De la tabularité du Dictionnaire Historique de Pierre Bayle aux réseaux hypertextuels
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De la tabularité du Dictionnaire Historique de Pierre Bayle aux réseaux hypertextuels Anthony Masure , intervention dans le cadre de la journée d'étude « Perspectives critiques autour du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle », ESAC Cambrai, 20 mars 2015. Texte sous licence libre CC BY-NC-SA 4.0 Selon l'anthropologue Jack Goody, il existe une logique propre à l'écriture qui n'est pas celle de l'oralité. Écrire, ce n’est pas seulement noter la parole mais aussi en découper et en abstraire les éléments. « Écrire ce n'est pas seulement enregistrer la parole, c'est aussi se donner le moyen d'en découper et d'en abstraire les éléments, de classer les mots en listes et combiner les listes en tableaux. N'y aurait-il pas une manière proprement graphique de raisonner, de connaître ? Les modes de pensée ne sauraient être indépendants des moyens de pensée1 .» L'écriture, selon Goody, est donc un « dispositif spatial de triage de l'information », sorte de stockage visuel. Elle n'est donc pas un simple « supplément » de la parole, mais créé de nouveaux modes d'organisation des données. Affranchie des contextes d'énonciation propres à l'oralité, l'écriture facilite l'abstraction et la transmission des savoirs de par son caractère cumulatif. Son extériorité stabilisée permet qu'il y ait de la contradiction, de la confrontation, du recoupement d'informations. C'est aussi l'émergence du scepticisme critique, du doute philosophique, bref d'un savoir scientifique. Ainsi, l'expression graphique permet non seulement d'enregistrer les savoirs, mais aussi – et surtout – de repenser la gestion de l'information. La représentation graphique de la parole est un « amplificateur » (Goody) qui modifie les processus cognitifs. Des modes de représentation tels que les listes, les tableaux, inventaires, registres, etc. possèdent donc une puissance de transformation des données qu'elles contiennent. Ces nouveaux types d'inscription ont donné naissance à de nouvelles connaissances, qui n'auraient pas pu être formulées oralement. Rédigé dans le contexte d'une journée d'étude consacrée au Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle 2 , cet article sera l'occasion d'étudier quelques liens entre ces formes séculaires de pensée visuelle et nos systèmes numériques de traitement des données. Quels différences ou persistances il y a-t-il entre le mode de pensée tabulaire (dont le Dictionnairede Pierre Bayle serait en l'occurrence un cas d'espèce) et la logique de renvois dynamiques caractérisant les réseaux hypertextuels ? Que peut nous apprendre un ouvrage du XVIII e siècle sur notre situation contemporaine, où le lien hypertexte caractéristique du Web pourrait bien disparaître3 ? Pour traiter ces questions, nous étudierons tout d'abord la notion de tabularité chez Jack Goody. Après avoir tracé un rapide historique du lien 1 Jack Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage , Paris, Minuit, coll. Le sens commun, 1979. 2 « Perspectives critiques autour du Dictionnaire Historiquede Pierre Bayle », journée d'étude à l'ESAC Cambrai dirigée par Alexandre Laumonier, avec la participation de Milad Doueihi, Anthony Masure et Laurent Bourcellier. 3 Chris Anderson, Michael Wolff , « The Web Is Dead. Long Live the Internet », Wired , août 2010, [En ligne], http://www.wired.com/magazine/2010/08/ff_Webrip/all et Olivier Ertzscheid, « Dead or A Like : vous n'emporterez pas vos likes dans votre tombe », Affordance.info, mars 2015, [En ligne], http://affordance.typepad.com//mon_weblog/2015/03/vous-nemporterez-pas-vos-likes-dans-votre-tombe.html . 1
