Des Bleus à l'âme ou l'accident littéraire chez
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Hromadova, Céline. « Des Bleus à l’âme ou l’accident littéraire chez Françoise Sagan. » Crossways Journal, N°3.2 (2019) Des Bleus à l’âme ou l’accident littéraire chez Françoise Sagan Céline Hromadova Université de Paris 3 (membre associé) France L'œuvre romanesque de F. Sagan1 est assez homogène dans la peinture sociale et morale qu’elle propose malgré quelques ouvrages qui se distinguent – une trilogie guerrière (De Guerre lasse, Un Sang d’aquarelle et Les Faux- Fuyants), une œuvre dont les héros ne sont pas des bourgeois (Le Chien couchant) ou encore un texte écrit à la manière du XIXe siècle (Un Orage immobile). Mais Des Bleus à l’âme, publié en 1972, constitue un hapax car l’auteure y poursuit l’histoire d’Éléonore et de Sébastien, ses personnages de Château en Suède joué en 1960, et des réflexions sur la difficulté à écrire le roman en cours. Sur le modèle de Flaubert ou de Proust, la romancière est une habituée des cycles mais elle transgresse ici les genres dans ce que Jean- Marie Schaeffer appelle la « transmodalisation » (Schaeffer 94). Ce cas original de transgénéricité va à l’encontre des idées reçues qui courent sur la romancière dont les facilités d’écriture ont présidé au succès mondial de Bonjour tristesse, qu’elle qualifie d’« accident de la circulation parisienne » (TLM 35). La finesse de son analyse psychologique se retrouve cette fois-ci dans l’étude de la dépression associée à la panne d’inspiration. Celle que l’on qualifie de James Dean des Lettres file la métaphore automobile dans son roman-confession pour constater que la fêlure existentielle rejoint la fêlure littéraire. Plus habituée aux accidents de voiture qu'aux tracas littéraires, F. Sagan s'empare alors d'un stéréotype de la culture populaire, le coup de la panne, dans un récit pourtant particulièrement sophistiqué. Elle alterne en réalité deux récits, l’un de type romanesque, l’autre de type autobiographique, dont le statut est à interroger. Nous verrons d'abord que le coup de la panne se cristallise autour de l'impuissance d'écrire avant d'analyser les procédés littéraires de la résilience, reposant notamment sur la métalepse. L’analogie filée de la panne mécanique et de la panne d’inspiration Valérie Mirarchi rappelle les circonstances difficiles dans lesquelles Françoise Sagan écrivit Des Bleus à l’âme, au moment de la séparation définitive avec son second mari, et souligne la forme hybride de l’ouvrage : « C’est un roman- essai très original, […] mélange de réflexions, mixage de personnages romanesques et d’auto-analyse. » (Mirarchi 137) Si la poétique saganienne se renouvelle, c’est bien au cliché automobile2 qu’elle a recours afin d’appréhender la difficulté d’écrire. Douze ans après Château en Suède, le roman s’ouvre en effet sur l'installation des personnages principaux à Paris puis, après un saut de ligne, débute une digression dans laquelle la narratrice exprime sa méfiance
Hromadova, Céline. « Des Bleus à l’âme ou l’accident littéraire chez Françoise Sagan. » Crossways Journal, N°3.2 (2019) vis-à-vis de la « douce euphorie » (DBA 657) qui accompagne, chez tout auteur, l’écriture facile des premières pages : « Tiens, tiens, la mécanique s’est remise en marche! » – « Tiens, tiens, ça repart! » Phrases modestes de mécanicien, certes, mais parfois suivies de : « Tiens, tiens, je ne serai pas obligé de me tuer. » (Phrase plus lyrique, mais parfois vraie). (DBA 657) Le hiatus signifiant l'arrêt de l'écriture est clairement signifié par la mise en page typographique. S’apercevant qu’elle file une métaphore mécanique, la narratrice s’étonne ensuite de faire « toujours référence à des métiers concrets » (DBA 657), suivant en cela la tradition du savoir-faire classique qui va à l’encontre de sa nature profonde : à chaque journée d’écriture perdue, la narratrice ne peut s’empêcher de penser que c’est aussi une « journée de sauvée » (DBA 689). Ce combat intérieur est encore une fois figuré par une métaphore automobile : « [L]es tigres installés dans nos différents moteurs ont vite fait de se réveiller et de se déchirer entre eux. » (DBA 689) Une telle mise en scène de l’écriture sert d’abord d’essence au moteur créatif mais on retombe vite au point mort, et après avoir énuméré des excuses pour justifier son incapacité à écrire – une représentation dont elle doit s’occuper, un chien à garder –, la narratrice finit par mettre un terme à ces détours : « Fini ce chapitre-excuse, ce chapitre-alibi. » (DBA 666). Elle confesse alors une panne d’inspiration, tandis que l’imagination est la qualité que F. Sagan place au- dessus de