Patrice Groulx, Pièges de la mémoire : Dollard des Ormeaux, les Amérindiens et
nous (Hull, Vents d’Ouest, 1998), 436 p. ; Henry Vivian Nelles, The Art of Nation-Building.
Pageantry and Spectacle at Quebec’s Tercentenary (Toronto, University of Toronto Press, 1999),
397 p. ; Alan Gordon, Making Public Pasts. The Contested Terrain of Montreal’s Public memories, 1891-
1930 (Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2001), 233 p. ; et, plus récemment, Ronald
Rudin, Founding Fathers. The Celebration of Champlain and Laval in the Streets of Quebec, 1878-1908
(Toronto, University of Toronto Press, 2003), 290 p.
Commémorer la ville              211

ou des cadres identitaires4. Si ce processus est inhérent aux célébrations
commémoratives, il est limité par un ensemble de contraintes d’ordre
idéologique et culturel, mais aussi d’ordre matériel et pragmatique. Ces
derniers éléments ont d’ailleurs souvent peu à voir avec la construction
de l’identité publique ou collective. Il n’en demeure pas moins qu’ils ont
parfois une influence déterminante sur le déroulement des festivités en
question. C’est une problématique qu’illustrent d’ailleurs pleinement les
deux séries de célébrations commémoratives étudiées ici : celles du
centenaire de l’incorporation de Toronto en 1934 et celles du tricente-
naire de la fondation de Montréal en 1942.
   Cette étude veut mettre en évidence le double rôle joué par ces con-
traintes culturelles et matérielles dans l’organisation et le déroulement
de ces fêtes. Dans un premier temps, j’évoquerai brièvement le contexte
immédiat des fêtes, c’est-à-dire les conditions de préparation et de dérou-
lement des festivités ; deuxièmement, je m’attarderai au contexte histo-
rique plus large des deux villes concernées. Cette première démarche
permettra de mieux comprendre la sélection des événements historiques
qui, dans chacune des deux villes, font l’objet d’une commémoration..
Ce décor mis en place, j’aborderai les festivités en tant que telles. J’évo-
querai les individus et les groupes qui s’y sont engagés, les programmes
élaborés. Cette seconde démarche éclairera les changements qui s’opè-
rent entre la conception initiale des programmes et le déroulement
effectif des festivités.
   Un mot sur les sources utilisées dans le cadre de cette étude. Les deux
principaux fonds dépouillés sont ceux des deux comités organisateurs5.
Dans les deux cas, il existe également des publications qui commémo-
rent les fêtes. Dans le cas de Toronto, une monographie sur l’histoire de
la ville de l’historien J. E. Middleton6 a été publiée. Du côté de Montréal,
le secrétaire du comité des fêtes, Jean-Paul Héroux, a produit un compte

   4. Cet aspect – l’utilisation de l’histoire à des fins identitaires – a déjà été abordé dans Harold
Bérubé, « La ville au cœur de la nation : l’utilisation du passé dans l’élaboration de l’identité
urbaine », Urban History Review/Revue d’histoire urbaine, 30,2 (mars 2002) : 16-27.
   5. Montréal, Division de la gestion des documents et des archives (DGDA), fonds de la
Commission du Troisième Centenaire de Montréal (VM 12) ; Toronto, City of Toronto Archives
(CTA), fonds du Toronto Centennial Celebrations Committee (RG 250). Soulignons que dans le
cas torontois, il existe également un fonds provincial lié aux fêtes : Toronto, Archives of Ontario,
Toronto Centennial collection (MU 2989-2990). Malheureusement, ce fonds ne contient que des
documents promotionnels ou officiels déjà accessibles par l’entremise du fonds municipal.
   6. J. E. Middleton, The Officiel Centennial Book 1834-1934. Toronto’s 100 Years (Toronto, The
Centennial Committee, 1934), 228 p.
212      revue d’ histoire de l ’ amérique française

rendu très détaillé des fêtes7. L’enthousiasme de Héroux appelle toute-
fois à la prudence quant à son utilisation pour autre chose que des
données factuelles. Enfin, pour les deux villes, j’ai procédé à un dépouil-
lement des grands quotidiens locaux pour la durée des fêtes et pour les
moments décisifs de leur organisation8.
   Le principal objectif de cet article est de relativiser l’importance attri-
buée aux impératifs d’ordre culturel ou idéologique dans la formation
des discours et des pratiques identitaires associés à ce genre de manifes-
tation. Sans les réduire à un bruit de fond insignifiant, je désire souligner
que, s’ils nous renseignent sur la mentalité des élites commémorantes
qui ont élaboré ces fêtes, ces discours et ces pratiques sont également
modulés par des considérations d’ordre pragmatique ou matériel. On
verra que les contextes difficiles dans lesquels se déroulent ces fêtes
viennent accentuer ce dernier aspect.
L E C O N T E X T E H I S TO R I Q U E

