Contre l'Evidence-Based Medicine
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Contre l’Evidence–Based Medicine François Fourrier Service de Réanimation Polyvalente Hôpital Roger Salengro CHRU Lille 59037 “ Ils avaient des armes pour chaque théorie et savaient que, si tout est permis, on peut aussi tout prouver ” Ernst Jünger : Héliopolis Avertissement au lecteur Cet article est l’expression d’une controverse provoquée et acceptée. Il en suit la coutume, celle d’une vision partiale nécessaire à l’établissement d’un dialogue bivalent, entre le prosélyte et son critique obligé à une dénégation certainement réductrice. Que le lecteur excuse le ton peut-être polémique. Que les philosophes pardonnent la légèreté de l’analyse, les moralistes la superficialité des concepts éthiques, et les méthodologistes le reste des raccourcis et approximations. C’est la loi du genre et l’auteur de ces lignes n’appartient à aucune de ces catégories. En 1752, l’arrivée à Paris d’une troupe d’Opéra-bouffe italienne déclencha entre les philosophes une controverse peu connue : la querelle des bouffons. Elle marqua la rupture entre deux époques. Le prétexte en fut la musique et la représentation par la troupe d’un opéra de Pergolèse. La musique italienne était frivole, inventive, anormale. Elle mélangeait les sons comme des taches de couleur dans un jardin anglais. Elle venait bouleverser la sage ordonnance et la géométrie de la musique française. Rameau défendait cette dernière. Pour lui, tout art a pour finalité de traduire une vérité de raison accessible à l’intelligence et le respect de règles normatives ne peut être transgressé. L’harmonique n’est qu’un ensemble de données mathématiques qui “se peuvent toutes calculer ”. Rousseau au contraire en tenait pour les Italiens. Pour lui, la F. FOURRIER -1-
musique parle au coeur. “En s’attachant aux seules institutions harmoniques (...) alors, avec tous ses accords, la musique ne parlera plus, elle ne fera plus aucun effet sur nous ”. “Le vrai réel est l’invisible, l’intouchable ” (1). Toutes proportions gardées, nous voici peut-être en médecine à l’aube d’une nouvelle révolution, d’ordre inverse. Nous avons vécu deux millénaires de romantisme médical approximatif, nous entrons maintenant dans l’harmonie du monde rationnel. Dans cette nouvelle musique, le début de la portée présente une clé au 1/2 qui voudrait découper l’univers en conceptions binaires, en blanc ou noir, informatiques. Considérée jusqu’alors comme un art subjectif, la médecine cherche la voie d’une nouvelle appréhension des phénomènes, poussée en ce sens par ses propres interrogations et l’évidence publique de ses excès. Elle a vécu jusque là comme une éponge, absorbant les progrès des autres disciplines, appliquant à tout va technologies et découvertes. Elle regarde aujourd’hui vers elle même, forcée à la réforme par la certitude de ses insuffisances, entraînée dans le charivari du village planétaire, noyée dans la masse de ses informations, acculée par des normes nouvelles à la recherche des preuves démonstratrices de son efficacité. L’Evidence-Based Medicine (EBM) est un outil. C’est “l’utilisation consciencieuse et judicieuse des meilleures données actuelles de la recherche clinique dans la prise en charge personnalisée de chaque patient ” (2). Consciencieuse suppose une démarche méthodique qui vise à éliminer toute subjectivité dans la collection et l’interprétation des données actuelles de la recherche clinique. Judicieuse suppose de rechercher, interpréter et apprécier avantages et inconvénients de toutes les preuves disponibles et de les comparer à la situation spécifique de chaque patient pris individuellement. Meilleures données actuelles suppose une accessibilité facile aux bases de données pour en réaliser le tri et l’évaluation critique. Pour ses promoteurs, l’EBM n’a que des prétentions modestes. Ce n’est qu’une manière de délivrer des soins aux patients, une aide à la décision et un outil d’enseignement (3). Une profession de foi si discrète cache en fait une ambition considérable. L’EBM remet entièrement en question notre mode de pensée actuel et peut nous offrir un extraordinaire outil de progrès. Elle peut nous conduire aussi F. FOURRIER -2-