toutes les autres. On peut attribuer différentes raisons à ce malaise : au début des années 1970, Sagan déplore la disparition d’amies tendres, comme Paola3, morte d’un cancer en quelques mois et Elke (Westhoff 134), sa traductrice allemande. L’écrivaine, qui avait déjà exploré les méandres de l’état dépressif dans Un peu de soleil dans l’eau froide, revient sur cette maladie dans Des Bleus à l’âme, roman qui remplit pleinement le programme donné par le titre4, à la différence que le blues touche l’auteure elle-même. La panne est donc panique aux deux sens du terme : elle crée une intense angoisse car elle porte sur sa personne tout entière. Son bulletin de santé dénégatif et régressif, avec la formulation « j’ai trente-cinq ans, de bonnes dents » (DBA 851), ne fait que confirmer par contraste sa grande souffrance intérieure. L'impuissance à écrire se traduit par des procédés de dévalorisation, comme les modalisations péjoratives dans ce jugement métalittéraire : « Cela ne ressemble guère à un début de roman. […] Là, évidemment, à me relire : six étages, un fauteuil branlant, des toits (logique, cela, au sixième), c’est peu. […] » (DBA 656) Sagan intègre ici les reproches que la critique littéraire lui adresse régulièrement sur son style économique proche de celui des hussards5. Pour évoquer sa leucosélophobie, mot savant désignant le syndrome de la page blanche, Sagan emploie une métaphore fiscale, elle qui a eu tant maille à partir avec l’administration française : elle parle en effet de l'« énorme TVA mentale, morale, psychologique, morbide, insupportable, qu’est le silence qui règne parfois entre quelqu’un qui aime écrire et la page de papier en face de lui. » (DBA 678) La narratrice met ainsi l’accent sur sa souffrance morale et non
Hromadova, Céline. « Des Bleus à l’âme ou l’accident littéraire chez Françoise Sagan. » Crossways Journal, N°3.2 (2019) sur la matérialité de l’écriture, comme le fait Nathalie Sarraute quelques années plus tôt dans Entre la vie et la mort : « Non décidément, ça ne va pas ». Il étend le bras, il le replie… « J’arrache la page ». Il serre le poing, puis son bras s’abaisse, sa main s’ouvre… « Je jette. Je prends une autre feuille […] ». Sa tête oscille de côté et d’autre. Ses lèvres font la moue… « Non et non encore une fois. J’arrache. Je froisse. Je jette. Ainsi trois, quatre, dix fois je recommence. » (Sarraute 7) Ces observations vont dans le sens de ce qu’écrit Roustang : « Tandis que le Nouveau Roman est préoccupé de techniques et de recherches formelles, (ce sont les termes de Nathalie Sarraute et Robbe-Grillet), Sagan parle de l’écriture en termes viscéraux et passionnels. » (Roustang 143) L’écriture objective de l’anti-roman tranche avec l’écriture saganienne subjective et pathétique, style qui ne correspond pas au cliché de romans qui seraient mondains et superficiels. Relayée à tort au rang des « frivoles » (Albérès 129) aux côtés des textes de Catherine Paysan et de René Fallet, l’œuvre saganienne est souvent réduite à l’image simpliste du roman sentimental. Lectrice attentive de Sagan, l’écrivaine belge Évelyne Wilwerth a bien perçu, sous un vernis de fête, les fêlures de la romancière : Elle a l’art d’évoquer les sentiments informes, les doux naufrages. Et surtout, elle cerne à merveille le milieu bourgeois, amolli par l’alcool et le luxe. Mais son œuvre ne se limite pas à cela. Car Françoise Sagan s’arrête parfois et fouille en elle-même, fouille le noyau de la vie. Par exemple, dans Les Bleus à l’âme. Ici, l’étiquette qu’on lui a apposée devrait être sérieusement revue… On s’aperçoit alors que le véritable charme s’enracine toujours dans une sorte de gravité. (Wilwerth 219) Les personnages féminins chez Sagan donnent souvent une impression d’inauthenticité6 comme la séductrice Elsa (Bonjour tristesse), l’ambitieuse Béatrice (Dans un mois, dans un an) ou l’amorale Éléonore (Des Bleus à l’âme). Or le sentiment laissé dans ce dernier est inverse, mais peut-on se fier à cette « autopathographie » (Morello 68)? Il nous semble déceler derrière des phrases comme « Toujours pas de solution pour les Van Milhem. Pas moyen de trouver de l’argent gai, à Paris, en ce moment, même pour eux » (DBA 659) le procédé rhétorique du chleuasme, stratégie consistant à se déprécier soi- même pour recevoir des éloges. De fait, si le livre est au point mort, on avance quand même, et cette prétendue modestie, cette pudeur saganienne souvent qualifiée de classique n'est peut-être qu’une posture, qu'un nouveau procédé romanesque, comme le huis clos de la villa méditerranéenne pour Bonjour tristesse. En d’autres termes, on peut se demander si F. Sagan nous fait ici le coup de la panne.