Les réalités économiques, politiques et sociales auxquelles doivent faire
face les commémorants, si elles n’expliquent pas à elles seules la tenue
de célébrations commémoratives, en déterminent l’ampleur, le caractère
et, dans une moindre mesure, le contenu. C’est donc vers ces éléments
de contexte que je me tournerai d’abord. À Toronto comme à Montréal,
les organisateurs des fêtes étudiées devront composer avec des con-
traintes importantes, mais de différentes natures. Ainsi, les cérémonies
du centenaire de l’incorporation de Toronto seront préparées et se
dérouleront dans l’ombre de la crise économique qui balaie la majeure
partie du monde occidental tout au long de la décennie 1930. Les fêtes
du tricentenaire de Montréal se tiendront dans le sillage de cette crise,
mais dans le contexte encore plus troublant d’une guerre mondiale.
   Sans être totalement épargnée par la Crise, Toronto s’illustrera tout au
long de la décennie 1930 par sa capacité à résister à ses pires effets. À
l’opposé, Montréal les subira avec difficulté. Dans les deux régions
métropolitaines, un nombre important de municipalités périphériques
font face à la banqueroute. Montréal elle-même n’échappe pas à cette
situation. Au contraire, Toronto parvient à gérer ses déficits successifs et

    7. Jean-Paul Héroux, 1642-1942 : Troisième Centenaire de Montréal (Montréal, Commission du
IIIe centenaire, 1942), 302 p.
    8. Il s’agit des quotidiens le Globe et le Daily Star pour Toronto, et de La Patrie, La Presse et
The Gazette pour Montréal.
Commémorer la ville            213

à maintenir son taux de chômage à des niveaux raisonnables9. Ce con-
traste entre les deux villes se retrouve aussi du point de vue de leurs
destinées financières. La métropole ontarienne conserve ses acquis10. À
l’opposé, la situation économique de sa concurrente québécoise se
détériore rapidement dès les premières années de la Crise. Certains de
ses piliers financiers, comme la Sun Life ou la Banque de Montréal, s’en
tirent assez bien, mais sa Bourse connaît un interminable purgatoire
dont les effets se feront sentir jusque dans les années d’après-guerre.
   À ce niveau, on peut dire que la Crise ne fait qu’accentuer des ten-
dances lourdes déjà présentes depuis au moins la fin de la Première
Guerre mondiale. Le déclin progressif de la Grande-Bretagne comme
puissance économique et principal partenaire commercial des élites éco-
nomiques de Montréal, conjugué à une ascension de l’économie amé-
ricaine pour laquelle Toronto est mieux préparée et située, condamnent
à long terme la prédominance de l’économie montréalaise au Canada et
favorisent la montée de sa rivale ontarienne11. Cette double trajectoire se
reflétera dans les discours et les pratiques observés dans les deux villes.
Plus largement, le contexte de crise économique est inhérent à l’évo-
lution générale de l’opinion publique et des mentalités durant cette
période. Même si ces données ne peuvent être chiffrées, elles entrent
indéniablement dans les calculs des organisateurs des deux séries de fêtes
étudiées ici.
   À travers le Canada, on retrouve les mêmes symptômes à des degrés
divers : effritement de la confiance de la population envers les institu-
tions politiques et économiques traditionnelles, montée de l’agitation et
de la radicalisation politiques, xénophobie latente. À Toronto comme à
Montréal, ces effets sont modulés par les particularités du contexte local.
Dans le premier cas, la relative aisance avec laquelle la ville traverse la
crise, la présence au niveau municipal d’un gouvernement conservateur
bénéficiant d’un support important et l’action ponctuelle des forces
policières contribuent à freiner l’éclosion de mouvements radicaux ou le

   9. Roger E. Riendeau, « A Clash of Interests : Dependency and the Municipal Problem in the
Great Depression », Revue d’études canadiennes, 14,1 (printemps 1979) : 50.
   10. Par exemple, le Financial Post est en mesure, en 1939, de proclamer que Toronto « [has]
passed Montreal as a centre of finance, commerce and industry. » ; cité dans James Lemon,
Toronto Since 1918 : An Illustrated History (Toronto, J. Lorimer, 1985), 64.
   11. Paul-André Linteau, Histoire de Montréal depuis la Confédération (Montréal, Boréal, 2000),
286, 305-306.
214      revue d’ histoire de l ’ amérique française

