Écriture en wolof, pratiques glottopolitiques et stratégies de normalisation langagière

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                           Revue de sociolinguistique en ligne
                           36 | 2022
                           Glottopolitiques engagées et solidaires : contextes,
                           idéologies, histoire

Écriture en wolof, pratiques glottopolitiques et
stratégies de normalisation langagière
Papa Alioune Ndao et Moussa Diène

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/glottopol/1883
DOI : 10.4000/glottopol.1883
ISSN : 1769-7425

Éditeur
Presses universitaires de Rouen et du Havre

Référence électronique
Papa Alioune Ndao et Moussa Diène, « Écriture en wolof, pratiques glottopolitiques et stratégies de
normalisation langagière », Glottopol [En ligne], 36 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le
11 mars 2022. URL : http://journals.openedition.org/glottopol/1883 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
glottopol.1883

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                                                                                n°36 – janvier 2022
                                                                   Glottopolitiques engagées et solidaires :
                                                                        contextes, idéologies, histoire

                                                SOMMAIRE
Émilie Lebreton, Fabienne Leconte, Coraline Pradeau : Introduction.
Salih Akin : Glottopolitique et autogestion langagière en situation de minoration linguistique : le cas
        des locuteurs du berbère et du kurde.
Marija Apostolović : L’enseignement/apprentissage du romani en Serbie : entre micro-actes
        glottopolitiques et reconfiguration des politiques officielles à l’école.
Papa Alioune Ndao et Moussa Diène : Écriture en wolof, pratiques glottopolitiques et stratégies de
        normalisation langagière.
Mokhtar Boughanem et Hassiba Benaldi : Les stratégies glottopolitiques de quelques auteurs algériens
        d’expression française : quels positionnements face aux langues ?
Michel Narcisse Ntedondjeu : Traduction, communication et diversité linguistique dans trois
        communautés de pratiques religieuses au Cameroun.
Philippe Blanchet, Christian Bergeron et Mylène Lebon-Eyquem : Étude exploratoire d’expériences de
        glottophobie en Provence réalisée auprès d’étudiants et d’étudiantes de l’université d’Aix-
        Marseille.
Moisés Abad Gervacio : Une action glottopolitique peut-elle en cacher une autre ? Le choix
        professionnel des enseignants mexicains de FLE.
Hélène Yèche : De Budyšin (Allemagne, RDA, RFA) à Serbin (USA). Vers une glottopolitique
        « engagée » de l’espace sorabe ?
Anne-Christel Zeiter : Transmettre le français à des requérants d’asile ou le patois à des enfants
        d’Évolène : l’engagement en glottopolitique, entre redistribution et reconnaissance.
Lou Bouhamidi : L’assistance au récit d’asile ou l’engagement par la conformité. Un exemple de
        médiation glottopolitique.
Maxime Maréchal : Engagements institutionnels. Enjeux glottopolitiques de l’interprétation dans les
        instances décisionnaires de l’asile en France.
Marie Veniard : « Ne pas parler à la place des premiers concernés » : questionnements
        méthodologiques autour de la variation dialogique d’un impératif langagier dans le milieu des
        militants pour les droits des étrangers en France.
Coraline Pradeau : Actions glottopolitiques pour les oubliés des politiques linguistiques et éducatives :
        accueil et formation des personnes exilées et sans-papiers
Fabienne Leconte : Entre inspirations et contraintes administratives : des glottopolitiques à destination
        des mineurs isolés.
Valeria Villa-Perez et Sandra Tomc : La glottopolitique en (inter)action. Sur les microactes
        conversationnels des agents d’une communauté d’apprentissage.

                                       Compte-rendus de lecture
Par Lou Bouhamidi : Pradeau Coraline, 2021, Politiques linguistiques d’immigration et didactique du français.
        Regards croisés sur la France, la Belgique, la Suisse et le Québec, Presses Sorbonne Nouvelle, Paris,
        311 pages, ISBN : 978-2-37906-061-8.
Par Coraline Pradeau : Carmen Alén Garabato & Henri Boyer, 2020, Le marché et la langue occitane au vingt-
        et-unième siècle : microactes glottopolitiques et substitution, Limoges, Lambert-Lucas, 140 p.
Par Christine Perego : Villa-Perez Valeria (dir.), 2021, Minorations en chansons : approches sociolinguistiques,
        Louvain-la-Neuve, EME éditions, 222 p.
Par Valeria Villa-Perez : Ploog Katja, Calinon Anne-Sophie et Thamin Nathalie, (dirs), 2020, Mobilité et Histoire
        et émergence d’un concept en sociolinguistique, Paris, L’Harmattan, coll. « Espaces discursifs », 352 p.

                                     GLOTTOPOL – n°36 – janvier 2022
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ÉCRITURE EN WOLOF, PRATIQUES GLOTTOPOLITIQUES ET
         STRATÉGIES DE NORMALISATION LANGAGIÈRE

                                                        NDAO Papa Alioune & DIÈNE Moussa
                                                             Université Cheikh Anta Diop, Dakar

Introduction
    La gestion d’une situation de pluralité linguistique dans un pays est, en premier chef, dévolue
à l’État. Ce dernier a la charge de décliner une ligne directrice officielle guidant « les choix, les
objectifs, les orientations […] en matière de langue(s) » (Boyer, 2010 : 67). Au Sénégal, en
vertu de la Constitution, le français est reconnu comme langue de l’administration, de la justice,
de l’enseignement, etc. Disons qu’elle est la langue d’État. Le wolof n’a pas le statut de « langue
officielle ». Ainsi, la politique linguistique du Sénégal porte le signe d’une valorisation de la
langue française. Une politique officielle de la langue wolof 1 demeure presque inexistante. De
ce fait, l’édition et la presse écrite sont majoritairement en langue française. En conséquence,
la littérature devient totalement francophone. Mais, depuis quelques années, les fonctions
assignées au français sont remises en question par le wolof qui ne joue plus uniquement un rôle
véhiculaire. Outre un bilinguisme officieux wolof-français, « bilinguisme institutionnel et
médiatique que l’État, par prudence politique, a jusque-là eu du mal à décréter » (Ndao, 2011 :
16), la littérature se pose comme une force de « vitalisation » de la langue wolof. À cet effet,
des interrogations s’imposent : quels sont les agents qui ont initié cette pratique ? Comment
interviennent-ils ? Nous émettons l’hypothèse que l’écriture et la traduction en wolof
demeurent une pratique glottopolitique, dans la mesure où elles rejoignent la définition qu’en
donnent Guespin et Marcellesi (1986 : 5) : « les diverses approches qu’une société a de l’action
[consciente] sur le langage ». L’objectif de cette contribution est de décrire quelques pratiques
macro et micro glottopolitiques wolof afin d’ouvrir une réflexion sur la politique de la langue
wolof. D’abord, outre un aperçu sur le paysage sociolinguistique du Sénégal, nous nous
focalisons sur l’écriture et la traduction littéraires initiées par des Organisations non-
Gouvernementales, des associations, etc. Ensuite, nous nous intéressons à la micro-
glottopolitique en étudiant les stratégies d’écriture proposées par Cheik Aliou Ndao2 pour une
normalisation terminologique du wolof.

