De la déraisonnable efficacité des diagrammes - Brill

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De la déraisonnable efficacité des diagrammes - Brill
revue de synthèse 138 7 e Serie n o 1-4 (2017) 231-260

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     De la déraisonnable efficacité des diagrammes
                                    Thibault Damour*

Résumé : On présente des cas concrets où l’utilisation de diagrammes a joué un rôle
utile dans des recherches de physiciens théoriciens. Les exemples choisis proviennent
soit de travaux de divers spécialistes de gravitation relativiste (notamment, Einstein,
Flamm, Hawking, Penrose, Rosen, Ruffini, Wheeler et l’auteur), soit de travaux
d’experts en théorie quantique des champs et des cordes (notamment, Feynman,
‘t Hooft, Polchinski, Polyakov, Stueckelberg, et Wilson). Le but essentiel de ces exem-
ples est d’illustrer le pouvoir suggestif et heuristique des diagrammes, autrement dit
leur rôle de « multiplicateurs de virtualités », comme disait Gilles Châtelet. Un autre
but est de montrer que les diagrammes mènent une vie propre qui est séparée des
théories mathématisées du réel : ils peuvent exister avant les théories, et aussi leur sur-
vivre, et se réincarner dans le cadre de nouvelles théories physiques (cf. la discussion
des diagrammes issus des travaux de Huygens et surtout de Faraday).

MOTS-CLÉS : diagrammes de Feynman – diagrammes d’espace-temps – diagrammes
de cordes – lignes de force – diagramme de boucles

       ON THE UNREASONABLE EFFECTIVENESS OF DIAGRAMS

Abstract: Concrete cases where the use of diagrams played a useful role in theoretical
physics are presented. The selected examples come either from the works of experts in
relativistic gravity (notably, Einstein, Flamm, Hawking, Penrose, Rosen, Ruffini, Wheeler
and the author), or from the works of experts in quantum field theory and string theory

* Thibault Damour, né en1951, est physicien théoricien, professeur permanent à l’Institut
  des Hautes Études Scientifiques, expert en gravitation relativiste et cosmologie quantique.
  Il a publié récemment les articles : Quantum Supersymmetric Cosmological Billiards and
  their Hidden Kac-Moody Structure (avec Ph. Spindel), 2017, Phys. Rev. D 95, p. 126011 ; et
  Gravitational scattering, post-Minkowskian approximation and Effective One-Body theory,
  2016, Phys. Rev. D 94, p. 104015. Adresse : Institut des Hautes Etudes Scientifiques, 91440
  Bures-sur-Yvette, France ; damour@ihes.fr, www.ihes.fr/damour.

© koninklijke brill nv, leiden, 2017 | DOI: 10.1007/s11873-000-0000-11
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(notably, Feynman, ‘t Hooft, Polchinski, Polyakov, Stueckelberg, and Wilson). The main
aim of these examples is to illustrate the suggestive, and heuristic power of diagrams, in
other words, their role of « multipliers of potentialities », as wrote Gilles Châtelet. Another
aim is to show that diagrams have their own life, separately from physical theories: they
can exist before theories, and they can also survive theories, and reincarnate themselves
within new theories (see the discussion of diagrams coming from the works of Huygens
and Faraday).

KEYWORDS: Feynman diagrams – spacetime diagrams – string diagrams – lines of
force – loop diagram

             L’IRRAGIONEVOLE EFFICACIA DEI DIAGRAMMI

Riassunto: Presentiamo casi concreti dove l’uso di diagrammi ha avuto una funzio­ne
utile nelle ricerche dei fisici teorici. Gli esempi scelti provengono sia dai lavori di diversi
specialisti di gravitazione relativista (come Einstein, Flamm, Hawking, Penrose, Rosen,
Ruffini, Wheeler e l’autore), sia dai lavori d’esperti in teoria quantistica dei campi o
delle stringhe (come Feynman, ‘t Hooft, Polchinski, Polyakov, Stueckelberg, et Wilson).
La finalità essenziale di questi esempi è d’illustrare il potere suggestivo ed euristico dei
diagrammi, in altre parole la loro funzione di “moltiplicatori di virtualità” come lo for-
mulava Gilles Châtelet. Un altro obiettivo è di mostrare come i diagrammi hanno una
vita propria, separata dalle teorie matematizzate del reale: possono esistere prima delle
teorie e possono anche sopravvivere a queste teorie, reincarnandosi nell’ambito di nuove
teorie fisiche (cf. la discussione dei diagrammi provenienti dai lavori di Huygens e so-
prattutto di Faraday).

PAROLE-CHIAVE: diagrammi di Feynman – diagrammi di spazio-tempo – diagrammi di
stringhe – linee di forza – diagrammi a loops

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                            « Un diagramme peut immobiliser un geste, le mettre
                            au repos, bien avant qu’il ne se blottisse dans un signe,
                            et c’est pourquoi les géomètres ou les cosmologistes
                            contemporains aiment les diagrammes et leur pouvoir
                            d’évocation péremptoire. Ils saisissent les gestes au vol ;
                            pour ceux qui savent être attentifs, ce sont les sourires
                            de l’être. »
                                                    Gilles ChÂtelet, Les Enjeux du mobile.