Hromadova, Céline. « Des Bleus à l’âme ou l’accident littéraire chez Françoise Sagan. » Crossways Journal, N°3.2 (2019) Écrire sur le fait qu’on ne peut pas écrire Le coup de la panne nécessite une forme de stratégie. Or la manipulation est un topos saganien, et ce depuis son œuvre fondatrice, Bonjour tristesse. Cécile y incite son amant et l’ancienne maîtresse de son père à mentir afin de chasser Anne, sa future belle-mère trop envahissante. L’honnêteté n’est pas non plus de mise dans Château en Suède, pièce dans laquelle Sébastien fait du mensonge une éthique paradoxale, quand il dit à Ophélie : « Je vais t’apprendre un jeu où il faut tricher. Tu entends? ‘Il faut.’ Comme dans la vie, en somme. » (CES 216) Dans Des Bleus à l’âme qui prolonge directement la pièce, la ruse repose sur une prétérition puisque F. Sagan écrit sur le fait qu’elle ne parvient plus à écrire : Ce n’est pas de la littérature, ce n’est pas une vraie confession, c’est quelqu’un qui tape à la machine parce qu’elle a peur d’elle-même et de la machine et des matins et des soirs etc. Et des autres. Ce n’est pas beau, la peur, c’est même assez honteux et je ne la connaissais pas. Voilà tout. Mais ce « tout » est terrifiant. (DBA 651) F. Sagan fait coexister en un même ouvrage une trame narrative – l’histoire de ses héros suédois –, et une trame métanarrative sur la difficulté à écrire le roman. Cette méthode du déni ressemble à celle de Francis Scott Fitzgerald qui a écrit lui aussi à partir de ce qui le ronge et sur ce qui le ronge. Après le succès, les excentricités, les dépenses en voitures de luxe et les fêtes orgiaques, l’auteur de Gatsby le magnifique (1925), devenu alcoolique, est ruiné au début des années 30 ; sa femme Zelda est internée ; il ne parvient plus à écrire. Il tombe en dépression, et ce n’est que sur l’insistance du rédacteur en chef d’Esquire, dernière revue à encore vouloir des nouvelles de l’auteur américain, que ce dernier finit par céder : « Je vais écrire tout ce que je peux écrire sur le fait que je ne peux pas écrire. » (Fitzgerald 474) C’est tout le sujet de La Fêlure. C’est ce genre de rapprochement intertextuel qui permet de dire que si « Françoise Sagan a très souvent évoqué L’Âge de raison de Sartre ou L’Invitée de Simone de Beauvoir comme les romans qui ont eu le plus d’influence sur elle, ses meilleures pages rappelleraient plutôt Scott Fitzgerald. » (Lecarme, Vercier 307) Chez Sagan, la panne d'inspiration crée ainsi un effet de sérendipité 7 : au lieu de renoncer à son projet narratif qui n’avance pas, la romancière trouve la solution de superposer deux projets dans une approche génétique et exégétique. Il ne s'agit pas comme chez André Gide – auteur que F. Sagan apprécie par ailleurs – de faire paraître séparément un roman, Les Faux- monnayeurs et son journal d'écriture, Le Journal des Faux-Monnayeurs – même si, dans une vertigineuse mise en abyme, le personnage d'Édouard lui- même tient « une sorte de journal » pour l'écriture de son roman qu'il compte intituler Les Faux-monnayeurs. L’intérêt réside bien dans la concomitance de la fiction et de son analyse critique, qui se distingue de l’analyse rétrospective des Bleus à l’âme qu’on peut trouver près de trente ans plus tard dans Derrière l’épaule, avec toute la distance ironique que cela suppose de la part de
Hromadova, Céline. « Des Bleus à l’âme ou l’accident littéraire chez Françoise Sagan. » Crossways Journal, N°3.2 (2019) l’auteure qui déclare : « [P]our me laisser si longuement la parole à moi-même, je devais être assez déprimée en le commençant (DE 108-109). La narratrice du roman multiplie ainsi les commentaires, occupant de façon hyperbolique ce que Gérard Genette a appelé dans Figures III « la fonction de régie » (Genette 261, 1972), comme dans ce passage : En tous cas, je signale à mes fidèles lecteurs que c’est la première fois en dix-huit ans de littérature que je leur offre un menu, un vrai menu. Des huîtres, du poisson, etc. Et les vins. Et même un prix approximatif. Je finirai par faire des romans touffus et interminables, je le sais. À moi la description d’une maison, l’extérieur, l’intérieur, la couleur des rideaux, le style des meubles (help!), le visage du grand-père, la robe de la jeune fille, l’odeur du grenier, l’ordre pour passer à table […]. C’est peut-être ça, le bonheur pour un écrivain. Finie la petite musique, vive les flonflons! (DBA 659-660) Même si elle manque