1
  Il faut noter le Décret 2005-992 du 21 octobre 2005 portant sur « les règles qui régissent et fixent l’orthographe
et la séparation des mots en wolof » qui rend caduc le Décret 75-1026 du 10 octobre 1985 relatif au même objectif.
2
  Mbaam aakimoo, 2007, 2009, 2014 (désormais MA/1, 2, 3) ; Jigéen Faayda, 1997 (JF) et Toftalug Jigéen
Faayda, 1999 (TJF) autotraduits en français ; Mbaam dictateur, 1997 (MD) et Dignité ô femmes, 2010 (DOF).
Cheik Aliou Ndao s’autotraduit du wolof vers le français (Voir Diène, 2020a : 75).

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Paysage sociolinguistique du Sénégal
   Le Sénégal compte environ vingt-deux (22) langues codifiées3 (Cissé et Le Tallec, 2019).
La majeure partie des langues correspondent à des groupes ethniques (Cissé, 2005 : 101). Les
principales sont 4 :
− le diola
− le mandingue
− le peul
− le sérère
− le wolof
   Outre ces différentes langues, la nation compte également deux langues héritées du contact
avec l’Occident et le Moyen-Orient à travers la colonisation et l’islamisation que sont le français
(4 310 000 locuteurs) et l’arabe (88 300 locuteurs)5. À l’intérieur de ce paysage, le
fonctionnement sociolinguistique révèle une « diglossie enchâssée » :
− français / wolof ;
− wolof / autres langues nationales.

    Au Sénégal, le wolof a environ 12 266 290 locuteurs. Jean Dard remarquait déjà en 1826
que « la langue wolof se parle dans toute la Sénégambie, et même au-delà de la rive droite du
fleuve du Sénégal : une foule de tribus la pratiquent ou l’entendent » (1826 : 145). Ce qui fait
qu’elle est parlée en Mauritanie (193 000 locuteurs) et en Gambie (292 890 locuteurs).
    Le paysage sociolinguistique du Sénégal peut être ramené à la constellation linguistique
mondiale de De Swaan (1993). Selon Louis-Jean Calvet (1999 : 78), cette dernière fait
apparaitre une hiérarchie à quatre niveaux : une langue hyper-centrale (l’anglais), une dizaine
de langues super-centrales (l’allemand, le japonais, le français, l’hindi, l’espagnol, le malais, le
swahili, le russe, le mandarin, …), cent à deux cents langues centrales (le wolof, bambara, le
quichua, le tchèque, l’arménien, …) et quatre cents à mille langues périphériques. La métaphore
galactique montre qu’il y a au centre un soleil autour duquel tournent des langues-satellites,
chacune avec ses langues-satellites et ainsi de suite. Les locuteurs du premier niveau ont
tendance à être monolingues tandis que ceux des trois autres niveaux sont bilingues ou
plurilingues. À partir de cette typologie, Calvet (ibid. : 75-99) note que les rapports de force
entre les langues traduisent une confrontation sociolinguistique.
    D’après les chiffres de L’ethnologue, les locuteurs de langue seconde wolof dépassent ceux
qui l’ont comme langue première et ceux qui parlent le français ou une autre langue (première
et/ou seconde). En nous fondant sur le contexte sociolinguistique national, le wolof est la
« langue super-centrale » de la galaxie. Le français joue le deuxième rôle dans une posture de
« langue centrale » malgré son statut international. Ses locuteurs sont souvent plurilingues, mais
il en a moins que le wolof. Viennent les langues périphériques qui ne sont pas au même niveau.
D’abord, les langues nationales (peul, sérère, mandingue et diola) qui ont souvent des locuteurs
plurilingues. Ensuite, les autres langues qui ont uniquement des locuteurs de langue maternelle.
Les deux derniers groupes de locuteurs apprennent le français à l’école (comme la majeure
partie des Sénégalais) et parlent le wolof dans la communauté. Il y a deux langues dans la
« sphère centrale ». En conséquence, la situation sociolinguistique met en évidence un

3
  La Constitution de 2001 (sous régime du Président Abdoulaye Wade) stipule que toute langue codifiée a le statut
de langue nationale. Le Président Macky Sall voudrait revenir sur la position du Président Léopold Sédar Senghor
autour des six langues (le diola, le mandingue, le pular, le sérère, le soninké, le wolof).
4
  D’après les chiffres fournis par le site https://www.ethnologue.com/country/SN/languages (page consultée le
15/01/2021), les langues (y compris leurs variantes) ont le nombre d’utilisateurs suivant : 340 000 pour le diola ;
1 630 000 pour le mandingue ; 1 727 400 pour le sérère ; 4 150 000 le peul.
5
  Sources : www.universalis.com et www.ethnologue.com.