désordre social12. Ce qui n’empêche pas différents courants progressistes
plus modérés et issus des milieux ouvriers d’avoir un impact sur le plan
idéologique. On en retrouvera par exemple la trace dans un vibrant
plaidoyer du lieutenant-gouverneur ontarien H. A. Bruce en faveur du
logement social lors d’une des cérémonies d’ouverture du Centenaire13.
On notera tout de même au sein des membres de l’élite locale engagés
dans l’organisation des fêtes du centenaire un attachement aux institu-
tions et aux valeurs de l’empire. L’importante homogénéité culturelle et
ethnique de la métropole ontarienne, ainsi que la place considérable
qu’y occupent traditionnellement l’imagerie et les valeurs impériales,
favorisent cette tendance qui ne doit toutefois pas être associée à un
impérialisme traditionaliste. L’attachement dont il est question n’a plus
beaucoup à voir avec l’impérialisme victorien décrit par Carl Berger pour
la période 1867-191414. On ne rêve plus tant à un empire confédéral fort
qu’à une relation surtout culturelle et politique entre partenaires égaux.
   Plus concrètement, en 1934, le conservatisme ambiant dont il est
question trouve un écho dans la structure politique du pays : à Ottawa,
R. B. Bennett et les Conservateurs sont en selle depuis 1930 ; en Ontario,
George S. Henry a remplacé le « grand prêtre tory » G. Howard Ferguson
à la tête du parti conservateur provincial ; à Toronto, le conservateur
William Stewart a accédé en 1930 à la mairie. La fragilité de cette
emprise conservatrice sur les structures politiques ontariennes est toute-
fois mise en évidence par le fait que l’année même des fêtes du cente-
naire, Henry et Stewart quittent le pouvoir. Battu par King, Bennett les
suivra l’année suivante.
   Pour ce qui est de Montréal, au niveau économique, la Seconde
Guerre mondiale se traduit rapidement par une certaine prospérité,
même si les séquelles de la crise continuent de se faire sentir15 et même
si la guerre entraîne son lot d’incertitudes. Ajoutons à ce contexte les

   12. « While the dependency problem tended to make municipal politics more lively in the
1930s, it did not precipitate widespread radicalism and political upheaval in the metropolitan
Toronto area. There is no significant shift to the “left”… », R. E. Riendeau, loc. cit., 56.
   13. Le lieutenant-gouverneur attaque franchement les autorités municipale, provinciale et
fédérale pour leur passivité face à la dégradation rapide de la situation du logement dans la Ville-
Reine, qui se veut pourtant exemplaire au Canada à ce sujet. City of Toronto Archives (CTA),
Toronto City Council Minutes, 1934, appendice C, 24-26.
   14. Carl Berger, The Sense of Power. Studies in the Ideas of Canadian Imperialism 1867-1914
(Toronto, University of Toronto Press, 1970), 3-11.
   15. La mise en tutelle de la ville de Montréal de 1940 à 1944, pour cause de surendettement
et de mauvaise administration, constitue une manifestation particulièrement spectaculaire de
ces effets. Paul-André Linteau et al., Histoire du Québec contemporain. Le Québec depuis 1930,
tome II (Montréal, Boréal, 1989), 63.
Commémorer la ville             215

débats et le plébiscite de 1942 sur la conscription, qui ont lieu parallè-
lement aux fêtes du tricentenaire et qui réveillent à travers le Canada le
spectre d’une crise semblable à celle qu’avait connue le pays durant le
conflit précédent. Enfin, dans le cadre d’un réveil du nationalisme
canadien-français, qui se fait clairement sentir dès les années 1920 et
1930, Montréal devient rapidement un « champ de bataille » symboli-
quement significatif. Tout au long de l’entre-deux-guerres, le poids
démographique des francophones augmente dans une ville où les
anglophones exercent toujours une importante influence économique,
politique et culturelle. La volonté de reconquérir la ville, de se l’appro-
prier politiquement et symboliquement se fera sentir lors des fêtes16.
   Dans ce contexte, on constatera que les festivités étudiées seront
l’occasion de véhiculer des valeurs et des messages émanant principa-
lement de groupes et d’individus liés aux composantes plus conserva-
trices de leurs sociétés respectives. Il s’agit autant pour ces acteurs de
freiner ou de contrer les changements liés à la modernité que connais-
sent leurs sociétés respectives, que de trouver les moyens de s’y adapter.
Malgré ces efforts, il est important de noter que ces élites conservatrices
— les tenants du clérico-nationalisme dans un cas, ceux d’un nationa-
lisme canadien teinté d’impérialisme dans l’autre — verront leurs bases
sociales et les valeurs sur lesquelles elles s’appuient s’effriter rapidement
dans les années d’après-guerre. Les axes identitaires autour desquels
gravitent les deux Canadas changeront après la Deuxième Guerre
mondiale, reléguant les spectacles, les rituels et les discours décrits plus
bas aux oubliettes de la mémoire publique17, et rendant inutilisables à des
fins identitaires certains aspects du passé mis de l’avant lors des fêtes.
   Car, à la base, à Montréal comme à Toronto, un moment premier a
été favorisé par les commémorants aux dépens d’autres possibilités18, les