E     n avertissement à ce texte consacré à la déraisonnable efficacité des
      diagrammes, et tout particulièrement dans le champ physique, je voudrais
dire qu’il s’agit pour moi de rendre hommage à Gilles Châtelet, même si je me
sens tout à fait dépassé et incapable de dire des choses non triviales sur ce
sujet. Gilles était quelqu’un que j’admirais et qui était très profond ; j’essayerai
donc de compenser la superficialité de mes remarques en donnant des cas
concrets, des exemples où le working physicist utilise les diagrammes et les a
trouvés utiles à diverses étapes du développement scientifique. J’entrerai par
conséquent dans le détail d’exemples où les diagrammes jouent vraiment un
rôle important pour la physique. Signalons en passant qu’une autre discussion
serait nécessaire pour commenter l’utilisation des diagrammes en mathéma-
tique, car les diagrammes de la physique sont assez différents des diagrammes
utilisés en mathématique.
   J’ai regardé dans un vieux Larousse quelle était la définition du diagramme,
et j’ai découvert que celui qui avait écrit l’article s’était dit qu’il y avait quelque
chose d’assez bizarre dans cette notion de diagramme, ce qui l’a conduit à
en proposer une définition extrêmement vague : « Fig. Détermination des
causes diverses qui s’entrecroisent de différentes façons ». L’auteur s’est ap-
paremment dit qu’il se passait bien quelque chose dans le diagramme, mais
visiblement il ne savait pas trop quoi. En réalité, il faut distinguer deux types
fort différents de diagrammes : les diagrammes “normaux” ou “réalistes”, “poli-
tiquement corrects” du représentable, qui donnent une représentation sim-
plifiée, squelettique mais patente, qui ne laisse rien de caché mais qui, tout
au contraire, essaye de donner l’essentiel, tout l’essentiel. Ces diagrammes-
là contiennent quelques-uns des diagrammes les plus importants du XX e
siècle, chaque grande théorie ayant eu sa série de diagrammes normaux.
Ainsi, l’essentiel en relativité restreinte (depuis Minkowski) est de compren-
dre que nous avons des diagrammes d’espace-temps : un point qui se déplace
dans l’espace devient une ligne d’univers. On a ici affaire à deux particules
qui se déplacent (représentées par deux lignes d’univers en rouge), tandis

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Diagramme 1.

que l’échange de lumière entre elles se passe sur un cône (figuré en vert)
(cf. diagramme 1).
    Il s’agit là d’un diagramme simplifié et qui n’a pas grand-chose de caché.
    En relativité générale, la notion de trou noir est restée obscure pendant
quarante ans, en grande partie parce qu’on ne pouvait pas la représenter : la so-
lution est venue pour partie de la découverte par Roger Penrose, en 1969, qu’il y
avait un diagramme d’espace-temps (diagramme 2) où l’on pouvait représenter
le trou noir1.
    Comme dans tous les diagrammes d’espace-temps, le temps monte verti-
calement (les tranches horizontales représentant l’espace). On réduit le nom-
bre de dimensions, l’espace étant ainsi représenté en deux dimensions, le
temps étant quant à lui unidimensionnel ; on y représente alors une étoile qui
s’effondre sur elle-même (en brun), et qu’on croirait être finalement réduite à
un point, alors qu’en réalité, ce point dans l’espace-temps se développe dans
une singularité qui est du genre espace (et qui correspond en quelque sorte à
la “fin des temps”).
    En mécanique quantique les seuls diagrammes permis et « politiquement
corrects » pendant très longtemps se réduisaient en fait à des diagrammes du
genre énergie (diagramme 3).

1 	Penrose, 1969.

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Diagramme 2.

Diagramme 3.

Les autres diagrammes, les diagrammes “symboliquesˮ ou “allusifsˮ, pour re-
prendre un motif récurrent chez Gilles, donnent cette fois à voir et à saisir
ce qui n’est pas représentable, mais qui peut néanmoins être saisi en laissant
place aux potentialités d’un latent qui est là, caché dans le diagramme, et qui
toujours y restera caché tout en se manifestant de temps en temps. Une autre
de leur caractérisation, admise par Gilles, est qu’ils constituent de véritables

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Diagramme 4.

« multiplicateurs de virtualités » : c’est précisément ce dont je voudrais main-
tenant donner divers exemples. La première remarque que j’aimerais faire,
c’est que les diagrammes mènent une vie propre qui est séparée des théories
physiques, des théories mathématisées du réel : c’est-à-dire qu’ils peuvent
exister avant, qu’ils peuvent survivre après, qu’ils peuvent exister à côté, me-
nant leur vie séparément des théories qui peuvent quant à elles changer, alors
qu’eux-mêmes restent stables. Deux grands exemples historiques en sont les
diagrammes d’Oresme, analysés par Gilles Châtelet, ou les diagrammes des
lignes de forces associés au nom de Faraday. Rappelons que Faraday a visualisé
la façon dont l’aimant habitait l’espace par ces lignes de force, ce qui a vérita-
blement introduit le concept de champ. Avant Faraday, il s’avère que Laplace
avait introduit dans les équations des quantités auxiliaires pour le calcul des
champs, et qu’Ampère avait même introduit très précisément un vecteur ap-
pelé « la directrice », qui deviendra plus tard le champ magnétique ; mais il ne
s’agissait encore que d’une entité auxiliaire, car Laplace ne considérait jamais
que des interactions à distance.
   C’est Faraday qui, n’étant pas mathématicien mais autodidacte et expéri-
mentateur, visualisa les choses en termes de ce concept de « lignes de forces »
(diagramme 4). Celles-ci permettent déjà de voir immédiatement des choses
très profondes mais cachées, comme la dualité entre champ magnétique et
champ électrique. Si l’on prend deux petits pôles électriques, une charge posi-
tive et une charge négative, et qu’on trace les lignes de force électriques qui
vont de l’une à l’autre, on s’aperçoit que les lignes de force électriques sont les
mêmes que les lignes de force magnétiques d’un aimant (diagramme 5). Ici, la
dualité électrique / magnétique est déjà visible.
   Quant au solénoïde d’Ampère, on ne le voit plus comme auparavant sous
forme de courants tournants, mais plutôt comme une façon d’habiller l’espace :
on a du coup une identité entre le solénoïde et un aimant (diagramme 6).
   On pourrait alors penser que les lignes de force de Faraday « c’est vieux »,
et qu’il n’y a plus aucune raison d’en parler ; or, je voudrais insister sur le fait

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Diagramme 5.