ponctuellement d’imagination, F. Sagan ne veut pas s'abaisser à des descriptions réalistes, comme Paul Valéry excluait d'écrire cinquante ans plus tôt la phrase topique « La marquise sortit à cinq heures ». Dans le roman Dans un mois, dans un an déjà, son personnage Bernard refusait les incipits surfaits : Il recommença son roman. La première phrase était moraliste est est la chose la plus calomniée qui soit », etc. […] Bernard eût voulu commencer autrement. « Le petit village de Boissy s’offre aux yeux du voyageur comme une paisible bourgade que le soleil » etc. Mais il ne pouvait pas. Il voulait en venir aussitôt à l’essentiel. (DUM 137) L’écriture par rectifications mime le travailde brouillon fondé sur la réécriture, ainsi que le montre le préfixe de réitération « re-» dans la phrase « Il recommença son roman. » Toute la frustration de Bernard s’exprime encore à travers le parallélisme au début de l’extrait : Il n’en pouvait plus. Écrire l’humiliait. Ce qu’il écrivait l’humiliait. En relisant ses dernières pages, il était saisi d’un sentiment de gratuité insupportable. Il n’y avait là rien de ce qu’il voulait dire, rien de ce quelque chose d’essentiel qu’il croyait percevoir parfois. (DUM 137) Le polyptote marquant le passage de l’activité (« écrire ») au résultat (« ce qu’il écrivait ») inscrit son échec dans la durée à travers le verbe conjugué à l’imparfait. Dans le chapitre « Dérision et autodérision : les limites de la figure auctoriale » (Hromadova 176-192) de notre essai sur Sagan, nous avons pu noter que l’auteure privilégie des personnages d’écrivains ratés, dont l’impuissance artistique se double d’une impuissance sexuelle. C’est pourquoi Bernard trouve un substitut à son sentiment d’échec dans la voiture qui le mène en province, là où il doit travailler sur son manuscrit :
Hromadova, Céline. « Des Bleus à l’âme ou l’accident littéraire chez Françoise Sagan. » Crossways Journal, N°3.2 (2019) Et puis ce fut la route. Il retrouvait des gestes d’homme seul au volant de la voitureque son éditeur lui avait prêtée. La manière d’allumer une cigarette en conduisant d’une main, le jeu des phares sur la route et des codes, ces signaux de crainte et d’amitié que s’envoient les conducteurs de la nuit, et la grande envolée des arbres et de leur feuillage au-devant de lui. (DUM 152) Maîtrisant davantage le code de la route que le code amoureux, Bernard subit à Poitiers une double sanction, sentimentale avec Josée, et artistique en restant au stade de la page blanche. Au contraire, le frein de l’inspiration permet à Sagan d’établir un rapport de séduction avec le lecteur, comme dans le scénario du coup de la panne. Avec coquetterie, la romancière accepte de se dévoiler, sans que l’exhibition de son travail d’écriture soit préméditée. F. Sagan avait commencé par ouvrir une voie plus traditionnelle, celle de la fiction, mais elle finit par montrer la génétique de son œuvre en cours. Ainsi, le lecteur est emmené ailleurs que là où c’était initialement prévu, dérouté sans cesse par de nombreuses digressions, comme dans cet exemple pris au milieu du roman : « Après ce petit cours de littérature française, je vais revenir à mes Suédois, ou plus précisément, à ma Suédoise […]. » (DBA 703) Cet égarement est visiblement concerté, si l’on en croit la narratrice : « De temps en temps, je manque d’écrire : ‘Mais je m’égare’, vieille politesse pour le lecteur, mais stupide pour le lecteur, ici, puisque mon propos est de m’égarer. » (BDA 658) Cette dernière déclaration est largement exagérée puisque la suspension du récit ne s'accompagne jamais de la suspension du sens. Cette esthétique du composite n'est pas habituelle de la part d'une auteure qui adopte d’ordinaire des compositions ordonnées en chapitres avec des effets de symétrie, comme pour Bonjour tristesse. La romancière qualifie elle-même Des Bleus à l'âme de « bizarroïde » et explique que « c'est normal puisque c'est [son] propos de « tout mélanger », la vie d'Éléonore et « [la] sienne ». (DBA 695) Un ouvrage génériquement transgressif Le statut particulier des Bleus à l’âme interroge. Dans un article intitulé « Une grande autofiction? », Nathalie Morello compte ce roman parmi les sept textes qui relèveraient, selon elle, de l’autofiction, à savoir des ouvrages dans lesquels Sagan « se place comme sujet et objet de l’écriture ». (Morello 66) Cette définition de l’autofiction est loin d'être satisfaisante