    16. La question du déclin de la présence des anglophones dans la « mémoire publique » de la
ville a été brièvement explorée par Alan Gordon, Making Public Pasts. The Contested Terrain of
Montreal’s Public Memories, 1891-1930 (Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2001), 178-183.
    17. Les changements identitaires importants que connaissent le Canada anglais et le Canada
français au cours des décennies qui suivent la fin de la Deuxième Guerre mondiale sont décrits,
entre autres, dans Kenneth McRoberts, Misconceiving Canada. The Struggle for National Unity
(Oxford, Oxford University Press, 1997), 31-76 ; José E. Igartua, « L’autre révolution tranquille.
L’évolution des représentations de l’identité canadienne-anglaise depuis la Deuxième Guerre
mondiale », dans Gérard Bouchard et Yvan Lamonde, dir., La nation dans tous ses états. Le Québec en
comparaison (Montréal, Harmattan, 1997), 271-296 ; Susan Mann, The Dream of Nation. A Social and
Intellectual History of Quebec (Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2002) (1982), 266-315.
    18. « Montréal, like many cities established in the New World, has numerous “founda-
tions”. », A. Gordon, op. cit., 175.
216      revue d’ histoire de l ’ amérique française

plus évidentes étant la fondation de Toronto/York par le lieutenant-
gouverneur du Haut-Canada, John Graves Simcoe, en 1793 et, inverse-
ment, l’obtention par Montréal en 1833 d’une charte municipale. Les
événements choisis et surtout la manière dont ils sont présentés ou mis
en marché reflètent non seulement une certaine historiographie, mais
surtout une vision du passé guidée par le présent.
   Dans le cas de Montréal, il existait, longtemps avant la professionnali-
sation de la discipline historique au Canada, tout un corpus sur les ori-
gines de Ville-Marie19. Des auteurs comme Dollier de Casson et Étienne-
Michel Faillon posent les bases d’un récit de fondation de Ville-Marie où
se mêlent héroïsme, mystique missionnaire et intervention divine. Paul
Chomedey de Maisonneuve, fondateur de la ville, y prend la tête d’un
groupe de personnages plus grands que nature. Guidés par la Provi-
dence en terre d’Amérique, ils parviendront, malgré les obstacles que
sont les Sauvages et la nature inhospitalière, à poser les bases d’une
grande ville. C’est essentiellement à ce récit teinté de légendaire que se
référeront les organisateurs des cérémonies commémoratives20. Com-
ment se mesure-t-il à l’histoire de Montréal écrite de nos jours ?
   Le site de Montréal attire l’attention de Samuel de Champlain plu-
sieurs années avant la fondation d’un établissement européen perma-
nent sur l’île. Il faut attendre 1642 pour que, sous la gouverne de Paul
Chomedey de Maisonneuve, un groupe d’une quarantaine de colons y
débarque et y prenne résidence. Ville-Marie missionnaire vivote durant
ses premières années d’existence et ne prend son envol qu’en s’insérant
dans le réseau de commerce de la fourrure dont dépend en bonne partie
l’économie de la Nouvelle-France. Elle s’y développe lentement jusqu’à
sa capture par les Britanniques en septembre 1760, qui marque la prise
de contrôle de la ville par des élites politiques et économiques anglo-
phones. Montréal n’en connaît pas moins une grande prospérité écono-

   19. L’historienne Fernande Roy a consacré un article assez fouillé à ce répertoire plus
hagiographique qu’historique et aux personnages – les héros et les héroïnes de Ville-Marie – qui
en ont émergé d’une époque à l’autre. Voir Fernande Roy, « Une mise en scène de l’histoire. La
fondation de Montréal à travers les siècles », Revue d’histoire de l’Amérique française, 46,1 (été
1992) : 7-36.
   20. Mentionnons la retranscription du discours prononcé par l’abbé Lionel Groulx à
l’Académie Querbes en décembre 1939, où il reprend le récit de la fondation légendaire de Ville-
Marie : Lionel Groulx, Ville-Marie, joyau de l’histoire coloniale, 1642-1942 (Montréal, Commission
du Troisième Centenaire de Montréal, 1940), 24 p. Ainsi qu’un texte du recteur de l’Université
de Montréal intégré au compte rendu des fêtes et reproduisant lui aussi ce récit des origines :
Olivier Maurault p.s.s., « Montréal en 1642 », dans J.-P. Héroux, op. cit., 23-27.
Commémorer la ville             217

mique et, au milieu du xixe siècle, les premières institutions municipales
modernes prennent forme. La ville obtient ainsi une première charte
municipale en 183321. À la fin du siècle, grâce à son développement
démographique et économique rapide, Montréal est devenue la métro-
pole incontestée du Canada22. Ses élites économiques en grande partie
anglophones dominent les activités financières et commerciales du pays
ainsi que son vaste réseau de transport. Du point de vue identitaire et
économique, la grande majorité des francophones de la ville existe en
marge de cette Montréal-métropole dont le regard embrasse avant tout
l’espace canadien ou nord-américain23. Dans ce cadre, le choix d’une
commémoration de la fondation missionnaire, catholique et française de
Ville-Marie par Maisonneuve, l’incarnation chevaleresque de ces thèmes,
rend difficile — mais pas nécessairement impossible24 — l’intégration
aux fêtes des éléments anglophones et non catholiques de la ville et, au
contraire, sert la cause d’une réappropriation symbolique de l’espace
urbain par la communauté franco-catholique.
   Au-delà de ce dessein, dans le contexte d’une historiographie fran-
cophone mettant l’accent sur la période coloniale, la fondation de la ville
par Maisonneuve s’impose presque naturellement dans le récit histo-
rique du développement de Montréal. L’obtention de la charte muni-
cipale de 1833 aurait pu servir de moment rassembleur. Sa révocation en
1836, en raison des troubles politiques que connaît le Bas-Canada et des
soupçons qui pèsent sur les administrateurs de la ville, l’en empêche25.
C’est d’ailleurs un fait qu’on s’empressera de souligner à Toronto. Con-
trairement à Montréal, la ville de Toronto a conservée sa charte, ce qui