hypertexte, nous verrons en conclusion ce qu'il reste de la « raison graphique » de Goody dans ce que Bruno Bachimont nomme « raison computationnelle ». 1 – Jack Goody, la mise en ordre du monde par le tableau Dans son article de 1976 « Civilisation de l'écriture et classification ou l'art de jouer sur les tableaux 4 », Jack Goody nous donne tout d'abord une définition de la notion de tableau, à savoir : « Une disposition de nombres et de mots, de nombres ou de quelques éléments que ce soit, sous une forme déterminée et concise, de façon à présenter un ensemble quelconque de faits ou de relations d'une manière distincte et globale, pour la commodité de l'étude ou du calcul. Aujourd'hui, le mot s'applique principalement à une disposition en colonnes et lignes occupant une seule page, telle que tables de multiplications, tables de poids et mesure, barèmes d'assurance, horaires et indicateurs, etc. Jadis, signifiait parfois une simplement une disposition ordonnée d'articles divers, une liste5 .» À partir d'exemples de tableaux réalisés par des anthropologues comme Durkheim et Mauss [Fig. 1] , Jack Goody montre les limites d'une certaine pensée tabulaire. Les mythes oraux de tribus comme les dogons ou les zunis ne se laissent pas réduire en tableaux, quelque chose est perdu dans cette transformation : « La forme intégrée du mythe sur lequel est basé le tableau de correspondances est illusoire, puisque le mythe ne constitue pas un corpus défini et exhaustif de données que l'on puisse soumettre à une analyse aussi précise. Le mythe comme le tableau sont des mises en ordre délibérées et littéraires de la conception du monde de l'acteur, fonctions de l'‹ exigence d'ordre › de l'ethnographe, et non pas d'une quelconque exigence de l'auteur6 .» Fig. 1 : Tableau ethnographique des correspondances zuni. Source : Jack Goody, Ibid. 4 Jack Goody, « Civilisation de l'écriture et classification ou l'art de jouer sur les tableaux », dans : Actes de la recherche en sciences sociales , vol. 2, n1, février 1976, pp. 87-101, [En ligne], o http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1976_num_2_1_3384 5 Ibid ., p. 87. 6 Ibid ., p. 90. 2
L'opération graphique est une projection d'un ordre occidental simplificateur sur une réalité autrement plus complexe, celle du mythe. « Une telle simplification engendre un ordre superficiel » nous dit Goody, elle recouvre de son ordre une vivacité qui lui restera toujours étrangère. Cette stabilisation visuelle manque le caractère fondamentalement mobile et indécis des catégories de pensée des tribus étudiées, qui n'ont de sens que dans leur forme orale. La fin de l'article élargit cette idée de simplification et de standardisation. Goody voit ainsi dans le développement des caractères mobiles d'imprimerie un lien direct avec la Pierre de la Ramée (1515-1572) [Fig. 2] , et plus généralement avec un courant de pensée visant à éliminer (du moins à réduire) la « mémoire artificielle », au profit d'un savoir rationnel fixé par l'écriture7 . Fig. 2 : Diagramme de pensée de Pierre de la Ramée (1515-1572), cité par Walter J. Ong (1958). Source : Jack Goody, Ibid. Le processus de réduction binaire du tableau, selon Goody, « est essentiellement le résultat de l'application de techniques graphiques à du matériel oral » : 7 Ibid ., p. 101 : « L'hypothèse selon laquelle ce traitement schématique des catégories d'analyse et par là de la connaissance elle-même, est favorisée par le mode écrit de communication, reçoit une confirmation éclatante dans les développements ultérieurs liés à l'invention des caractères mobiles d'imprimerie au 15 siècle. Au e cours du siècle suivant, un courant de réforme pédagogique suggère des changements qui tendent, tout particulièrement à éliminer la ‹ mémoire artificielle › du cours des études pédagogiques. » 3