Diagramme 6.

que ça n’est pas du tout le cas, et que, bien au contraire, son image permane.
Aujourd’hui, cette richesse allusive reste toujours vivante, au point que dans
chacun de ses articles, ou chaque fois qu’il donne un séminaire, quelqu’un
comme Sasha Polyakov affirme systématiquement que depuis Faraday, le
champ est toujours constitué de lignes de force et que, si l’on prend non plus
le champ électromagnétique habituel, mais les théories actuelles des champs
de jauge non-abéliens, on est confronté à une propriété particulière. Cette
propriété, les physiciens la décrivent en disant qu’étant donné que les lignes
de force ne peuvent pas pénétrer dans le vide, dès lors qu’on a affaire à deux
charges qui se déploient, elles échangent toujours des lignes de force, mais qu’à
la différence du modèle de Faraday, elles ne peuvent pas emplir tout l’espace ;
elles doivent être concentrées dans ce qu’on appelle un « tube » de lignes
de force. Ainsi, entre deux points, les lignes de force sont concentrées dans
une sorte de corde qui contient toutes les lignes énergétiques existant entre
les deux, ce qui laisse penser qu’il devrait y avoir une nouvelle dualité entre
champ, champ de jauge et corde. Pour une première illustration de cette dua­
lité entre champ de jauge et cordes (phénomène sur lequel nous reviendrons
plus bas, cf. le diagramme 7).

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Diagramme 7.

Diagramme 8.

C’est l’un des problèmes les plus brûlants de la physique théorique de pointe.
Aujourd’hui, cette image de Faraday continue à être utilisée comme argument
dans la physique quantique des cordes.
   Si l’essentiel de mon exposé consistera à parler des diagrammes des théo-
ries quantiques, je traiterai auparavant de diagrammes plus simples et moins
importants : quels sont les genres de diagrammes allusifs qui ont joué un rôle
important en relativité générale ? L’un des plus anciens est apparu dès 1917,
aux débuts de la théorie, après que Karl Schwarzschild a trouvé la première
solution exacte des équations d’Einstein. Il s’agissait d’une solution à symé­
trie sphérique représentant le champ gravitationnel (au sens einsteinien) en-
gendré par un point dans l’espace et par une étoile à symétrie sphérique : la
géométrie par laquelle elle déforme l’espace peut être représentée par la géo-
métrie dans un plan passant par le soleil, géométrie bi-dimensionnelle courbe
qui s’avère équivalente à la géométrie sur une surface plongée dans l’espace
euclidien tri-dimensionnel (qu’on peut déterminer). C’est Ludvig Flamm qui
en eut le premier l’idée en 1916. Ce diagramme de plongement est représenté
dans le diagramme 8.
   Ce diagramme, fermé par une gorge, est resté longtemps en l’état, bien qu’il
appelât une certaine complétude ou complétion qui sera réalisée par Einstein
et Rosen qui introduisirent le « produit » de deux tels diagrammes (le « pont
d’Einstein-Rosen ») : pour eux, il devait y avoir deux espaces connectés par une

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Diagramme 9.

gorge située entre les deux (diagramme 9). C’est John Archibald Wheeler qui
tirera de ces considérations topologiques ses idées de « trous de vers » et autres
« trous noirs2 ».
    Voilà un premier exemple de diagrammes allusifs. Soulignons qu’il existe
une sorte de filiation dans les intérêts diagrammatiques : mon propre attrait
vient précisément de mon interaction avec Remo Ruffini à Princeton en 1974-
1975. Remo était un descendant du Paolo Ruffini dont a parlé Alain Connes, et
il était d’ailleurs très fier de posséder dans son bureau les œuvres complètes de
Paolo Ruffini dont il vous montrait les pages et les pages de démonstrations
concernant le groupe S5 (groupe des permutations à 5 variables étudiées par
Paolo Ruffini). Remo Ruffini avait une sensibilité diagrammatique toute parti­­
culière qui lui venait d’ailleurs de Wheeler lui-même. Il y a bien une sorte de
filia­tion de l’esprit diagrammatique. Avoir tel diagramme à l’esprit forme l’esprit.
À l’époque, il existait un premier diagramme qui avait déjà changé l’idée qu’on
se faisait alors des trous noirs, l’idée que les trous noirs n’étaient autres que
le diagramme de Penrose (diagramme 2). Ce dernier diagramme n’attribuait
pas de propriétés physiques propres à l’horizon du trou noir. L’endroit où se
situe le trou noir est une hypersurface d’espace-temps d’où la lumière ne peut
pas sortir, et rien de plus (ce qui fait que c’est « noir » précisément !). Une pre-
mière idée fut alors d’en revenir à Faraday : si nous mettons une charge au
voisinage d’un trou noir, cette charge va manifester des lignes de forces qui
s’en échappent. Au niveau des calculs (faits par Rick Hanni et Remo Ruffini3),
on trouve certaines des lignes de force qui n’évitent pas le trou noir, qui tom­
bent sur lui plus ou moins perpendiculairement, puis qui en ressortent : ce qui

2 	Pour des références bibliographiques, et une discussion détaillée des résultats de Flamm,
    Einstein-Rosen, Penrose, Wheeler et autres, voir Misner, Thorne, et Wheeler, 1973.
3 	Hanni et Ruffini, 1973.