    21. Dickinson et Young parlent, pour les années 1840 et 1850, d’une « restructuration de la
vie publique canadienne ». John A. Dickinson et Brian Young, Brève histoire socio-économique du
Québec (Sillery, Septentrion, 1995), 123.
    22. P.-A. Linteau, op. cit., 36-38.
    23. « Conçue pour embrasser de larges horizons, Montréal est excentrée dans un espace
provincial qu’elle écrase de sa masse. » Gilles Sénécal et Claude Manzagol, « Montréal ou la
métamorphose des territoires », Cahiers de Géographie du Québec, 37,101 (septembre 1993) : 351.
    24. On peut se référer ici aux célébrations de 1908 du tricentenaire de la fondation de
Québec par Samuel de Champlain. Certains des organisateurs, en particulier le gouverneur
général du Canada Earl Grey, sont parvenus à enrichir ce moment premier d’un éventail d’autres
figures, d’autres symboles et finalement d’autres valeurs que celles auxquelles on aurait pu
s’attendre. Ainsi, la bataille des plaines d’Abraham, celle de Sainte-Foy, la bonne entente existant
entre la France et l’Angleterre, le rôle du Canada dans l’empire britannique se bousculent sur la
« scène commémorative » et éclipsent, au grand dam de certains francophones, la présence du
fondateur de Québec. Voir H. V. Nelles, op. cit., 64-84.
    25. Michèle Dagenais, La démocratie à Montréal. De 1830 à nos jours (Montréal, Ville de
Montréal, 1992), 11.
218      revue d’ histoire de l ’ amérique française

en fait, aux yeux des organisateurs, la première véritable municipalité
d’Amérique du Nord britannique26. Ainsi, alors que les Montréalais se
tournent vers des origines lointaines aux tonalités légendaires et insistent
sur le rôle missionnaire unique de Ville-Marie en Amérique du Nord, les
Torontois mettent l’accent sur la mise en place, plus récente, des institu-
tions municipales qui ont donné naissance à la Toronto moderne.
   Connue initialement sous le nom de York, la ville de Toronto est
fondée en 1793 par le premier lieutenant-gouverneur du Haut-Canada,
John Graves Simcoe27. Occupé sporadiquement par le passé, l’emplace-
ment a été choisi par le nouveau lieutenant-gouverneur en raison de sa
position stratégique avantageuse par rapport à l’ennemi américain. Con-
servateur, Simcoe rêve d’implanter en Amérique du Nord britannique
une communauté qui sera contraire à la république américaine qu’il
abhorre, c’est-à-dire une société dont le développement serait guidé par
une classe dirigeante entièrement soumise à la Couronne britannique et
à l’Église d’Angleterre28. L’influence de Simcoe se fera sentir au Haut-
Canada et en particulier à York bien après son départ. Malgré sa position
défensive avantageuse, la ville connaît l’épreuve du feu à deux occasions
durant la guerre de 1812. Les habitants de York n’ont alors plus aucune
sympathie pour la république américaine voisine29. L’arrivée massive
d’immigrants britanniques dans les années 1820, dans le sillage de la
chute de l’empire napoléonien, et le « raffinement » d’une idéologie
impérialiste, en opposition à l’idéologie américaine, confirment le visage
britannique de la colonie, et de la ville qui s’en veut le cœur. L’approvi-
sionnement des garnisons britanniques, puis les vagues successives
d’immigrants européens, font en sorte que la ville s’impose comme
centre politique et économique du Haut-Canada30. La ville connaît alors,
à l’instar de Montréal, une restructuration de sa vie publique et de ses
institutions, restructuration dont la charte municipale de 1834 et le nom
« Toronto » ne sont que deux manifestations.
   Les Rébellions de 1837 n’ont trop affecté Toronto même si son pre-
mier maire, William Lyon Mackenzie, était le principal leader des insur-