jusqu’aux excès d’une régulation normative et totalitaire. Elle enferme en ses principes le meilleur et le pire. “... Le risque est d’investir un tel outil d’un pouvoir qu’il n’a pas, aux dépens d’une responsabilité que l’on redoute ” (4). L’EBM est une révolution qu’il nous faut maîtriser. Les justifications éthiques de l’EBM: une possible dérive Une première dérive peut être constatée qui consiste aujourd’hui à donner à l’EBM la capacité de résoudre à moindre frais les problèmes éthiques posés à la communauté médicale. Une médecine fondée sur les preuves serait un outil universel permettant une évaluation totalement objective, l’élimination des techniques futiles, une rationalisation parfaite de l’exercice médical tenant compte de l’individu. L’évidence est en effet perceptible à tous d’un conflit entre l’éthique du bien “individuel” et celle du juste “collectif” qui limite la première et repose principalement sur un postulat économique: il n’est aujourd’hui plus licite et acceptable de privilégier une prise en charge individuelle dès lors qu’elle peut priver d’autres individus de l’accessibilité aux soins, en raison de la limitation des moyens. (voir ref. 5). Il est frappant de constater que dans la plupart des articles et éditoriaux consacrés à l’EBM, ce principe est systématiquement avancé pour justifier l’adoption d’une méthode “objective” qui permette d’assurer une “juste” répartition des moyens. Le corps médical dans son ensemble est ainsi prié de voir là un moyen de s’approprier – donc de maîtriser – une méthode d’autolimitation, faute de quoi la répartition des dépenses serait imposée par des systèmes moins objectifs ou en tous les cas non médicaux (6,7). Le système de santé du Royaume-Uni est en train d’évoluer dans ce sens. Quelques réflexions désordonnées : 1. La notion apparemment universelle d’une justice collective – qui est l’une des justifications avancées pour l’adoption de l’EBM - est complètement parasitée par les évidentes différences – ethniques, politiques et d’obligation ou de choix économiques – existant entre les pays. Comment appliquer l’EBM en fonction de ces différences ? Que représente l’éthique du bien au Burkina-Fasso ? Qu’est-ce que l’éthique du juste appliquée à la Mayo Clinic ? L’application des preuves peut-elle être indépendante des moyens disponibles ? F. FOURRIER -3-
2. Il n’est peut-être pas interdit de s’interroger sur la contradiction profonde qui consiste à prôner la dérégulation généralisée du système économique tout en exigeant la régulation complète des systèmes de santé, comme si ces derniers pouvaient être artificiellement isolés du premier par des états tutélaires ou des structures financières qui ne cessent de clamer l’efficience des lois du marché et les bienfaits de la mondialisation libérale. D’un côté, la logique d’Etat repose sur la définition des besoins de santé publique, le rassemblement des preuves par la réalisation d’études adaptées à ces besoins, enfin sur la transmission des meilleures données par la formation et l’enseignement, dans le but d’obtenir un bénéfice collectif. D’un autre côté, on voit bien aujourd’hui que ce sont finalement les entreprises industrielles ou commerciales qui établissent les règles, grâce à l’extraordinaire efficacité de l’innovation technologique et des processus de recherche et développement, grâce aussi aux procédures de “marketing” qui imposent à tous d’adopter “les progrès du progrès” (8). La logique économique repose ainsi au contraire sur l’identification d’un marché potentiel, la réalisation d’études centrées sur une future rentabilité, la transmission des données par la publicité, dans le but d’obtenir un profit. L’EBM est à contre-courant de ces deux logiques car elle repose sur l’identification du besoin individuel, la comparaison des caractéristiques de l’individu à celles des groupes étudiés et l’adaptation des procédures de soins aux spécificités du patient. Il est à craindre qu’écartelée entre ces deux systèmes, l’EBM ne puisse jamais permettre au praticien de distinguer ce qui reviendra à l’une ou l’autre des logiques, de faire la part des influences économiques ou de santé publique, pour pouvoir éthiquement proposer à son patient une attitude honnête, débarrassée de ces contraintes multiples, contradictoires et souvent dissimulées. 3. Dans cette situation paradoxale, la tentation sera bien grande de se saisir de l’apparente objectivité de l’EBM pour en faire un outil régulateur, base de l’accréditation et des contrôles, dont la cible ne sera ni l’Etat, ni l’Entreprise. Réfléchissons: voici l’outil auquel nous allons nous soumettre. Nous proposons d’épurer les procédures du superflu probable, de l’apparente inutilité, des confusions délétères. Nous y associons des résultats mathématiques irréprochables. Nous modélisons l’espérance de guérison ou de survie, en tenant compte des coûts et des bénéfices. Nous interprétons des données agrégées qui rendent enfin possible l’identification d’une idéale population F. FOURRIER -4-