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Diagramme 10.

Diagramme 11.

suggère qu’il faudrait peut-être introduire l’existence de quelque chose comme
une charge induite, car cela ressemble fort à une sphère conductrice (dia-
gramme 10).
   En 1974, travaillant avec Remo Ruffini et Jim Wilson non plus sur des champs
électriques mais sur des courants, des champs magnétiques et des lignes de
courants électriques (à savoir des charges se déplaçant dans l’espace – et non
plus cette fois dans l’espace-temps), j’ai eu la chance d’obtenir un nouveau dia-
gramme où les courants entraient partout dans le trou noir, avant d’en ressortir
par le plan équatorial4 (cf. diagramme 11).
   Mais il manquait encore quelque chose à ce diagramme : et c’est quelques
années plus tard que j’ai été en mesure d’introduire un courant superficiel à
la surface du trou noir, ce qui en faisait comme une sphère conductrice sur
laquelle couraient des courants électriques5 (diagramme 12). On peut ainsi
montrer que la résistivité superficielle du trou noir vaut 377 ohms, et ce par
un calcul exact. On démontre en particulier la loi d’Ohm, selon laquelle V =
R I : la différence de potentiel aux bornes du trou noir est égale au produit du
courant qui passe par une résistance R qui est de l’ordre de 30 ohms, qu’on peut
calculer dans chaque cas.

4 	Damour, 1975.
5 	Damour, 1978.

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Diagramme 12.

On peut avoir également des courants de Foucault. On voit que tout cela avait
été trouvé par des sortes de modifications diagrammatiques qui permettaient
de penser quelque chose qui était plus ou moins interdit, ne serait-ce que parce
qu’au niveau du trou « noir » précisément il n’y avait rien.
   Je voudrais citer un exemple récent qui m’a moi-même surpris quant à la
puissance des diagrammes, d’autant que cela relève d’un domaine mathéma-
tique auquel je ne connaissais rien : mais c’est grâce au diagramme qu’on a
réussi à y penser et à y découvrir certaines choses. En réalité, cela a fonction-
né en ne sachant pratiquement rien sur ce qu’il y avait « derrière » ces dia-
grammes, tout en les prédiquant. C’est l’exemple “pratique” des diagrammes de
Coxeter-Dynkin. Si l’on se donne une algèbre de Lie, avec un certain nombre
de générateurs et un crochet qui se referme (c’est-à-dire que le crochet de deux
générateurs est une combinaison linéaire des générateurs), on a une représen-
tation algébrique qui décrit toute l’algèbre de Lie. On peut ensuite la simpli-
fier en cherchant une sous-algèbre de Cartan comprenant des générateurs qui
commutent entre eux (ce qui est important pour la physique), puis on cher-
che les « racines », lesquelles sont associées à d’autres générateurs tels que
leur commutateur avec n’importe lequel des générateurs de Cartan redonne
le générateur de départ modulo un facteur multiplicatif définissant la racine.
On obtient ainsi un premier diagramme (appelé diagramme de Cartan), où les
racines sont représentées par des vecteurs dans un espace possédant autant de
dimensions que le nombre de générateurs de Cartan. Par exemple, pour l’un
des groupes les plus simples, le groupe SU(3) qui joua un rôle fondamental

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Diagramme 13.

en physique des particules durant les années ’60, son diagramme de Cartan
(où intervient un espace à 2 dimensions et un hexagone) est représenté sur le
diagramme 13.
   Or, derrière ce diagramme, standard à l’époque, se trouvait un diagramme
plus caché et beaucoup plus abstrait, le diagramme de Coxeter-Dynkin, qui
prend en compte le fait que toutes ces racines peuvent s’exprimer en termes
des « racines simples ». On met alors un nœud par racine simple, et ce qui
compte dans cette géométrie n’est autre que l’angle entre les deux racines qui
est représenté par le nombre de lignes. La figure devient dès lors beaucoup
plus abstraite (voir le diagramme rouge en bas à droite du diagramme 13, com-
prenant deux nœuds reliés par une ligne signifiant un angle de 120° entre e1
et e3).
   Dans un travail récent entrepris avec Marc Henneaux et qui concernait
des questions liées aux modifications apportées à la Relativité Générale et
la Cosmologie relativiste par la théorie des cordes, on trouvait, par exemple,
qu’en théorie-M à 11-dimensions d’espace-temps (ou pour les théories des
cordes maximalement supersymétriques à 10 dimensions d’espace-temps),
on pouvait représenter par un diagramme de Coxeter-Dynkin la structure es-
sentielle du chaos extrêmement compliqué représentant la solution générique
(au voisinage du Big-bang) des « équations d’Einstein modifiées » dans cette
théorie des cordes6. Il s’agit là d’un diagramme plongé dans un espace hyper-
bolique présentant des hyperplans qui font des angles entre eux : c’est cela
précisément qu’on peut en fait représenter par un diagramme de Coxeter (cf.
diagramme 14).
   Les physiciens recherchaient ce diagramme (qui s’appelle le diagramme
de E10) depuis longtemps dans le cadre de cette théorie des cordes. Et c’est
le même jour que, construisant ce diagramme de E10 avec Marc Henneaux à

6 	Damour et Henneaux, 2001.

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T. Damour : De la déraisonnable efficacité des diagrammes                             243

Diagramme 14.