« Ce processus a souvent pour conséquence de figer une information conceptuelle en un système d'oppositions permanentes, ce qui peut sans doute simplifier la réalité pour l'observateur, mais au détriment d'une intelligence authentique du cadre de référence de l'acteur8.» C'est donc une vision plutôt négative de la pensée tabulaire que nous livre Jack Goody, accusée ici de revenir à une conception archaïque de l'écriture, celle des hiéroglyphes ou des écritures cunéiformes [Fig. 3] . Fig. 3 : Écriture cunéiforme (tabulaire) 2 – La pensée tabulaire de Pierre Bayle Ayant pris acte de la logique réductrice de certains types de tableaux, nous pouvons nous demander si cette accusation aurait du sens dans le contexte du Dictionnaire Historique et Critique du Pierre Bayle9 , dont la position de Bayle n'est évidemment ni celle des ethnographes étudiés par Goody, ni celle de Pierre de la Ramée. 8 Ibid. 9 Alexandre Laumonier (dir.), Dictionnaire Historique et Critique de Pierre Bayle, réédition partielle d’après l’édition de 1734, Paris, ESAC Cambrai / Belles-Lettres, 2015. 4
Fig. 4 : Organisation de la logique tabulaire de Pierre Bayle, schéma Alexandre Laumonier. Source : Alexandre Laumonier, ibid. , p. 13. 5
Fig. 5 : Photographie d'une double page de la réédition du Dictionnaire de Pierre Bayle. Source : Alexandre Laumonier. Comme l'indique Alexandre Laumonier dans sa préface au Dictionnaire Historique et Critique10 , Pierre Bayle reprend le dispositif des bibles glosées médiévales, avec leurs notes marginales et leurs différents niveaux d'information – du texte repris tel quel aux différentes sortes de commentaire. Les notes marginales et les notes de bas de page donnent plus d'importance aux commentaires qu'au texte principal. C'est cette réactualisation spectaculaire de la tradition des mises en page « tabulaires » qui fait la spécificité du projet scientifique et philosophique de Pierre Bayle. L'organisation du savoir inventée par Pierre Bayle [Fig. 4] échappe largement à une organisation schématique ou binaire et répond à la volonté de l'auteur de produire une objectivation argumentée des précédents dictionnaires, dont il entend corriger les précisions. Cette mise à plat des éléments ajoutés par Bayle est aussi éminemment subjective, l'auteur passant allègrement de la preuve historique à des conversations de salon fleurtant parfois avec le gossip (ragot). 10 Ibid. 6
La complexité du dispositif graphique de Bayle [Fig. 5] est bien un « amplificateur » (Goody) de la parole, mais plus encore : un transformateur. Si Jack Goody proposait une lecture des tableaux ethnographiques qui en dénonçait le caractère réducteur, n'est-on pas ici, au contraire, en face d'une organisation qui génère de la complexité ? La parole orale ne précède par l'écrit, car elle ne lui préexiste pas. C'est donc un système dynamique qui est inventé par le recours à la tabularité, dans une mobilité d'esprit qui n'est paradoxalement pas sans rapport avec le dynamisme de l'oralité. Risquons-nous ici à quelques extrapolations, au risque du contresens. Aura-t-il fallu que la rationalité tabulaire se double d'un projet philosophique pour qu'émerge une tabularité non schématique ? Ces jeux de renvois d'une page à l'autre qui créent un rythme de lecture discontinu ne sont-il pas apparentables à la « pensée associative 11 » que Jack Goody opposait à la « raison graphique 12 »? Autrement dit, il y a-t-il en germe chez Pierre Bayle une forme de glose qui tiendrait moins de la « réduction en art 13 » que d'une façon de laisser libre cours au caractère mobile de l'oralité, et ce dans le cadre des contraintes et des conditionnements propres aux supports imprimés ? Et n'est-ce pas précisément cette pluralité de voix/voies (oralité et direction) qui nous intéresse aujourd'hui, nous lecteurs de Pierre Bayle ? 