malade, lissée de toutes ses différences, amputée de toute incertitude. Nous apportons sur un plateau les moyennes et les écarts-types, permettant à qui le voudra d’identifier toute déviation. Quand nous aurons multiplié les références et les recommandations, quand nous aurons accepté d’encadrer notre exercice de multiples contrôles, quand nous aurons donné à quelques uns les armes régulatrices, enfin quand nous aurons appris à nos élèves la soumission de fait aux diktats mathématiques, que restera-t-il de notre liberté et donc quelles responsabilités aurons-nous encore envie d’assumer ? Dangers, conséquences et dérives de l’EBM Toutes ces considérations n’auraient guère d’importance si finalement, l’outil qui nous est proposé possédait vraiment les qualités d’efficience et d’objectivité qui lui sont prêtées. C’est malheureusement loin d’être le cas. On va voir ici que les postulats qui président à sa conception sont pour la plupart pris en défaut ou grevés de considérables limitations. 1. L’EBM: la mémoire effacée ? Le principe de l’EBM est de n’accepter d’analyser que les études susceptibles d’apporter un niveau de preuves suffisant. “La médecine fondée sur un haut niveau de preuves n’admet pas d’autre finalité que de mieux soigner les malades... Ce mieux admet un prix à payer : celui des essais cliniques multicentriques randomisés, incluant un nombre élevé de patients représentatifs, suivis pendant assez longtemps pour être évalués selon des critères de morbidité et de mortalité probants.” (2). Quels sont les inconvénients et les limites d’une telle démarche ? Les méthodes modernes de la recherche clinique ne sont appliquées que depuis quelques années, ce qui revient à éliminer de l’analyse toutes les études antérieures, historiques, considérées comme inadéquates puisque réalisées avec des méthodes inappropriées. Le numéro 14 de l’EBM Journal montre par exemple que moins de 10% des travaux d’évaluation diagnostique publiés entre 1978 et 1998 satisfaisaient à des standards méthodologiques adéquats. Comme, en dehors de quelques rares situations novatrices, les techniques diagnostiques ou thérapeutiques ne peuvent être évaluées qu’en comparaison avec des procédures plus anciennes, la preuve de l’efficacité doit F. FOURRIER -5-
être apportée par des études contrôlées. Méthodologiquement, l’étude randomisée devient ainsi détentrice de la preuve absolue. Elle accepte la dimension de l’incertitude statistique, mais elle réfute dans son essence même la présomption improuvable. Le niveau même des preuves apportées est quantifié et place alors en tête des démonstrations irréfutables le double aveugle et la randomisation contre placebo, cependant que rapports de cas, avis d’experts, études non contrôlées, travaux descriptifs, tous suspects de biais méthodologiques rédhibitoires sont éliminés de la discussion. Table rase est ainsi faite du passé. L’EBM favorise en ce sens l’oubli des expériences et tend à réduire à un ensemble de convictions subjectives, considérées comme préhistoriques et suspectes, l’apport des travaux scientifiques passés, grâce auxquels pourtant s’est développée la médecine moderne. Ce refus de l’histoire est tout à fait perceptible à qui enseigne aux étudiants formés à l’EBM, pour lesquels les résultats d’une étude réalisée en 1975 s’apparentent à une obscure fumisterie, et ne sont guère plus crédibles que les élucubrations des praticiens du moyen âge. La tentation est ainsi bien grande de repartir de zéro et de balayer d’un revers de main la mémoire scientifique en considérant qu’il n’existait aucune preuve de la réalité des faits rapportés, même dans un passé récent. L’effacement des mémoires en est la conséquence dangereuse. Les sourires condescendants des jeunes médecins à la lecture d’un article de recherche clinique datant de vingt ans sont tout aussi curieux que leur propension immédiate à se raccrocher - dans une sympathique reconnaissance de l’utilité des expériences subjectives - à l’expérience de leurs ainés, lorsqu’ils sont mis en face d’un phénomène qu’ils n’ont jamais rencontré ou qui n’a jamais fait l’objet d’études méthodologiquement satisfaisantes. Le risque de l’application indifférenciée de l’EBM est alors de faire considérer à la génération montante que l’histoire scientifique a débuté avec elle, de placer nos cadets dans une situation de refus d’assimiler l’expérience de leurs ainés et d’oublier qu’il persiste une considérable part d’intuition, de tâtonnements, de subjectivité, et parfois de folie inventive dans l’exercice médical. Bien sûr, “il est historiquement important de saisir le moment à partir duquel on s’est mis à penser mathématiquement dans une discipline ” (G. Canguilhem in 6). Il n’est pas pour autant justifié d’en modifier la date d’origine et de ne rien retenir de son histoire. F. FOURRIER -6-