   26. CTA, RG 250, série 1, boîte 11, dossier 12, lettre de H. R. Alley à Arthur Sauvé datée du
9 novembre 1932.
   27. J. M. S. Careless, Toronto to 1918 : An Illustrated History (Toronto, J. Lorimer, 1983), 19.
   28. Randall White, Ontario 1610-1985 : A Political and Economic History (Toronto, Dundurn
Press, 1985), 67.
   29. J. M. S. Careless, op. cit., 33.
   30. « York vigorous growth […] no less strained its established framework and raised new
public needs », ibid., 33, 43, 51.
Commémorer la ville             219

gés. Ces événements témoignent d’ailleurs de l’existence de courants
réformistes qui sont, eux aussi, nourris par l’immigration britannique.
Durant la deuxième moitié du siècle, la ville poursuit son développe-
ment comme centre commercial et administratif de la province sous la
houlette d’élites surtout marchandes et, à partir des années 1870, s’in-
dustrialise rapidement. Ce développement rapide laisse deviner que
Montréal et Toronto seront éventuellement nez à nez, puis qu’une seule
s’imposera comme cœur du jeune État canadien. Tourné vers cet avenir
en apparence pas si lointain, dans quel passé l’imaginaire collectif des
Torontois peut-il se reconnaître ? Quelle place la fondation de York y
occupe-t-elle ?
   Le centenaire de cet événement est timidement souligné à Toronto en
1893, mais c’est le cinquantenaire de l’incorporation de la municipalité
de Toronto en 1884 qui est l’objet des festivités les plus élaborées31. Il
faut toutefois souligner qu’il coïncide avec le centenaire de l’arrivée des
Loyalistes au Haut-Canada. En conséquence, « [the] Loyalist centennial
was a far wider feature of 1884 than Toronto’s own anniversary32 ». Les
Canadiens d’origine britannique représentent alors presque 95 % de la
population de la ville mais, malgré les efforts des Loyalistes, l’élitisme et
les valeurs traditionalistes des organisateurs s’accommodent mal avec la
cité moderne et industrielle que devient Toronto. Cette opposition con-
tribue à un semi-échec des célébrations33. Le récit entourant l’exode
loyaliste et la fondation de York ne représente donc plus, pour les élites
commémorantes torontoises de 1934, un élément de la mémoire collec-
tive qui doit ou peut être cultivé. La fondation législative et institution-
nelle de la cité fournira aux « faiseurs d’identité » un passé plus pertinent
et plus apte à contribuer à la constitution d’un pôle identitaire consen-
suel ou fonctionnel.
   La finalité de la mémoire collective est de fournir les éléments pre-
miers de l’identité : le sens d’être singulier ou d’appartenir à une com-
munauté unique aux traits relativement constants, distinctifs et, plus
souvent qu’autrement, supérieurs34. Dans le contexte d’un renforcement

    31. N. Knowles, op. cit., 67-90.
    32. J. M. S. Careless, « The First Hurrah. Toronto’s Semi-Centennial of 1884 », dans Victor L.
Russell, dir., Forging a Consensus. Historical Essays on Toronto (Toronto, University of Toronto
Press, 1984), 150.
    33. Les manœuvres politiques et idéologiques entourant l’organisation et l’exécution de ces
célébrations sont couvertes plus en détails dans N. Knowles, op. cit., 67-90.
    34. Anthony P. Cohen, The Symbolic Construction of Community (Londres, Routledge, 1985),
12.
220      revue d’ histoire de l ’ amérique française

ou d’une redéfinition de l’identité collective, la fondation joue le rôle de
moment premier, c’est-à-dire de point de départ ou de référence pour la
communauté où se reconnaissent ses membres. Confrontées à des pas-
sés et à des contextes particuliers, les élites commémorantes, à Mont-
réal comme à Toronto, se tournent vers des moments premiers qui
répondent à leurs sensibilités et à leurs aspirations.
   Concrètement, ce processus de sélection et d’interprétation du passé
ne représente qu’un aspect mineur de la mécanique administrative mise
en place pour l’organisation et pour l’exécution des fêtes étudiées. À
travers un survol de la constitution et de l’évolution des groupes chargés
de l’organisation des deux séries de célébrations, des programmes qu’ils
ont proposés et des résultats auxquels ils ont abouti, j’espère mettre en
lumière cette mécanique, sa dynamique particulière et le fossé — étroit
dans un cas, considérable dans l’autre — séparant les intentions de
l’exécution.
LE PERSONNEL ET LES OBJECTIFS

Selon Alan Gordon, durant la période qui s’étend de la fin du xixe siècle
à la crise économique des années 1930, les élites commémorantes (heri-
tage elites) montréalaises, au départ surtout composées de philanthropes
et d’individus rattachés au milieu local, sont de plus en plus encadrées
par des institutions fédérales ou provinciales. Cette transition se fait dans
le cadre d’une redéfinition progressive du rôle de ces dernières qui
prennent progressivement en charge la mémoire collective ou publique
de la nation35. On verra bientôt que cette transition transparaît dans le
cas des célébrations étudiées. Je vais donc identifier dans les pages qui
suivent les principaux individus qui sont à l’origine de l’organisation des
fêtes du centenaire de l’incorporation de Toronto et du tricentenaire de
Montréal, voir qui ils sont et quels groupes ils représentent.
   L’idée de célébrer les anniversaires étudiés est attribuée aux maires du
moment : William Stewart pour Toronto, Adhémar Raynault pour la
Montréal. Stewart aurait déjà proposé le projet alors qu’il était échevin