3 – Un jeu de relations Par rapport à la définition du tableau que donnait Goody, à savoir une « disposition en colonnes et lignes occupant une seule page », nous pouvons remarquer que le projet de Pierre Bayle, s'en écarte par le fait que le texte court sur parfois plusieurs pages consécutives, et que de nombreux renvois (apparents ou non) s'opèrent les milliers de pages du Dictionnaire . Si l'on s'accorde à parler ici de mise en page tabulaire, il nous faut donc poser une nouvelle conception de la tabularité comprise comme la faculté d'accéder au texte vers et depuis un endroit identifiable. Cette possibilité du tableau de renvoyer sans cesse à une autre case créé donc des jeux de relations qui sont impossibles à effectuer dans l'oralité, et qui pourtant conservent quelque chose de la logique associative de la parole qui fait qu'une phrase embraye toujours sur un autre, sans que l'on sache exactement ce qui se dira dans la suivante. Pour que cette tabularité fonctionne visuellement, il faut qu'existe une hiérarchie de l'information permettant de rendre intelligible les différents niveaux d'informations, leurs relations et leur sens de lecture. Le terme de « relation » ouvre l'écriture sur une pensée de type associative, puisque chaque entrée du Dictionnaire de Bayle peut se lier à des textes de natures et d'époques résolument hétérogènes. Les multiples éditions du Dictionnaire(parfois posthumes) rendent d'ailleurs bien compte de ce processus jamais achevé, où la gnose/glose semble s'entraîner d'elle-même, pouvant toujours accueillir d'autres commentaires. C'est donc de renvois qu'il est question dans la tabularité telle que la conçoit Bayle, et en ce sens nous pourrions nous autoriser à parler de « pensée en réseau », voire 11 Jack Goody, « Civilisation de l'écriture et classification ou l'art de jouer sur les tableaux », op. cit. , p. 98 : « Joseph Needham [voyait la pensée chinoise] comme différant à la fois de la ‹ pensée primitive › d'une part et, d'autre part, de la pensée européenne causale et ‹ juridique › ou nomothétique. Cette pensée associative ou coordinatrice donnait l'image ‹ d'un univers extrêmement et précisément ordonné, dans lequel les choses s'imbriquaient si exactement qu'on ne pouvait rien glisser entre elles ›. » 12 Jean-Marie Privat, « La raison graphique à l'œuvre… », Aubervilliers, Les Actes de Lecture , n108, décembre o 2009, [En ligne], http://www.lecture.org/revues_livres/actes_lectures/AL/AL108/AL108_p045.pdf , p. 46 : « Pour Goody, la raison graphique est visible langage, c’est du langage que l’on voit. Ce qui fait de l’œil le primat de la communication écrite. C’est du langage matérialisé pour l’oeil, ce que l’oral n’est pas. » 13 Pascal Dubourg Glatigny, Hélène Vérin, Réduire en art. La technologie de la Renaissance aux Lumières , Paris, Maison des Sciences de l'Homme, 2000. 7
même d'hypertextualité, si l'on désigne par là les moyens matériels permettant d'activer les renvois du tableau 14 . Nous atteindrons pourtant bien vite les limites d'un tel rapprochement entre la préfiguration dans les livres des réseaux hypertextuels et ceux propres aux ordinateurs. Ce que permet le numérique, cela serait ainsi un nouveau régime de tabularité dont le Dictionnaire de Bayle ne serait qu'une version parcellaire Les renvois d'un livre imprimé nécessitent un espace physique pour tourner les pages. Ce que propose le numérique via le lien hypertexte, c'est une activation instantanée des renvois, du moins qui paraît comme tel15 . Tout semble disponible dans l'instant et sans limitations, puisque dès qu'une page est publiée sur le Web, elle est susceptible de devenir la destination d'un point d'ancrage situé dans n'importe quel document du réseau. 4 – Rapide histoire du lien hypertexte Afin d'étudier plus en détail ce qui sépare la tabularité des réseaux hypertextuels, il nous faut faire retour sur cette invention technique 16 . En 1945, Vannevar Bush, chef de la recherche scientifique américaine dans le contexte de l'après-guerre, invente sur le papier un système technique visionnaire : « Une étape s’avère indispensable au classement par association, dont le principe reposerait sur un système permettant à tout article d’en sélectionner immédiatement et automatiquement un autre. C’est ce processus reliant deux articles l’un à l’autre qui caractérise le memex17 .» Fig. 6 : Vues du memex. Source : Vannevar Bush, « As we may think », ibid. 14 Maxime Antremont, Comment penser sur écran ? , Villefontaine, mémoire de DSAA Design interactif, dir. Guillaume Bourioux et Jean-Baptiste Joatton, mars 2015. 