2. L’EBM: le choix des domaines et ses insuffisances ? Dés lors que le principe de l’EBM est accepté, il ne faut plus retenir de la littérature scientifique que les preuves irréfutables. Les données disponibles se réduisent alors comme peau de chagrin et laissent un sentiment de vide scientifique étonnant. Le classement des travaux scientifiques selon les critères de l’EBM apporte un bilan effrayant des insuffisances de l’évaluation médicale, alors même qu’il passe en général sous silence les difficultés considérables qui s’y attachent. Le risque est alors de susciter de nouvelles études, aptes à combler le vide méthodologique, même si leur pertinence est déjà dépassée par la pratique quotidienne qui s’est elle-même adaptée beaucoup plus vite, en acceptant un niveau de preuve beaucoup plus discutable ou en adoptant - sous la pression ou bien volontairement – des modalités de prise en charge plus modernes. Voyez pour cela, l’absence de preuves de la supériorité des méthodes d’épuration extrarénale continue par rapport à l’hémodialyse intermittente, alors même que ces méthodes sont pratiquées depuis des années par la grande majorité des réanimateurs. Même s’il est intéressant de prouver l’hypothèse d’identité, quelle étude aura une puissance de persuasion suffisante ? Voyez de même la querelle du cathétérisme des cavités droites, dont l’utilisation a décru en l’absence de toute preuve, simplement par l’adoption de méthodes non invasives et l’accumulation des expériences. Il y a là une potentialité de gâchis considérable puisque la méthode peut orienter à tort vers la réalisation d’études longues et difficiles dont l’applicabilité risque d’être nulle ou peut éliminer du champ de la recherche les procédures moins objectivement mesurables. Les domaines d’application de l’EBM sont limités et le risque est réel de faire considérer ceux qui lui sont étrangers comme dangereusement inutiles. Le champ de l’EBM est largement dominé par l’évaluation des traitements médicamenteux, ciblant la prise en charge d’une pathologie unique, reproductible et quantifiable. Rien n’est dit des possibilités d’application de la méthode chez les patients polypathologiques qui constituent déjà - en raison du vieillissement de la population et des progrès médicaux - la majorité des cas. Faudra-t-il faire la somme algébrique des preuves partielles, au risque d’extraordinaires contradictions et d’une segmentation artificielle de l’individu ? Le lecteur trouvera dans le tableau 1 la liste des domaines médicaux dans lesquels F. FOURRIER -7-
l’application de l’EBM se révèle, aux dires mêmes de ses défendeurs, difficile, voire impossible. Cette liste couvre un champ considérable: pratiques trop simples ou trop complexes, soins infirmiers et de physiothérapie, traitements des maladies orphelines ou trop rares et surtout - et c’est là qu’apparaît l’insuffisance éthique principale de l’EBM – procédures de l’urgence vitale ou de la fin de vie. Voici le risque absolu d’une médecine mathématique, privilégiant l’analyse statistique à la démarche compassionnelle et qui ne rendra aucun service pour assumer l’accompagnement terminal d’un patient. Plus que toutes les études scientifiques et toutes les classifications, il faut à l’homme malade et mourant des mains douces et attentives, la satisfaction de besoins essentiels et la sollicitude. Quelle technique en assurera la mesure ? 3. L’EBM: le hasard des grands nombres ? L’EBM tend naturellement à privilégier l’analyse des travaux multicentriques comportant un groupe contrôle, qui écartent toute subjectivité liée à l’observateur, et assurent une distribution selon les lois du hasard. Il n’est pas question ici de critiquer l’apport considérable qu’a représenté l’adoption des méthodes modernes de jugement statistique au cours des études cliniques. C’est encore une fois sur la dérive possible de ces méthodes et sur leur interprétation dans le cadre de l’EBM qu’il faut s’interroger. Deux évidences bien connues : a) Quiconque a participé à ce type d’études connaît les dérives qui s’y attachent: dérives financières, dont les promoteurs industriels connaissent bien l’importance et dont l’inflation des primes offertes (incentives) est un témoin évident ; dérives plus inapparentes liées aux pressions contradictoires subies par l’investigateur, d’un coté le respect éthique des critères d’inclusion et de l’autre la nécessité (le désir ou le besoin ?) d’inclure un nombre suffisant de patients, ce qui conduit à accepter approximations et déviations protocolaires et implique en retour un contrôle tatillon. b) Les études randomisées négatives ont plus de difficulté à voir le jour que celles qui apportent un résultat positif. Sur 90 études présentées dans quatre numéros de l’EBM Journal pris au hasard, 81 font état d’un résultat positif, 9 seulement de résultats négatifs ou identiques. C’est une tentation compréhensible pour les F. FOURRIER -8-