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bilinguisme officieux. Les populations ont d’ailleurs accepté le fait sociolinguistique (Ndao,
2011 ; Dramé et Diène, 2021). De ce fait, il y a lieu de parler d’une dynamique de vitalisation
du wolof qui est liée au nombre croissant de ses locuteurs et à l’élargissement de ses fonctions.
Au Sénégal, malgré la politique officielle de minoration des langues nationales, le wolof
demeure la langue utilisée par la grande majorité des populations. D’ailleurs, en considérant les
définitions de la langue minorée 6, nous pouvons dire que le wolof serait plutôt une langue dont
le processus de majoration est en cours. Autrement dit, il lui manque quelques critères comme
la normalisation-standardisation, la rentabilité professionnelle, l’acquisition scolaire et l’usage
comme médium d’enseignement, l’usage institutionnalisé (rédaction de textes officiels). Il
remplit les autres critères : il est reconnu comme langue nationale comme les autres ; il dispose
d’une production écrite, même si elle n’en est qu’à ses débuts, et d’un accès aux médias audio-
visuels. Pour toutes ces raisons, il devient nécessaire de revoir la politique linguistique mise en
place jusque-là. Et d’ailleurs, les langues n’ont pas les mêmes poids en termes de locuteurs, ne
remplissent pas les mêmes fonctions dans l’espace national. Le wolof couvre toute la sphère de
la communication sociale, ce qui n’est pas le cas des autres langues nationales. De plus, il vient
concurrencer le français dans ses domaines réservés de la communication formelle. Ce qui
découle de cette configuration sociolinguistique actuelle serait de retenir le wolof comme
langue co-officielle ou deuxième langue officielle du pays. Ainsi, des mesures officielles
pourraient être prises afin de normaliser et standardiser le wolof afin qu’elle puisse remplir
pleinement les fonctions qui lui seront assignées 7. Il existe bien une Académie des Langues
dont la mission est d’assurer le travail de grammatisation des différentes langues. Mais,
manifestement, elle n’a pas les moyens de sa mission. D’ailleurs, Mamadou Cissé (op. cit. :
127) rappelait quelques étapes pour une normalisation de la langue wolof :
− la sélection d’une des variétés de la langue qu’on voudrait développer et promouvoir ;
− la codification de cette variété par l’élaboration de dictionnaires et de livres de grammaire ;
− l’élargissement élaboré des fonctions de la variété en question pour la rendre plus
     opérationnelle afin de couvrir les différents domaines de la vie ;
− l’approbation de la variété promue par les premiers concernés, à savoir ses usagers ou la
     majorité de la population quand il s’agit d’une langue nationale.
    L’écriture et la traduction en wolof – des pratiques macro-glottopolitiques –, et les stratégies
de normalisation lexicale – une pratique micro-glottopolitique –, appuient cette dynamique de
la langue.

6
  « Une absence d’autonomie, de statut, de diffusion, de distribution fonctionnelle et de standardisation et des
valeurs non reconnues sur la scène interactionnelle par les locuteurs d’une langue sociolinguistiquement
dominante » (Kasbarian, 1997 : 188).
7
  Il faut dire que le « champ » lexicographique et terminologique du wolof est en jachère depuis un moment. Le
locuteur-scripteur wolophone dispose donc de très peu de moyens pour mettre en mots les réalités nouvelles qui
s’imposent à lui, surtout lorsque la « conquête » de nouvelles fonctions par la langue exige une mise à niveau de
son corpus, dans les domaines d’activités modernes (économiques, politiques, institutionnelles, scientifiques, etc.).
NB : si l’on excepte les pionniers d’une production dont le stock est très sommaire, Dard (1825), Kobès (1865,
1872), il convient de mentionner les dictionnaires bilingues ou unilingues qui recensent, pour l’essentiel, les mots
courants du wolof : Fal, Santos et Doneux (1990) Dictionnaire wolof-français suivi d’un index français-wolof ;
Faye (1996) Micro dictionnaire français-wolof ; Diouf (2001), Dictionnaire wolof-français, français-wolof ; Cissé
(2004), Dictionnaire wolof-français ; Sekk (1999) Sekk bu ndaw.

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Panorama historique descriptif des entreprises d’écriture et de traduction
littéraires en wolof
L’écriture littéraire en wolof
    L’expansion de la langue wolof ne se limite pas principalement à l’oral (Cissé, 2006). L’écrit
littéraire en wolof date d’avant les indépendances comme le note Abdoulaye Keïta (2013 :
158) :

           La littérature écrite en wolof est née bien avant la colonisation. Son émergence est liée
       à l’arrivée de l’Islam en Afrique de l’Ouest à partir du XIe siècle. La langue arabe qui a
       servi de véhicule à l’enseignement coranique a permis aux lettrés musulmans de
       développer une littérature d’abord d’expression arabe à vocation religieuse et
       diplomatico-administrative. Cette langue a en effet été le support de correspondances entre
       érudits musulmans puis entre les chefs coutumiers et l’administration coloniale. La graphie
       arabe fut également, bien avant la colonisation, adaptée pour transcrire les langues
       africaines : c’est l’avènement de l’ajami dont l’une des versions est le wolofal.
    Depuis quelques années, nous notons des entreprises d’écriture en caractères latins et de
publication, grâce à des maisons d’édition créées par des Organisations non-Gouvernementales,
des militants de l’officialisation de la langue wolof, etc. La première édition d’un texte wolof
date de 1987 avec la publication du recueil de poèmes Taxaw Takku de Mamadou Diarra Diouf
aux Editions Nubia. En 1992, l’Institut fondamental d’Afrique noire de l’Université Cheikh
Anta Diop de Dakar publie le premier roman en wolof, Aawo bi de Mame Younouss Dieng 8.
Un an après, le même éditeur publie le roman de Cheik Aliou Ndao, Buur Tilleen, écrit dans
les années 1962-63. En 1997, le même auteur publie son recueil de nouvelles, Jigéen Faayda,
aux Éditions de l’Organisation sénégalaise d’Appui au Développement (OSAD). L’initiative
éditoriale vient d’Aram Fal 9, membre fondateur de l’OSAD. En 1999, le second volume du
recueil de nouvelles, Toftalug Jigéen Faayda, et le recueil de poèmes Lolli/Taataan de Cheik
Aliou Ndao paraissent, respectivement, aux Éditions de l’OSAD et de l’IFAN. Les deux
éditeurs ainsi que Papyrus Afrique 10 sont les vraies premières maisons d’édition en langues
nationales fondées dans les années 90. Outre les publications en sérère (carte du Sénégal,
grammaire, poèmes, proverbes et manuels sanitaires), l’OSAD compte une cinquantaine de
publications en wolof (écrits et traductions confondus). La littérature (poésie, conte, roman,
théâtre, philosophie), la linguistique, les mathématiques, la santé, l’éducation civique et
l’informatique sont ses principaux domaines de publication. Concernant les Éditions Papyrus
Afrique, son fondateur retrace l’historique en ces termes :

          Notre maison d’édition installée au Sénégal est « panafricaniste » et a été créée le 25
       mars 1996, donc elle a 23 ans d’existence. Nous avons près de 150 titres principalement
       en langues africaines car nous en avons senti le besoin dès le départ. À cette époque, les
       maisons d’édition ne proposaient que des publications en langues étrangères, en français
       ou autres langues, et n’étaient donc destinées qu’à une élite, alors que la majeure partie
       de la population était en marge du livre et de la lecture. (Bendris-Olebsir, 2019, en ligne 11)