Diagramme 15.

Diagramme 16.

l’IHES, celui-ci me rendit le livre d’Arthur Koestler intitulé Les Somnambules
que je lui avais prêté : cela l’amena à remarquer que nous n’étions nous-mêmes
que des « somnambules » puisque, effectivement, nous ne savions absolument
pas ce que nous recherchions.
   Nous avons donc trouvé ce diagramme, tout en nous disant qu’il y avait
encore beaucoup de choses derrière. D’autant que nous avons immédiate-
ment entrepris d’autres calculs pour d’autres théories des cordes, ce qui nous
a permis de trouver encore un autre diagramme (cf. le diagramme 15, associé
à BE10).
   Ne connaissant personnellement rien à ce domaine, nous avons demandé
conseil à Pierre Cartier sur ce qu’il y avait de mieux sur le sujet, et nous avons
compulsé un ouvrage de mathématique ; et dans ce traité, il était indiqué qu’il
existait trois diagrammes importants à ce niveau-là (en rang 10). Il était alors
sûr qu’il y avait là un diagramme manquant (cf. diagramme 16, associé à DE10),
et qu’il devait dès lors exister une théorie des cordes le contenant : et effective-
ment, nous l’avons bel et bien trouvée.
   Car nous savions au moins une chose : c’est qu’il fallait trouver quelque
chose. Après quoi, et ne craignant plus rien, nous nous sommes dit que la
vraie théorie devait combiner cet ensemble de diagrammes (en particu­
lier E10 et BE10), et nous avons alors demandé à Victor Kac quel était le plus
petit diagramme combinant E10 et BE10. Il s’appelle F20 et est représenté dans
le diagramme 17.

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Diagramme 17.

Les diagrammes permettent ainsi de faire un geste qui attrape des choses au
vol, même quand on ne les connaît pas ; dans notre cas, il s’agit de quelque
chose que je ne maîtrise toujours pas.
   J’en reviens maintenant aux « diagrammes allusifs », qui ont joué un rôle es-
sentiel dans la physique du XXe siècle ; il s’agit des diagrammes de Feynman et
de leurs “descendants” transformés en « diagrammes de cordes », diagrammes
sur lesquels je m’attarderai un peu plus en détail.
   Rappelons-nous que Werner Heisenberg, à qui l’on doit la découverte de
la mécanique quantique, affirmait qu’il fallait vraiment se séparer de la phy-
sique classique du XIXe siècle par suppression de toute représentation. La mé-
canique quantique affirmant qu’il n’y a pas d’électrons qui tourneraient autour
de noyaux, on en était conduit à imposer un tabou quant à la possibilité de
représenter la réalité quantique. C’est Niels Bohr qui formulera le tabou sous
forme de l’impératif catégorique et de l’interdit : « Tu ne représenteras point la
réalité quantique ! » En refusant de représenter la réalité, Heisenberg a décou-
vert le Graal de la mécanique quantique, qui en est sa première formalisation
physico-mathématique. Après ce premier succès initial magnifique, et à cause
de Bohr, ce qui domina fut l’interdit de toute représentation diagrammatique.
Nul n’avait plus désormais le droit de représenter ce qui se passait, et les seuls
diagrammes encore permis étaient les diagrammes d’énergie, très secs (voir
diagramme 3), qui ne parlent pas beaucoup à l’imagination. Or, même s’il est
vrai que la réalité quantique n’est pas quelque chose qui se passe dans l’espace
et dans le temps, les diagrammes de Feynman néanmoins, sans dire pour au-
tant que cela se passe véritablement dans l’espace et dans le temps, permettent
d’attraper des structures quantiques qui, si on ne pouvait les visualiser, res-
teraient extrêmement difficiles à penser.
   Le diagramme de Feynman est en partie issu d’un travail important, datant
de 1941, de Ernst Stueckelberg7. Il ne s’agit pas d’un diagramme d’espace-temps
usuel, mais d’un diagramme d’espace-temps intégrant une zone d’espace-
temps où existent des champs électromagnétiques « forts » (sur le modèle d’un
condensateur avec des champs électriques très forts) et où l’on peut conce­
voir les « positrons » (c’est-à-dire les « anti-électrons » qui apparaissent dans

7 	Stueckelberg, 1941.

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Diagramme 18.                                    Diagramme 19.