journaux médicaux qui préfèrent proposer à leur lectorat des nouveautés séduisantes plutôt que des travaux désagréablement négatifs. D’une façon plus générale, et c’est là le point le plus important, la fiabilité même de la méthode repose sur un postulat d’identité - ou de ressemblance - entre les patients inclus et ceux qui feront l’objet de l’application ultérieure des résultats. La question est d’abord de sélectionner des patients représentatifs de ceux qui seront ultérieurement soignés, puis pour le médecin mis en présence des résultats de savoir si son patient est représentatif de la cohorte présentée puisqu’il n’a pas le choix de modifier cette dernière. C’est apparemment la justification des études internationales, réunissant un nombre impressionnant de patients recrutés dans tous les pays du monde, dans l’idée que, chaque individu étant identique à la moyenne algébrique des caractéristiques humaines, la moyenne des patients inclus sera représentative d’un patient moyen. Dans ces études, la randomisation se pratique toujours après vérification de multiples critères d’inclusion ou d’exclusion, ce qui revient à dire que le hasard du tirage au sort s’exerce dans un groupe restreint, plus ou moins bien défini et délimité par ces critères. Cette démarche écarte évidemment les anormaux, mutants, réfractaires et autres objets-patients-non-identifiables que l’étude vise à éliminer soigneusement par le passage dans le filtre des critères. Dans l’immense majorité des cas, ces critères sont peu ou mal explicités dans les publications. Le tableau 2 montre à propos de quelques exemples, que souvent moins de 5% des patients passent à travers ces filtres et sont pourtant jugés représentatifs des 95% restants. Il est extraordinaire de constater l’identité mathématique entre ces 5% et la signification statistique du p < 0,05 qui préside le plus souvent à l’établissement de la preuve. Ainsi se crée une démarche réductrice, éliminant les extrémités aberrantes comme Procuste étirait ou découpait les membres des individus qu’il avait capturés, pour les adapter de force à un lit toujours trop grand ou trop petit. (9). L’hypothèse proposée est que le nombre et le lissage des différences assurent l’applicabilité universelle d’un résultat. C’est la loi du nombre qui définit la norme. Il reste pourtant toujours au praticien la charge redoutable de trouver à quelle cohorte appartient son patient et s’il est susceptible d’entrer dans l’intervalle de confiance. F. FOURRIER -9-
La même loi est également justifiée pour mettre en évidence des différences significatives de plus en plus petites, qui font s’interroger sur l’importance progressivement croissante des effectifs nécessaires au fur et à mesure des progrès. La cardiologie en est un bon exemple. Il faut aussi reconnaître, hélas, que les motivations sont parfois moins altruistes puisque la participation de pays différents dans ces macro- études assure la pénétration de marchés nouveaux, une commercialisation plus aisée du produit testé et une opération de marketing dissimulée par un prétexte scientifique. Il en va ainsi des études des nouvelles molécules thérapeutiques, dont les coûts de recherche et développement sont si élevés qu’ils ne peuvent être assurés par les états et sont ainsi très logiquement soumises aux lois de la rentabilité. Même si ces problèmes éthiques sont écartés au prétexte de l’engagement moral des grandes entreprises pharmaceutiques ou biotechnologiques, le principe de ces études peut être discuté. Il semble assez peu vraisemblable que l’addition de milliers de patients différents - par leurs caractéristiques génétiques, ethniques, raciales et psycho- sociologiques – assure l’homogénéité de la population étudiée, et donc son exemplarité. Alors même que la génétique moderne nous persuade que la susceptibilité au risque est le plus souvent innée, le mélange des individus ne peut aujourd’hui faire état que de leur soumission à un risque acquis, et encore n’est-il pas équitablement partagé. A quoi sert aujourd’hui une étude sur le traitement du purpura fulminans de l’enfant si les individus n’y sont pas inclus en fonction de la propriété génétique d’exprimer les gènes régulateurs de la fibrinolyse physiologique - certainement différemment répartie. Il est déjà exceptionnel de voir figurer dans ces études le nombre et l’origine exacte des patients inclus ou écartés, comme la distribution des sous-groupes dans telle ou telle catégorie. La situation est inverse mais finalement superposable lorsque sont retenues des études réalisées sur des groupes très homogènes de patients, nécessairement réduits, mais dont les critères de non inclusion sont multipliés en proportion de l’homogénéité souhaitée. La fiabilité des critères est sujette à caution. On sait par exemple que la presque totalité des études réalisées en réanimation tente d’exclure les patients trop peu graves et ceux considérés par l’investigateur comme agoniques ou à risque de décès rapide, puisqu’il semble futile ou impossible d’observer chez eux l’effet d’un F. FOURRIER - 10 -