8
   Elle a donné une traduction de l’Hymne national du Sénégal en Wolof. Disponible sur : http://www.osad-
sn.com/index.php?option=com_content&view=article&id=20&ltemid=177, (page consultée le 15/01/2021).
9
   Une initiative d’un intérêt certain dans la grammatisation du wolof est l’entreprise d’Aram Fal. En effet, la
linguiste a publié une grammaire en se servant du wolof comme un médium scriptural et analytique. Outre les
différentes marques de la typographie (signes et ponctuations) proposées dans le décret de 2005, elle propose une
linguistique proprement wolof.
10
   Fondé et dirigé par Seydou Nourou Ndiaye.
11
   Disponible sur : https://www.liberte-algerie.com, (page consultée le 15/01/2021).

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   Cette ligne de publication montre une production littéraire plus ou moins faible. Mais, elle
est significative pour la langue wolof. L’éditeur a publié le premier roman en wolof de Boubacar
Boris Diop, Doomi golo, en 2003 et celui de Coumba Wade, Tukki aayul, yàgg faa aay, en
2006, le recueil de poèmes Njool Céytu de Libasse Diop en 2016 et le recueil de nouvelles Yaa
ma neex de Momar Guéye en 2020. Les Éditions EJO, créées en 2017 par l’écrivain Boubacar
Boris Diop, renforcent la ligne éditoriale en langue wolof. Outre le deuxième roman en wolof
de Boubacar Boris Diop Bàmmeelu Kocc Barma (2017), la maison d’édition a publié cinq
ouvrages entre 2017 et 2019 dont une réédition (Doomi golo). Xelum Xalam de Lamp Fall Kala,
Guddig mbóoyo de Lamine Mbaye, Mboorum àddina si d’Abdou Khadr Kébé y sont publiés
en 2020. Ponki lislaam yi Juróom de Serigne Amath Thiam est paru en 2021. Le fait que les
maisons d’éditions militantes dominent l’espace éditorial littéraire en langues nationales ne doit
pas cacher le dynamisme des éditeurs francophones qui s’essaient au wolof. Les éditions
L’Harmattan de Paris ont publié les recueils de poèmes de Daouda Ndiaye (Gàddaay gi, 2003 ;
Saawo yi, 2010). Le jeune champion de slam du Sénégal (2021), Maïssa Mara, et le jeune
écolier Abdou Karim Dione ont publié respectivement Tóortóor, en 2020 aux Editions Maîtres
du Jeu, et Artu ndaw ñi, en 2021.
   L’écriture littéraire en wolof est un maillon essentiel de la pratique macro-glottopolitique.
Elle est une initiative permettant à la langue wolof de se mesurer aux langues de longues
traditions littéraires. Les entreprises de traduction vers le wolof entrent dans la même
dynamique.

La traduction littéraire en wolof
    Selon Alain et Louis-Jean Calvet (2017) 12, la traduction littéraire constitue un des facteurs
qui joue sur le « poids » des langues au niveau mondial. La traduction est, selon Pascale
Casanova, « à la fois l’une des armes principales dans la lutte pour la légitimité littéraire et la
grande instance de consécration spécifique » (Casanova, 2002 : 14). Elle est un moyen pour
accéder aux instances de consécration linguistique. Casanova inscrit la traduction dans une
dynamique sociologique lui permettant de déceler un rapport de forces entre les langues et les
littératures. Casanova reconnait une « traduction-accumulation » et une « traduction-
consécration ». Dans le premier cas, le contraire du second, les littératures dominées importent
des textes universellement reconnus. Les deux pôles sont la conséquence d’une situation
marquée par des rapports de forces politique, sociolinguistique et littéraire. À ce titre, la
traduction en wolof est un levier pour doter la langue d’un capital linguistique et littéraire. Cela
montre alors que la traduction peut être définie comme une pratique macro-glottopolitique
ayant l’objectif d’inscrire une langue à la bourse mondiale des langues. Les militants des
langues nationales, comme le wolof, sont les principaux initiateurs de la pratique.
    La première esquisse de traduction littéraire du français vers le wolof, pouvant être datée des
années 1950, est l’œuvre de Cheikh Anta Diop. Dans Nations nègres et cultures (1954 : 415),
l’égyptologue se consacre à la démonstration de la possibilité de traduire dans une langue
africaine quelconque, et en valaf13 en particulier, tous les aspects de la réalité du monde
moderne. Pour lui (ibid. : 415),

12
   Les frères Calvet (l’un linguiste, Louis-Jean, l’autre chimiste, Alain) proposent dix facteurs qui déterminent le
« poids » des langues : le nombre de locuteurs de langue première, le nombre de pays dans lesquels la langue a un
statut officiel, le nombre d’articles dans Wikipédia, le nombre de prix Nobel de littérature, l’entropie, le taux de
fécondité, l’indice de développement humain, le taux de pénétration d’internet, le nombre de traductions, langue
cible et langue source. Ils y rajoutent, dans l’édition de 2017, le facteur véhiculaire et l’enseignement au niveau
des universités.
13
   wolof.