le rapport matière-antimatière) comme des électrons « remontant le temps »
(cf. diagramme 18).
   C’est là l’idée originale d’Ernst Stueckelberg, reprise par Richard Feynman
lui-même. Stueckelberg avait fait des calculs, écrit les équations, mais surtout
fait des figures. Dans son article de 1941, il a véritablement senti le besoin de
construire des figures ; et ce que « dit » ce diagramme, c’est que dans l’espace-
temps nous avons véritablement un électron provenant du futur, qui rede-
scend le temps, qui trouve une région où il est repoussé (ou réfléchi) vers le
futur (par quelque chose qui opère comme un « miroir » représenté par des
forces l’empêchant de pénétrer) et qui l’obligent finalement à repartir. Vu dans
une perspective où l’on sépare temps et espace, on voit, en partant du passé,
une zone de champ électrique fort où naissent un électron (e-) qui part vers la
droite et un positron (e+) qui part vers la gauche. On assiste donc, si l’on se situe
dans une perspective d’écoulement du temps, à la création d’une paire élec-
tron-positron due à l’existence de champs électriques forts. Or, ce diagramme a
joué un rôle très utile pour penser la création de particules dans un trou noir, et
plus précisément dans le cadre du phénomène de Hawking d’« évaporation du
trou noir »8 (voir diagramme 19). On a affaire dans ce cas à des anti-particules
qui remontent (depuis le futur) de l’intérieur du trou noir en léchant l’horizon,
avant de repartir (vers le futur) à l’extérieur de l’horizon. Dès lors, la probabilité
de création de paires dans un trou noir est calculée comme probabilité d’avoir
cette réflexion du type pensé par Stueckelberg.

8 	Hawking, 1974.

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Diagramme 20.

L’article de Feynman date quant à lui de 1949 et porte le titre, Space-Time
Approach to Quantum Electrodynamics9. Il y introduit ces diagrammes qu’il
utilisait depuis des années. Il en avait fait part à Freeman Dyson pour lui
expliquer comment il les pensait, d’une manière purement intuitive ; c’est
Dyson qui comprit le premier comment on pouvait les formaliser mathéma-
tiquement. Un diagramme de Feynman (voir diagramme 20) est un type de
diagramme assez rare parmi les « diagrammes allusifs ». D’un certain point de
vue c’est un diagramme très précis, car à tout diagramme de Feynman cor-
respond un nombre complexe mesurant l’« amplitude de probabilité », c’est-
à-dire la racine carrée de la probabilité pour que deux électrons qui arrivent
avec les impulsions p1 et p2 repartent avec les impulsions p3 et p4. Pour ce
calcul, il existe un algorithme qui donne le nombre complexe en correspon-
dance avec ce diagramme. C’est un diagramme qui fait donc bien partie des
« diagrammes réalistes », mais qui garde en même temps toute la souplesse
de l’allusif : il permet de démultiplier toutes les virtualités précisément par ce
“jeu” diagrammatique.
   Sa première caractéristique est d’être un diagramme « en caoutchouc » (ou
diagramme topologique) : on peut déformer à l’infini les lignes, sauf les lignes
entrantes (et les lignes sortantes) qui elles sont fixées. On fixe les états entrants
et les états sortants, mais on peut toucher à tout ce qui est « intermédiaire ».
On pourrait y voir ici de l’arbitraire. Or, cela est lié à un autre diagramme de
Feynman, plus complexe, qui est derrière : et ce qui donne ici toute souplesse
à la pensée, c’est précisément la possibilité de simplification de ce diagramme

9 	Feynman, 1949.

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Diagramme 21.

par le diagramme habituel de Feynman, diagramme sans lequel on ne verrait
rien. Le “vrai” diagramme de Feynman, qui est derrière, vient de Huyghens.
Huyghens avait pensé la propagation de la lumière comme une propagation
successive ; si une lumière est émise par une source, on doit considérer que
là où arrive le front d’ondes, il y a émission par des ondelettes secondaires. À
chaque nouveau front d’ondes, il y a réémission par ondelettes (cf. diagramme
21). La propagation de la lumière d’un point à un autre peut dès lors être con-
sidérée comme la combinaison de telle ondelette avec telle ondelette à travers
un nombre infini de chemins d’ondelettes intermédiaires : il y a ainsi parcours
de tous les chemins possibles entre ces deux points.
   Ce diagramme de Huygens est devenu un autre diagramme de Feynman
dans lequel la mathématique (dite de l’intégration de Feynman ou intégra-
tion fonctionnelle) affirme que ce diagramme représente une intégrale sur
tous les chemins possibles de l’espace-temps (voir diagramme 22). Chaque
ancien­ne ligne simple du diagramme original est remplacée par un faisceau
de lignes (représentant une somme sur un nombre infini de chemins intermé-
diaires). Se joue ici tout le débat fondamental autour des notions de « virtuel »
et de « réel » : si ce qui est « réel » est ce qui résiste, ce qui donne une force,
c’est alors le photon (en vert) qualifié pourtant de « virtuel », qui crée toute
la réalité.
   Les diagrammes essentiels pour la physique quantique sont les « dia-
grammes de boucles ». L’efficacité des diagrammes (invariants relativistes) de
Feynman du type du diagramme 23 est qu’ils décrivent, d’un seul coup, plu-
sieurs processus physiquement différents (selon la façon de le découper en
tranches temporelles).

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Diagramme 22.