si on la compare à celle donnée par Serge Doubrovsky comme récit fondé sur le principe de l'identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage principal, mais qui se réclame de la fiction. Des Bleus à l'âme est-il constitué du récit de la vie de l'auteur? Oui, quand elle évoque de façon autobiographique ses choix, comme celui de ne plus se rendre aux galas et aux avant-premières, « tous les endroits où [elle est] invitée en tant que Sagan, ‘La Sagan’ comme ils disent en Italie » (DBA 674), ou quand elle expose ses opinions sur le conformisme édifiant de la IV e République, lui donnant envie de fuir en Inde – « (Mais je crains que les routes hippies ne soient assez carrossables pour la Maserati.) » (DBA 675), ajoute-t- elle malicieusement. Le ton est assumé : elle écrit qu'elle se tient devant sa
Hromadova, Céline. « Des Bleus à l’âme ou l’accident littéraire chez Françoise Sagan. » Crossways Journal, N°3.2 (2019) « machine à écrire muette comme une comptable épuisée. Avec toujours, en contrepoint, ce léger fou rire intérieur à son propre égard. Cette dérision ». (DBA 688) Dans la lignée de Toxique, nous sommes plus proches du journal intime que de l'autofiction. Pour Des Bleus à l'âme, Ève-Alice Roustang évoque à juste titre une « partie diariste [qui] décrit à la fois l’état psychologique de l’écrivain au moment de l’écriture (elle est plutôt déprimée), et ses interrogations sur le roman qu’elle est en train d’écrire ». (Roustang 41) Le mot « roman » qui figure sous le titre porte à notre sens sur la partie concernant ses Suédois, récit pendant lequel l’auteur feint d’être le narrateur de façon tout à fait traditionnelle. Selon Coleridge, un auteur fait « comme si » ce qu’il raconte existait et le lecteur feint d’adhérer à la fiction en suspendant volontairement son incrédulité, entrant de cette façon dans le jeu du narrateur. À l'évidence, ses personnages lui ressemblent beaucoup, mais il s'agit d'une simple projection littéraire et non d’autofiction. Très vite, on apprend qu'Éléonore partage avec F. Sagan un état dépressif conduisant à des pulsions suicidaires8 : sous le coup d'une « espèce de tristesse mortelle » (DBA 677), la belle songe à prendre « des comprimés blancs, faciles et qu’elle savait faciles ». (DBA 677) Éléonore est aussi un double intellectuel en plus d'être un avatar moral car elle partage la sensibilité littéraire de l'auteure, confiant sa peur des « aubes navrantes dont parl[e] Rimbaud9 ». (DBA 695) Cette fictionnalisation de soi ne saurait relever pour autant du biographique ; l'auteure défend d'ailleurs explicitement une conception contre sainte-beuvienne de l’écriture : [I]l n’y aura aucun élément autobiographique, aucun souvenir drolatique de Saint-Tropez 54, rien sur mon mode de vie, mes amis, etc. Pour deux raisons. La plus importante, à mes yeux, c’est que cela ne regarde que moi. Et que, deuxièmement, si je me lance dans les faits, mon imagination – qui est vraiment la folle du logis – me fera bifurquer, infléchir mon récit vers n’importe quoi qui me fasse rire, moi. (DBA 660) Ainsi, Sébastien et Éléonore ont la particularité de cumuler les trois types de personnages de fiction répertoriés par Thomas Pavel dans Univers de la fiction, à savoir les « autochtones », imaginés par l’auteur ; les « immigrants » provenant d’autres textes; et les « substituts », personnages réels dont certains traits ont été modifiés. Au final, le roman Des Bleus à l'âme donne une impression paradoxale d'omniprésence dans l'absence de l'auteure, ce que confirme l'emploi du procédé de la métalepse. Gérard Genette définit cette dernière comme une « transgression délibérée du seuil d’enchâssement » dont il décrit le processus relevant de la substitution : [L]orsqu’un auteur (ou son lecteur) s’introduit dans l’action fictive de son récit ou lorsqu’un personnage de cette fiction vient s’immiscer dans l’existence extradiégétique de l’auteur ou du lecteur, de telles intrusions