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          [Le] développement des langues est inséparable de traductions d’ouvrages étrangers
       de toutes sortes (poésie, chant, roman, pièce de théâtre, ouvrage de philosophie, de
       mathématiques, de science, d’histoire, etc.). Il est inséparable également de la création
       d’une littérature africaine, qui sera alors, nécessairement, éducative, militante, et
       essentiellement destinée aux masses.
    L’historien propose ainsi, entre autres, la traduction d’un extrait d’Horace (ibid. : 447-448).
Cette traduction a été faite à une époque où la politique linguistique réduisait les langues
africaines à de simples « dialectes », terme négativement connoté dont l’usage était de règle
dans le discours colonial. Cheikh Anta Diop utilisa un système d’écriture qui emprunte ses
signes à l’alphabet français pour traduire en wolof les textes retenus pour sa démonstration à
une époque où les langues nationales n’étaient pas encore codifiées14. Par exemple, le « w »
actuel était écrit « v » ; le « aa », « â » et le « c », « t », etc. Il voulait prouver ainsi qu’il n’y a
rien qui ne puisse s’exprimer adéquatement en wolof, qu’il s’agisse d’œuvres littéraires ou de
traités scientifiques. Il suggérait également de faire « des traductions d’ouvrages importants,
notamment ceux marquant les grands tournants de la pensée humaine ». Enfin, très engagé dans
le combat pour la réhabilitation des cultures et civilisations d’Afrique noire, il suggérait,
s’appuyant sur des raisons d’ordre géographique et historique, de « bâtir des humanités à base
égyptienne dans le même sens que la langue grecque est à la base des humanités pour la
civilisation occidentale » (1948 : 34).
    La traduction en wolof de l’extrait d’Horace a pu inciter certainement des Sénégalais à écrire
ou à traduire en wolof. Pathé Diagne publie l’Anthologie wolof de littérature en 1971 qui
constitue une traduction en wolof d’extraits d’œuvres africaines (4-111), afro-américaines (112-
133), indiennes (134-146), arabes (147-157), gréco-latines (158-168) et européennes (169-228).
    Mais la période 1950-2000 marque une certaine timidité dans la traduction littéraire en
wolof. Il faut préciser que le contexte socio-politique n’était pas favorable aux langues
nationales. Toutefois, dans les années 2000, les linguistes se lancent dans la traduction en wolof
d’œuvres littéraires. En 2007, la linguiste Arame Fal et l’écrivaine Mame Younousse Dieng
traduisent Une si longue lettre de Mariama Bâ (1979) aux Nouvelles Éditions Africaines du
Sénégal, Bataaxal bu gudde nii. Cette publication a donné certainement à d’autres écrivains
l’envie de doter la langue wolof d’un patrimoine littéraire. En effet, dans la même année, deux
enseignants de l’INALCO 15, Stéphane Robert et Jean Léopold Diouf, publient, aux éditions
L’Harmattan, une traduction en wolof, Goneg nit ku ñuul gi, de L’enfant noir (1953) de
l’écrivain guinéen Camara Laye.
    Neuf ans plus tard (2016), Boubacar Boris Diop met en place la Collection « Céytu 16 » aux
Éditions Zulma, à Paris, en collaboration avec les Éditions Mémoire d’encrier, Québec. Outre
la réédition de la traduction d’Une si longue lettre, deux œuvres littéraires prestigieuses ont été
traduites : la tragédie d’Aimé Césaire, Une saison au Congo, traduite par Boubacar Boris Diop
lui-même sous le titre Nawetu Deret et le roman de Jean Marie Gustave Le Clézio, L'Africain,
traduit en wolof par Daouda Ndiaye sous le titre Baay sama, doomu Afrig. En 2018, Maximilien
Guérin et El Hadji Dièye traduisent Le Petit prince de Saint-Exupéry en wolof, Ndoomu Buur
si.
    Hormis la dernière traduction et celle du roman de J. M. G. Le Clézio, toutes les autres
œuvres traduites en wolof ont été écrites par des auteurs noirs (Africains et Martiniquais). Cela
montre alors une certaine conversion des textes littéraires d’auteurs africains dans une langue
africaine. Il s’agit de remettre les textes dans leur contexte linguistique de production originel.
D’ailleurs, Diène (2020a) a montré cette dynamique à travers la traduction en wolof d’Une si

14
   D’après Fal, Santos, Doneux (1990 : 7), le système d’écriture officiel des langues sénégalaises, utilisant les
caractères latins, date de 1968.
15
   Institut National des Langues et Civilisations Orientales, Paris, France.
16
   Nom d’un village de Diourbel où est né et inhumé Cheikh Anta Diop.

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longue lettre de l’écrivaine sénégalaise Mariama Bâ. Dans son récit, Le Clézio rend hommage
à son père, un médecin qui a vécu, souvent avec son fils, en Guyane britannique, au Cameroun
et au Nigéria. Il est alors profondément lié à l’Afrique, ce qui pourrait expliquer le choix de la
traduction de cette œuvre. Le Petit Prince est le deuxième texte le plus traduit au monde (en
487 langues et dialectes) après la Bible. Cela semble être l’unique motivation de sa traduction
en wolof.

Écriture en wolof et normalisation langagière : étude du cas de Cheik Aliou
Ndao
Eléments biographiques de Cheik Aliou Ndao
   Cheik Aliou Ndao est un écrivain sénégalais né en 1933 à Bignona, au Sud du Sénégal. Le
contexte familial a été déterminant dans sa trajectoire littéraire. Il a suivi son père, médecin
vétérinaire (mais aussi chef de canton appartenant à l’aristocratie traditionnelle provinciale)
durant la période coloniale, dans de nombreuses contrées du Sénégal au gré de ses affectations.
Enfant, il a pu côtoyer les griots et les gens de cour des grandes provinces historiques du pays
(singulièrement celles du Djolof et du Saloum). Il a donc très tôt été imprégné de l’histoire des
différents royaumes du pays, des textes épiques déclamés par les « maitres de la parole » à qui
revenait la tâche d’instruire les jeunes gens de l’aristocratie au cours des veillées. Lors d’une
interview accordée à un journal dakarois, il reprécise le contexte qui a marqué en partie
l’orientation de son œuvre :

          D’abord c’est mon père qui m’a donné le goût de la lecture. Il avait une bibliothèque
      très fournie avec les œuvres complètes de grands écrivains (Lamartine, Victor Hugo entre
      autres). Il s’intéressait beaucoup à l’histoire. Il était abonné à des revues comme Historia.
      Il aimait bien l’histoire des dynasties, des Bourbons notamment. De manière générale, tout
      ce qui touchait à l’histoire l’intéressait. Mon père était un fonctionnaire moderne mais il
      a toujours tenu à ses attaches. Nous avons toujours vécu avec les griots. (Walfadjiri du 26
      juin 2001)
    Sa production dramaturgique est d’inspiration et d’écriture wolof. L’exil d’Alboury (1972)
est le titre de la première pièce en français, traduite du wolof Gàddaay (qui signifie l’exil), récit
épique d’un griot dont les prestations ont fait très forte impression sur lui alors qu’il était âgé
de 7 ans. Alboury Ndiaye Bourba Djoloff (roi du royaume du Djoloff) doit opter entre un
combat désespéré contre le nouvel ordre colonial, la soumission et le repli vers un État non
lointain. La seconde pièce s’intitule Guy Njuli : guy signifie le baobab, l’arbre autour duquel se
déroulent les cérémonies royales et les grands événements du royaume du Saloum tels que
l’intronisation, ou la circoncision (njuli). Guy Njuli relate la dispute du trône du royaume entre
un père et son fils. Ce dernier, déjà intronisé après le renoncement volontaire de son père, refuse
d’abdiquer à la demande du père qui est revenu sur sa décision. C’est l’issue tragique d’une
guerre qui va opposer le clan du fils à celui du père – en réalité tous issus de la même lignée
familiale – et marquer la fin de la dynastie. Contrairement à cette pièce qui existe en wolof
(2003) et en français (1983), sa troisième pièce, Bokk Afrig (2004) existe uniquement en langue
wolof.
    Outre le genre épique, Cheik Aliou Ndao s’est exercé à la poésie et au conte en langue
wolof ; son premier recueil, Lolli, Taataan woy (chants), est publié en 1999, suivi de Matt Fel
ak Teeñ ak seeni jaar-jaar (OSAD, 2006), Ba jaar gane jee kaña, (OSAD, 2006), Mellentaan
Koote ak ngatoom, (OSAD, 2009) et Teggin (recueil de chants, OSAD, 2014). L’écrivain
sénégalais est aussi l’auteur d’un recueil de nouvelles en wolof : Jigéen Faayda (1997, 1999).