Pendant longtemps Heisenberg et Pauli, qui avaient développé la théorie
quantique des champs d’un point de vue mathématique, furent bloqués par
le trop grand nombre de processus intermédiaires qui opéraient, comme
l’échange intermédiaire de photons, interprétable en termes d’émission-ab-
sorption de lumière. C’est ce type de processus qui n’échappe plus désormais
aux diagrammes de Feynman. A première vue, si le temps est pensé comme
une dimension verticale dans le diagramme 23, on y voit un électron qui émet,
puis réabsorbe un photon (ligne ondulée verte). Mais le même diagramme,
vu différemment, décrit aussi des processus différents. Par exemple, dans la
version (caoutchouteuse) du diagramme 23 représentée dans le diagramme
24, il apparaît spontanément dans le vide une paire de photons, dont l’un sera
absorbé à un pôle et l’autre au second.
    En outre, l’un des deux photons (celui de droite) se scinde en une paire élec-
tron-positron : le positron, qui est virtuel, sera réabsorbé, alors que l’électron
ressort. On a dans ce cas deux phénomènes quantiques typiques : la création
d’une paire de photons, et la création d’une paire électron-positron.
    Le point le plus important dans la théorie des diagrammes de Feynman, c’est
de pouvoir penser les fluctuations du vide à travers ce qu’on appelle les « bou-
cles quantiques du vide ». Mathématiquement, c’est un diagramme qui se re-
ferme sur lui-même (sans patte sortante) ; c’est un diagramme où il n’y a pas de
particules réelles, ni à l’entrée, ni à la sortie, mais où se passent des choses dans
le vide (voir diagramme 25). C’est un objet qui a l’air ­mathématiquement assez

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Diagramme 23.                      Diagramme 24.

Diagramme 25.

trivial, au point qu’en théorie de la renormalisation on serait prêt à dire : « c’est
rien, je l’enlève immédiatement, je ne le regarde pas ». Pendant longtemps c’est
précisément ce qu’on a fait, et c’est Feynman qui est allé y voir pour en tirer
quelque chose. C’est « l’intégrale sur tout l’espace-temps » de quelque chose
qui se mord la queue et qui se propage, et c’est ce qu’on appelle un « propa-
gateur ». Ce « propagateur » G est l’inverse de l’opérateur différentiel appelé
opérateur des ondes ou opérateur de d’Alembert : on considère la fonction de
Green G associée à l’opérateur des ondes, évaluée quand le point de départ et le
point d’arrivée sont identiques. Toutes les fonctions de Green étant singulières
quand leurs arguments coïncident, on obtient ainsi l’« ultra-infini », mais la
représentation de Feynman est pourtant bel et bien physiquement « allusive »
: en décomposant en temps et espace, on commence dans le passé où il n’y a
rien, puis on intercepte deux lignes d’univers qui représentent une paire élec-
tron-positron « sortant du vide ».
   Il y a donc le vide, une paire électron-positron où l’électron et le positron
naissent, se réabsorbent et disparaissent : on peut dire ainsi qu’il se passe bel

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Diagramme 26.

et bien quelque chose, alors même que « mathématiquement » il ne se passe
rien (puisque c’est infini) et que tout ce qu’on veut c’est s’en débarrasser im-
médiatement. Or Feynman insiste à dire : « pas du tout ! Regardez ce qui se
passe ». Feynman voyait et, ce qui est encore plus important, a fait voir à tout le
monde la « palpitation du vide quantique » : jusqu’à lui pesait l’impératif d’un
« cachez ce sein que je ne saurais voir », car jusque-là on refusait de voir les
infinis quantiques. Feynman lui ne craignait pas de les voir, et de les voir vrai-
ment « palpiter » ; à chaque fois qu’il donnait un séminaire, il « visualisait » ce
qui se passait : le bouillonnement, les palpitations du vide quantique. C’est cela
qu’il a donné à voir à tout le monde.
    Après leur invention en vue de résoudre des problèmes techniques et de
donner une conceptualisation de la théorie des champs quantiques, ces dia-
grammes ont donné à d’autres physiciens qui travaillaient dans des domaines
différents de la physique mais qui avaient affaire à des choses qui se propa-
geaient (à des fonctions de Green), l’idée de les utiliser. Ce fut par exemple
mon cas, dans un travail récent sur le calcul de la gravité classique à trois bou-
cles10. Pouvoir représenter l’interaction de deux particules à trois boucles en
gravité (cf. diagramme 26) par projection de ces lignes d’espace-temps dans
l’espace – ce qui donne des points dans l’espace (point 1 et point 2) échangeant
des champs gravitationnels avec trois boucles accolées – permet effectivement
de poser des questions nouvelles.
    Mathématiquement, il s’agit ici d’intégrales à calculer, mais ces intégrales
sont toujours abstraites et ne donnent pas grand-chose. Le fait de représenter
les choses de cette façon-là permet de penser plus abstraitement et de poser
des questions du type : pourquoi dans ce diagramme-là apparaît la fonction
ζ(2) = π2/6 ? En fait, cela suggère de relier cette fonction à la topologie du dia-
gramme, chose que nous n’aurions pas pu penser sans lui.

10 	Damour, Jaranowski, Schäfer, 2001.

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Diagramme 27.

Revenons en au quantique et à la descendance la plus importante des
diagrammes de Feynman qui sont les diagrammes de la théorie des cordes,
théorie où il est en train de se passer beaucoup de choses11. Les gens qui tra-
vaillent en théorie des cordes pensent souvent en termes de diagrammes et
jouent avec les virtualités. Ils sont des exemples actifs de ce jeu. La théorie
est née à la fin des années ’60 dans ce qu’on appelait les « modèles duaux » :
il s’agissait de trouver des théories quantiques des champs satisfaisant une
certaine relation de dualité (= une fonction de deux variables qui, lorsqu’on
échange les deux variables, reste invariante – c’est le groupe de permutation
à deux objets). La condition qu’on voulait imposer ici est la suivante : les
diagrammes de Feynman qui représentent ici (diagramme 27) l’arrivée de deux
particules (d’impulsions p1 et p2) donnant une particule intermédiaire avant
d’en redonner deux autres après sommation sur tous les états intermédiaires,
doivent donner la même chose que si la particule p1 produisait une particule
intermédiaire avec la particule p3 (et non plus avec p2).
    Or, du point de vue de Feynman, bien que ce nouveau diagramme fasse par-
tie de l’ensemble des diagrammes à cet ordre d’approximation là, il n’a désor-
mais plus rien à voir avec le précédent, car c’est le processus physique lui-même
qui a changé. Dès lors, imposer qu’il y ait égalité après sommation sur les états
intermédiaires entre ces deux processus (état intermédiaire ou échange d’une
force) paraissait absurde à l’intérieur des diagrammes de Feynman habituels.
C’est Gabriele Veneziano qui, en 1968, trouvera une solution à ce problème :
c’est la fonction β d’Euler (fonction à deux variables symétriques en les deux