15 Ibid. 16 Cette partie de l'article est une libre reprise du premier chapitre ma thèse Le Design des programmes, des façons de faire du numérique , dir. Pierre-Damien Huyghe, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, novembre 2014, [En ligne], http://www.softphd.com/these/vannevar-bush/intro . 17 Vannevar Bush, « As we may think », The Atlantic Monthly , vol. 176, n 1, juillet 1945, p. 101-108, trad. de o l’auteur, [En ligne], http://www.softphd.com/these/traduction/vannevar-bush-as-we-may-think . 8
Le memex [Fig. 6] propose, sous forme fictionnelle, une coexistence du catalogage et de l'association. C’est, dit Vannevar Bush, un « réseau de pistes » fonctionnant par associations, recoupements et regroupements. Quand l’esprit humain est sollicité par un objet, il peut immédiatement l'associer à d’autres : « C’est exactement comme si on avait rassemblé les documents réels pour faire un nouveau livre, en mieux car chaque article est relié à une multitude de pistes. […] Des formes entièrement nouvelles d’encyclopédies vont apparaître, prêtes à l’emploi avec un réseau de pistes fonctionnant par association, prêtes à être insérées et amplifiées dans le memex18.» La mémoire biologique est faillible, contrairement à la machine dont « la piste ne disparaît pas ». La volonté de rassembler l’ensemble des connaissances scientifiques ne devient pertinente que par l’entrelacement de sens qui vont surgir d’un objet à l’autre. Le memex organise des connaissances, les déroute, fait advenir des connexions complexes et imprévues. Ce qui est décisif chez Vannevar Bush, c’est qu’il envisage des modes de lecture et d’écriture qui ne sont plus ceux de l’époque du papier. Ce type de pensée ne se base pas sur l’expérience séquentielle de la page, au sens où cet espace délimité détermine ce qu’on peut y écrire. La « pensée associative » permise par les machines de Vannevar Bush est un mode de réflexion fondamentalement incomplet. Il est toujours possible de rajouter un élément à un autre, n’importe quel embranchement peut devenir la base d’un nouveau réseau de sens personnel ou partageable. Une vingtaine d'années après, Ted Nelson va préciser des modalités techniques s’approchant du memex de Vannevar Bush. Il reprend de Douglas Engelbart l'idée de créer une bibliothèque mondiale d’informations, mais sans la volonté de les hiérarchiser. Développant une réflexion sur ce que serait une informatique libératrice, le projet Xanadu pose les bases concrètes de l’hypertexte dont le terme apparaît pour la première fois en 1965 : « [Un hypertexte est] un ensemble d’écrits ou d’illustrations interconnectés d’une façon complexe qui ne permet pas de le représenter correctement sur du papier. Il peut contenir des sommaires ou des cartes de son contenu et leurs interrelations ; il peut contenir des annotations, additions et notes de bas de page des universitaires qui les ont examinés19 .» Le projet Xanadu de Ted Nelson précise cette idée : « Nous avons besoin d’une façon de stocker les informations non pas en tant que « fichiers » séparés mais en tant que littérature connectée. Il doit être possible de créer, d’accéder et de manipuler cette littérature finement structurée et ses informations connectées depuis n’importe où dans le monde de façon accessible, stable et sécurisée20 .» L’hypertexte du projet Xanadu est ici pensé comme ce qui s’oppose radicalement au papier. Il est essentiel de préciser que Web que nous connaissons aujourd’hui ne retiendra de Xanadu qu’un nombre restreint de propriétés, pour des raisons d’ordre économique plus que technique : l’hypertexte 18 Ibid. 19 Ted Nelson, « A File Structure for the Complex, The Changing and The Indeterminate », 20conférence de e l’ACM, 1965. 20 Ted Nelson, Projet Xanadu , [En ligne], http://xanadu.com.au/ted/XU/XuPageKeio.html . 9