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   Enfin, son premier roman wolof, Buur Tilleen, sera traduit en français pour contourner les
difficultés de l’édition en langues nationales. Il en sera de même pour la majeure partie de sa
production romanesque en wolof : Mbaam aakimoo, traduit en français à défaut de trouver un
éditeur en langue wolof au moment de sa parution. Cheik Aliou est incontestablement le porte-
drapeau de la littérature wolof en caractères latins. Ses deux dernières publications romanesques
en wolof sont Singali (2013) et Digg Géej (2020). C’est l’écrivain qui comptabilise le plus de
publications en wolof, et en langues nationales d’une manière générale. L’extrait d’entretien
qui suit illustre bien son point de vue par rapport à la création littéraire :

          Nous n’écrivons pas le français par amour ou à cause d’un choix délibéré. Nous
       employons la langue de Molière par accident historique. La francophonie n’est pas notre
       héritage, car notre moi profond s’exprime dans nos langues maternelles. Écrire dans une
       langue d’emprunt, c’est accepter de participer à une littérature de transition (…). Il est
       évident pour moi que la véritable littérature africaine commencera le jour où l’on rejoindra
       un auteur comme Moussa Kâ, Mbaye Diakhaté, qui eux tout en se servant de caractères
       arabes, ont écrit des chefs d’oeuvre en langues maternelles. (Cierczynski-Bocande, 1993 :
       16)
   On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec la problématique de la langue
d’écriture telle qu’elle est développée par l’écrivain kenyan Ngugi Wa Thiongo lorsqu’il parle
de « décoloniser l’esprit » (Le Monde diplomatique du 24 août 1987), ou encore par Cheikh
Anta Diop, abordée ici même. Cette posture identitaire a amené Ngugi à prendre la décision
d’écrire et de publier uniquement en kikuyu (sa langue maternelle), après avoir publié en anglais
une partie de son œuvre. Toutefois, le romancier sénégalais apparait un peu moins radical que
l’écrivain kenyan puisqu’il opte pour une « littérature de transition » qui concilierait les deux
langues. Cela se traduit par les deux versions d’une même œuvre offerte au public : Mbaam
aakimoo (wolof) et Mbaam dictateur (français), Jigéen Faayda (wolof) et Dignité, ô femmes !
(français) ou encore Singali (wolof) et Singali, l’orphelin (français), etc. Comme le note
Ibrahima Wane (2020 : 139), Cheik Aliou Ndao a donc refusé de sauter l’étape de la création
dans la langue maternelle. Ceci est corroboré également par Cierczynski-Bocandé Uté dans sa
thèse intitulée : Cheikh Aliou Ndao, écrivain entre deux langues, le français et le wolof, publiée
en 1992 aux éditions Peter Lang, sous le titre Cheikh Aliou Ndao.
   Soulignons enfin qu’en dépit d’un très fort ancrage de son œuvre en langues nationales,
l’écrivain doit sa notoriété avant tout comme auteur francophone étudié dans les établissements
secondaires et universitaires de langue française depuis des décennies. Au demeurant,
l’impression que rapporte la critique de la littérature francophone des années 60-70 au sujet de
son œuvre confirme cette double appartenance, fût-elle de transition, aux deux groupes
d’écrivains. Et elle est plutôt élogieuse en direction de sa production en français : Robert
Pageard (1979 : 128) le présentait, dans une revue critique des écrivains francophones, comme
l’un des auteurs dramatiques les plus doués de sa génération. Cheik Aliou Ndao a exercé une
carrière de professeur d’anglais à l’école normale William Ponty du Sénégal et fut parallèlement
conseiller culturel du président et poète Léopold Sédar Senghor dont il a traduit en wolof l’un
des plus célèbres poèmes, Femme noire (Jigéen gu ñuul).
   Le militantisme de Cheik Aliou Ndao ne se limite pas uniquement à écrire dans sa langue
maternelle, le wolof. Il veut également montrer que cette langue est capable de fournir une
terminologie 17 de la modernité. Il s’inscrit alors dans la logique de Cheikh Anta Diop qui
préconisait comme moyen d’enrichir le wolof, l’étude approfondie de son origine pour
composer des mots nouveaux selon les besoins. Et pour Ndao, la voie se dessine à travers la

17
   La terminologie est « une activité interne, consacrée à la dénomination et à la classification systématique, à
l’intérieur de chaque champ du savoir scientifique, ou encore une pratique de normalisation et de réglage de la
langue » (Rey, 1979 : 121).