nouveau traitement. (Passons sur le fait qu’il faut quand même assurer la prise en charge de ces patients et que ce sont eux qui coûtent le plus cher). En pratique aucune étude n’a montré quels critères étaient utilisables pour écarter ces patients de l’analyse (10). L’utilisation de scores complexes n’améliore en rien la détermination intuitive du pronostic vital à court terme d’un patient, et l’efficacité de ces indices, même 24 heures avant la mort, ne dépasse pas 50%, soit le service rendu par une pièce jetée en l’air. Par exemple, mis en face de différents scénarios pratiques conduisant à une potentielle décision d’arrêt des traitements actifs, les médecins n’ont une attitude commune que dans moins de 10% des cas. Autrement dit, une partie capitale de l’exercice médical échappe aujourd’hui – et c’est heureux – à toute modélisation. “La machine ne peut guère se substituer à la perception subliminale, inconsciente, du patient par le médecin “(4). Autrement dit, les études multicentriques actuelles écartent – au hasard – une population entière dont personne ne peut définir correctement les caractéristiques. De la même façon, quelle pertinence reconnaître à des études dont les non-répondeurs, les non-consentants, les multipathologiques sont exclus si ce n’est de rechercher désespérément parmi ses propres patients le parfait malade, à la fois répondeur, consentant et indemne de toute association morbide. Tout le monde sait - mais sans beaucoup de preuves - que pour bien des études, les résultats publiés sont assez loin des résultats réels de leur application. 4. L’EBM: une religion ? Il reste alors au praticien solitaire à accepter des résultats dont il ne peut vérifier les origines. La présentation même des données selon les critères de l’EBM possède une force dangereuse. Par exemple, le calcul de l’inverse de la réduction du risque absolu permet de connaître le nombre de patients à traiter pour prévenir un résultat défavorable. Ainsi peut être déterminé le nombre de vies gagnées par l’application d’une procédure thérapeutique ou diagnostique. Il faut administrer de l’aspirine à 100 hommes exempts de toute coronaropathie pendant 5 ans pour prévenir un accident cardiaque. En dehors même du nombre d’années nécessaires qui rend l’évaluation de l’effet peu pratique, il est difficile de savoir quelle visibilité peut avoir une telle recommandation pour un praticien moyen, puisque la preuve de l’effet sera l’absence d’un événement. F. FOURRIER - 11 -
J’aurai rarement les preuves tangibles et perceptibles des conséquences lointaines de mes actes. Je n’ai que les preuves affirmées qui encadrent ma décision. L’exercice médical s’apparente alors à une foi aveugle et contemplative, extraordinairement réductrice de l’acte décisionnel, ainsi entièrement délégué. “On réfléchit mal dans une prison de preuves... Une preuve des sciences exactes reste comme un corps mort devant moi. Je la sais bonne, mais elle ne me le prouve point. “ (11). Enfin, il ne sera pas évident dans cette situation de discerner l’erreur humaine, noyée dans le faisceau de preuves partielles et invisibles. Mais paradoxalement, il va devenir facile d’appliquer sans discernement les recommandations apportées par ces preuves. Et la responsabilité réelle pourrait disparaître au bénéfice de l’obligation, car la démarche sera la norme et l’étalon-or de l’acte médical. Alors, la porte sera encore plus ouverte aux déviations éthiques. Qui pourra échapper aux rigueurs de l’application indifférenciée des règles et des normes ? N’y a-t-il pas quelque part, en chacun d’entre nous, la certitude - ou l’intuition profonde - que nous pourrons personnellement nous y soustraire et que ce qui sera fait aux autres ne nous sera pas appliqué ? 5. L’EBM: une loi ? Il n’y aura pas d’exercice médical efficace sans qu’un degré de liberté important soit laissé au praticien, celui même de l’incertitude que passent souvent sous silence les titres réducteurs de nos études. A-t-on saisi tous les dangers de la mise des preuves à la disposition des autorités tutélaires et des juges, qui ne verront là, bien facilement, que matière à ordonner leurs arrêts dans une apparente objectivité ? Est-il impensable de craindre, en ces temps revendicatifs, des procès pour absence d’application des données fondées sur les preuves ? N’oublions pas la connotation judiciaire du terme, qui vise à confondre l’accusé. Qu’adviendra-t-il de celui qui n’aura pas la foi ? N’oublions pas la force potentielle d’une telle méthode, drapée dans les atours de l’objectivité mathématique, arme de tous les encadrements possibles, si elle n’est pas expliquée dans toutes ses insuffisances. Depuis la publication des résultats de l’étude Cochrane, la prescription d’albumine humaine est au Royaume-Uni pratiquement considérée comme une faute grave. F. FOURRIER - 12 -