de Ted Nelson [Fig. 7] dépasse de beaucoup sa forme actuelle réalisée dans le World Wide Web sous l’impulsion de Tim Berners-Lee (les liens peuvent être faits dans les deux sens, etc.). Fig. 7 : Ted Nelson, schéma du réseau Xanadu, 1965. Source : Ted Nelson, Computer Lib / Dream Machines , 1974, p. 54. L'Internet (réseau de données) tel que nous le connaissons aujourd'hui découle directement des travaux du DARPA échelonnés entre 1955 et 1975 qui ont permis la mise en place du protocole TCP-IP. Les premières prémisses du Web (pages reliées par des liens hypertextes) par Tim Berners-Lee datent quant à elles du tout début des années 80. La mise en place du Web procède d’abord d’une question pratique à résoudre : comment partager les capacités techniques des rares calculateurs de l’époque ? Le Web ne s’invente que lorsque les ingénieurs vont entrevoir l’idée que cette passerelle de calcul entre machines pourrait devenir un réseau de communication à échelle mondiale. Étant donné la grande diversité des machines, il était impossible de tout renouveler. Le cahier des charges consista alors à développer un protocole réseau neutre, indépendant des langages formels propres aux machines. Ce qui va assurer le succès du Web, c’est la mise au point d’un « langage » informatique simple et structuré, destiné à l’origine à publier et partager des documents scientifiques. Le HTML (« langage de balisage d’hypertexte ») réalise la mise en relation de différents documents, communément appelés « pages Web ». Le HTML s’invente ainsi autour de l’idée de rassembler des informations éparses et multilingues, en mettant en place un protocole commun de publication de documents scientifiques, suivant en cela certaines des intuitions de Vannevar Bush ou de Ted Nelson, mais une partie seulement. La vision de Tim Berners-Lee est profondément démocratique et pragmatique, mettant de côté les enjeux littéraires ou encyclopédiques qui pouvaient être ceux de Pierre Bayle. 10
La raison computationnelle 5– De même que le passage de l'oralité à l'écriture a engendré des représentations graphiques s’appuyant sur différents mode de spatialité, le numérique apporte de nouvelle formes de représentation des informations, se fondant quant à elles sur le calcul. Bruno Bachimont parle ainsi de l'émergence d'une « raison computationnelle21 ». Le fait de ne traiter que des séquences binaires qui deviennent des signes sur un écran constitue une spécificité propre aux supports numériques. Cette modalité d'inscription singulière provoque l'apparition de nouveaux modes de représentation, comme en leur temps les tableaux de la « raison graphique » décrite par Jack Goody. Bruno Bachimont cite par exemple les notions de « couche » ou de « réseau »22 . Les liens tissés entre plusieurs numériques sont rendus visibles par des couches d'informations, celles des « interfaces ». Les tableaux et les listes sont toujours présents, mais subissent des mutations de plus ou moins grande échelle. Si le langage formel HTML prévoyait initialement une hiérarchie de l'information avec plusieurs niveaux de titre et la présence de listes, les versions suivantes du HTML apportent la possibilité de faire des tableaux ( tables ) [Fig. 8] et des formulaires ( forms ). Fig. 8 : Syntaxe d'un tableau HTML Au delà de l'héritage visuel de la hiérarchie verticale des tableaux dans les réseaux hypertexte horizontaux, c'est à un autre niveau que se joue la persistance de la tabularité dans le numérique. Si l'on prend l'exemple de Google, le tableau mono ou multi-pages est remplacé par un champ de recherche qui opère des liens et créé des typologies à partir de lignes et de colonnes, celles des « bases de données » [Fig. 9] qui sont, à un niveau abstrait, de nature tabulaire. En ce sens, Google peut être vu comme une tentative de d'établir un index du Web23 , alors qu'on pourrait légitimement se demander si cette unicité d'accès est une bonne chose et ne remet pas en question la nature horizontale et arborescente du réseau. 