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néologie dénominative (Guilbert, 1975 : 40-41). Cette dernière réside dans le fait que, pour
essayer de dénommer des notions techniques, politiques ou économiques, on doit interroger la
langue wolof pour trouver des items lexicaux qui sont à même de les traduire suivant les règles
qui gouvernent la langue. Elle a l’objectif de chercher à remplacer les emprunts au français par
des mots wolof. La pratique néologique demeure donc une initiative de normalisation lexicale.
Pour Baggioni (1997 : 90), la « normalisation 18 » est un « établissement de la norme ». Cela
concerne, dans l’élaboration d’une langue dite commune, la capitalisation symbolique
nécessaire au consensus qui permet sa diffusion et son adoption comme véhiculaire d’une
communication de plus en plus élargie. Cela concerne également, d’une part, les écrits et les
actions pour la promotion de la variété vernaculaire, et d’autre part, tout ce qui contribue à
orienter le choix de la norme vers une variété précise. Il s’agit alors d’une forme de
normalisation de la langue à partir du lexique, la création de nouveaux mots pour permettre à
la langue de véhiculer des contenus jusque-là véhiculés par une autre langue (Calvet, 1987 :
157).
   Dans les écrits de Cheik Aliou Ndao, nous notons trois stratégies qui soulignent cette
normalisation langagière : la néologie socio-sémantique, la néologie formelle et la néologie
traductive. Ces procédés terminologiques, recherchant l’expressivité sémantique, sont une
manière d’éviter l’emprunt linguistique. L’écriture en wolof manifeste alors une tension
langagière due au bilinguisme wolof-français. Elle matérialise le militantisme linguistique de
l’écrivain wolof à l’égard de sa langue 19.

La néologie socio-sémantique
   La néologie socio-sémantique, dans le cas de Cheik Aliou Ndao, peut être analysée comme
le produit d’une lecture métaphorique de la réalité contemporaine à travers une réactivation du
stock lexical traditionnel wolof. Ainsi, « dans ce mouvement métaphorique, la signification se
désolidarise de la désignation en laissant apparaitre la reconduction d’un schème linguistique,
d’un programme de sens, qui se trouve appliqué à un autre secteur du réel » (Gaudin, 2003 :
206). Autrement dit, un terme, qui a un sens social ou politique traditionnel, acquiert une autre
catégorisation sociale ou politique lorsqu’il est utilisé pour déterminer des réalités modernes ou
contemporaines. L’écrivain utilise en effet le fond lexical traditionnel wolof pour déterminer
des réalités actuelles.
   Dans Jigéen Faayda, « le sommaire » du recueil de nouvelles est traduit par « lobb ». En
wolof, le terme sert à désigner le « bois de chauffage entassé à l’extérieur de la maison en
prévision des pénuries » (Fal, Santos, Doneux, op. cit.). La disposition des tas de bois que l’on
retrouve dans les villages sert principalement d’image pour déterminer la manière dont les
différentes parties qui composent le recueil de nouvelles sont répertoriées. La mutation
sémantique s’explique par un changement de contexte social.
       (1) Am ndaje nag, dafa war a am dalin, doxin, ak tëjin. Su ñu koy taxawal, na fekk ñépp yàkkamti
       caa dem, rawatina ndaw ñeek jigéen ñi. Lépp dafay méngoo ci taar, dale ca col ya, xumbeel ga
       ak po ma. Ba Wor xamee loolu, la tànn jaraaf joo xam ne dara du itteem, lu dul toppatoo ndaje
       yaak bernde ya. (MA/2/41)

18
   Baggioni oppose cet aspect « normalisation » à l’aspect « standardisation » qui serait plus l’œuvre de
professionnels de la langue qui imposent des règles et des instruments de référence fixant et stabilisant la variété
en une langue standard.
19
   C’est dans le texte wolof que nous trouvons les formes néologiques qui ont l’objectif de remplacer les emprunts
du wolof à la langue française. Cela veut dire alors que l’auteur essaie de traduire des termes du français par de
nouveaux termes wolof. Le texte wolof est autotraduit en français. Souvent, c’est le texte autotraduit en français
qui permet de déterminer le sens de la néologie dans le texte wolof. C’est pourquoi nous avons choisi de présenter
d’abord l’extrait en wolof suivi de celui de l’autotraduction, tout en sachant que l’auteur part toujours du français
pour créer de nouveaux termes wolof.

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      Une réunion doit avoir une ouverture, un déroulement et une clôture. Il ne faut pas la tenir que
      lorsque les gens ont hâte d’y assister, surtout les jeunes et les femmes. Tout doit être en harmonie
      dans la beauté, depuis l’habillement, la musique jusqu’aux jeux. Aussi Wor choisit-il un ministre
      qui ne s’occupe que des réunions et des fêtes. (MD174)
      (2) Bi jaraaf tolloo foofu, kenn déglootu ko. Ndax ku ci ne yaa ngi naan xanaa meneen réew lay
      nettali la fa xew. Moom nag yoonam ! Ku déglook ku dégluwul, teewu koo wutali fa mu dàkk. Mu
      nga naan : « Wor mii laa ne réew mi ameel na ko njukkal. Gànnaaw si tey, bëkk-néegam dina
      siiwal sàrt yii lees ko war di màggale. (MA/2/45-46)
      À ce point de son discours, personne n’écoute plus Jaraaf Bernde, le ministre des Fêtes. Car on
      croyait qu’il narre des évènements qui se seraient passés dans un autre pays. Pour lui, qu’on écoute
      ou non, il s’en moque. L’essentiel est d’atteindre son but. J’affirme que le pays doit faire preuve
      de reconnaissance à l’égard de Wor. À partir d’aujourd’hui, Bëkk néeg son chambellan, publiera
      les nouveaux titres qu’il faudra employer pour s’adresser à notre guide. (MD177)

    Dans (1), Cheik Aliou Ndao s’inspire de la royauté wolof pour dénommer le poste de
ministre du gouvernement : « Jaraaf ». Avant la colonisation, le Sénégal était composé de
différents royaumes comme le Cayor qui couvrait principalement l’actuelle région de Thiès
(centre-ouest du pays). Le roi avait le titre de Damel du Cayor. Dans sa cour royale, il choisissait
ses hommes de confiance qui le représentaient dans certaines localités. Ces derniers avaient des
titres qui spécifiaient leurs fonctions auprès du roi. Ce sont des hommes essentiels à la bonne
marche du royaume. Lors des assemblées et des réunions, le roi pouvait les consulter avant de
prendre une quelconque décision. Le « Jaraaf » fait partie des hommes de confiance du roi. Il
constituait aussi un titre que portait le représentant du souverain dans les royaumes du Djolof
et du Baol. Le « Jaraaf » avait une fonction politique et administrative au nom du souverain. Il
était considéré comme un ambassadeur de la royauté des peuples wolof. Cheik Aliou Ndao
appelle le « ministre » « jaraaf » parce qu’il s’est inspiré de la royauté traditionnelle. Ce qui
montre alors le caractère innovant que revêt l’emploi de ce mot chez cet auteur. D’ailleurs,
Abdoulaye-Bara Diop (1981 : 138-139) note, à propos des personnalités détentrices de
fonctions au niveau national, que