6. L’EBM: de nouveaux pouvoirs ? La comparaison judicieuse des données scientifiques avec les caractéristiques individuelles de chaque patient suppose la maîtrise de l’outil statistique pour permettre une évaluation aussi objective que possible du risque particulier et des capacités d’adaptation du patient aux règles du diagnostic et aux procédés thérapeutiques. Chacun accepte aussi l’idée d’un renouvellement pratiquement complet de la connaissance scientifique tous les 6 à 10 ans. Et chacun reconnaît l’impossibilité matérielle faite à un praticien isolé de mettre à jour ses connaissances en raison de la masse des documents et du temps passé à leur analyse. Une autre justification de l’EBM réside donc dans la difficulté insurmontable pour un praticien de pouvoir saisir les données utiles à un exercice rationnel, en raison du foisonnement, de la diversité et surtout de la quantité des études et analyses, dont la croissance exponentielle est la caractéristique principale. En 1998, la production scientifique biomédicale atteignait un million d’articles publiés dans 5600 journaux. Il est devenu nécessaire de définir et d’adopter une méthode consciencieuse qui permette de naviguer dans le dédale de la littérature médicale. L’EBM propose ainsi une méthode de tri, une “prédigestion” des données disponibles, permettant de rendre l’insigne service d’une méta-analyse et de propositions pratiques. Mais l’EBM est dans son principe un outil de décision individuel qui suppose une critique raisonnée des résultats présentés. Il existe là une contradiction réelle. Le degré de liberté détenu par le praticien dépend de sa capacité à réaliser une critique objective des données qui lui sont présentées, tout en sachant qu’il lui est impossible – dans le temps imparti – de connaître les résultats bruts et les détails des données-source, quand bien même il aurait acquis la compétence de pouvoir comprendre et critiquer les méthodes utilisées comme les résultats qu’il lui faudra croire. On voit bien là qu’il existe un enjeu réel de pouvoir dans le principe de l’EBM: la création d’un groupe de scientifiques spécialisés dans l’interprétation et la présentation des données, aptes à en réaliser l’analyse et donc possiblement détenteurs des preuves et d’une considérable puissance. Qui pourra contrôler leurs erreurs ? On trouvera par exemple dans un récent article du New England Journal of Medicine une revue générale sur la coagulation intravasculaire disséminée dans laquelle des auteurs renommés font état d’une amélioration significative de la mortalité des patients en état septique grave F. FOURRIER - 13 -
lorsque une substitution par l’antithrombine leur est administrée. L’article fait référence à une méta-analyse - publiée dans un autre grand journal - réalisée par les mêmes auteurs à partir de données partiellement non publiées. Malheureusement les chiffres présentés dans cette analyse sont faux et le nombre de patients inclus et décédés est erroné. Personne ne sait comment ont été calculés dans ces conditions les rapports de vraisemblance et le degré de liberté. Quelle possibilité détient le praticien isolé de retrouver cette erreur, au demeurant certainement non intentionnelle. La force de l’écrit est grande, la puissance des grands noms l’est tout autant. Détournée de ses buts, l’EBM peut ainsi devenir le prétexte puissant d’une nouvelle bureaucratie, chargée de la revue des données et de l’ampliation de supports administratifs innombrables, retardant l’innovation médicale et permettant à terme de limiter la réalisation de soins efficaces, mais coûteux ou dangereux (12). Plus grave encore, une orthodoxie nouvelle est peut-être en train de naître, fonctionnant selon son propre programme, sans qu’aucune discussion ne soit admise. (13). Au mieux il restera au praticien à supporter le fardeau d’une réglementation supplémentaire. Il y a aujourd’hui dans mon hôpital autant d’ingénieurs-qualité, techniciens informatiques, gestionnaires des réseaux et des données qu’il y a de praticiens hospitaliers. Le temps médical est déjà gâché par une régulation bureaucratique omniprésente. Est-ce une fatalité d’y ajouter maintenant le contrôle de l’application des preuves ? Pourrait-on parfois se retourner sur les traces laissées par les années récentes et regarder les résultats réels des politiques d’encadrement réglementaire qui nous ont été appliquées en strates successives et dont aucune n’a effacé la précédente. “La médecine reste un art avant d’être une science exacte. C’est probablement une bonne chose pour les médecins et les malades ; ça l’est moins pour les gestionnaires qui voudraient bien quantifier l’inquantifiable ” (14). Allons plus loin encore. Existe-t-il un risque de dépendance, voire de malversations dans l’interprétation présentée ? Le récent départ du rédacteur en chef du New England Journal of Medicine est l’illustration de ce risque. Quelles seront les garanties d’indépendance ? Qui contrôlera la véracité des affirmations présentées ? Certains considèrent aujourd’hui qu’au moins 5% des articles scientifiques publiés dans les revues prestigieuses sont falsifiés, de façon délibérée ou accidentelle ; 9% de 2600 F. FOURRIER - 14 -