21 Bruno Bachimont, « L'intelligence artificielle comme écriture dynamique : de la raison graphique à la raison computationnelle », dans : J. Petitot, P. Fabbri, Au nom du sens, Paris, Grasset, 2000, pp. 290-319. 22 Bruno Bachimont, Le Sens de la technique. Le numérique et le calcul , Paris, Encore Marine, coll. A présent, 2010. 23 Olivier Ertzscheid, « Anarchy in the UX : le web des 1% », Affordance.info , [En ligne], http://affordance.typepad.com//mon_weblog/2015/03/anarchy-in-the-ux-web-1-pourcent.html . 11
Fig. 9 : Base de données SQL vue dans le programme MySQL Le mouvement de concentration des services en ligne et des bases de données ne risque-t-il pas de rejouer le risque dénoncé en son temps par Jack Goody d'une schématisation réductrice appliquée à un ensemble d'éléments hétérogènes ? La soumission de la matière numérique à une vision instrumentale risque de nous faire passer à côté de ce que le numérique emporte de nouveau, à savoir les nouvelles formes de pensée induites par les spécificités du calcul. Comment faire pour que les réseaux hypertextuels fassent place à ce qui ne saurait se réduire à une organisation systémique ? Comment, dans le numérique, inventer des mobilités d'esprit apparentables à la tabularité dynamique du Dictionnairede Pierre Bayle ? Il importe ici de se pencher en détails sur l'histoire de l'hypertexte et de reconsidérer des inventions qui n'ont pas été celles auxquelles l'économie aura adhéré24 . À rebours de la rigidité logique d'un certain type de tabularité, nous pouvons ainsi revenir sur de Ted Nelson, qui, dans dans une vidéo de 2008 intitulée Structures en zigzag (le titre parle de lui-même), disait : « J’espère que, dans nos futurs archives et centres de stockages, nous n’autoriserons pas la visée régulatrice et classificatrice des techos à se superposer au grouillant et fantastique désordre de l’existence humaine25 .» Sortir en zigzag de la « domestication » d'une pensée résolument plurielle nous ouvre le programme d'une mise en forme de l'information qui ne se réduirait pas à de la mise en ordre. Peut-être que ce genre de question est au cœur de ce que Milad Doueihi appelle « humanisme numérique26 » en faisant référence à la fin de son livre à l'auteur de science-fiction Philip K. Dick. L'« homme variable27 » de K. Dick apporte de la variation dans le monde fermé du numérique, une dimension inconnue et imprévisible. Cette idée rejoint ce que disait Jack Goody, à savoir que « l'analyse est toujours l'examen de la variation, et non de l'uniformité28 ». Afin que la raison tabulaire ne recouvre pas définitivement la variabilité humaine, introduisons comme Pierre Bayle du désordre dans les systèmes logiques, et faisons en sorte que les strates cumulatives du langage (commentaires, gloses, etc.) se disséminent afin qu'elles ne puissent jamais être enfermées dans un index. Remerciements Frank Adebiaye, Milad Doueihi, Jean-Michel Géridan, Alexandre Laumonier, Anne-Lyse Renon. 24 En comptabilité, la variation de valeur dans les comptes se fait par le mouvement tabulaire du débit/crédit. 25 « Ted Nelson on Zigzag data structures », YouTube , 2008, [En ligne], https://youtu.be/WEj9vqVvHPc . 26 Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique , Paris, Seuil, coll. Librairie du XXet du XXI e siècles, 2011. e 27 Philip K. Dick, L'homme variable , nouvelle, 1975. 28 Jack Goody, « Civilisation de l'écriture et classification ou l'art de jouer sur les tableaux », op. cit. , p. 101. 12
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