    35. A. Gordon, op. cit., xv. Notons que ce processus de redéfinition est déjà bien en train au
niveau des autorités municipales qui ont en quelque sorte ouvert la voie. Voir les articles de
Michèle Dagenais pour des exemples concrets de cette redéfinition dans la sphère culturelle :
Michèle Dagenais, « Vie culturelle et pouvoirs publics locaux. La fondation de la bibliothèque
municipale de Montréal », Urban Historical Review/Revue d’histoire urbaine, 24,2 (mars 1996) : 40-
56 ; Michèle Dagenais, « Entre tradition et modernité. Espaces et temps de loisir à Montréal et
Toronto au xxe siècle », Canadian Historical Review, 82,2 (juin 2002) : 308-330.
Commémorer la ville              221

à la fin des années 192036, le ressuscitant une fois devenu maire en 1931.
Stewart n’a pas bonne presse dans l’historiographie torontoise.
Conservateur lié au parti fédéral de Bennett, son seul mandat à la tête de
la ville ne laisse pas une forte impression et son seul mérite semble
d’avoir maintenu la ville à flot durant les premières années de la crise37.
Du côté de Montréal, l’idée de célébrer le tricentenaire de Montréal
apparaît dans le programme électoral d’Adhémar Raynault lors de la
campagne électorale de 1936. Il y voit un moyen d’éveiller la fierté des
citoyens pour leur ville. Simultanément maire et député provincial, sous
la bannière de l’Union Nationale, Raynault fait amender en 1937 la
Charte municipale de Montréal pour pourvoir à la création de la
« Commission du IIIe Centenaire38 ». Compromis dans un scandale finan-
cier, Raynault doit entre-temps quitter la mairie en 1938, mais les
fameuses déclarations du maire réélu Camillien Houde sur la cons-
cription lui permettent de revenir au pouvoir en 1940. Puisque Montréal
est à ce moment sous tutelle, Raynault fait figure de « maire honori-
fique » et les fêtes du tricentenaire, dont il est le président d’honneur,
deviennent une de ses principales « responsabilités39 ». Cela dit, les deux
maires ont peu de pouvoir dans l’organisation des festivités. Les comités
qui sont mis en place sont chargés de les préparer, et surtout c’est à leurs
directeurs que revient la majeure partie du travail.
   Dès le 1er juin 1931, Stewart propose qu’un comité formé des échevins
de la municipalité choisisse les membres du comité des fêtes. Composé
de représentants de « various organizations of the citizens of Toronto »,
il sera responsable du programme des fêtes et de son exécution40. Ce
Toronto Centennial Celebrations Committee (TCCC) sera dirigé à partir
du 13 octobre 1931 par le lieutenant-colonel Herbert R. Alley41. À Mont-
réal, une loi sanctionne la création de la Commission du Troisième

   36. CTA, RG250, série 1, boîte 1, dossier 1, manuscrit inédit intitulé A Century Passes. 1834 –
Toronto – 1934. A Record of Many Epochal Events During City’s Centennial Year Celebration
[apparemment de la main de Herbert R. Alley], 2.
   37. J. Lemon, op. cit., 74.
   38. Victor Morin, « Préface », dans J.-P. Héroux, op. cit., 10.
   39. « Il ne peut même pas remplacer la femme de ménage de son bureau sans l’approbation
de la Commission municipale. », Claude-V. Marsolais, « Adhémar Raynault, l’homme à l’œillet,
répare les pots cassés », dans Claude-V. Marsolais, Luc Desrochers et Robert Comeau, Histoire des
maires de Montréal (Montréal, VLB éditeur, 1993), 254.
   40. CTA, Toronto City Council Minutes, 1931, appendice A, 1819.
   41. CTA, RG5, boîte 189, rapport du greffier de la ville, Roy V. Henderson au Steering
Committee on Sesquicentennial Celebrations intitulé Toronto Centennial Celebrations – 1934 (With Notes
on Semi-Centennial – 1884 and 125th Anniversary – 1959) daté du 2 novembre 1979, 3.
222      revue d’ histoire de l ’ amérique française