Hromadova, Céline. « Des Bleus à l’âme ou l’accident littéraire chez Françoise Sagan. » Crossways Journal, N°3.2 (2019) jettent pour le moins un trouble dans la distinction des niveaux. (Genette 58-59, 1983) John Pier et Jean-Marie Schaeffer emploient une métaphore automobile pour qualifier la métalepse : ils parlent d'une sorte de « court circuit » (Pier et Schaeffer 7) dans l’organisation du discours qui, chez F. Sagan, sera paradoxalement à la fois la marque de la panne littéraire et l'outil qui permettra sa réparation. En effet, l'incursion des personnages de fiction dans le monde réel souligne l’incapacité de l'auteure à s'occuper de ses personnages devenus de ce fait autonomes. C'est ainsi qu'elle se rend compte qu'elle a complètement occulté le personnage de Jean-Pierre Bouldot qui devait être dans son scénario mais qu’elle a « oublié […] en route » (DBA 710). Plus tôt dans le roman, elle s'interroge sur la survie de ses héros suédois : « Mais voyons : voilà deux mois que je ne me suis pas occupée de Sébastien ou d’Éléonore. Et maintenant se sont-ils nourris, de quoi ont-ils vécu, mes chers Van Milhem, en mon absence »? (DBA 664) L'idée est plus originale que l'évasion topique des personnages hors du manuscrit d'un écrivain comme chez Luigi Pirandello avec Six personnages en quête d’auteur (1978) ou dans Le Vol d’Icare de Queneau (1968). Peut-être F. Sagan s'inspire-t-elle des Faux-Monnayeurs d'André Gide dans le chapitre VII de la Partie II, lorsque l'auteur fait des commentaires sur ses personnages comme s'il ne les avait pas lui-même inventés. Il se dit déçu par certains d'entre eux, notamment Lady Griffith qu'il s'apprête d'ailleurs à abandonner. Par ailleurs, F. Sagan s'adresse souvent au lecteur dans ce que Dorrit Cohn appelle la métalepse extérieure qui se produit « entre l’univers du narrateur et celui de son histoire » (Cohn 2). Cela passe par divers commentaires, proches parfois de l'essai, comme dans cet extrait où l'auteure soutient « que l’avortement devrait être légal puisqu’il est, sinon, une simple contrariété pour les femmes aisées et une sinistre boucherie pour les autres. » (DBA 669) Plus singulière est l'incursion de la narratrice extradiégétique en tant que personnage agissant dans une histoire qu’elle n’était censée que raconter10. Le glissement entre le plan narratif et métanarratif s'opère grâce au jeu des temps qui signale le « court circuit » dont nous parlions précédemment. Alors que la narratrice s'exprime habituellement au présent, temps « commentatif » selon H. Weinrich, elle s’introduit cette fois dans son récit aux temps du passé : Le soleil rouge de février se couchait derrière les arbres noirs. À la fenêtre de sa maison de Normandie, la malheureuse écrivassière regardait se terminer le jour. Depuis quarante-huit heures, elle ne parvenait plus à écrire le moindre mot. Elle aurait dû en être triste.
Hromadova, Céline. « Des Bleus à l’âme ou l’accident littéraire chez Françoise Sagan. » Crossways Journal, N°3.2 (2019) Essayer d’écrire sans y parvenir, c’était comme faire l’amour sans plaisir, boire sans s’enivrer, voyager sans arriver. (DBA 687) La métalepse peut être considérée comme une « figure de l’imagination créatrice » (Genette 58-59, 1983), mais il s'agit ici moins de mobiliser l'imagination du lecteur que celle de l'auteure : « Je ne suis pas un foudre de travail et la bonne conscience n’est pas mon fort. Mais maintenant, grâce à la littérature, je vais aller m’amuser avec mes amis Van Milhem. » (DBA 670) La violation des niveaux narratifs sert à contrer ce qu'elle nomme le « viol » (DBA 695) de la mort puisque l'absence d’inspiration est bien une mort à ses yeux. La narratrice confesse ne s’en être tirée « que grâce à cette bizarre manie d’aligner des mots les uns après les autres, des mots qui recommenç[ent] tout à coup à jaillir en fleurs à [s]es yeux et en échos dans [s]a tête ». (DBA 702) Six mois après que la narratrice a commencé son roman, elle regarde « avec stupeur une longue égratignure près du cœur se refermer à toute vitesse, […] [qu’elle] toucher[a] sans doute d’un doigt incrédule plus tard – celui de la mémoire – comme pour [s]e convaincre de [s]a propre vulnérabilité ». (DBA 665-666) En racontant l’histoire de Robert Bessy, croisée avec celle de Sébastien et d’Éléonore, la narratrice parvient à lutter contre le syndrome de la page blanche qui la paralysait. C’est au prix de sacrifices, d’une réclusion en province pour rédiger son manuscrit qu’elle est arrivée à surmonter les obstacles propres à l’écriture. Dans une démarche sublimatoire, la romancière porte à travers ses personnages le deuil de son propre roman, leur disant en fin de récit « non, pas au revoir [mais] adieu ». (DBA 724). En conclusion, l'écriture fuyante, dérivante de ce roman repose sur le paradoxe d'une rupture narrative qui devient norme du récit, sans créer d'incohérence. On