         Le Grand-Jaraaf, appelé au Jolof Jaraaf-Ju-Réy, contrôlait celles-ci [les personnalités
      détentrices de fonctions]. Il portait différents titres selon les pays (Jawriñ-Mbul au Kajoor,
      Jaraaf-Baol au Baol, Jawdin au Waalo), mais exerçait partout les mêmes fonctions. Il
      secondait le souverain dans le gouvernement du royaume dont il avait même, souvent, la
      charge quotidienne, suivant les directives de celui-ci. Il était donc, en ce sens, une sorte de
      premier ministre. Mais il devait aussi contrôler le pouvoir du souverain, comme
      représentant des intérêts du peuple, du moins des jàmbur, des notables, dont il était issu et
      qui, à l’origine, l’avaient délégué à cet effet.
   Cheik Aliou Ndao interroge donc l’histoire des Wolof afin d’y trouver une fonction politique
qui avoisine celle d’un « ministre » de gouvernement. L’analogie entre le pouvoir traditionnel
et le pouvoir actuel permet à l’écrivain de réinventer la langue wolof. Il lui donne une
dynamique nouvelle qui ne peut être saisie qu’en faisant allusion à la royauté wolof. La
production langagière tire profit de la possibilité de réactiver le fond lexical traditionnel des
institutions ante-coloniales. Boubacar Boris Diop est aussi, dans une certaine mesure, dans cette
logique puisqu’il utilise l’unité linguistique « jëwriñ » (variante de « jawriñ ») pour dénommer,
en wolof, la fonction ministérielle.
      (3) Soldaar yi mer, rendi jëwriñ bi ñu dénk kaaraange réew mi, watat néewam ci mbeddi péeyum
      Jafune. (DG110)
      Les soldats sont en colère ; ils égorgent le Ministre de l’Intérieur du pays et trainent sa dépouille
      dans les rues de la capitale Diafouné. (Notre traduction)

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   Dans les textes wolof, les deux termes (« jëwriñ » et « jaraaf ») sont considérés comme des
synonymes. Mais la perception néologique de Boubacar Boris Diop est la plus déterminante
dans les pratiques langagières, comme le rapportent Ndao et Kébé (2010 : 30), concernant le
discours journalistique.

          Parmi les termes réactivés, jawriñ « emprunt ancien du wolof à l’arabe », désignant
      actuellement ministre, ne figure nulle part avec cet attribut. Terme absent dans Fal (op.
      cit.), il est attesté dans Diouf pour regrouper un faisceau de référents : d’abord le référent
      originel, surveillant des travaux dans un champ, intendant ; ensuite il désigne
      indistinctement représentant, ambassadeur ou ministre et est présenté comme item
      interchangeable avec ndaw. Il en va de même lorsque l’on prête attention à la manière
      dont sont restituées les réalités qui touchent à l’organisation du domaine public,
      notamment ce qui renvoie à l’administration. Dans la terminologie journalistique en
      revanche, on note une tendance plus heureuse à la spécialisation sémantique de ces
      vocables synonymes, ce qui permet de désambiguïser le discours : jawriñ désigne ministre.
   En confrontant les pratiques langagières des journalistes à celles des écrivains (Cheik Aliou
Ndao et Boubacar Boris Diop), on peut donc affirmer que le phénomène est en train de gagner
du terrain. Une étude comparative de leurs pratiques permettrait de déterminer les précurseurs
(les journalistes, les écrivains ou les locuteurs de manière générale). Néanmoins, une bonne
frange de la population peut saisir « jawriñ » et « jaraaf » comme revêtant le même sens que
l’emprunt intégré « ministar » (du français « ministre »). À travers l’analogie aux pouvoirs
politiques traditionnels, nous repérons une forte propension des écrivains à des stratégies
terminologiques qui redéfinissent le terme wolof afin d’y ajouter un sens nouveau.
   Dans (2), il y a lieu d’apporter quelques précisions au sujet du vocable « bëkk néeg ».
L’expression renvoie à l’univers socio-sémantique de la royauté wolof et aux institutions
religieuses qui lui sont contemporaines. Elle désigne, dans certaines cours royales sénégalaises
(Cayor et Baol), un homme proche du souverain. Ce dernier est chargé de recueillir les
confidences et d’informer le roi des événements publics ou privés survenus dans le royaume.
Par extension, il est considéré comme un homme de confiance, une éminence grise (Diop,
1981 : 78), un attaché privilégié (Diouf, 2001 : 22). Ces archéolexies sont mobilisées pour
désigner qui par analogie, qui par approximation, qui par métonymie, les concepts de la
gouvernance politique de l’État moderne africain. Dans le parler ordinaire ou l’écrit même
formel en wolof, ces mots sont directement empruntés au français. Or dans les dictionnaires de
wolof, seuls les attributs sémantiques anciens sont retenus. Il y a là une dynamique néologique
qui s’appuie sur la créativité linguistique en wolof. Les écrivains qui se sont lancés dans
l’aventure (parmi lesquels figure en bonne place Cheik Aliou Ndao), semblent avoir entendu
Cheikh Anta Diop lorsqu’il rappelait aux futurs littérateurs africains que, parmi les difficultés
à vaincre pour promouvoir la langue, il y a celle de « l’acclimatation des termes et la
modification nécessaire de l’écho de certains mots dans la conscience indigène pour qu’une
certaine forme de littérature puisse naitre » (Diop, 1981 : 31). Il s’agit pour Cheik Ndao de
requalifier des mots, des idées, pour qu’ils puissent répondre aux besoins de signification de
deux univers socio-culturels différents certes, mais à bien des égards parfois contigus,
superposés ou amalgamés. L’intérêt est de pouvoir exploiter cette situation pour l’écriture en
wolof et la création littéraire. Et c’est ce à quoi s’exerce Ndao dans Mbaam aakimoo. En effet,
si dans la version française de l’œuvre apparait le mot « chambellan » pour traduire « bëkk
néeg », alors que le mot attendu est « directeur de cabinet » dans la dénomination réglementaire
des fonctions ministérielles de l’État moderne, c’est que l’auteur entend conférer une
connotation ironique : l’État moderne en Afrique est gouverné comme aux temps de la royauté,
de l’absolutisme. En effet, le chambellan est un mot ancien qui qualifie un gentilhomme chargé

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