chercheurs ayant répondu à une enquête de l’American Scientist avaient eu connaissance de cas de fraude délibérée, 22% dans une étude norvégienne (15). Deux citations opposées: “la science universitaire est intrinsèquement honnête ”. (16). “Il ne va pas de soi que les chercheurs soient beaucoup plus moraux que les autres corps sociaux ” (15). Plus encore que les autres méthodes scientifiques, parce qu’elle utilise une démarche d’analyse indirecte et prétend changer les comportements, l’EBM doit faire l’objet de règles scrupuleuses de bonne pratique. C’est à l’évidence le cas aujourd’hui. Et demain ? Conclusion Si le lecteur de ces quelques lignes a pu y trouver matière à réflexion, la controverse n’aura pas manqué son but. Qu’il ne se méprenne pas sur le jeu réducteur d’une telle pratique. Qu’il ne prenne pas pour prétention moralisatrice ce qui n’est que juxtaposition de quelques interrogations maladroites. Peut-être l’EBM a-t-elle déjà atteint son but, puisqu’elle nous force à réfléchir à nos pratiques ? Il nous faudra pourtant veiller à en maîtriser les excès. Noyés dans les servitudes, nous pourrions y perdre notre grandeur, c’est-à-dire notre humaine et modeste dimension. La capacité humaine de rationalisation est une chose merveilleuse. Elle nous permet de refuser les preuves que nous apportent nos propres yeux. Salman Rushdie : La terre sous les pieds. F. FOURRIER - 15 -
Références : 1. L. Ferry. C’est la faute à Rousseau. Le Point 1999; 1402:72-79 2. B. Trumbic.EBM Journal 1998; 13:1 3. D. Cook Evidence-based Critical Care Medicine ; A potential tool for change. New Horizons 1998; 6:20-25 4. J. Emmanuelli. La vie n’est pas une formule mathématique. Médicales 1999; 8:24-27 5. S.Rameix: Maîtrise médicalisée des dépenses en réanimation: enjeu éthique. Réan Urg 1995; 4:627-633 6. B. Grenier: Des conduites à tenir à une décision médicale rationalisée. Réan Urg 1995; 4:667-672 7. Cost containment – a multicultural approach. New Horizons 1994; 2 (N° entier) 8. Ph. Meyer. Le progrès fait rage. Chroniques 1. Folio Ed. 9. V. Volkoff: Le complexe de Procuste. L’âge d’homme Ed. 10. D. Cook. Health professional decision-making in the ICU: a review of the evidence. New Horiz 1997; 5:15-19 11. Alain. De l’action. Idées pp:223-225 NRF Ed. 12. G. Dobbs. Evidence based medicine: how much will it help us in intensive care ? Intensive Care World 1998; 15:1 13. N.W. Goodman. Who will challenge evidence-based medicine ? J R Coll Physicians 1999; 33:249-251 14. G. Leroy. Une médecine fondée sur les preuves est-elle toujours applicable en pratique quotidienne. Cardiologie pratique 1999; 488:1-2 15. J.Trent. Excursion au royaume des bidonnages et des confuzoaires. La recherche 1999; 323:73-77 16. Conférence des présidents d’université citée dans Nature 1999; 398:13 F. FOURRIER - 16 -
Annexe I : Traitements difficiles à étudier par des essais randomisés - Traitement considérés comme efficaces par sagesse conventionnelle (ex. chirurgie des cancers) - Traitement des maladies à prévalence faible (ex. syndrome de Moschowitz) - Traitement des maladies à faible morbidité (ex. rhume) - Traitement dont l’impact est perçu comme trop faible (ex. pansements) - Traitement dont l’impact est perçu comme trop important (ex. antibiothérapie des méningites) - Traitements complexes et onéreux (ex. programmes de management médical) - Traitements exigés pour des raisons politiques (ex. SIDA) - Traitements pour lesquels la démotivation des praticiens est probable - Traitements réalisés par des disciplines peu dotées en ressources financières (ex. physiothérapie) - Technologies diagnostiques - Processus d’interventions du patient dans les soins (ex. directives avancées, fin de vie) Traduit de D. Cook. Evidence-based Critical Care Medicine. A potential tool for change. New Horiz 1998 ; 6 :22) Annexe II : Pourcentage de patients inclus dans quelques études récentes (par rapport aux patients initialement évalués) - Etude SOLVD (Insuffisance cardiaque) : 6,4% - Etude AIRE (Post infarctus) : 3,8% - Etude ACME (Angioplastie) : 4,0% - Etude SHEP (HTA) : 2,7% - Etude WOSCOPS (Hypercholestérolémie) : 8,1% - Etude HA-1A (Purpura fulminans) : environ 5% - F. FOURRIER - 17 -
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