Centenaire de Montréal (CTCM) le 20 mai 1937. Cette dernière est com-
posée de « certains membres du conseil [municipal], de représentants de
divers corps publics et, au besoin, d’autres personnes pour élaborer un
programme de fêtes, manifestations ou démonstrations42 ». Le maire
nomme Léon Trépanier au poste de directeur général des fêtes43.
   Les archives du TCCC sont dominées par l’importante correspon-
dance du directeur des fêtes qui témoigne de sa gestion méticuleuse des
différents aspects des célébrations. Descendant des premiers loyalistes et
militaire de carrière, Alley est toujours à la tête du Toronto Regiment au
moment de sa nomination44. La littérature militaire nous donne quel-
ques indications quant à la relation qu’il entretient avec Stewart : peu
avant sa nomination au poste de directeur des fêtes, Alley a fait appel au
maire au nom des officiers de son régiment pour qu’il intervienne
auprès de l’administration Bennett à Ottawa, qui s’apprête à sabrer dans
les budgets d’entraînement45. Stewart parvient à ouvrir les portes du
bureau du Premier ministre à Alley et à ses collègues. Ils obtiendront
d’importantes concessions financières. Autrement, les sources ne révè-
lent rien dans l’expérience passée de Alley qui en fasse un candidat
particulièrement habilité à prendre en charge les célébrations du
centenaire.
   Ce n’est pas le cas de Léon Trépanier. diplômé de l’Université
d’Ottawa en études classiques, il est journaliste à La Presse. À partir de
1920, il s’engage en politique municipale en tant que membre d’une
commission provinciale chargée d’étudier un nouveau mode d’admi-
nistration pour Montréal, puis comme échevin tout au long des années
1920 et 1930. Il sera également président de la Société Saint-Jean-Baptiste
(SSJB) de 1925 à 1929 et contribuera à l’érection de la croix du mont
Royal ainsi qu’à la mise en train d’imposants défilés pour les fêtes de la
Saint-Jean-Baptiste. Dans les années 1920, il a également visité un grand
nombre de villes nord-américaines et européennes pour y observer les
expositions et les fêtes commémoratives. Finalement, en 1935, il orga-
nise les fêtes du tricentenaire de Trois-Rivières, en 1937 celles du

   42. V. Morin, loc. cit., 10.
   43. C.-V. Marsolais, loc. cit., 253 ; V. Morin, loc. cit., 10.
   44. CTA, RG250, série 1, boîte 2, dossier 3, lettre du 10 juin 1932 du Board of Control (City
Clerk) au maire ; et CTA, RG250, série 1, boîte 1, dossier 1, manuscrit inédit intitulé A Century
Passes. 1834 – Toronto – 1934. A Record of Many Epochal Events During City’s Centennial Year Cele-
bration [apparemment de la main de Herbert R. Alley], 2.
   45. Donald James Goodspeed, Battle Royal : A History of the Royal Regiment of Canada 1862-
1962 (Toronto, Royal Regiment of Canada, 1962), 335.
Commémorer la ville             223

centenaire de Sherbrooke et l’année suivante celles du centenaire du
Saguenay46. Doyen du conseil municipal, il démissionne en 1938 de son
poste d’échevin pour prendre la tête de la CTCM47.
   Sans procéder à une prosopographie extensive des membres de la
CTCM et du TCCC, il est possible d’étudier sommairement la compo-
sition de ces comités. Le comité général torontois compte dix-huit mem-
bres. En plus du directeur, on y retrouve des représentants des princi-
paux quotidiens de la ville48, de différents organes gouvernementaux
municipaux et provinciaux, des associations de chefs d’entreprises, des
syndicats, des principales expositions abritées par la ville, ainsi que d’un
délégué de l’University of Toronto. Il est composé exclusivement
d’hommes d’origine anglo-saxonne mais, tel qu’il a été demandé, il est
largement représentatif des principaux corps sociaux torontois.
   Le comité général montréalais, présidé par le maire de la ville, compte
quant à lui douze membres. On y remarque la présence prédominante
de membres de l’élite économique et politique canadienne-française de
Montréal. Parmi ceux-ci, Victor Morin, qu’Alan Gordon considère
comme « the figure to most influence public memory in Montreal49 ». Le
comité inclut également trois anglophones : l’orfèvre Henry-G. Birks, le
conseiller municipal Frederick-B. Todd ainsi que T. Taggart Smyth,
président de la Ligue du Progrès Civique et gérant-général (directeur) de
la Banque d’Épargne de la Cité et du district de Montréal, qui occupe la
fonction de trésorier auprès de la CTCM. En termes ethno-linguistiques,
la commission est représentative des différentes composantes culturelles
de la population montréalaise50, mais compte tenu de l’influence
économique et culturelle encore appréciable exercée par la minorité
anglophone sur Montréal, on observe un certain désengagement des
anglophones. Désengagement qui s’explique certainement par le rôle

   46. Ces informations sont tirées de Les biographies françaises d’Amérique (Montréal,
Journalistes associés, 1942), 629 ; et de R. Tourangeau, op. cit., 72.
   47. Notons que si Morin insiste sur les compétences de Trépanier (V. Morin, loc. cit., 11), qui
sont évidentes, Marsolais, dans son texte sur le maire Raynault, affirme que la nomination de
Trépanier est avant tout un geste politique destiné à écarter un rival potentiel du conseil
municipal. C.-V. Marsolais, loc. cit., 253.
   48. Il s’agit du Toronto Daily Star, du Globe, du Evening Telegram et du Mail and Empire. CTA,
RG5, boîte 189, rapport du greffier de la ville, Roy V. Henderson, au Steering Committee on
Sesquicentennial Celebrations intitulé Toronto Centennial Celebrations – 1934 (With Notes on Semi-
Centennial – 1881 and 125th Anniversary – 1959) daté du 2 novembre 1979, 2.
   49. A. Gordon, op. cit., 56.
   50. En 1941, les francophones représentent 66,3 % de la population de la ville de Montréal,
contre 20,3 % pour les anglophones d’origine britannique. P.-A. Linteau, op. cit., 318.
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