pourra s'étonner que cette œuvre soit autant « l'écriture d'une aventure que l’aventure d’une écriture » (Ricardou 111), alors que Françoise Sagan a toujours gardé ses distances avec les courants littéraires, y compris avec le Nouveau Roman. Dans Des Bleus à l'âme, le coup de la panne n'est pas le signe d’une crise du roman mais d'une crise personnelle, et le roman lui-même constitue un acte de résilience. Le lecteur assiste à la fois à une confession, à un acte de séduction et à une réflexion qui endosse une fonction maïeutique. Les dysfonctionnements textuels exhibés sont la marque d'une grande liberté car son roman ne ressemble pas aux précédents et ne ressemble finalement à aucun autre. « Ce livre a beaucoup de défauts mais une liberté et par moments une poésie qui appartiennent à un écrivain ou en tous cas à quelqu’un fait pour écrire3 » (DE 112-113), revendique-t-elle dans Derrière l'épaule. Elle écrit surtout pour le plaisir du lecteur qui se met à faire avec elle l’école buissonnière : chez Françoise Sagan la digression « n’est ni un signe, ni une preuve, ni une provocation, ni un défi, mais un élan de bonheur ». (AMMS 67)
Hromadova, Céline. « Des Bleus à l’âme ou l’accident littéraire chez Françoise Sagan. » Crossways Journal, N°3.2 (2019) Bibliographie Albérès, René-Marill. Le Roman d’aujourd’hui, 1960-1970. Paris: Albin Michel, 1970. Imprimé. Amossy, Ruth. Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne: Delachaux et Niestlé, 1999. Imprimé. Berest, Anne. Sagan 1954. Paris: Stock, 2014. Imprimé. Bokobza Kahan, Michèle. "Métalepse et image de soi de l’auteur dans le récit de fiction", Argumentation et Analyse du Discours no 3, 2009. Cohn, Dorrit. "Métalepse et mise en abyme", Vox Poetica, 2003. Cresciucci, Alain.Les Désenchantés. Blondin, LaurentParis: Imprimé.Paris: Fayard, 2011. Imprimé. Engel, Marian. "Scars on the soul." The New York Times Book Review April 14 1974: 6-7. Freud, Sigmund. Trois essais sur la théorie sexuelle (1905). Paris: Gallimard, 1989. Imprimé. Genette, Gérard. --- Figures III. Paris: Seuil, 1972. Imprimé. --- Nouveau discours du récit. Paris: Seuil, 1983. Imprimé. Gide, André. --- Les Faux-Monnayeurs. Paris: Gallimard, 1925. Imprimé. --- Le Journal des "Faux-Monnayeurs". Paris: Gallimard, 1927. Imprimé. Lecarme, Jacques et Vercier, Bruno (textes choisis et présentés par). "Françoise Sagan", La Littérature en France depuis 1968, Paris: Bordas, 1992, 306-308. Imprimé. Hromadova, Céline. Françoise Sagan à contre-courant. Paris: Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2017. Imprimé. Hubier, Sébastien. Le Roman des quêtes de l’écrivain (1890-1925). Dijon: Éditions Universitaires de Dijon, 2004. Imprimé. Lelièvre, Marie-Dominique. Sagan à toute allure. Paris: Denoël, 2008. Imprimé.
Hromadova, Céline. « Des Bleus à l’âme ou l’accident littéraire chez Françoise Sagan. » Crossways Journal, N°3.2 (2019) Meizoz, Jérôme. Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur. Genève: Éditions Slatkine, 2007. Imprimé. Meyer-Stabley, Bertrand. Françoise Sagan : le tourbillon d’une vie. Paris: Pygmalion, 2014. Imprimé. Mirarchi, Valérie. Françoise Sagan ou l’ivresse d’écrire, Dijon: Éditions Universitaires de Dijon, 2018. Imprimé. Morello, Nathalie. --- Françoise Sagan : une conscience de femme refoulée. Berne: Lang, 2002. Imprimé. --- " Une grande autofiction?". Le Magazine littéraire n° 574. 1er septembre 2014: 68-70. Pavel, Thomas. Univers de la fiction. Paris: Éditions du Seuil, 1986. Imprimé. Pier, John et Schaeffer, Jean-Marie. "La métalepse, aujourd’hui", Vox Poetica, 2003. Ricardou, Jean. Problèmes du Nouveau Roman. Paris: Seuil, 1967. Imprimé. Roustang, Ève-Alice. Françoise Sagan, la générosité du regard. Paris: Classiques Garnier, 2016. Imprimé. Sagan, Françoise. --- Réponses. Paris Laffont, 1974. Imprimé. --- Avec mon meilleur souvenir. Paris: Gallimard, 1984. Imprimé. --- Répliques. Paris: Quai Voltaire, 1992. Imprimé. --- Françoise Sagan. Œuvres. Paris: Robert Laffont, 1993. Imprimé. --- Derrière l’épaule. Paris: Plon, 1998. Imprimé. --- Tout le monde est infidèle. Paris: Le Cherche midi, 2009. Imprimé. Sarraute, Nathalie. Entre la vie et la mort. Paris: Gallimard, 1968. Imprimé. Schaeffer, Jean-Marie. Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?. Paris: Éditions du Seuil, 1989. Imprimé. Scott Fitzgerald, Francis. La Fêlure et autres nouvelles (1936). Paris: Gallimard, 2004. Imprimé.