11 	Pour une introduction à la théorie des cordes faisant la part belle aux diagrammes, et
     pour des références, voir Green, Schwarz, Witten, 1987.

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Diagramme 28.

variables) prise comme fonction des variables s et t (ici s dénotant le carré
de l’énergie totale entrante et t le carré de l’énergie de l’impulsion transmise
entre les deux particules) qui répond au problème. Les gens ont alors pensé
que l’explication diagrammatique qui était derrière tout cela tenait peut-être
dans le fait que ces diagrammes devaient être vus comme des diagrammes
présentant une dimension interne supplémentaire. Il ne s’agit plus dès lors de
diagrammes de Feynman constitués de simples lignes, mais de diagrammes
constitués de bandes de caoutchouc (voir diagramme 28).
    Si maintenant on trace effectivement un diagramme entre p1 et p2 donnant
p3 et p4, et si l’on affirme que ce qui se propage dans le diagramme c’est ef-
fectivement une sorte de membrane de caoutchouc, on voit tout simplement
qu’on peut la déformer pour la rendre égale ou identique à l’autre, et ce par
« trivialisation » dans le passage à une dimension interne supplémentaire.
    Il serait sociologiquement intéressant d’étudier tout cela d’un peu plus
près car, dans les premiers articles consacrés à la théorie des cordes, les gens
avaient remarqué qu’il était possible de prendre ces diagrammes-là, tout en
affirmant que cela fonctionnait « comme si » ; si l’on s’autorisait à utiliser des
diagrammes de ce type, ce serait lié, ce serait explicatif, et ça s’associerait par-
faitement à l’identité choisie. On ne parlait surtout pas en termes de « preuve »,
car ces diagrammes-là n’avaient pas à proprement parler d’existence. Mais
au cours des années, et du simple fait qu’on les utilisait de plus en plus, on
a commencé à admettre que finalement ces diagrammes « expliquaient » et
« démontraient » les phénomènes, surtout après le travail de Sasha Polyakov
qui démontrait (en 1981) comment utiliser ces diagrammes et comment leur
donner un sens mathématique par généralisation de leur version feynma­
nienne. Chez Feynman, il s’agit de dire que la propagation d’une particule dans
l’espace-temps est due à une somme sur tous les chemins qui représentent les
histoires de particules allant d’un point à un autre (les « lignes d’univers »).

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T. Damour : De la déraisonnable efficacité des diagrammes                             253

Diagramme 29.

Si l’on généralise cela en disant qu’entre deux points ce sont des surfaces, des
chemins représentés par des membranes à deux dimensions, et non plus des
lignes à une dimension qui relient ces points, et si l’on parvient à faire une
théorie où l’on calcule la somme de toutes ces surfaces intermédiaires à deux
dimensions (et c’est précisément ce qu’a fait Polyakov), on a maintenant une
raison de penser que les diagrammes de Feynman munis d’une dimension sup-
plémentaire existent effectivement : ce sont les « diagrammes de cordes ». On
ne retrouve plus la méfiance des débuts concernant les suggestions apportées
par de tels « diagrammes de cordes ». Et, les virtualités suggérées par ces dia-
grammes sous-tendent en réalité les recherches de pointe.
   Qu’est-ce qu’une corde ? Dans l’espace, une corde est comme un petit élas-
tique tendu entre deux points par une tension extrêmement forte de l’ordre
de milliards de milliards de tonnes : cela implique que ces cordes soient (gé-
néralement) nécessairement très courtes. Il y a deux types de « cordes » : des
« cordes ouvertes », possédant un point origine et un point extrémité avec,
entre les deux, dans la dimension d’espace, un petit élastique en caoutchouc ;
ou bien, des élastiques fermés sur eux-mêmes qui se trouvent dans un état
de vibration permanente. On a affaire ici (partie gauche du diagramme 29) à
une représentation dans l’espace : à tout moment dans l’espace, on a affaire à
un objet à une dimension décrit par un paramètre σ représentant le point le
long de la corde ; quant au paramètre temporel τ, il dit comment cette corde
bouge dans l’espace-temps. Le mouvement de cette corde dans l’espace et au
cours du temps donne dans l’espace-temps un objet à deux dimensions, et la
surface d’univers qui représente l’évolution de ces cordes dans l’espace-temps
représente alors une « membrane » bi-dimensionnelle (partie droite du dia-
gramme 29). Avec une corde « fermée », on obtient à tout moment du temps
un cercle (un cercle qui bouge) qui, dans l’espace-temps, représente une sorte
de cylindre déformé.
   Ainsi, à chaque fois qu’on voit une membrane, il faut penser qu’en la cou­
pant par l’axe du temps, elle représentera une corde qui évolue dans le temps.

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