Hromadova, Céline. « Des Bleus à l’âme ou l’accident littéraire chez Françoise Sagan. » Crossways Journal, N°3.2 (2019) Vircondelet, Alain. Françoise Sagan : un charmant petit monstre. Paris: Flammarion, 2002. Imprimé. Weinrich, Henri. Le Temps: le récit et le commentaire (1964). Paris: Éditions du Seuil, 1973. Imprimé. Westhoff, Denis. Sagan et fils. Paris: Stock, 2012. Imprimé. Wilwerth, Évelyne. Visages de la littérature féminine. Bruxelles: P. Mardage, 1987. Imprimé. 1 AMMS : Avec mon meilleur souvenir; CES : Château en Suède; DBA : Des Bleus à l’âme; DE : Derrière l’épaule; DUM : Dans un mois, dans un an; ETMS : … Et toute ma sympathie; RPL : Répliques; RPS : Réponses; TLM : Tout le monde est infidèle Notes 2 Son fils évoque, par exemple, « la légende de la conduite aux pieds nus », fausse selon lui, mais « charmante ». (Westhoff, 18). 3 Dans Françoise Sagan : le tourbillon d’une vie, Bertrand Meyer-Stabley identifie Paola comme une cousine de la famille Rothschild qui a eu une liaison avec F. Sagan au moment de son divorce avec Guy Schoeller. 4 La réussite de Sagan dans le choix de ses titres a souvent été soulignée, et elle-même explique y porter beaucoup d’attention : « Le titre d’un livre me paraît important. C’est un peu une manière de l’habiller. Je choisis toujours des titres qui me plaisent. » (RPS, 70). 5On peut penser à la liste des hussards établie par Alain Cresciucci : « Jean- Louis Curtis, Kléber Haedens, Stephen Hecquet, Félicien Marceau, Michel Mohrt, François Nourissier, Bernard Pingaud, voire des Hussardes comme Françoise Sagan et Geneviève Dormann. On imagina des Hussards de gauche: Roger Vaillant, Claude Roy, on rallia même l’inventeur de la formule, Bernard Frank. » (Cresciucci, 20-21). 6 Elles sont qualifiées de « narcissistes » par N. Morello (Morello 87, 2002).
Hromadova, Céline. « Des Bleus à l’âme ou l’accident littéraire chez Françoise Sagan. » Crossways Journal, N°3.2 (2019) 7 Son cas est inspirant car Anne Berest, à qui le fils de Françoise Sagan avait fait commande d'une exofiction, un roman qui retracerait la naissance de sa mère comme écrivain, finit par se raconter dans Sagan 1954 à travers des passages d'autofiction qui n’étaient pas prévus au départ. 8 Le personnage de Robert Bessy, l’amoureux éconduit de Sébastien, lui, franchit le pas à la fin du roman. 9 Il s’agit d’une référence à un vers célèbre de Rimbaud : « Mais, vrai, j’ai trop pleuré! Les Aubes sont navrantes », dans « Le Bateau ivre » (1871). Le poète est une grande référence pour Sagan : la lecture des Illuminations est pour elle la « démonstration finale de ce qu’[elle] soupçonnai[t] depuis [s]on premier livre non illustré, à savoir que la littérature était tout. » (AMMS, 146) 10 Michèle Bokobza Kahan recense un cas du XVIIe siècle où l'auteur se représente dans son activité d’écrivain en train d’écrire le livre que nous lisons. Il s’agit de Scarron dans Le Roman comique de 1651 : […] par une générosité inouïe en une maîtresse de tripot, [elle] permit au charretier de faire manger ses bêtes tout leur soûl. Il accepta l’offre qu’elle lui fit et, cependant que ses bêtes mangèrent, l’auteur se reposa quelque temps et se mit à songer à ce qu’il dirait dans le second chapitre (Kahan 13).
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